L’Heptaméron des nouvelles/Extraits de Brantôme

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II

EXTRAITS DE BRANTOME


MARGUERITE, ROYNE DE NAVARRE


l faut parler ung peu de Marguerite, Reyne de Navarre. Certainement elle ne fut point née fille du Roy de France, & par conséquent point Fille de France, ny n’en portoit aussi le nom, sinon de Vallois ou d’Orléans, car, comme le dit M. Du Tillet en ses Mémoires[1], le surnom de France n’apartient qu’aux Filles de France, &, si elles sont nées avant que leurs pères soient Roys, elles ne prennent ce surnom qu’après leur avènement à la couronne. Mais pourtant ceste Marguerite, comme disoyent de grandes personnes d’allors, elle estoit censée comme Fille de France, mesmes qu’elle ne leur faisoit tort de se mettre en leur rang pour ses grandes vertus. Voillà pour quoy nous la mettrons parmi elles.

Ce fut donq une Princesse d’un très grand esprit & fort habille, tant de son naturel que de son acquisitif[2], car elle s’adonna fort aux Lettres en son jeune aage & les continua tant qu’elle vescut, aimant & conversant, du temps de sa grandeur ordinairement à la Court, aveq les gens les plus sçavans du royaume de son frère. Aussi tous l’honoroient tellement qu’ils l’appeloyent leur Mecœnas, & la pluspart de leurs livres qui se composoient allors s’adressoit au Roy son frère, qui estoit bien sçavant, ou à elle.

Elle mesme composa fort & fit ung livre qu’elle intitula la Marguerite des Marguerites, qui est très beau, & le trouve-t’on encor imprimé. Elle composoit souvent des Commédies & des Moralitez, qu’on apelloit[3] en ce temps là, & des Pastoralles, qu’elle faisoit jouer & représenter par les Filles de sa Court.

Elle aymoit fort à composer des Chansons spirituelles, car elle avoit le cœur fort adonné à Dieu. Aussi portoit elle pour sa divise[4] la fleur de soucy, qui est la fleur ayant plus d’afinité aveq’ le soleil qu’aucune qui soit, tant en similitude de ses rayons ès feuilles de laditte fleur que à raison de la compaignie qu’elle luy fait ordinairement, se tournant de toutes partz là où il va, depuis oriant jusqu’en occidant, s’ouvrant aussi ou clouant, selon sa hauteur ou basseur. Aussi elle s’acommoda de ceste divise, aveq ces motz :

non inferiora secutus[5],
signe qu’elle dirigoyt & tendoit toutes ses actions, pensées, volontés & affections, à ce grand soleil d’en haut qui estoit Dieu, & pource la soubsçonnoit on de la relligion de Luther.

Mais, pour le respect & l’amour qu’elle portoit au Roy son frère, qui l’aymoit unicquement & l’appelloit tousjours sa mignonne, elle n’en fist jamais aucune profession ny semblant, &, si elle la croyoit, elle la tenoit dans son âme fort secrette, d’autant que le Roy la haïssoit fort, disant qu’elle & toute autre nouvelle secte tendoient plus à la destruction des royaumes, des monarchies, & dominations nouvelles, qu’à l’édification des âmes.

Le Grand Sultan Sollyman en disoit de mesmes, laquelle, combien qu’elle renversast force pointz de la Relligion Chrestienne & du Pape, il ne la pouvoit aymer, « d’autant », ce disoit il, « que les religieux d’icelle n’estoyent que brouillons siditieux & ne se tenoient jamais en repos qu’ilz ne remuassent tousjours. »

Voylà pour quoy le Roy François, sage Prince s’il en fut onq, en prévoyant les misères qui en sont venues en plusieurs partz de la Chrestianté, les hayssoit & fut ung peu rigoureux à faire brûler tous vifz les Hérétiques de son temps. Si ne layssa-t-il pourtant à favoriser les Princes Protestans d’Allemagne contre l’Empereur. Ainsin ces grands Roys se gouvernent comm’ il leur plaist.

