L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 10

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 27v-42r).

Amours d’Amadour & Florinde, ou ſont contenues maintes ruſes & diſsimulations, auec la treſlouable chaſteté de Florinde.


NOVVELLE DIXIESME.



En la comté d’Arande en Arragon, y auoit vne dame qui en ſa grande ieuneſſe demeura vefue du Comte d’Arande auec vn fils & vne fille, laquelle ſe nommoit Florinde. Ladite dame meit peine de nourrir ſes enfans en toutes vertuz & honeſtetez qu’il appartient à ſeigneurs & gentils-hommes : en ſorte que ſa maiſon eut le bruit d’eſtre l’vne des plus honorables qui fuſt en toutes les Eſpaignes. Elle alloit ſouuẽt à Tollette ou ſe tenoit le Roy d’Eſpaigne : & quãd elle venoit à Sarragoſſe (qui eſtoit pres de ſa maiſon) demeuroit longuemẽt auec la Royne, & en la court, ou elle eſtoit autant eſtimée que dame qui pourroit eſtre. Vne fois allant vers le Roy (ſelon ſa couſtume) lequel eſtoit en Sarragoſſe en ſon chaſteau de la Iafferie : ceſte dame paſſa par vn village, qui eſtoit au viceroy de Cathelongne, lequel ne bougeoit de deſſus les frontieres de Parpignan, à cauſe des grandes guerres, qui eſtoient entre le Roy de Frãce & luy : mais lors y auoit paix, en ſorte que le Viceroy auec tous les capitaines eſtoient venuz pour faire reuerence au Roy. Sçachãt le Viceroy que la Cõteſſe d’Arande paſſoit par ſa terre, alla au deuant d’elle, tant pour l’amitié ancienne qu’il luy portoit, que pour l’honorer, comme parente du Roy. Or auoit le Viceroy en ſa compaignie pluſieurs honneſtes gẽtils-hommes, qui par la frequentation des longues guerres auoient acquis tant d’honneur & bon bruit, que chacun qui les pouuoit veoir & hanter, ſe tenoit heureux. Mais entre les autres y en auoit vn nommé Amadour, lequel combien qu’il n’euſt que dixhuict ou dixneuf ans, auoit la grace tãt aſſeurée, & le ſens ſi bon, que lon l’euſt iugé entre mille digne de gouuerner vne republicque : il eſt vray que ce bon ſens lá eſtoit accompaigné d’vne ſi grande & naïfue beauté, qu’il n’y auoit œil qui ne ſe tint content de le regarder : & ceſte beauté tant exquiſe ſuyuoit la parolle de ſi pres, qu’on ne ſçauoit à qui donner l’honneur, à la grace, à la beauté, ou à la parolle. Mais ce qui le faiſoit plus eſtimer, eſtoit ſa hardieſſe treſgrande, dont le bruit n’eſtoit empeſché pour ſa ieuneſſe : car en tant de lieux auoit ia monſtré ce qu’il ſçauoit faire, que non ſeulement les Eſpaignes : mais la France & Italie eſtimoit grandement ſes vertuz, pource qu’en toutes les guerres ou il auoit eſté ne ſ’eſtoit point eſpargné. & quand ſon païs eſtoit en repos, il alloit chercher la guerre aux lieux eſtranges, ſe faiſant aimer & eſtimer des amis & ennemis. Ce gentilhomme pour l’amour de ſon capitaine, ſe trouua en ceſte terre ou eſtoit arriuée la Comteſſe d’Arande, & en regardant la beauté & bonne grace de ſa fille (qui pour lors n’auoit douze ans) penſa en luy meſmes que c’eſtoit bien la plus belle & honneſte perſonne que iamais il auoit veuë, & que ſ’il pouuoit auoir ſa bonne grace, il en ſeroit plus ſatisfaict que de tous les biens & plaiſirs qu’il ſçauroit auoir d’vne autre. Et apres auoir longuement regardé ſe delibera de l’aimer, quelque impoſsibilité que la raiſon meiſt au deuant, tant pour la maiſon dont elle eſtoit, que pour l’aage qui ne pouuoit encores entendre tels propos. Mais contre ceſte crainte il ſe fortiffioit d’vne bonne eſperance, ſe promettant en luy-meſmes, que le temps & la patience apporteroient heureuſe fin à ſes labeurs. Et des ce temps l’amour gentil, qui ſans autre occaſion que par la force de luy-meſmes eſtoit entré au cueur d’Amadour, luy promiſt donner faueur & tout moyen pour y paruenir. Et pour pourueoir à la plus grande difficulté qui eſtoit en la loingtaineté du païs ou il demouroit, & le peu d’occaſion qu’il auoit de reueoir Florinde, il penſa de ſe marier contre la deliberation qu’il auoit faicte auec les dames de Barſelonne & de Parpignan, parmy leſquelles il auoit tellement hanté ceſte frontiere, à cauſe des guerres, qu’il ſembloit mieulx Catelan que Caſtillan, combien qu’il fuſt natif d’aupres Tollete, d’vne maiſon riche & honorable, mais à cauſe qu’il eſtoit puiſné n’auoit pas grand bien de patrimoine. Si eſt ce qu’amour & fortune le voyant delaiſſé de ſes parents, delibererent d’y faire vn chef d’œuure, & luy donnerent (par le moyen de la vertu) ce que les loix du païs luy refuſoiẽt. Il eſtoit fort bien experimenté en l’eſtat de la guerre, & tant aimé de tous ſeigneurs & princes, qu’il refuſoit plus ſouuẽt leurs biens, qu’il n’auoit ſoucy de leur en demander. La Cõteſſe dont ie vous parle arriua ainſi à Sarragoſſe, & fut tresbien receuë du Roy, & de toute ſa court. Le gouuerneur de Cathalonne la venoit ſouuent viſiter, & n’auoit garde de faillir Amadour à l’acompaigner, pour auoir le plaiſir ſeulement de parler à Florinde. Et pour ſe donner à cognoiſtre en telle compaignie, ſ’adreſſa à la fille d’vn vieil cheualier voiſin de ſa maiſon, nommée Auenturade : laquelle auoit eſté nourrie d’enfance auec Florinde, tellement qu’elle ſçauoit tout ce qui eſtoit caché en ſon cueur. Amadour tant pour l’honneſteté qu’il trouua en elle, que pource qu’elle auoit bien trois mille ducats de rente en mariage, delibera de l’entretenir comme celuy qui la vouloit eſpouſer. A quoy volontiers elle preſta l’oreille : & pource qu’il eſtoit pauure, & le pere de la damoiſelle riche, penſa que iamais ne ſ’accorderoit au mariage, ſinon par le moyen de la Comteſſe d’Arande. Dont ſ’adreſſa à madame Florinde, & luy diſt : Madame, vous voyez ce gentilhomme Caſtillan, qui ſi ſouuent parle à moy, ie croy que ce qu’il pretend, n’eſt que de m’auoir en mariage : vous ſçauez quel pere i’ay, lequel iamais ne ſ’y conſentiroit, ſi par madame la Comteſſe & vous, il n’en eſtoit fort prié. Florinde qui aimoit la damoiſelle comme elle meſme, l’aſſeura de prendre ceſt affaire à cueur, cõme ſon bien propre. Et feit tant Auenturade qu’elle luy preſenta Amadour, lequel en luy baiſant la main cuida eſuanouyr d’aiſe : & la ou il eſtoit eſtimé le mieulx parlant qui fuſt en Eſpaigne, deuint muet deuãt Florinde, dont elle fut fort eſtonnée : car combien qu’elle n’euſt que douze ans, ſi auoit elle deſia bien entendu qu’il n’y auoit homme en Eſpaigne mieulx diſant ce qu’il vouloit, & de meilleure grace. Et voyant qu’il ne luy diſoit rien, commença à luy dire : La renommée que vous auez, ſeigneur Amadour, par toutes les Eſpaignes, eſt telle, qu’elle vous rend cogneu en ceſte cõpaignie, & donne deſir & occaſion à ceulx qui vous cognoiſſent, de ſ’employer à vous faire plaiſir : parquoy ſi en quelque endroit ie vous en puis faire, vous m’y pouuez employer. Amadour qui regardoit la beauté de la dame, fut ſi tranſy & rauy, qu’à peine luy peut il dire grand mercy. Et combien que Florinde ſ’eſtonnaſt de le veoir ſans reſponſe, ſi eſt-ce qu’elle l’attribua plustoſt à quelque ſottiſe qu’à la force d’amour, & paſſa oultre ſans parler d’auantage. Amadour congnoiſſant la vertu qui en ſi grande ieuneſſe commençoit à ſe monſtrer en Florinde, diſt à celle qu’il vouloit eſpouſer : ne vous eſmerueillez point ſi i’ay perdu la parolle deuant madame Florinde, car les vertuz & ſi ſage parler cachez ſoubs ceſte grande ieuneſſe, m’ont tellement eſtonné, que ie ne luy ay ſceu que dire. Mais ie vous prie Auenturade (comme celle qui ſçauez ſes ſecrets) me dire ſ’il eſt poſsible que de ceſte court elle n’ayt tous les cueurs des princes & des gentils-hommes, car ceulx qui la congnoiſſent & ne l’aiment point, ſont pierres ou beſtes. Auenturade qui deſia aimoit Amadour, plus que tous les hommes du monde, ne luy voulut rien celer, & luy diſt, que madame Florinde eſtoit aimée de tout le monde, mais qu’à cauſe de la couſtume du pays peu de gens parloient à elle : & n’en auoit encores veu aucun qui en feiſt grand ſemblant, ſinon deux ieunes princes d’Eſpaigne, qui deſiroient l’eſpouſer, dont l’vn eſtoit de la maiſon, & fils de l’enfant fortuné : & l’autre eſtoit le ieune Duc de Cadouce. Ie vous prie, diſt Amadour, dictes moy lequel vous penſez qu’elle aime le mieulx. Elle eſt ſi ſage, diſt Auenturade, que pour rien elle ne confeſſeroit auoir autre volonté, que celle de ſa mere : mais à ce que nous pouuons iuger, elle aime trop mieulx celuy de l’enfant fortuné, que le ieune Duc de Cadouce. Et ie vous eſtime homme de ſi bon iugement, que ſi voulez des auiourd’huy vous en pourrez iuger à la verité : car celuy de l’enfant fortuné eſt nourry en ceſte court, qui eſt l’vn des plus beaux & parfaicts ieunes princes, qui ſoit en la Chreſtienté. Et ſi le