L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 11

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SECONDE IOVRNEE DES NOVVELLES
DE LA ROYNE DE NAVARRE.



Le lendemain ſe leuerent en grand deſir de retourner au lieu ou le iour precedent auoient eu tant de plaiſir : car chacun auoit ſon compte ſi preſt, qu’il leur tardoit qu’il ne fuſt mis en lumiere. Apres qu’ils eurent ouy la lecon de ma dame Oiſille, & la meſſe, ou chacun recommanda ſon eſprit à Dieu, à fin qu’il leur dõnaſt parolle & grace de continuer l’aſſemblée, ſ’en allerent diſner, ramenteuans les uns aux autres pluſieurs hiſtoires paẞées. Et apres diſner qu’ils ſe furent repoſez en leurs chambres, s’en retournerent à l’heure ordonnée dedans le pré, ou il ſembloit que le temps & le iour favoriſaſſent leur entreprinſe, ſ’eſtans tous aẞis ſur le ſiege naturel de l’herbe verde, Parlamente diſt : Puis que i’ay donné au ſoir fin à la dixieſme, c’eſt à moy à eſlire celle qui doibt continuer celles du iourd’huy. Et pource que madame Oiſille fut la premiere des femmes qui hier parla, comme la plus ſage & ancienne, ie donne ma voix auiourd’huy à la plus ieune : Ie ne dis pas à la plus folle, eſtant aſſeurée que ſi nous la ſuyuons toutes, ne ferons pas attendre vespres ſi longuement, que nous fiſmes hier. Parquoy, Nomerfide, vous tiendrez au iourd’huy les rangs de bien dire : Mais ie vous prie ne nous faictes point commencer noſtre iournée par larmes. Il ne m’en falloit point prier, dict Nomerfide : car ie m’y eſtois deſia toute reſoluë, me ſouuenant d’vn compte, qui me fut faict l’année paẞée par vne bourgeoiſe de Tours, natifue d’Amboiſe, qui m’afferma avoir eſté preſente aux predications du cordelier dont ie vous veulx parler.


Propos facetieux d’vn cordelier en ſes ſermons.


NOVVELLE VNZIESME.



Pres la ville de Bleré en Touraine, y a vn village nommé Sainct Martin le beau, ou fut appellé vn cordelier du couuent de Tours, pour preſcher les aduents, & le careſme enſuyuant. Ce cordelier plus enlangagé que docte, n’ayant quelquesfois dequoy payer pour acheuer ſon heure s’amuſoit à faire des comptes, qui ſatisfaiſoient aucunement à ſes bonnes gents de village. Vn iour de ieudy abſolut preſchant de l’aigneau paſcal, quãd ce vint à parler de le manger de nuict & qu’il veit à ſa predication de belles ieunes dames d’Amboiſe, qui eſtoient lá freſchement aornées, pour y faire leurs paſques, & y ſeiourner quelques iours apres : il ſe voulut mettre ſur le beau bout, & demanda à toute l’aſsiſtance des femmes, ſi elles ne ſçauoient que c’eſtoit de manger de la chair creuë de nuict : Ie le vous veux apprendre, mes dames, ce diſt il. Les ieunes hommes d’Amboiſe lá preſens, qui ne faiſoient que d’y arriuer auec leurs femmes, ſœurs & niepces, & qui ne congnoſſoient l’humeur du pelerin, commencerent à s’en ſcandaliſer : Mais apres qu’ils l’eurent eſcouté d’auantage : ils conuertirent le ſcandale en riſée, meſmement quand il diſt que pour manger l’aigneau il falloit auoir les reins ceincts, des pieds en ſes ſouliers, & vne main à ſon baſton. Le cordelier les voyant rire, & ſe doubtant pourquoy, ſe reprint incontinent. Et bien bien, dict il, des ſouliers en ſes pieds, & vn baſton en ſa main : blanc chapeau, & chapeau blanc, eſt-ce pas tout vn ? Si ce fut lors à rire, ie croy que vous n’en doubtez point. Les dames meſmes ne s’en peurent garder, auſquelles il s’attacha d’autres propos recreatifs, & ſe ſentant pres de ſon heure, ne voulant pas que ces dames s’en allaſſent mal contentes de luy, il leur diſt : Or ça mes belles dames, mais que vous ſoyez tãtoſt à cacqueter parmy les commeres, vous demanderez : Mais qui eſt ce maiſtre frere, qui parle ſi hardiment ? C’eſt quelque bon compaignon. Ie vous diray mes dames, ie vous diray, ne vous en eſtonnez pas, non, ſi ie parle hardiment : car ie ſuis d’Aniou à voſtre commandement. Et en diſant ces mots, miſt fin à ſa predication, par laquelle il laiſſa ſes auditeurs plus prompts à rire, de ſes ſots propos, qu’à pleurer en la memoire de la Paſsion de noſtre ſeigneur, dont la commemoration ſe faiſoit en ces jours lá. Ses autres ſermons, durant les feſtes furent quaſi de pareille efficace. Et comme vous ſçauez que tels freres n’oublient pas à ſe faire queſter, pour auoir leurs œufs de paſques, en quoy faiſant on leur donne, non feulement des œufs, mais pluſieurs autres choſes, cõme de linge, de la filace, des andouilles, des iambons, des eſchinées, & autres menues choſettes. Quand ce vint le mardy d’apres Paſques en faiſant ſes recommandations, dont telles gens ne ſont point chiches, il diſt : Mes dames, ie ſuis tenu à vous rendre graces de la liberalité dont vous auez vsé enuers noſtre pauure conuent, mais ſi fault il que ie vous die que vous n’auez pas cõſideré les neceſsitéz que nous auons, car la plus part de ce que nous auez donné, ce ſont andouilles, & n’ous n’en auons point de faulte, Dieu mercy, noſtre couuent en eſt tout farcy, qu’en ferons nous donc de tant ? Sçauez vous quoy ? mes dames, ie ſuis d’aduis que vous meſliez voz iambons parmy noz andouilles, vous ferez belle aumoſne. Puis en continuant ſon ſermon, il feit venir le ſcandale à propos, & en diſcourant aſſez bruſquement par deſſus, auec quelques exemples, il ſe meit en grande admiration, dïſant : Eh dea meſsieurs & mes dames de ſainct Martin, ie m’esſtonne fort de vous, qui vous ſcandaliſez, pour moins que rien, & ſans propos, & tenez voz comptes de moy par tout, en diſant : C’eſt vn grand cas, mais qui l’euſt cuidé que le beau pere euſt engroſſy la fille de ſon hoſteſſe ? Vrayement, diſt il, voyla bien dequoy s’esbahir qu’vn moyne ait engroſſy vne fille : Mais venez ça belles dames, ne deuriez vous pas bien vous eſtonner d’auantage, ſi la fille auoit engroſſy le moyne ?