J’ay ouy conter à personne de foy que M. le Connétable de Montmorency, en sa plus grande faveur, discourant de ce faict ung jour aveq le Roy, ne fist difficulté ny scrupule de luy dire que, s’il vouloit bien exterminer les Hérétiques de son royaume, qu’il falloit commencer à sa Court & à ses plus proches, luy nommant la Reyne sa sœur. À quoy le Roy respondit : « Ne parlons point de celle là ; elle m’ayme trop. Elle ne croyra jamais que ce que je croyray, & ne prendra jamais de relligion qui préjudicie à mon Estat. »

Donq’oncques puis elle n’ayma jamais M. le Connestable, l’ayant sçeu, & luy ayda bien à sa deffaveur & bannissement de la Court ; si bien que, le jour que Madame la Princesse de Navarre, sa fille, fut mariée aveq’ le Duc de Cléves à Chastelleraud[6], ainsin qu’il la falust mener à l’église, d’autant qu’elle estoit si chargée de pierreries & de robe d’or & d’argent, & pour ce par la foiblesse de son corps n’eust sçeu marcher, le Roy commanda à M. le Connestable de prendre sa petite niepce au col & la porter à l’église. Dont toute la Court s’en estonna fort, pour estre une charge peu convenable & honorable en telle cérémonie pour ung Connestable & qu’elle se pouvoit bien donner à ung autre, de quoy la Reyne de Navarre n’en fust nullement desplaisante & dit : « Voilà celluy qui me voulloit ruyner autour du Roy mon frère, qui maintenant sert à porter ma fille à l’église. »

Je tins ce conte de ceste personne que j’ay dict, & que M. le Connestable fut fort desplaisant de ceste charge ; il en heut ung grand despit, pour servir d’un tel spectacle à tous, & commança à dire : « C’est faist dézormais de ma faveur ; à Dieu lui dis », comme il arriva ; car amprés le festin & disner des nopces, il heust son congé & partist aussitost. Je le tiens de mon frère aussi, qui estoit lors Page à la Court, qui vist le mystère & qui s’en souvenoit très-bien, car il avoit la mémoyre très-heureuse. Possible auray-je esté importun d’avoir faict ceste digression, mais, pour m’estre venue en la souvenance, passer.

Pour parler encor’ du sçavoir de ceste Reyne, il estoit tel que les Embassadeurs qui parloyent à elle en estoient grandement ravis & en faisoyent de grands raports à ceux de leur nation à leur retour. Dont sur ce elle en soullageoit le Roy son frère, car ils l’aloyent trouver tousjours après avoir faict leur principalle ambassade & bien souvant, lorsqu’il avoit de grands affaires, les remettoit à elle. En attendant sa deffinition & totalle résolution, elle les sçavoit fort bien entretenir & contenter de beaux discours, comme elle y estoit fort opulante & fort habille à tirer les vers du nez d’eux ; dont le Roy disoit souvent qu’elle luy assistait très-bien & le deschargeoit de beaucoup. Aussy faisoient-elles à l’envy les deux seurs, comme je l’ay ouy dire, à qui serviroyt mieux leurs frères, l’une, la Reyne de Hongrie, l’Empereur, & l’autre le Roy François, mais l’une par les effets de la guerre & l’autre par l’industrie de son gentil esprit & par douceur.

Lorsque le Roy fut si fort mallade en Hespagne estant prisonnier, elle l’ala visiter, comme bonne sœur & amie, soubz le bon plaisir de l’Empereur, laquelle trouva son frère en si piteux estat que, si elle n’i fût venue, il estoit mort, d’autant qu’elle recognoissoit son naturel & sa complexion mieux que tous ses Médecins, & le traitta & le fit traiter selon qu’elle les congnoissoit, si bien qu’elle le rendist guéry. Aussi le Roy le disoit souvent que sans elle il estoit mort, dont il lui avoit ceste obligation qu’il recongnoistroit à jamais & l’en aymeroit jusqu’à sa mort.