mariage ſe faiſoit par l’opinion d’entre nous filles, il ſeroit aſſeuré d’auoir madame Florinde, pour veoir enſemble la plus belle couple de la Chreſtienté. Et fault que vous entendiez que combien qu’ils ſoient tous deux bien ieunes, elle de douze ans, & luy de quinze, ſi a il deſia trois ans, que l’amour eſt conioincte & commencée : & ſi voulez ſur tous auoir la bonne grace d’elle, ie vous conſeille de vous faire amy & ſeruiteur de luy. Amadour fut fort aiſe de veoir que ſa dame aimoit quelque choſe, eſperant qu’à la longue il gaigneroit le lieu, non de mary, mais de ſeruiteur : car il ne craignoit rien en ſa vertu, ſinon qu’elle ne voulut rien aimer. Et apres ces mots ſ’en alla Amadour, hãter le fils de l’enfant fortuné, duquel il eut aiſement la bonne grace, car tous les paſſetemps que le ieune prince aimoit, Amadour les ſçauoit faire : & ſur tous eſtoit fort adroict à manier les cheuaulx, & à ſ’aider de toutes ſortes d’armes, & tous autres paſſetemps & ieux, qu’vn ieune hõme doibt ſçauoir. La guerre commença en Languedoc, & fallut qu’Amadour retournaſt auec le gouuerneur, ce qui ne fut ſans grands regrets : car il n’y auoit moyen par lequel il peuſt retourner en lieu ou il ſceuſt voir Florinde : & pour ceſte occaſion parla à vn ſien frere qui eſtoit maiordomo de la Royne d’Eſpaigne, & luy diſt le bon party qu’il auoit trouué en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, de la damoiſelle Auenturade, le priant qu’en ſon abſence il feiſt tout ſon poſsible que le mariage vint à execution, & qu’il y employaſt le credit du Roy & de la Royne, & de tous ſes amis. Le gentilhomme qui aimoit ſon frere, tant pour le lignage que pour ſes grandes vertuz, luy promiſt faire tout ſon pouuoir, ce qu’il feiſt : en ſorte que le pere vieil & auaricieux oublia ſon naturel, pour regarder les vertuz d’Amadour, leſquelles la Comteſſe d’Arãde, & ſur toutes la belle Florinde, luy peignoient deuant les yeulx, & pareillement le ieune Comte d’Arande, qui commença à croiſtre, & en croiſſant à aimer les gens vertueux. Et quand le mariage fut accordé entre les parẽs, ledict maiordomo enuoya querir ſon frere, tandis que les trefues durerẽt entre les deux Roys. Durant ce temps, le Roy d’Eſpaigne ſe retira à Madric, pour euiter le mauuais air, qui eſtoit en pluſieurs lieux : & par l’aduis de pluſieurs de ſon conſeil, à la requeſte auſsi de la Comteſſe d’Arande feit le mariage de l’heritiere Ducheſſe de Medmaceli auec le petit Comte d’Arande, tãt pour le bien & vnion de leur maiſon, que pour l’amour qu’il portoit à la Comteſſe d’Arande, & voulut faire ces nopces au chaſteau de Madric. A ces nopces ſe trouua Amadour, qui pourchaſſa ſi biẽ les ſiennes, qu’il eſpouſa celle dont il eſtoit plus aimé qu’il n’aimoit, ſinon que le mariage luy eſtoit couuerture & moyen de hanter le lieu ou ſon eſprit demouroit inceſſammẽt. Apres qu’il fut marié, print telle hardieſſe & priuauté en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, que lon ne ſe gardoit de luy non plus que d’vne femme. Et cõbien qu’alors n’euſt que vingtdeux ans, ſi eſtoit il ſi ſage, que la Comteſſe luy cõmuniquoit toutes ſes affaires, & cõmandoit à ſon fils & à ſa fille de l’entretenir, & croire ce qu’il leur cõſeilleroit. Ayant gaigné le poinct de ſi grãde eſtime ſe conduiſoit ſi ſagement & finement, que meſmes celle qu’il aimoit ne cognoiſſoit point ſon affection : mais pour l’amour de la femme dudict Amadour, qu’elle aimoit plus que nulle autre, elle eſtoit ſi priuée de luy, qu’elle ne luy diſsimuloit choſe qu’elle penſaſt : & gaigna ce poinct qu’elle luy declara toute l’amour qu’elle portoit au fils de l’enfant fortuné, & luy qui ne taſchoit qu’à la gaigner entieremẽt, luy en parloit inceſſammẽt, car il ne luy challoit de quelpropos il luy parlaſt, mais qu’il euſt moyen de l’entretenir longuement. Il ne demeura pas vn mois à la cõpaignie apres ſes nopces, qu’il ne fuſt contrainct de retourner à la guerre, ou il demeura plus de deux ans, ſans reuenir veoir ſa femme, laquelle ſe tenoit touſiours ou elle auoit eſté nourrie. Durant ce temps eſcriuoit ſouuent Amadour à ſa femme, mais le plus fort de ſa lettre eſtoit des recõmendations à Florinde, qui de ſon coſté ne failloit à les luy rendre, & mettoit ſouuẽt quelque bon mot de ſa main en la lettre qu’Auenturade eſcriuoit, qui eſtoit occaſion de rendre ſon mary treſſoigneux à luy reſcrire ſouuent : mais en tout cecy ne cognoiſſoit rien Florinde, ſinon qu’elle l’aimoit cõme s’il euſt eſté ſon frere : pluſieurs fois alla & vint Amadour, en ſorte qu’en cinq ans ne veid Florinde deux mois durant : & toutesfois l’amour en deſpit de l’eſlongnement, & de la longue abſence, ne laiſſoit pas de croiſtre. Or aduint qu’il feit vn voyage pour venir veoir ſa femme, & trouua la Cõteſſe biẽ loing de la court, car le Roy d’Eſpaigne s’en eſtoit allé à Vãdelonſie, & auoit mené auec luy le ieune Comte d’Arande, qui deſia cõmençoit à porter armes. La Comteſſe s’eſtoit retirée en vne maiſon de plaiſance qu’elle auoit ſur la frõtiere d’Arragon & Nauarre, & fut fort aiſe quãd elle veid venir Amadour, lequel pres de trois ans auoit eſté abſent. Il fut bien receu d’vn chacun, & commanda la Comteſſe qu’il fuſt traicté comme ſon propre fils. Tandis qu’il fut auec elle, elle luy communiqua toutes les affaires de ſa maiſon, & en remettoit la plus part à ſon opinion, & gaigna vn ſi grand credit en ceſte maiſon, qu’en tous lieux ou il vouloit, on luy ouuroit la porte, eſtimant ſa preud’homie ſi grande, qu’on ſe fioit en luy de toutes choſes, comme à vn ſainct ou vn Ange. Florinde pour l’amitié qu’elle portoit à ſa femme & à luy le cheriſſoit en tous lieux ou elle le voyoit, ſans rien cognoiſtre de ſon intẽtion : parquoy elle ne ſe gardoit d’aucune contenãce, pource que ſon cueur ne ſouffroit point de paſsion, ſinon qu’elle ſentoit vn grand contentement quand elle eſtoit aupres d’Amadour : mais autre choſe n’y penſoit. Amadour pour euiter le iugement de ceux, qui ont experimenté la difference du regard des amans au pris des autres, fut en grand peine. Car quand Florinde venoit parler à luy priuéement (comme celle qui ne pẽſoit nul mal) le feu caché en ſon cueur le bruſloit ſi fort, qu’il ne pouuoit empeſcher que la couleur n’en demeuraſt au viſage, & que les eſtincelles ne ſailliſſent par les yeux. Et à fin que par lõgue frequentation, nul ne ſ’en peuſt apperceuoir, ſe meit à entretenir vne fort belle dame nommée Pauline, femme qui en ſon temps fut eſtimée ſi belle que peu d’hõmes qui la voyoient eſchappoient de ſes liens. Ceſte Pauline ayant entendu comme Amadour auoit mené l’amour à Barſelonne & Perpignan, en ſorte qu’il eſtoit aimé des plus belles & honneſtes dames du païs, & ſur toutes d’vne Comteſſe de Pallamõs qu’on eſtimoit en beauté la premiere de toutes les Eſpaignes, & de pluſieurs autres luy diſt qu’elle auoit grãd pitié de luy, veu qu’apres tant de bonnes fortunes il auoit eſpouſé vne femme ſi laide que la ſienne. Amadour entendant bien par ces paroles qu’elle auoit enuie de remedier à ſa neceſsité, luy tint les meilleurs propos qu’il luy fut poſsible, penſant qu’en luy faiſant croire vne menſonge, il luy couuriroit vne verité. Mais elle fine & experimẽtée en amour, ne ſe contẽta point de parler : mais ſentant tresbien que ſon cueur n’eſtoit point ſatisfaict de ſon amour, ſe douta qu’il ne la vouluſt faire ſeruir de couuerture : & pour ceſte occaſion le regardant de ſi pres qu’elle auoit touſiours le regard à ſes yeux, qu’il ſçauoit ſi bien feindre qu’elle n’en pouuoit rien iuger, ſinon par obſcur ſoupçon, mais ce n’eſtoit ſans grande peine au gentil-hõme. Auquel Florinde (ignorãt toutes ſes malices) s’adreſſoit ſouuẽt deuant Pauline ſi priuément qu’il auoit vne merueilleuſe peine à contraindre ſon regard contre ſon cueur : & pour euiter qu’il n’en vint inconuenient, vn iour parlant à Florinde appuyez tous deux ſur vne feneſtre, luy tint tels propos : Madame, ie vous prie me vouloir cõſeiller lequel vault le mieux ou parler ou mourir. Florinde luy reſpõdit promptement : Ie conſeilleray touſiours à mes amis de parler & non de mourir, car il y a peu de parolles qui ne ſe puiſſent amender, mais la vie perduë ne ſe peut recouurer. Vous me promettez donques, diſt Amadour, que non ſeulemẽt vous ne ſerez marrie des propos que ie vous veux dire, mais ny eſtonnée iuſques à ce que vous en entendez la fin. Elle luy reſpondit, dictes ce qu’il vous plaira, car ſi vous m’eſtõnez nul autre ne m’aſſeurera, lors luy commença à dire : Ma dame, ie ne vous ay voulu encores dire la treſgrande affection que ie vous porte, pour deux raiſons : L’vne, parce