Aussi elle lui rendoit la pareille & de telle amour que j’ay ouy dire qu’ayant sçeu son extrême malladie, elle dit ces mesmes paroles : « Quiconques viendra à ma porte m’annoncer la guérison du Roy mon frère, tel courrier fût-il las, arassé, fangeux & malpropre, je l’yray baiser & accoler comme le plus propre Prince & Gentilhomme de France, &, quand il auroit faute de lict : & n’en pourroit trouver pour se dellasser, je luy donnerois le mien & coucherois plustost sur la dure, pour telles bonnes nouvelles qu’il m’apporteroit. » Mais, en ayant sçeu la mort, elle en fist des lamentations si grandes, des regretz si cuisans, qu’oncques puis elle ne se peut remettre & ne fist jamais plus son proffit, à ce que j’ay ouy dire aux miens. Après en avoir sçeu la mort par les chemins, l’allant trouver pour le secourir & restaurer encor une autre foys, elle se retira en une Religion de fames en Angoumoys, qu’on appelle Tusson[7], où elle y fist une quarantaine qui dura quatre moys, la plus austère & triste qu’on eust sçeu voyr, jusque là que bien souvent elle faysoyt l’office de l’Abesse & en tenoyt le rang à suyvre le servyce, autant à la messe qu’aux vespres. J’ay veu cela, moy, estant petit garson, aveq ma grand’mère qui estoit sa Dame d’honneur.

Ceste fois qu’elle fut en Hespaigne, elle parla à l’Empereur si bravement, & si honnestement aussy, sur le mauvais traittement qu’il faisoit au Roy son frère, qu’il en fust tout estonné, luy remontrant son ingratitude & fellonnie dont il usoit, luy vassal, envers son Seigneur, à cause des Flandres. Puis luy reprocha la dureté de son cœur pour estre si peu piteux à l’endroist d’un si grand Roy & si bon ; & qu’usant de ceste façon, ce n’estoit pour gaigner ung cœur si noble & royal que celluy du Roy son frère, & si soverain ; &, quand bien il mourroit par son rigoreux traictement, la mort n’en demeurroit impunie, ayant des enfants qui quelque jour deviendroient grands, qui en feroient la vengeance signalée. Ces parolles, prononcées si bravement & de si grosse collère, donnarent à songer à l’Empereur, si bien qu’il s’amodéra & visita le Roy, & luy promist forces belles choses, qu’il ne tint pas pour ce coup pourtant.

Or, si ceste Reyne parla bien à l’Empereur, elle en dit encor pis à ceux de son Conseil où elle eust audience, là où elle triompha de bien dire & bien haranguer, & aveq’ une bonne grâce dont elle n’estoit point dépourveue, & fist si bien par son beau dire qu’elle s’en rendist plus agréable qu’odieuse ny fascheuse, d’autant qu’aveq cella elle estoit belle jeune veufve de M. d’Allençon & en la fleur de son aage ; tout cela est fort propre à esmouvoyr & plyer des personnes dures & cruelles. Enfin elle fist tant que ses raisons furent trouvées bonnes & pertinentes, & demeura en grand’ estime de l’Empereur, de son Conseil & de sa Court.

Si est-ce qu’il luy voulut donner une venue, d’autant que, ne songeant à l’expiration de son sauf-conduit & passeport, elle ne prenoit garde que son terme s’en approchoit. Elle sentist quelque vent que l’Empereur, aussitost le terme escheu, la vouloit arrester ; mais elle, toute courageuse, monte à cheval, faict des traictes en huict jours qu’il en falloit bien pour quinze, & s’esvertua si bien qu’elle arriva sur la frontière de France le soir bien tard du jour que le terme de son passeport expiroit. Et par ainsin fut trompée Sa Cæsarée Majesté, qui l’eust retenue sans doutte si elle eust voulleu enjamber sur ung autre jour de son sauf-conduict. Elle luy sçeut aussi bien mander & bien escripre après, & luy en fayre la guerre lorsqu’il passa en France. Je tiens ce conte de Madame la Sénéchalle, ma grand’mére, qui estoit pour lors aveq’elle sa Dame d’honneur.

Durand la prison du Roy son frère elle assista fort à Madame la Régente, sa mère, à régir le royaume, à contanter les Princes, les Grands & gaigner la Noblesse, car elle estoit fort accostable & qui gaignoit bien le cœur des personnes pour les belles partyes qu’elle avoit en elle.

Bref, c’estoit une Princesse digne d’un grand empire. Outre tout cela, elle estoit très bonne, douce, gratieuse, charitable, grand’ aumosnière & ne desdaignant personne. Aussi, lorsqu’elle fust morte, elle fut plainte & regretée de tout le monde. Les plus sçavans à l’envy firent d’elle une infinité d’épitaphes, qui grec, qui latin, qui françois, qui italien, si bien qu’il y en a ung livre encor en lumière, tout complet & qui est très beau[8].

Ceste Reyne souloit souvant dire aux uns & aux autres, qui discouroyent de la mort & de la béatitude éternelle par amprèz : « Tout cela est vray, mais nous demeurons si long temps morts soubz terre avant que venir là ! » De sorte que j’ay ouy dire à ma mère, qui estoit l’une de ses Dames, & ma grand’mére, sa Dame d’honneur, que, lorsqu’on luy annoncea, en son extrémité de malladie, qu’il falloit mourir, elle trouva ce mot fort amer[9] & reppéta aussitost ce que je viens dire & qu’elle n’estoit point encor tant susannée[10] qu’elle ne peût encor bien vivre quelques années, car elle n’avoyt que sinquante deux ou trois ans[11].

Elle nasquit sous le dixième degré d’Aquarius[12], que Saturne se séparoit de Vénus par quaterne aspect[13], le 10 d’apvril 1492, à dix heures du soyr, au Chasteau d’Angoulesme, & fut conçeue l’an 1491, dix heures avant midy & dix-sept minutes, le 11 de juillet ; les bons astrosites[14] pourvoyent là dessus en faire quelque composition. Elle mourut en Béarn, au chasteau d’Audaus[15], au moys de décembre, l’an 1549 ; on pourra là dessus computer son aage. Elle estoit plus vieille que le Roy son frère, qui nasquit à Cognat, le 12 de septembre, à neuf heures du soyr, l’an 1494, sous le vingt-unième degré de Gemini[16], & avoyt esté conçeu, l’an 1493, le 10 de décembre, dix heures du matin, fut Roy le 11 de janvier 1514 (1515 n. s. t.), & mourut en 1547.

Ceste Reyne prist sa maladye en regardant une comète, — qui paroissoit lors sur la mort du Pape Paulo[17], & elle mesme le cuydoyt ainsin, mais possible pour elle paroissoyt, — & soudain la bouche luy vint un peu de travers, ce que voyant, son Médecin, M. d’Escuranis, l’osta de là & la fist coucher, & la traitta, car c’estoit un caterre[18], & puis mourust dans huict jours.

Aprez s’estre résolue à la mort, elle mourust bonne chrestienne & catholicque, contre l’opinion de plusieurs ; mais, quand à moy, je puis affirmer, moy estant petit garçon en sa Court aveq ma grand’mère & mère, n’en avoir veu faire aucuns actes contraires, si bien que, s’estant retirée en ung monastère de femmes en Angoulmois, aprèz la mort du Roy son frère, qu’on appelle Tusson, où elle y fist sa quarantayne & séjour tout ung esté, & y bastit ung beau logis, souvant on l’a veue faire l’office de l’Abesse & chanter aveq les Religieuses en leurs messes & leurs vespres.