que i’attendois par long ſeruice vous en donner l’experience. L’autre parce que ie doubtois que penſeriez vne grande outrecuidance en moy (qui ſuis vn ſimple gentil-homme) de m’adreſſer en lieu qui ne m’appartiẽt de regarder : & encores que ie fuſſe prince, comme vous, la loyauté de voſtre cueur ne permettroit qu’autre que celuy qui en a prins poſſeſsion (fils de l’enfant fortunė) vous tienne propos d’amitié. Mais, ma dame, tout ainſi que la neceſsité en vne forte guerre contrainct faire degaſt du propre bien, & ruiner le bled en herbe, à fin que l’ennemi n’en puiſſe faire ſon profit, ainſi prẽds-ie le hazard d’auancer le fruict qu’auec le temps i’eſperois cueillir, à fin que les ennemis de vous & moy, n’en puiſſent faire leur profit de voſtre dommage. Entendez, ma dame, que des l’heure de voſtre grande ieuneſſe ſuis tellement dedié à voſtre ſeruice, que ne ceſſe de chercher les moyens d’acquerir voſtre bonne grace, & pour ceſte occaſion m’eſtois marié à celle que penſois que vous aimiez le mieux. Et ſçachant l’amour que vous portez au fils de l’enfant fortuné, ay mis peine de le ſeruir & hanter, comme vous auez veu, & tout ce que i’ay pensé vous plaire, ie l’ay cherché de tout mon pouuoir. Vous voyez que i’ay acquis la grace de la Comteſſe voſtre mere, du Cõte voſtre frere, & de tous ceux que vous aimez, tellement que ie ſuis tenu en ceſte maiſon, non comme vn ſeruiteur mais comme enfant, & tout le trauail que i’ay pris, il y a cinq ans n’a eſté que pour viure toute ma vie auec vous. Et entendez que ne ſuis point de ceux qui pretendent par ce moyen auoir de vous ne bien ne plaiſir autre que vertueux. Ie ſçay que ie ne vous puis iamais eſpouſer, & quand ie le pourrois, ie ne voudrois contre l’amour que vous portez à celuy que ie deſire vous veoir pour mary. Auſsi de vous aimer d’vn amour vicieux, comme ceux qui eſperent de leur long ſeruice recompenſe au deshonneur des dames, ie ſuis ſi loing de ceſte affectiõ, que i’aimerois mieux vous veoir morte, que de vous ſçauoir moins digne d’eſtre aimée, & que la vertu fuſt amoindrie en vous, pour quelque plaiſir qui m’en ſceuſt aduenir. Ie ne pretends pour la fin & recõpenſe de mon ſeruice, qu’vne choſe, c’eſt que me vouliez eſtre maiſtreſſe ſi loyalle, que iamais vous ne m’eſlõgnez de voſtre bõne grace, que vous me conteniez au degré ou ie ſuis, vous fiant en moy plus qu’en nul autre, prenant ceſte ſeureté de moy, que ſi pour voſtre honneur ou choſe qui vous touchaſt, vous auiez beſoing de la vie d’vn gentil-homme, la mienne y ſera de tres-bon cueur employée, & en pouuez faire eſtat. Pareillement que toutes les choſes honneſtes & vertueuſes, que iamais ie feray, ſeront faictes ſeulement pour l’amour de vous. Et ſi i’ay faict pour dames, moindres que vous, choſe dont lon ait faict eſtime, ſoyez ſeure, que pour vne telle maiſtreſſe mes entrepriſes croiſtront, de ſorte que les choſes que ie trouuois difficiles, & impoſsibles, me ſeront faciles : mais ſi ne m’acceptez pour du tout voſtre, ie delibere de laiſſer les armes, & renoncer à la vertu qui ne m’aura ſecouru au beſoing. Parquoy, ma dame, ie vous ſupplie que ma iuſte requeſte me ſoit octroyée, puis que voſtre hõneur & cõſcience ne me la peuuent refuſer. La ieune dame oyant vn propos non accouſtumé, commence à changer couleur, & baiſſer les yeux comme femme eſtonnée : toutesfois elle qui eſtoit ſage luy diſt : Puis qu’ainſi eſt Amadour, que vous ne demandez de moy que ce qu’en auez, pourquoy eſt ce que vous me faictes vne ſi longue harangue ? I’ay ſi grand peur que ſoubs voz honneſtes propos il y ait quelque malice cachée, pour deceuoir l’ignorance ioincte auec ma ieuneſſe, que ie ſuis en grande perplexité de vous reſpondre. Car de refuſer l’honneſte amitié que vous m’offrez, ie ferois le contraire de ce que i’ay faict iuſques icy, qui me ſuis plus fiée en vous, qu’en tous les hommes du monde. Ma conſcience ne mon honneur ne contreuiennẽt point à voſtre demande, n’y à l’amour que ie porte au fils de l’enfant fortuné, car il eſt fondé ſur mariage, ou vous ne pretendez rien. Ie ne ſçache choſe qui me doiue empeſcher de vous faire reſponſe, ſelon voſtre dire, ſinon vne crainte que i’ay en mon cueur, fondée ſur le peu d’occaſion que vous auez de tenir tels propos. Car ſi vous auez ce que vous demandez, qui vous contrainct d’en parler ſi affectueuſement ? Amadour qui n’eſtoit ſans reſponſe, luy diſt : Ma dame, vous parlez treſprudemment, & me faictes tant d’honneur de la fiance que dictes auoir en moy, que ſi ie ne me contente d’vn tel bien, ie ſuis indigne de tous les autres. Mais entendez, ma dame, que celuy qui veult baſtir vn edifice perpetuel, doit regarder vn ſeur & ferme fondement : parquoy moy qui deſire perpetuellement demeurer en voſtre ſeruice, ie regarde, non ſeulement les moyens de me tenir pres de vous, mais auſsi d’empeſcher que lon ne puiſſe congnoiſtre la grande affection que ie vous porte. Car combien qu’elle ſoit tant honeſte qu’elle ſe puiſſe preſcher par tout, ſi eſt-ce que ceux qui ignorent le cueur des amãs, ſouuent iugent contre verité. Et de lá vient autant de mauuais bruit, que ſi les effects eſtoient meſchans. Ce qui m’a faict aduancer de le vous dire & declarer, c’eſt Pauline, laquelle a prins vn tel ſoupçon ſur moy, ſentant biẽ en ſon cueur, que ne la puis aimer, qu’elle ne faict en tous lieux qu’eſpier ma contenance : & quand venez parler à moy deuant elle, ainſi priuéement, i’ay ſi grand peur de faire quelque ſigne, ou elle fonde iugement que ie tombe en l’inconuenient dont ie me veux garder : en ſorte que i’ay penſé vous ſupplier que deuant elle, & celles que vous congnoiſſez ainſi malicieuſes, vous ne veniez parler à moy ainſi ſoudainement, car i’aimerois mieux eſtre mort, que creature viuãte en euſt la cognoiſſance. Et n’euſt eſté l’amour que i’ay à voſtre hõneur, ie n’auois point encores deliberé de vous tenir tels propos, car ie me tiens aſſez heureux & content de l’amour & fiance que me portez ou ie ne demande rien d’aduantage que la perſeuerance. Florinde tant cõtente qu’elle n’en pouuoit plus porter, commẽça ſentir en ſon cueur quelque choſe plus qu’elle n’auoit acouſtumé, & voyãt les honeſtes raiſons qu’il luy alleguoit, luy diſt que la vertu & honeſteté reſpondoient pour elle, & luy accordoiẽt ce qu’il demandoit. Dont ſi Amadour fut ioyeux, nul qui aime n’en peult douter : mais Florinde creut trop plus ſon conſeil qu’il ne vouloit. Car elle qui eſtoit craintifue, non ſeulement deuant Pauline, mais en tous autres lieux, commença à ne le chercher plus, comme auoit couſtume : & en ceſt eſlongnement trouua mauuaiſe la frequentation qu’Amadour auoit auec Pauline, laquelle elle trouua tant belle, qu’elle ne pouuoit croire qu’il ne l’aimaſt. Et pour paſſer ſa triſteſſe, entretenoit touſiours Auenturade, laquelle commença fort à eſtre ialouſe de ſon mary & de Pauline, & s’en complaignoit ſouuent à Florinde, qui la conſoloit le mieux qu’il eſtoit poſsible, cõme celle qui eſtoit frappée d’vne meſme peſte. Amadour s’apperceuant bien toſt de la contenãce de Florinde, & non ſeulement penſa qu’elle s’eſlongnoit de luy par ſon conſeil, mais qu’il y auoit quelque faſcheuſe opinion meſlée. Et vn iour en venant de veſpres d’vn monaſtere, il luy diſt : Ma dame, quelle contenance me faictes vous ? Telle que ie penſe que vous voulez, reſpõd Florinde. A l’heure ſoupçonnãt la verité, pour ſauoir s’il eſtoit vray, va dire : Ma dame, i’ay tant faict par mes iournées, que Pauline n’a plus d’opinion de vous. Elle luy reſpond, vous ne ſçauriez mieux faire pour vous & pour moy, car en faiſant plaiſir à vous meſmes, vous me faictes honneur. Amadour iugea par ceſte parolle qu’elle eſtimoit qu’il prenoit plaiſir à parler à Pauline, dont il fut ſi deſeſperé qu’il ne ſe peut tenir de luy dire en colere : Ma dame, c’eſt bien toſt commencé de tourmenter vn ſeruiteur & le lapider : car ie ne penſe point auoir porté peine qui m’ait eſté plus ennuyeuſe, que la contraincte de parler à celle que ie n’aime point. Et puis que ce que ie fais pour voſtre ſeruice eſt prins de vous en autre part, ie ne parleray iamais à elle, & en aduienne ce qu’il pourra aduenir. Et à fin de diſsimuler autant mon courroux que i’ay faict mon contẽtemẽt, ie m’en vois en quelque lieu cy aupres, attẽdant que voſtre fantaſie ſoit paſsée. Mais i’eſpere que i’auray quelques nouuelles de mon capitaine de retourner à la guerre, ou ie demeureray ſi lõg temps, que vous cognoiſtrez qu’autre choſe que vous ne me tient en ce lieu : & en ce diſant (ſans attendre reſponſe d’elle) s’en partit incontinent : & elle demeura tant ennuyée & triſte, qu’il