J’ay ouy conter d’elle qu’une de ses Filles de chambre qu’elle aymoit fort, estant prés de la mort, la voulut voir mourir &, tant qu’elle fut aux abois & au rommeau[19] de la mort, elle ne bougea d’auprès d’elle, la regardant si fixement au visage que jamais elle n’en osta le regard jusques aprèz sa mort. Aucunes de ses Dames plus privées luy demandaient à quoy elle amusoit tant sa veue sur ceste créature trespassante. Elle respondit qu’ayant ouy tant discourir à tant de sçavans Docteurs que l’âme & l’esprit sortoyent du corps aussitost ainsi qu’il trespassoit, elle vouloit veoir s’il en sentiroit (sortiroit ?) quelque vent ou bruit, ou le moindre résonnement du monde, au desloger & sortir, mais qu’elle n’y avoit rien aperceu, & disoit une raison qu’elle tenoit des mesmes Docteurs : que, leur ayant demandé pourquoy le cygne chantoit ainsin avant sa mort, ilz luy avoient respondu que c’estoit pour l’amour des[20] espritz qui travaillent à sortir par son long col. Pareillement, ce disoit-elle, vouloyt veoir sortir ou sentir résonner & ouyr ceste âme ou celluy esprit ce qu’il feroit à son desloger, mais rien moyngs. Et adjousta que si elle n’estoit bien ferme en la foy, qu’elle ne sçauroit que penser de ce deslogement & departement du corps & de l’âme, mais qu’elle vouloit croire ce que son Dieu & son Église commandoient, sans entrer plus avant en autre curiosité, comme de vray c’estoit l’une des dames aussi dévotieuses qu’on eust sçeu veoir, & qui avoit Dieu aussi souvant en la bouche & le craignoit autant.

Elle fist en ses gayettez un livre qui s’appelle les Nouvelles de la Reyne de Navarre, où l’on y veoit ung stille si doux & si fluant, & plain de si beaux discours & belles sentances, que j’ay ouy dire que la Reyne Mère & Madame de Savoye, estans jeunes, se voulurent mesler d’en escrire des Nouvelles à part, à l’immitation de la dicte Reyne de Navarre, sçaichant bien que elle en faisoit ; mais que, quand elles eurent veu les siennes, elles eurent si grand despit des leurs, qui n’aprochoyent nullement des autres, qu’elles les jettarent dans le feu & ne voulurent les mettre en lumière. Grand dommage pourtant, car, estant si spirituelles, il n’y pouvoyt avoir rien que très bon & très plaisant, venant de telles Grandes qui sçavoient de bons contes.

Elle composa toutes ses Nouvelles la pluspart du temps dans sa lityère, en allant par pays, car elle avoit de plus grandes occupations estant retirée. Je l’ay ouy ainsin conter à ma grand’mère, qui alloyt tousjours avec elle dans sa lityère comme sa Dame d’honneur, & luy tenoit l’escritoire dont elle escrivoit, & les mettoit par escrit aussi tost & habillement, ou plus, que si on luy eust ditté.

C’estoit aussi la personne du monde qui faisoit mieux les devises, en françoys & latin & autre langue, qui fust point, comme il y en ha un’infinité en nostre maison en des lictz & tapisseries, qu’elle a composées[21].

J’en ay assez parlé pour asture ; ailleurs j’en parleray encore. (Ed. Lalanne, tome VIII, 1875, P. 214-226.)

Dans son article de César Borgia, Brantôme raconte son entrée quasi-royale à Chinon en 1498, qui ressemble fort aux chapitres analogues du Roman de Jehan de Paris, &, après avoir parlé du petit nombre de mulets dont se contentoient les Rois de France, il ajoute :

« Je me souviens, moy estant petit garçon nourry en la Court de ceste grande Reyne de Navarre Marguerite, soubz ma grand’mére, sa Dame d’honneur & Séneschalle de Poictou[22], ne luy avoir jamais veu que trois mullets de coffre & six de ses deux litières, la première & la seconde ; bien avoit-elle trois ou quatre charriotz pour ses Filles. Aujourd’huy on ne se contente pas de si peu, ny hommes, ny femmes, &c.[23] »


J’ay eu d’autres fois un frère puisné qu’on appeloit le Capitaine Bourdeille, l’un des braves & vaillants Capitaines de son temps. Il faut que je die cela de luy, encore qu’il fust mon frère ; sans offenser la loüange que je luy donne, les combats qu’il a faits aux guerres & aux estaquades en font foy, car c’estoit le Gentilhomme de France qui avoit les armes mieux en la main. Aussi l’appeloit-on en Piedmont l’un des Rodomonts de là. Il fut tué à l’assaut de Hesdin, à la dernière reprise.