n’eſtoit poſſible de plus. Et commença l’amour poulsé de ſon contraire, à monſtrer ſa treſgrande force : tellemẽt qu’elle cognoiſſant ſon tort, inceſſammẽt eſcriuoit à Amadour, le priant de vouloir retourner : ce qu’il feit apres quelques iours que ſa grande colere luy fut diminuée. Et ne ſçaurois bien entreprẽdre de vous cõpter par le menu les propos qu’ils eurent pour rompre ceſte ialouſie, mais il gaigna la battaille, tant quelle luy promiſt qu’elle ne croiroit iamais, non ſeulement qu’il aimaſt Pauline, mais qu’elle ſeroit toute aſſeurée, que ce luy ſeroit vn martire trop importable de parler à elle ou à autre, ſinon pour luy faire ſeruice. Apres que l’amour eut vaincu ce preſent ſoupçon, & que les deux amans commencerẽt à prendre plus de plaiſir que iamais à parler enſemble, les nouuelles vindrẽt que le Roy d’Eſpaigne enuoyoit toute ſon armée à Saulſe. Parquoy celuy qui auoit accouſtumé d’y eſtre le premier, n’auoit garde de faillir à pourchaſſer ſon hõneur : mais il eſt vray que c’eſtoit auec autre regret qu’il n’auoit accouſtumé, tant de perdre le plaiſir qu’il auoit, que de peur de trouuer mutation à ſon retour, pource qui voyoit Florinde pourchaſſée de grãds princes & ſeigneurs, & deſia paruenuë à l’aage de quinze ans, qu’il penſa que ſi en ſon abſence elle eſtoit mariée, n’auroit plus occaſion de la veoir, ſinon que la Comteſſe d’Arande luy donnaſt ſa femme pour compaigne. Et mena ſi bien ſon affaire enuers tous ſes amis, que la Comteſſe & Florinde luy promirẽt, qu’en quelque lieu qu’elle fuſt mariée, ſa femme Auenturade iroit. Et combien qu’il fuſt queſtion de marier Florinde en Portugal, ſi eſtoit il deliberé que ſa femme ne l’abandõneroit iamais : & ſur ceſte aſſeurance (non ſans regret indicible) s’en partit Amadour, & laiſſa ſa femme auec la Cõteſſe. Quand Florinde ſe trouua ſeule apres le departement de ſon ſeruiteur, elle ſe meit à faire toutes choſes ſi bonnes & vertueuſes, qu’elle eſperoit par cela attaindre le bruit des plus parfaictes dames, & d’eſtre reputée digne d’auoir vn tel ſeruiteur. Amadour eſtant arriué à Barſelonne, fut feſtoyé des dames, cõme il auoit accouſtumé : mais le trouuerẽt tant changé qu’ils n’euſſent iamais pensé que mariage euſt telle puiſſance ſur vn homme, comme il auoit ſur luy, car il ſembloit qu’il ſe faſchaſt, de veoir les choſes qu’autresfois auoit deſirées : & meſme la Comteſſe de Palamons (qu’il auoit tant aimée) ne ſceuſt trouuer moyen de le faire ſeulement aller iuſques à ſon logis. Amadour arreſta à Barſelonne le moins qu’il luy fut poſsible, comme celuy à qui l’heure tardoit d’eſtre au lieu ou l’honneur ſe peult acquerir. Et luy arriué à Saulce commença la guerre grande & cruelle entre les deux Roys, laquelle ne ſuis deliberée de racõpter, n’auſsi les beaux faicts que y feiſt Amadour : car au lieu de compte, faudroit faire vn bien grãd liure. Et ſçachez qu’il emportoit le bruit par deſſus tous ſes compaignons. Le Duc de Nagyeres arriua à Perpignan ayant charge de deux mil hommes, & pria Amadour d’eſtre ſon lieutenant, lequel auec ceſte bande feit tant bien ſon deuoir que lon n’oyoit en toutes les eſcarmouches crier autre que Nagyeres. Or aduint que le Roy de Thunis, qui de long temps faiſoit la guerre aux Eſpaignols, entẽdãt comme les Roys d’Eſpaigne & de France faiſoient guerre l’vn contre l’autre ſur les frontieres de Perpignan & Narbonne, penſa qu’en meilleure ſaiſon ne pouuoit faire deſplaiſir au Roy d’Eſpaigne, & enuoya vn grand nombre de fuſtes & autres vaiſſeaux pour piller & deſtruire ce qu’ils pourroient trouuer mal gardé ſur les frontieres d’Eſpaigne. Ceux de Barſelonne voyant paſſer deuant eux vne grande quantité de voilles, en aduertirent le Roy qui eſtoit à Saulce, lequel incontinent enuoya le Duc de Nagyeres à Palamons. Et quãd les nauires cogneurẽt que le lieu eſtoit ſi biẽ gardé, feignirẽt de paſſer outre, mais ſur l’heure de minuict nerent & meirent tant de gens à terre, que le Duc de Nagyeres ſurpris de ſes ennemis, fut emmené priſonnier. Amadour qui eſtoit fort vigilant entendit le bruit, & aſſembla incõtinent le plus grand nombre de ſes gēs qu’il peut, & ſe defendit ſi bien, que la force de ſes ennemis fut long tẽps ſans luy pouoir nuire. Mais à la fin ſçachãt que le Duc de Nagyeres eſtoit pris, & q̃ les Turcs eſtoiẽt deliberez de mettre le feu à Palamons, & le bruſler en la maiſon ou il tenoit fort contre eux, aima mieux ſe rendre que d’eſtre cauſe de la perdition des gens de biẽ, qui eftoiẽt en ſa cõpaignie, & auſsi que ſe mettant à rançon eſperoit encores veoir Florinde : alors ſe rẽdit à vn Turc nommé Derlin gouuerneur du Roy de Thunis, lequel le mena à ſon maiſtre, ou il fut tresbien receu & honoré, & encore mieux gardé, car ils penſoient bien l’ayant entre leurs mains, auoir l’Achilles de toutes les Eſpaignes : ainſi demeura Amadour pres de deux ans au ſeruice du Roy de Thunis. Les nouuelles vindrent en Eſpaigne de ceſte priſe, dont les parẽs du Duc de Nagyeres feirẽt vn grand dueil, mais ceux qui aimoient l’hõneur du païs eſtimerent plus grande la perte d’Amadour. Le bruit en vint en la maiſon de la Comteſſe d’Arande, ou pour lors eſtoit la pauure Auenturade griefuement malade. La Comteſſe qui ſe doutoit bien fort de l’affection qu’Amadour portoit à ſa fille (ce qu’elle ſouffroit & diſsimuloit pour les vertuz qu’elle congnoiſſoit en luy) appella ſa fille à part, & luy diſt les piteuſes nouuelles. Florinde, qui ſçauoit bien diſsimuler luy diſt, que c’eſtoit grãde perte pour toute leur maiſon, & que ſur tout elle auoit pitié de ſa pauure femme, veu meſmement la maladie ou elle eſtoit. Mais voyant ſa mere pleurer ſi fort, laiſſa aller quelques larmes pour luy tenir cõpaignie, à fin que par trop feindre, la feincte ne fuſt defcouuerte. Depuis ceſte heure la Cõteſſe luy en parloit ſouuãt, mais jamais ne ſceut tirer de ſa contenance choſe ou elle ſceuſt aſſeoir iugement. Ie laiſſeray à dite les voyages, prieres, oraiſons, & ieuſnes que faiſoit ordinairemẽt Florinde pour le ſalut d’Amadour. Lequel incontinent qu’il fut à Thunis ne faillit d’enuoyer de ſes nouuelles à ſes amis, & par homme ſeur aduertir madame Florinde qu’il eſtoit en bonne ſanté & eſpoir de la reueoir, qui fut à la pauure dame le ſeul moyen de ſouſtenir ſon ennuy. Et ne doutez pas, que le moyen d’eſcrire ne luy fuſt permis, dont elle ſ’en acquita ſi diligemment, qu’Amadour n’eut point faulte de la conſolation de ſes lettres & epiſtres. Or fut mandée la Cõteſſe d’Arande pour aller à Sarragoſſe ou le Roy eſtoit arriué : & lá ſe trouua le ieune Duc de Cardonne, qui feit ſi grande pourſuitte enuers le Roy & la Royne, qu’ils prierent la Comteſſe de faire le mariage de luy & de ſa fille. La Cõteſſe comme celle qui ne leur vouloit en rien deſobeir l’accorda, eſtimant que ſa fille fort ieune n’auoir volõté que la ſienne. Quãd tout l’accord fut faict, elle diſt à ſa fille comme elle luy auoit choiſi le parti qui luy ſembloit le plus neceſſaire. La fille voyant qu’en vne choſe faicte, ne falloit plus de conſeil, luy diſt, que Dieu fuſt loué de tout, & voyant ſa mere ſi eſtrãge enuers elle, aima mieux luy obeir que d’auoir pitié de ſoymeſmes. Et pour la reſiouïr de tãt de malheur, entẽdit que l’ẽfant fortuné eſtoit malade à la mort, mais iamais deuant ſa mere ne nul autre en feiſt vn ſeul ſemblãt, & ſe contraignit ſi bien que les larmes par force retirées en ſon cueur, feirent faillir le ſang par le nez, en telle abondance que la vie fut en danger de ſ’en aller quant & quant : & pour la reſtaurer eſpouſa celuy qu’elle euſt bien voulu changer à la mort. Apres ces nopces faictes, s’en alla Florinde auec ſon mary en la Duché de Cardonne, & mena auec elle Auenturade, à laquelle elle faiſoit priuéement ſes complainctes, tant de la rigueur que ſa mere luy auoit tenuë, que du regret d’auoir perdu le fils de l’ẽfant fortuné, mais du regret d’Amadour ne luy parloit que par maniere de la conſoler. Ceſte ieune dame doncques ſe delibera de mettre Dieu & l’honneur deuant ſes yeux, & de diſsimuler ſi bien ſes ennuyz, que iamais nul des ſiens ne s’apperceut que ſon mary luy deſpleuſt. Ainſi paſſa vn lõg tẽps Florinde, viuãt d’vne vie nõ moins belle que la mort : ce qu’elle ne faillit à mander à ſon bon ſeruiteur Amadour, lequel cognoiſſant ſon grãd & honeſte cueur, & l’amour qu’elle portoit à l’enfant fortuné, penſa qu’il eſtoit impoſsible qu’elle ſceuſt viure longuemẽt, & la regretra comme celle qu’il tenoit pis que morte. Et ceſte peine augmenta ce qu’il auoit, & eut voulu demeurer toute ſa vie eſclaue comme il eſtoit, & que Florinde euſt eu vn mary ſelon ſon deſir, oubliãt ſon