Il fut dédié par ses père & mère aux Lettres, & pour ce il fut envoyé à l’aage de dix-huit ans en Italie pour estudier & s’arresta à Ferrare pour ce que Madame Renée de France, Duchesse de Ferrare, aimoit fort ma mère & pour ce le retint là pour vaquer à ses études, car il y avoit Université. Or, d’autant qu’il n’y estoit nay ni propre, il n’y vaquoit guères, ains plutost s’amusa à faire la cour & l’amour, si bien qu’il s’amouracha fort d’une Damoiselle Françoise veufve, qui estoit à Madame de Ferrare, qu’on appeloit Mademoiselle de La Roche, & en tira de la joüissance, s’entr’aimant si fort l’un & l’autre que, mon frère ayant esté rappelé de son père, le voyant mal propre pour les Lettres, fallust qu’il s’en retournast.

Elle, qui l’aimoit & qui craignoit qu’il ne luy mesadvint parce qu’elle sentoit fort de Luther, qui voguoit pour lors, pria mon frère de l’emmener avec luy en France, & en la Cour de la Reyne de Navarre, Marguerite, à qui elle avoit esté & l’avoit donnée à Madame Renée lorsqu’elle fut mariée & s’en alla en Italie. Mon frère, qui estoit jeune & sans aucune considération, estant bien aise de cette bonne compagnie, la conduisit jusques à Paris, où estoit pour lors la Reyne, qui fut fort aise de la voir, car c’estoit la femme qui avoit le plus d’esprit & disoit des mieux, & estoit une veufve belle & accomplie en tout.

Mon frère, après avoir demeuré quelques jours avec ma grand-mère & ma mère, qui estoit lors en sa Cour, s’en retourna voir son père. Au bout de quelque temps, se dégoustant fort des Lettres & ne s’y voyant propre, les quitte tout à plat & s’en va aux guerres de Piedmont & de Parme, où il acquit beaucoup d’onneur, & les pratiqua l’espace de cinq à six mois sans venir à sa maison, au bout desquels il vint voir sa mère qui estoit lors à la Cour avec la Reyne de Navarre, qui se tenoit lors à Pau, à laquelle il fit révérence ainsi qu’elle tournoit de vespres.

Elle, qui estoit la meilleure Princesse du monde, luy fit une fort bonne chère &, le prenant par la main, le pourmena par l’église environ une heure ou deux, luy demandant force nouvelles des guerres de Piedmont & d’Italie & plusieurs autres particularitez, auxquelles mon frère respondit si bien qu’elle en fut satisfaite (car il disoit des mieux) tant de son esprit que de son corps, car il estoit très-beau gentilhomme & de l’aage de vingt-quatre ans. Enfin, après l’avoir entretenu assez de temps, & ainsi que la nature & la complexion de cette honorable Princesse estoit de ne dédaigner les belles conversations & entretiens des honnestes gens, de propos en propos, tousjours en se pourmenant, vint précisément arrester coy mon frère sur la tombe de Mademoiselle de La Roche, qui estoit morte il y avoit trois mois ; puis le prit par la main & luy dit :

« Mon cousin », — car ainsi l’appeloit-elle, d’autant qu’une Fille d’Albret avoit esté mariée en notre Maison de Bourdeille, mais pour cela je n’en mets pas plus grand pot au feu ny n’en augmente davantage mon ambition — « ne sentez-vous point rien mouvoir sous vous & sous vos pieds ? — Non, Madame », respondit-il. — « Mais songez-y bien, mon cousin », lui répliqua-elle. Mon frère lui respondit : « Madame, j’y ay bien songé, mais je ne sens rien mouvoir, car je marche sur une pierre bien ferme. — Or, je vous advise », dit lors la Reyne sans le tenir plus en suspens, « que vous estes sur la tombe & le corps de la pauvre Mademoiselle de La Roche, qui est ici dessous vous enterrée, que vous avez tant aimée, &, puis que les ames ont du sentiment après nostre mort, il ne faut pas douter que cette honneste créature, morte de frais, ne se soit esmue aussi-tost que vous avez esté sur elle. Et, si vous ne l’avez senty à cause de l’espaisseur de la tombe, ne faut douter qu’en soy ne soit plus esmue & ressentie &, d’autant que c’est un pieux office d’avoir souvenance des trespassés & mesme de ceux que l’on a aimez, je vous prie luy donner un Pater noster & un Ave Maria & un De profundis, & l’arrousez d’eau bénite, & vous acquerrez le nom de très-fidèle amant & d’un bon chrestien. Je vous lairray donc pour cela », & part & s’en va. Feu mon frère ne faillit à ce qu’elle avoit dit, & puis l’alla trouver, qui luy en fit un peu la guerre, car elle en estoit commune en tout bon propos & y avoit bonne grâce.

Voilà l’opinion de cette bonne Princesse, laquelle la tenoit plus par gentillesse & par forme de devis que par créance, à mon advis. (Edition Lalanne, IX, 338-41.)

M. de la Ferrière-Percy a apporté au récit de Brantôme un très curieux complément (p. 81), quand il a extrait ce passage du Registre de Frotté :

« À Estienne Boulogny, Vallet de chambre de la Royne, la somme de cens escus en considération de ce que, après qu’il aura conduit Mademoiselle de La Roche, Femme de chambre de la dicte Dame, à Ferrare, il doit aller au pays de Calabre veoir ses parens. »

Dans un mandement daté de Montargis du 8 février 1545 (p. 82) on voit qu’elle était revenue, car elle reçoit de la Reine huit aulnes de velours noir & huit aulnes de satin noir pour robes, un manteau fourré d’agneaux blancs & paré de chats d’Espagne, plus 30 livres pour avoir un mulet. M. de la Ferrière a, de plus & fort judicieusement, rapproché de ce que la Reine dit au frère de Brantôme ces deux strophes, écrites par elle dans son poème des Quatre Dames & des Quatre Gentilhommes (édit. de Tournes, p. 90), qui expriment la même idée :


Je vous supplye me faire ceste grâce
Que mon amy quelquefois par là passe ;
Las, il aura le cœur plus froid que glace,
Si d’adventure
Quelqu’un luy dist : « Voilà la sépulture
De celle là qui d’amour ferme & pure
Vous a aymé sur toute créature »,
S’il ne s’arreste.


J’ay ouy conter, & le tiens de bon lieu, que, — lorsque le Roy François Ier eut laissé Madame de Chasteau-Briand, sa maistresse fort favorite, pour prendre Madame d’Estampes estant fille appelée Helly, que Madame la Régente avoit prise avec elle pour l’une de ses Filles & la produisit au Roy François à son retour d’Espagne à Bordeaux, laquelle il prit pour sa maistresse & laissa la dicte Mademoiselle de Chasteau-Briand ainsi qu’un cloud chasse l’autre — Madame d’Estampes pria le Roy de retirer de la dite Madame de Chasteau-Briand tous les plus beaux joyaux qu’il luy avoit donnez, non pour le prix & la valeur, car pour lors les perles & pierreries n’avoient pas la vogue qu’elles ont eu depuis, mais pour l’amour des belles devises qui y estoient mises, engravées & empreintes, lesquelles la Reyne de Navarre, sa sœur, avoit faites & composées, car elle en estoit très bonne maistresse.

Le Roy François luy accorda sa prière & luy promit qu’il le feroit, ce qu’il fit, &, pour ce ayant envoyé un Gentilhomme vers elle pour les luy demander, elle fit de la malade sur le coup & remit le Gentil homme dans trois jours à venir, & qu’il auroit ce qu’il demandoit. Ce pendant de despit elle envoya quérir un Orfèvre & lui fit fondre tous ces joyaux, sans avoir respect ny acception des belles devises qui y estoient engravées, & après, le Gentil homme tourné, elle luy donna tous les joyaux convertis & contournez en lingots d’or : « Allez », dit-elle, portez cela au Roy & dites luy que, puisqu’il luy a pleu me révoquer ce qu’il m’avoit donné si libéralement, que je le luy rends & renvoyé en lingots d’or. Pour quant aux devises, je les ay si bien empreintes & colloquées en ma pensée & les y tiens si chères que je n’ay peu permettre que personne en disposast & jouist & en eust de plaisir que moy mesmes. »