mal pour celuy qu’il ſentoit que portoit s’amie. Et pource qu’il entendit par vn amy, qu’il auoit acquis en la court du Roy de Thunis, que le Roy eſtoit deliberé de luy faire preſenter le pal, ou qu’il euſt à renoncer ſa foy, pour enuie qu’il auoit s’il le pouuoit rendre bon Turc de le tenir auec luy, il feit tãt auec le maiſtre qui l’auoit pris qu’il le laiſſa aller ſur ſa foy, le mettãt à ſi grãde rançon, qu’il ne penſoit point qu’vn homme de ſi peu de biens la peuſt trouuer. Ainſi ſans en parler au Roy, le laiſſa ſon maiſtre aller ſur ſa foy. Luy venu à la court deuers le Roy d’Eſpaigne s’ẽ partit bien toſt pour aller chercher ſa rançon à tous ſes amis, & s’en alla droit à Barſelonne, ou le ieune Duc de Cardonne, ſa mere & Florinde eſtoient allez pour quelque affaire. Auenturade, ſi toſt qu’elle oït des nouuelles de lavenuë de ſon mary, le diſt à Florinde, laquelle ſ’en reſiouït comme pour l’amour d’elle. Mais craignant que la ioye qu’elle auoit de le veoir luy feiſt changer le viſage, & que ceux qui ne la cognoiſſoient en prinſent mauuaiſe opinion, ſe tint à vne feneſtre pour le veoir venir de loing, & ſi toſt quelle l’aduiſa, deſcendit vn eſcallier tant obſcur qu’on ne pouuoit congnoiftre ſi elle changeoit de couleur. Ainſi embraſſant Amadour le mena en ſa chambre, & de lá à ſa belle mere qui ne l’auoit iamais veu. Mais n’y demeura pas deux iours qu’il ſe feit autant aimer dans leur maiſon, qu’il eſtoit en celle de la Cõteſſe d’Arande. Ie vous laiſſeray les propos que Florinde & Amadour eurent enſemble, & les cõplainctes qu’il luy feit des maux qu’il auoit receuz en ſon abſence. Apres pluſieurs larmes iettées du regret qu’elle auoit, tant d’eſtre mariée cõtre ſon cueur, que d’auoir perdu celuy qu’elle aimoit tant, lequel iamais n’eſperoit de reueoir, ſe delibera de prendre ſa conſolation en l’amour & ſeureté qu’elle portoit à Amadour, ce que toutesfois elle ne luy oſoit declarer : mais luy qui s’en doubtoit bien, ne perdoit occaſion ne temps pour luy faire congnoiſtre le grand amour qu’il luy portoit. Sur le point qu’elle eſtoit preſque gaignee à le receuoir, non à ſeruiteur, mais à ſeur & parfaict amy, arriua vne merueilleuſe fortune. Car le Roy pour quelques affaires d’importance manda incontinent Amadour, dont ſa femme eut ſi grand regret, qu’en oyant ces nouuelles elle s’eſuanoït, & tomba d’vn degré ou elle eſtoit, dont elle ſe bleſſa ſi fort, qu’oncques puis n’en releua. Florinde qui par ceſte mort perdoit toute ſa conſolation, feit tel dueil que peult faire celle qui ſe ſent deſtituée de bons parens & amis, mais encores le print plus mal en gré Amadour : car d’vn coſté il perdoit l’vne des plus femmes de bien qui oncques fut : & de l’autre le moyen de jamais pouuoir reueoir Florinde, dont il tomba en telle maladie, qu’il cuida ſoudainemẽt mourir. La vieille Ducheſſe de Cardonne inceſſamment le viſitoit, & luy alleguoit des raiſons de philoſophie, pour luy faire porter patiemment ceſte mort, mais rien n’y ſeruoit : car ſi la mort d’vn coſté le tourmentoit, l’amour de l’autre coſté augmẽtoit ſon martire. Voyant Amadour que ſa femme eſtoit enterrée, & que ſon maiſtre le mandoit (parquoy il n’auoit nulle occaſion de demeurer) eut tel deſeſpoir en ſon cueur, qu’il cuida perdre l’entendemẽt. Florinde qui en le conſolant eſtoit en deſolation, fut toute vne apres diſnée à luy venir les plus honeſtes propos qu’il luy fut poſsible, pour luy cuider diminuer la grandeur de ſon dueil, l’aſſeurãt qu’elle trouueroit moyen de le pouuoir reueoir plus ſouuẽt qu’il ne cuidoit. Et pource qu’il deuoit partir le matin, & qu’il eſtoit ſi foible qu’il ne pouuoit bouger de deſſus ſon lict, la ſupplia de le venir veoir au ſoir apres que chacun y auroit eſté : ce qu’elle luy promiſt ; ignorãt que l’extremité d’amour ne congnoiſt nulle raiſon. Et luy qui ne veoit aucune eſperãce de iamais pouuoir reueoir celle que ſi longuement auoit ſeruie, & ne qui iamais n’auoit en autre traictemẽt que celuy qu’auez ouy, fut tãt combatu de l’amour lõguement diſsimulé, & du deſeſpoir qu’elle luy monſtroit (tous moyens de la hanter perduz) ſe delibera de iouer à quitte & à double, ou du tout la perdre, ou du tout la gaigner, & ſe payer en vne heure du bien qu’il penſoit auoir merité. Il feit bien encourtiner ſon lict, de ſorte que ceux qui venoient en la chambre ne l’euſſent ſceu veoir, & ſe plaignoit beaucoup plus que de couſtume, tant que tous ceux de la maiſon ne penſoient pas qu’il deuſt viure vingt & quatre heures. Apres que chacun l’eut viſité au ſoir Florinde (à la requeſte meſmes de ſon mary) y alla eſperant pour le conſoler luy declarer ſon aſſection, & que du tout elle le vouloit aimer autant que l’honneur le peuſt permettre. Et elle aſsiſe en vne chaiſe, qui eſtoit au cheuet du lict dudict Amadour lá commença ſon reconfort par plorer auecques luy. Amadour la voyant rẽplie de tels dueils & regrets, penſa qu’en ce grand tourment pourroit plus facilement venir à la fin de ſon intention, & ſe leua de deſſus ſon lict : dequoy faire Florinde penſant qu’il fuſt trop foible, le voulut engarder. Et ſe mettant à genoulx, luy diſt : Fault il que pour jamais ie vous perde de veuë ? Et en ce diſant ſe laiſſa tomber entre ſes bras, cõme vn homme à qui force default. La pauure Florinde l’embraſſa & le ſouſtint bien longuement, faiſant tout ce qu’il luy eſtoit poſſible pour le cõſoler : mais la medecine qu’elle luy bailloit pour amander ſa douleur, la luy rendoit beaucoup plus forte : car en faiſant le demy mort, & ſans parler, ſ’eſſaya à chercher ce que l’honneur des femmes defend. Quand Florinde ſ’apperceut de ſa mauuaife volonté, ne la pouuant croire, veu les honneſtes propos que touſiours luy auoit tenuz, luy demanda que c’eſtoit qu’il vouloit : mais Amadour craignant d’ouyr ſa reſponſe, qu’il ſçauoit bien ne pouuoir eſtre autre que chaſte & honneſte, ſans rien dire pourſuyuit auec toute la force qui luy fut poſsible, ce qu’il cherchoit. Dont Florinde bien eſtonnée ſoupçonna qu’il fuſt hors du ſens, pluſtoſt que de croire qu’il pretẽdiſt à ſon deſhonneur. Parquoy elle appella tout hault vn gentilhõme qu’elle ſçauoit bien eſtre en la chambre auec elle : dõt Amadour deſeſperé iuſques au bout, ſe reietta fur ſon lict ſi ſoudainement, que le gentilhomme penſoit qu’il fuſt treſpaſſé. Florinde qui ſ’eſtoit leuée de ſa chaiſe, diſt : allez & apportez viſtement quelque bon vinaigre, ce que le gẽtilhomme feiſt. A l’heure Florinde commẽça à dire : Amadour quelle follie vous eſt montée en l’entendement ? & qu’eſt-ce qu’auez penſé & voulu faire ? Amadour qui auoit perdu toute raiſon, par la force d’amour, luy diſt : Vn ſi long ſeruice que le mien, merite-il recompenſe de telle cruauté ? Et ou eſt l’honneur, diſt Florinde, que tãt de fois vous m’auez preſché ? Ha ma dame ! diſt Amadour, il me ſemble qu’il n’eſt poſsible de plus parfaitement aimer voſtre honneur que ie fais. Car quand vous auez eſté à marier, i’ay ſi bien ſceu vaincre mon cueur, que vous n’auez iamais ſceu congnoiftre ma volonté : maintenant que vous eſtes mariée, & que voſtre honneur peult eſtre couuert, quel tort vous tiens ie de demander ce qui eſt mien ? car par la force d’amour ie vous ay gaignée. Celuy qui premier a eu voſtre cueur, a ſi mal pourſuiuy le corps, qu’il a merité perdre le tout enſemble. Celuy qui poſſede voſtre corps, n’eſt digne d’auoir voſtre cueur, parquoy meſmes le corps n’eſt ſien ny ne luy appartient. Mais moy, ma dame, durãt cinq ou ſix ans, i’ay porté tant de peines & trauaux pour vous, que ne pouuez ignorer qu’à moy ſeul n’appartienne le corps & le cueur, pour lequel i’ay oublié le mien. Et ſi vous vous en cuidez deffendre par la conſcience, ne doubtez point que ceux qui ont eſprouué les forces d’amour ne reiettẽt le blaſme ſus vous, qui m’auez tellement rauy ma liberté, & esblouy mes ſens par voz diuines graces, que ne ſçachant deſormais que faire, ie ſuis contrainct de m’en aller, ſans eſpoir de iamais vous reueoir : Aſſeuré toutesfois que quelque part ou ie ſois, vous aurez touſiours part du cueur qui demeurera voſtre à iamais, ſoit ſur terre, ſoit ſur eau, ou entre les mains de mes plus cruels ennemis. Mais ſi i’auois auant mon partemẽt la ſeureté de vous, que mon grand amour merite, ie ſerois aſſez fort pour ſouſtenir en patience les ennuiz de ceſte longue abſence. Et ſ’il ne vous plaiſt m’ottroyer ma requeſte, vous oyrez bien toſt dire que voſtre rigueur m’aura donné vne malheureuſe & cruelle mort. Florinde non moins eſtonnée que marrie, d’ouyr tenir tels propos à celuy duquel elle n’eut iamais ſoupçon de choſe ſemblable, luy diſt en pleurant : Helas Amadour ! font-ce les vertueux propos que durant ma ieuneffe vous m’auez tenuz ? Eſt-ce cy l’honneur de la conſcience que vous m’auez maintes fois conſeillée pluſtoſt mourir que perdre ? Auez vous oublié les bons exemples que vous m’auez donnné des vertueuſes dames, qui ont reſiſté à la folle amour, & le deſpris que vous auez touſiours` faict des folles dames ? Ie ne puis croire, Amadour, que ſoyez ſi loing de vous meſmes, que Dieu, voſtre cõſcience, & mon honneur ſoiẽt du tout morts en vous. Mais ſi ainſi eſt que vous le dictes, ie louë la bõté diuine, qui a preuenu au malheur ou maintenant ie m’en allois precipiter, en me monſtrant par voſtre parolle le cueur que i’ay tant ignoré. Car ayant perdu le fils de l’enfant fortuné, non ſeulemẽt pour eſtre mariée ailleurs, mais pource que ie ſçay bien qu’il en aime vne autre : & me voyant mariée à celuy que ie ne puis aimer, quelque peine que i’y mette, ne auoir pour agreable, i’auois penſé & deliberé d’entieremẽt & de tout mon cueur & affection vous aimer, fondãt ceſte amitié ſur la vertu que i’ay tant congneuë en vous, & laquelle par voſtre moyen, ie penſe auoir attaincte. C’eſt d’aimer plus mon honneur & ma conſcience que ma propre vie. Sur ceſte pierre d’honneſteté, i’eſtois venuë icy, deliberée de prendre vn treſſeur fondement, mais Amadour, en vn moment m’auez monſtré, qu’en lieu d’vne pierre nette & pure, le fondement de ceſt edifice eſt aſsis ſur vn ſablon leger & mouuant, ou ſur la fange molle & infame. Et combien que i’euſſe deſia commẽcé grande partie du logis, ou i’eſperois faire perpetuelle demeure, ſoudain du tout l’auez ruiné. Parquoy vous fault quant & quant rompre l’eſperance que vous auez iamais euë en moy, & vous deliberer qu’en quelque lieu que ie ſois ne me chercher, ne par parolle, ne par contenance. Et n’eſperez que ie puiſſe ou vueille iamais changer mon opinion. Ie le vous dy auec tel regret, qu’il ne peult eſtre plus grand : mais ſi ie fuſſe venuë iuſques à auoir iuré parfaicte amitié auec vous, ie ſents bien mon cueur tel qu’il fuſt mort en telle rompure : combien que l’eſtonnement que i’ay d’eſtre deceuë eſt ſi grand, que ie ſuis ſeure qu’il rendra ma vie ou briefue ou douloureuſe. Et ſur ce mot, ie vous dy à Dieu, & c’eſt pour iamais. Ie n’entreprends point de vous dire la douleur que ſentoit Amadour, eſcoutant ces parolles : car non ſeulemẽt euſt eſté impoſsible de l’eſcrire, mais de la penſer, ſinon à ceulx qui ont experimenté la pareille. Et voyant que ſur ceſte cruelle concluſion elle ſ’en alloit, l’arreſta par le bras, ſçachant tresbien que ſ’il ne luy oſtoit la mauuaiſe opinion qu’il luy auoit donnée, qu’à iamais il l’a perdroit. Parquoy il luy diſt, auec le plus feinct viſage qu’il peut prendre : Madame, i’ay toute ma vie deſiré d’aimer vne femme de bien, & pource que i’en ay trouué ſi peu, i’ay bien voulu experimenter pour veoir ſi vous eſtiez par voſtre vertu, digne d’eſtre autant eſtimée que aimée. Ce que maintenant ie ſçay pour certain, dont ie loue Dieu, qui adreſſa mon cueur à aimer tant de perfection : vous ſuppliant me pardonner ceſte folle & audacieuſe entreprinſe, puis que vous voyez que la fin en tourne à voſtre honneur, & à mon grand contentement. Florinde qui commençoit à congnoiſtre la malice des hommes par luy, tout ainsi qu’elle auoit eſté difficile à croire le mal ou il eſtoit, auſsi fut elle encores plus à croire le bien ou il n’eſtoit pas, & luy diſt : Pleuſt à Dieu, que vous diſsiez verité : mais ie ne puis eſtre ſi ignorante que l’eſtat de mariage ou ie ſuis, ne me face bien cognoiſtre clairement que forte paſsion & aueuglement vous a faict faire ce que vous auez faict. Car ſi Dieu m’euſt laſché la main, ie ſuis bien ſeure que vous n’euſsiez pas retiré la bride. Ceux qui tentent pour chercher la vertu, ne ſçauroient prendre le chemin que vous auez faict. Mais c’eſt aſſez ſi i’ay creu legierement quelque bien en vous, il eſt temps que ie cognoiſſe maintenant la verité, laquelle me deliure de vous. En ce diſant ſe partit Florinde de la chambre, & tãt que la nuict dura ne feit que pleurer, ſentant ſi grande douleur en ceſte mutation, que ſon cueur auoit biẽ affaire à ſouſtenir les aſſaulx du regret qu’amour luy dõnoit. Car cõbien que ſelon raiſon elle deliberaſt de iamais plus l’aimer, ſi eſt-ce que le cueur, qui n’eſt point ſubiect à nous, ne ſi vouloit accorder : parquoy ne le pouuoit moins aimer qu’elle auoit accouſtumé, & ſçachãt qu’amour eſtoit cauſe de ceſte faulte, ſe delibera ſatisfaiſant à l’amour, de l’aimer de tout ſon cueur, & obeiſſant à l’honneur n’en faire iamais autre ſemblant. Le matin ſ’en partit Amadour, ainſi faſché que vous auez ouy : toutesfois ſon cueur qui eſtoit ſi grand, qu’il n’auoit au monde ſon pareil, ne le ſouffrit deſeſperer, mais luy bailla nouuelle intention de pouuoir encores reueoir Florinde, & auoir ſa bonne grace. Doncques en ſ’en allant deuers le Roy d’Eſpaigne (lequel eſtoit à Tollette) print ſon chemin par la Cõté d’Arande, ou vn ſoir bien tard il arriua, & trouua la Comteſſe fort malade d’vne triſteſſe, qu’elle auoit de l’abſence de ſa fille Florinde. Quand elle veid Amadour, elle le baiſa & embraſſa, comme ſi c’euſt eſté ſon propre enfant, tant pour l’amour qu’elle luy portoit, que pour celle qu’elle doutoit qu’il auoit à Florinde, de laquelle elle luy demanda bien ſoigneuſement des nouuelles : qui luy en diſt le mieux qu’il luy fut poſsible, mais nõ toute la verité, & luy confeſſa l’amitié de Florinde & de luy (ce que Florinde auoit touſiours celé) la priant luy vouloir aider à auoir ſouuent de ſes nouuelles, & de la retirer bien toſt auec elle, & le matin ſ’en partit. Et apres auoir faict ſes affaires auec la Royne, ſ’en alla à la guerre ſi triſte & changé de toutes conditions, que dames, capitaines, & tous ceux qui auoient accouſtumé de le hanter, ne le congnoiſſoient plus, & ne s’habilloit plus que de noir, encore d’vne frize beaucoup plus groſſe qu’il ne failloit à porter le dueil de la femme, duquel il couuroit celuy qu’il auoit au cueur. Ainſi paſſa Amadour trois ou quatre années ſans reuenir à la court. Et la Comteſſe d’Arande qui ouyt dire que Florinde eſtoit ſi fort changée que c’eſtoit pitié, l’enuoya querir, eſperant qu’elle reuiendroit au pres d’elle, mais ce fut tout le contraire. Car quand Florinde entendit qu’Amadour auoit declaré à ſa mere leur amitié, & que ſa mere tant ſage & vertueuſe, ſe cõfiant à Amadour l’auoit trouuée bõne, fut en vne merueilleuſe perplexité : pource q̃ d’vn coſté elle voioit ſa mere, l’eſtimer tãt que ſi elle luy diſoit la verité, amadour en pourroit receuoir quelque deſplaiſir, ce que pour mourir n’euſt voulu : car elle ſe ſentoit aſſez forte pour le punir de ſa follie, ſans ſ’aider de ſes parens. D’autre coſté elle voyoit qu’en diſsimulãt le mal qu’elle y ſçauoit, qu’elle ſeroit cõtraincte de ſa mere & de ſes amis de parler à luy, & de luy faire bonne chere, par laquelle elle craignoit fortifier ſa mauuaiſe opinion. Mais voyant qu’il eſtoit loing n’en feit grand ſemblant, & luy eſcriuoit quand la Comteſſe le luy commandoit, mais c’eſtoient lettres qu’il pouuoit bien congnoiſtre venir plus d’obeiſſance que de bonne volonté, dont il eſtoit ennuyé en les liſant, au lieu qu’il auoit acouſtumé de ſe reſiouïr des premieres. Au bout de deux ou trois ans apres auoir faict de tant belles choſes, que tout le papier d’Eſpaigne ne les ſçauroit contenir, imagina vne inuention treſgrande, non pour gaigner le cueur de Florinde (car il le tenoit pour perdu) mais pour auoir la victoire de ſon ennemie puis que telle ſe faiſoit contre luy, il meit arriere tout le conſeil de raiſon, & meſmes la peur de la mort, au hazard de laquelle il ſe mettoit. Sa pensée coclue & deliberée, feit tant enuers le grand gouuerneur, qu’il fut par luy deputé pour venir parler au Roy de quelques entreprinſes qui ſe faiſoient ſur Locate, & ſe hazarda de communiquer ſon entrepriſe à la Comteſſe d’Arande auant que la declarer au Roy, pour en prendre ſon bon conſeil, & vint en poſte tout droict en la comté d’Arande, ou il ſçauoit que Florinde eſtoit & enuoya ſecrettement à la Cõteſſe vn ſien amy luy declarer ſa venuë, la priant la tenir ſecrette, & qu’il peuſt parler à elle la nuict ſans que perſonne en ſceuſt rien. La Comteſſe fort ioyeuſe de ſa venuë, le diſt à Florinde & l’enuoya deshabiller en la chãbre de ſon mary, à fin qu’elle fuſt preſte quand elle la manderoit, & que chacun fuſt retiré. Florinde qui n’eſtoit pas encore aſſeurée de ſa premiere peur, n’en feit ſemblant à ſa mere, mais s’en va en vn oratoire ſe recommãder à Dieu, le priant vouloir conſeruer ſon cueur de toute meſchãte affection : & penſa que ſouuẽt Amadour l’auoit louée de ſa beauté laquelle n’eſtoit point diminuée, nonobſtãt qu’elle euſt eſté longuement malade. Parquoy aimant mieux faire tort à ſa beauté en la diminuãt, que de ſouffrir par elle le cueur d’vn ſi honneſte homme bruſler d’vn ſi meſchant feu, prit vne pierre qui eſtoit dedans la chappelle, & s’en donna par le viſage ſi grand coup, que la bouche, & les yeux, & le nez en eſtoient tous difformes. Et à fin que l’on ne ſoupçõnaſt qu’elle l’euſt faict quand la Comteſſe l’enuoya querir, ſe laiſſa tumber en ſortant de la chapelle le viſage ſur vne groſſe pierre, & en criant bien hault, arriua la Comteſſe qui la trouua en ce piteux eſtat. Incontinẽt fut penſée, & ſon viſage bandé : ce faict la Cõteſſe la mena en ſa chambre, & la pria d’aller en ſon cabinet entretenir Amadour, iuſques à ce qu’elle ſe fuſt deffaicte de ſa cõpagnie : ce que elle feit, pẽſant qu’il y euſt quelques gens auec luy : mais ſe trouuant toute ſeule, la porte fermée ſur elle, fut autãt marrie qu’Amadour content, penſant que par amour ou par force, il auroit ce que tant auoit deſiré. Et apres auoir vn peu parlé à elle, & l’auoir trouuée au meſme propos auquel il l’auoit laiſſée, & que pour mourir elle ne changeroit ſon opinion, luy diſt tout outré de deſeſpoir : Pardieu, madame, le fruit de mon labeur ne me ſera point oſté pour ſcrupules : & puis qu’amour, patience, & humbles prieres ny ſeruent de rien, ie n’eſpargneray point ma force pour acquerir le bien, qui ſans l’auoir me la feroit perdre, Quand Florinde veit ſon viſage & ſes yeux tant alterez, que le plus beau teinct du monde eſtoit rouge comme feu, & le plus doux & plaiſant regard ſi horrible & furieux, qu’il ſembloit qu’vn feu treſardent eſtincelaſt dedans ſon cueur & viſage : & qu’en ceſte fureur d’vne de ſes fortes mains print ſes deux foibles & delicates, & d’autre part voyant que toutes deffences luy failloient, & que ſes pieds & mains eſtoiẽt tenuz en telle captiuité, qu’elle ne pouuoit fuir ne ſe deffendre, ne ſceut quel remede trouuer, ſinon chercher s’il y auoit point en luy encores quelque racine de la primiere amour, pour l’honneur de laquelle il oubliaſt ſa cruauté, par quoy elle luy diſt : Amadour, ſi maintenant vous m’eſtimez comme ennemie, ie vous ſupplie pour l’honneſteté d’amour, que i’ay autresfois pensé en voſtre cueur, me vouloir eſcouter auant que me tourmenter. Et quãd elle veit qu’il luy preſtoit l’oreille, pourſuiuant ſon propos luy diſt : Helas ! Amadour quelle occaſion vous mene de chercher vne choſe dont vous ne ſçauriez auoir contentement, & me donner vn ennuy le plus grãd que ie ſçaurois auoir ? Vous auez tant experimenté ma volonté du temps de ma ieuneſſe, & de ma plus grande beauté, ſurquoy voſtre paſsion pouuoit prendre excuſe, que ie m’esbahis comme en l’aage & grande laideur ou ie ſuis, vous auez cueur de me vouloir tourmenter. Ie ſuis ſeure que vous ne doutez point que ma volonté ne ſoit telle quelle a accouſtumé, parquoy ne pouuez auoir que par force ce que demãdez. Et ſi vous regardez cõme mõ viſage eſt accouſtré, en oubliãt la memoire du bien que vous auez veu en moy, n’aurez point d’ẽuie d’approcher de plus pres. Et s’il y a en vous encores quelques reliques de l’amour, il eſt impoſsible que la pitié ne vaincque voſtre fureur. Et à ceſte pitié & honneſteté que i’ay tant experimentée en vous, ie fais ma plaincte, & demande grace : à fin que ſelon voſtre conſeil vous me laiſsiez viure en paix & honeſteté, ce que i’ay deliberé faire. Et ſi l’amour que vous m’auez portée eſt conuertie du tout en haine, & que plus par vengeance que par affection vous me vueillez faire la plus malheureuſe femme du mõde, ie vous aſſeure qu’il n’en ſera pas ainſi, & me cõtraindrez contre ma deliberation de declarer voſtre meſchanceté & appetit deſordonné à celle, qui croit tant de bien de vous : & en ceſte cognoiſſance penſez que voſtre vie ne ſeroit pas en ſeureté, Amadour rompant ſon propos, luy diſt : S’il me fault mourir, ie ſeray quitte de mon tourment incontinent : mais la difformité de voſtre viſage (que ie penſe eſtre faicte de voſtre volonté) ne m’empeſchera de faire la mienne : car quand ie ne pourrois auoir de vous que les oz, ſi les voudrois-ie tenir aupres de moy. Et quand Florinde veit que les prieres, raiſon, ne larmes ne luy ſeruoiẽt en riẽ, & qu’en telle cruauté pourſuiuoit ſon meſchãt deſir, qu’elle auoit touſiours euité par force d’y reſiſter, s’aida du ſecours qu’elle craignoit autant que perdre ſa vie, & d’vne voix triſte & piteuſe, appela ſa mere le plus hault qu’il luy fut poſsible. Laquelle oyant ſa fille l’appeller d’vne telle voix, eut merueilleuſement grand peur de ce qui eſtoit veritable, & courut le pluſtoſt qui luy fut poſsible en la garderobbe. Amadour qui n’eſtoit pas ſi preſt à mourir qu’il diſoit, laiſſa ſa prinſe de ſi bonne heure, que la dame ouurant ſon cabinet le trouua à la porte, & Florinde aſſez loing de luy. La Comteſſe luy demanda : Amadour qui a il ? dictes m’en la verité : & comme celuy qui iamais n’eſtoit deſpourueu d’inuention, auec vn viſage paſle & tranſi, luy diſt : Helas ! madame, de quelle condition eſt deuenuë ma dame Florinde ? ie ne fuz iamais ſi eſtonné que ie ſuis : car (comme ie vous ay dict) ie penſois auoir part en ſa bõne grace, mais ie cognois bien que ie n’y ay plus rien. Il me ſemble, ma dame, que du temps qu’elle eſtoit nourrie auec vous, elle n’eſtoit moins ſage ne vertueuſe qu’elle eſt, mais elle ne faiſoit point de conſcience de parler & regarder chacun : & maintenãt ie l’ay voulu regarder, mais elle ne l’a voulu ſouffrir : & quand i’ay veu ceſte cõtenance, penſant que ce fuſt vn ſonge ou vne reſuerie, luy ay demandé la main pour la luy baiſer à la façon du païs, ce qu’elle m’a du tout refusé. Il eſt vray, ma dame, que i’ay tort, dont ie vous demande pardon : c’eſt que ie luy ay prins la main, quaſi par force, & la luy ay baisée, ne luy demandant autre contentement : mais elle (comme ie croy) qui a deliberé ma mort, vous a appellée ainſi que vous auez ouy. Ie ne ſcaurois dire pourquoy, ſinon qu’elle eut peur que i’euſſe autre volonté que ie n’ay. Toutefois, madame, en quelque ſorte que ce ſoit, i’aduouë le tort eſtre mien : car combien qu’elle deuſt aimer tous voz bons ſeruiteurs, la fortune veult que moy ſeul, & le plus affectionné, ſois mis hors de ſa bõne grace. Si eſt ce que ie demeureray touſiours tel enuers vous & elle comme ie ſuis venu, vous ſuppliant me vouloir tenir en voſtre bonne grace, puis que ſans mon demerite i’ay perdu la ſienne. La Cõteſſe, qui en partie le croioit, & en partie en doutoit, s’en alla à ſa fille & luy demanda : pourquoy m’auez vous appellée ſi hault ? Florinde reſpondit qu’elle auoit eu peur : & combien que la Comteſſe l’interrogaſt de pluſieurs choſes par le menu, ſi eſt-ce que iamais ne luy feit autre reſponſe : car voyant qu’elle eſtoit eſchappée des mains de ſon ennemi, le tenoit aſſez puni de luy auoir rompu ſon entrepriſe. Apres que la Comteſſe eut long tẽps parlé à Amadour, le laiſſa encores deuant elle parler à Florinde, pour veoir qu’elle contenance il tiendroit : à laquelle il ne tint pas grand propos, ſinon qu’il la mercia de ce qu’elle n’auoit cõfeſſé verité à ſa mere, & la pria que au moins puis qu’il eſtoit hors de ſon cueur, qu’vn autre ne tint point ſa place. Elle luy reſpondit quant au premier propos : ſi i’euſſe eu autre moyen de me defendre de vous que par la voix, elle ne l’euſt point oye, ny par moy iamais n’aurez pis ſi vous ne m’y contraignez, comme vous auez faict, & n’ayez pas peur que i’en ſceuſſe aimer d’autre. Car puis que ie n’ay trouué au cueur (que i’eſtimois le plus vertueux du mõde) le bien que ie deſirois, ie ne croiray iamais qu’il ſoit en nul homme. Et ce malheur ſera cauſe, que ie ſeray pour iamais en liberté des paſsiõs que l’amour peult donner. En ce diſant print congé de luy. La mere qui regardoit ſa contenance, n’y ſceut rien iuger : & depuis ce temps lá cogneut tresbien, que ſa fille n’auoit plus d’affection à Amadour, & pẽſa pour certain qu’elle fuſt deſraiſonnable & qu’elle hayſt toutes les choſes qu’elle aimoit. Et de ceſte heure lá luy mena la guerre ſi eſtrãge, qu’elle fut ſept ans ſans parler à elle, ſi elle ne s’y courrouſſoit, & tout à la requeſte d’Amadour. Durant ce temps lá Florinde tourna la crainte qu’elle auoit d’eſtre auec ſon mary en volonté de n’en bouger, pour fuir les rigueurs que luy tenoit ſa mere : mais voyant que rien ne luy ſeruoit, delibera de tromper Amadour : & laiſſant par vn iour ou deux ſon viſage eſtrange, luy