Quand le Roy eut reçeu le tout, & lingots & propos, de ceste Dame, il ne dit autre chose sinon : « Retournez lui le tout. Ce que j’en faisois, ce n’estoit pour la valeur, car je luy eusse rendu deux fois plus, mais pour l’amour des devises &, puisqu’elle les a fait ainsy perdre, je ne veux point de l’or & le luy renvoyé. Elle a monstré en cela plus de courage & générosité que n’eusse pensé pouvoir provenir d’une femme[24]. »

  1. Jean du Tillet, Mémoires & Recherches touchant plusieurs choses mémorables pour l’intelligence de l’État & des affaires de France, folio 184.
  2. De ce qu’elle avait acquis.
  3. Ainsi qu’on les appelait.
  4. Devise.
  5. Cette devise de Marguerite est rapportée par Claude Paradin dans ses Devises héroïques, 1557, in-8o, p. 41. C’est là que Brantôme l’a prise, en copiant presque textuellement l’explication. Quant à la devise, c’est un hémistiche de Virgile (Æneidos, VI, 170). — Lal.
  6. Sur le mariage à Chatelleraud, Voy. Paradin, Histoire de notre temps, p. 424-5 ; l’Histoire de Chatelleraud, de l’abbé Lalanne, 1859, in-8o, I, p. 325-6, & surtout le livre récent de M. de Ruble.
  7. Tusson, dans la Charente, arrondissement de Ruffec. — Lal.
  8. Voir précédemment la préface, pages 5-8.
  9. Dans ses Dames (édit. Lalanne, IX, 451), Brantôme est revenu sur ce point, à propos de Louise de Savoie : « Quand on luy parloit de la mort, en haïsscit fort le discours, jusques aux Prescheurs qui en parloient en leurs sermons, « comme, » ce disoit-elle, « l’on ne sçeust pas assez qu’on devoit tous mourir un jour », & que tels Prescheurs, quand ils ne sçavoient dire autre chose en leurs sermons & qu’ils estoient au bout de leurs leçons, comme gens ignares, se mesloient sur ceste mort. La feue Reine de Navarre, sa fille, n’aymoit non plus ces chansons & prédications mortuaires que sa mère. »
  10. Chargée d’ans, ayant des années en sus.
  11. Elle était dans sa cinquante-huitième année. — Lal.
  12. Aquarius, le signe du Verseau.
  13. « On appelle aspect ». dit le Dictionnaire de Trévoux, « la situation qu’ont les étoiles & les planètes, les unes à l’égard des autres, en diverses parties du Zodiaque. » Il y avait quatre aspects. — Lal.
  14. Astrologues.
  15. Audaux, dans les Basses-Pyrénées, arrondissement d’Orthez, & non à Odos en Bigorre, comme on l’a dit. La phrase de Brantôme ne laisse aucun doute à cet égard. — Lal.
  16. Les Gémeaux.
  17. Paul III, mort à Rome le 10 novembre 1549.
  18. Catarrhe. Ici il s’agit d’apoplexie. — Lal.
  19. Approche. — Lal.
  20. À cause de.
  21. On lui connaît au moins trois devises. L’une, donnée par Claude Paradin dans ses Devises héroïques (1557, p. 41), est un souci se tournant vers le soleil avec la légende NON INFERIORA SECUTUS ; il la rapporte à l’affection au grand soleil de Justice qui est Dieu, & son explication doit être acceptée en la complétant, néanmoins — le propre des devises est de comporter souvent plusieurs sens — en y voyant aussi l’expression de son dévouement fraternel au Roi François, son autre soleil. Elle paraît, au reste, s’être plus fréquemment servie des deux devises : UNG POUR TOUT, qui se lit dans la première impression de ses Poësies, Alençon 1533, & PLUS VOUS QUE MOY. Celle-ci se trouve au bas de toutes les miniatures du manuscrit de la Coche, présenté à la Duchesse, & sur une des copies manuscrites de l’Heptaméron. On remarquera qu’elles aussi se peuvent comprendre de sa tendresse & de son admiration pour son frère.
  22. Louise de Daillon, femme d’André de Vivonne, Sénéchal de Poitou.
  23. Ed. Lalanne, Capitaines étrangers, II, 214.
  24. Édition Lalanne, Dames Galantes, IX, 512-3.