conſeilla de tenir propos d’amitié à vne femme, qu’elle diſoit auoir parlé de leur amour. Ceſte dame demeuroit auec la Royne d’Eſpaigne & auoit nom Lorette, bien aiſe d’auoir gaigné vn tel ſeruiteur, & feit tãt de mines, que le bruit en courut par tout : & meſmes la Comteſſe d’Arande eſtant à la court s’en apperceut, parquoy depuis ne tourmentoit tant Florinde qu’elle auoit accouſtumé. Florinde ouyt vn iour dire, que le capitaine mary de Lorette eſtoit entré en telle ialouſie, qu’il auoit deliberé en quelque ſorte que ce fuſt de tuer Amadour. Florinde qui nonobſtant ſon diſsimulé viſage ne pouuoit vouloit mal à Amadour l’en aduertit incontinent. Mais luy qui facilement fut retourné à ſes briſées premieres, luy reſpõdit que s’il luy plaiſoit l’entretenir trois heures tous les jours, que iamais ne parleroit à Lorette, ce qu’elle ne voulut accorder. Doncques, luy diſt Amadour, puis que ne me voulez faire viure, pourquoy me voulez vous garder de mourir ? ſinon que vous eſperez plus me tourmenter en viuant, que mille mors ne ſçauroient faire. Mais combien que la mort me fuyt, ſi la chercheray-ie tant que la trouueray, car en ce iour là ſeulemẽt i’auray repos. Durant qu’ils eſtoient en ces termes, vindrent nouuelles que le Roy de Grenade cõmençoit vne treſgrande guerre contre le Roy d’Eſpaigne : tellement que le Roy y enuoya le Prince ſon fils, & auec luy le Cõneſtable de Caſtille, & le Duc d’Albe deux vieils & ſages ſeigneurs. Le Duc de Cardonne & le Comte d’Arande ne voulurent pas demeurer, & ſupplierent au Roy de leur donner quelque charge, ce qu’il feit ſelon leurs maiſons, & leur bailla pour les conduire Amadour, lequel durant la guerre feit des actes ſi eſtranges, qu’ils ſembloient autãt pleins de deſeſpoir que de hardieſſe. Et pour venir à l’intention de mon compte, vous diray que ſa trop grande hardieſſe fut eſprouuée à ſa mort. Car ayant les Maures faict demonſtrance de donner la bataille, voyants l’armée des Chreſtiens, feirent ſemblant de fuir, à la chaſſe deſquels ſe meirent les Eſpaignols : mais le vieil Conneſtable & le Duc d’Albe, ſe doutans de leur fineſſe, retindrent contre ſa volonté le Prince d’Eſpaigne, qu’il ne paſſaſt la riuiere. Ce que feirent (nonobſtant les deffenſes) le Comte d’Arande, & le Duc de Cardonne. Et quand les Maures veirẽt qu’ils n’eſtoient ſuyuis que de peu de gens, ſe retournerent, & d’vn coup de cimeterre abbatirent tout mort le Duc de Cardonne, & fut le Comte d’Arande ſi fort bleſſé, qu’on le laiſſa pour mort en la place. Amadour arriua ſur ceſte deffaicte tant enragé & furieux, qu’il rompit toute la preſſe, & feit prendre les deux corps deſdicts Duc & Comte, & les feit porter au camp du Prince, lequel en eut autant de regret que de ſes propres freres. Mais en viſitãt leurs playes, ſe trouua le Comte d’Arande encores viuant, lequel fut enuoyé en vne lictiere en ſa maiſon, ou il fut long temps malade. De l’autre coſté arriua à Cardonne le corps du ieune Duc. Amadour ayant faict ſon effect de retirer ces deux corps, penſa ſi peu de luy, qu’il ſe trouva enuironné d’vn grand nombre de Maures : & luy qui ne vouloit non plus eſtre prins qu’il auoit peu prendre ſ’amie, ne faulſer ſa foy enuers Dieu qu’il auoit enuers elle, ſçachant que ſ’il eſtoit mené au Roy de Grenade, ou il mourroit cruellement ou renonceroit la Chreſtienté, delibera ne donner la gloire de ſa mort, ny ſa prinſe à ſes ennemis : & en baiſant la croix de ſon eſpée (rendant corps & ame à Dieu) ſ’en donna vn tel coup qu’il ne fut beſoing y retourner pour le ſecond. Ainſi mourut le pauure Amadour, autant regretté, que ſes vertus le meritoient. Les nouuelles en coururent par toutes les Eſpaignes, tant que Florinde qui eſtoit à Barſelonne, ou ſon mary auoit autresfois ordonné eſtre enterré, apres qu’elle eut faict ſes obſeques honorablement, ſans en parler à mere ny à belle mere, ſ’en alla rendre religieuſe au monaſtere de Ieſus, prenant pour mary & amy celuy qui l’auoit deliurée d’vne amour ſi vehemente que celle d’Amadour, & de l’ennuy ſi grand que de la compaignie d’vn tel mary. Ainſi tourna toutes ſes affections à aimer Dieu ſi perfaictement, qu’apres auoir veſcu longuement religieuſe, luy rendit ſon ame en telle ioye, que l’eſpouſe a d’aller veoir ſon eſpoux.

Ie ſçay bien, mes dames, que ceſte longue hiſtoire pourra eſtre à aucuns faſcheuſe, mais ſi i’euſſe voulu ſatisfaire à celuy qui me l’a comptée, elle euſt eſté trop plus que longue. Vous ſuppliant, mes dames, en prenant l’exemple de la vertu de Florinde, diminuer vn peu de ſa cruauté, & ne croire point tant de bien aux hommes, qu’il ne faille par la congnoiſſance du contraire leur donner cruelle mort, & à vous vne triſte vie. Et apres que Parlamente eut eu bonne & longue audience, elle diſt à Hircan : Vous ſemble-il pas que ceſte femme ait eſté preſſée iuſques au bout, & qu’elle ait vertueuſement reſiſté ? Non, diſt Hircan : car vne femme ne peult faire moindre reſiſtence, que de crier : & ſi elle euſt eſté en lieu ou lon ne l’euſt peu ouyr, ie ne ſçay qu’elle euſt faict. Et ſi Amadour euſt eſté plus amoureux que craintif, il n’euſt pas laiſſé pour ſi peu ſon entrepriſe. Et pour ceſt exemple ie ne me departiray pas de la forte opinion que j’ay : que oncques homme qui aimaſt parfaictement, ou qui fuſt aimé d’vne dame, ne faillit d’en auoir bonne yſſue, ſ’il a fait la pourſuitte comme il appartient. Mais encores fault-il que ie louë Amadour, de ce qu’il feit vne partie de ſon deuoir. Quel deuoir (diſt Oiſille) diſtes vous ? Appellez vous faire ſon deuoir à vn ſeruiteur, qui veult auoir par force ſa maiſtreſſe, à laquelle il doit toute reuerence & obeiſſance ? Saffredent print la parolle, & diſt : Madame, quãd noz maiſtreſſes tiennent leur rang en chambres ou en ſalles, aſsiſes à leur aiſe comme noz iuges, nous ſommes à genoulx deuant elles : & quand nous les menons dancer en crainte, & ſeruons ſi diligemment, que nous preuenons leur demande, nous ſemblons eſtre tant craintifs de les offenſer, & tant deſirans de les ſeruir, que ceulx qui nous voyent ont pitié de nous. Et bien ſouuent nous eſtiment plus ſots que beſtes, tranſportez d’entendement ou tranſiz, & donnent la gloire à noz dames, deſquelles les contenances ſont tant audacieuſes, & les parolles tant honneſtes, qu’elles ſe font craindre, aimer & eſtimer de ceulx qui ne voyent que le dehors. Mais quand nous ſommes à part, ou l’amour ſeul eſt iuge de noz contenances, nous ſçauons treſ-bien qu’elles ſont femmes, & nous hommes, & à l’heure le nom de maiſtreſſe, eſt conuerty en amye, & le nom de ſeruiteur en amy. C’eſt de là ou le prouerbe eſt dict : De bien ſeruir & loyal eſtre, de ſeruiteur on deuient maiſtre. Elles ont l’honneur autant que les hommes en peuuent donner & oſter : & voyans ce que nous endurons patiemment, c’eſt raiſon que noſtre ſouffrance ſoit recompenſée, quand l’honneur n’eſt point bleſſé. Vous ne parlez pas du vray honneur, diſt Longarine, qui eſt le contentement de ce monde : car quand tout le monde me diroit femme de bien, & ie ſcaurois ſeule le cõtraire, leur loüange augmenteroit ma honte, & me rendroit en moymeſmes plus confuſe. Et auſsi quand ils me blaſmeroient, & ie ſentiſſe mon innocence, le blaſme tourneroit en contentement : car nul n’eſt content que de ſoy-meſmes. Or quoy que vous ayez tout dict, diſt Guebron : il me ſemble qu’Amadour eſt vn autant honneſte & vertueux cheualier, qu’il en ſoit point : & veu que les noms ſont ſuppoſez, ie penſe le congnoiſtre : mais puis que Parlamẽte ne l’a voulu nommer, auſsi ne feray-ie. Et contentez vous que ſi c’eſt celuy que ie penſe, ſon cueur ne ſentit iamais nulle peur, ny ne fut iamais vuide d’amour ny de hardieſſe. Oiſille leur diſt : Il me ſemble que ceſte iournée c’eſt paſſée ſi ioyeuſemẽt, que ſi nous continuons ainſi les autres, nous accourſirons le temps à force d’honneſtes propos. Voyez ou eſt le Soleil & oyez la cloche de l’abbaye, qui long temps a nous apelle à veſpres, dont ie ne vous ay point aduerty : car la deuotion d’ouyr la fin de ce compte eſtoit plus grande, que celle d’ouyr veſpres, & en ce diſant ſe leuerent tous : & arriuans à l’abbaye trouuerent les religieux qui les auoient attendues plus d’vne groſſe heure. Veſpres oyes, allerẽt ſoupper, qui ne fut tout le ſoir ſans parler des comptes qu’ils auoient ouyz, & ſans chercher par tous les endroits de leur memoire, pour yeoir s’ils pourroient faire la iournée enſuyuante auſsi plaiſante que la premiere. Et apres auoir ioué de mil ieux dedans le pré, ſ’en allerent coucher donnans fin treſ-ioyeuſe & contentement à leur premiere iournée.

FIN DE LA PREMIERE IOVRNEE.