Voila, mes dames les belles viandes, dequoy ce gẽtil paſteur nourriſſoit le troupeau de Dieu. Encores eſtoit il ſi effrõté que apres ſon peché il en tenoit ſes comptes en pleine chaire, ou ne ſe doit tenir propos qui ne ſoit totalement à l’erudition de ſon prochain, & à l’honneur de Dieu premierement. Vrayement diſt Saffredent voila vn maiſtre moyne, I’aymerois quaſi autant frere Anijbaut, ſur le dos duquel on mettoit tous les propos facetieux qui ſe peurent rencontrer en bonne compaignie. Si ne trouuai-ie point de riſée en telles deriſions, diſt Oiſille, principalement en tel endroict. Vous ne dites pas ma dame, diſt Nomerſide, qu’en ce temps lá, encores qu’il n’y ait pas fort longtemps les bonnes gens de village, voire la pluspart de ceux des bonnes villes, qui ſe penſent bien plus habilles que les autres auoient tels predicateurs en plus grande reuerence, que ceux qui les preſchoient purement & ſimplement le ſainct Euangile. En quelque ſorte que ce fuſt, diſt lors Hircan, ſi n’auoit il pas tort de demander des iambons pour des andouilles : car il y a plus à manger. Voire, & quelque deuotieuſe creature l’euſt entendu pour amphibologie (comme ie croirois bien que luy meſme l’entendit) luy ny ſes compaignons ne s’en feuſſent point mal trouuez, non plus que la ieune garſe qui en eut plein ſon ſac. Mais voyez vous quel effronté c’eſtoit diſt Oiſille, qui renuerſoit le ſens du texte à ſon plaiſir, penſant auoir affaire à beſtes comme luy, & en ce faiſant chercher impudemment à ſuborner les pauures femmelettes, à fin de leur aprendre à manger de la chair creuë de nuict. Voire mais vous ne dictes pas, diſt Simontault, qu’il voyoit deuant luy ces ieunes tripieres d’Aamboiſe, dans le baquet deſquelles il euſt volontiers laué ſon, nommeray-ie ? non, mais vous m’entendez bien : & leur en faire gouſter, non pas roty, ains tout groullant & fretillant, pour leur donner plus de plaiſir. Tout beau, tout beau ſeigneur Simontault, diſt Parlamente, vous vous oubliez : auez vous mis en reſerue voſtre accouſtumée modeſtie, pour ne vous en plus ſeruir qu’au beſoing ? Non, ma dame, non diſt il : Mais le moyne peu honneſte m’a ainſi faict eſgarer. Parquoy à fin que nous rentrions en noz premieres erres, ie prie Nomerfide, qui eſt cauſe de mon eſgarement donner ſa voix à quelqu’vn qui face oublier à la cõpaignie noſtre cõmune faulte. Puis que me faictes participer à voſtre coulpe ; diſt Nomerfide, ie m’adreſſeray à tel qui reparera noſtre imperfection preſente. Ce ſera Dagoucin, qui eſt ſi ſage que pour mourir ne voudroit dire vne follie. Dagoucin la remercia de la bonne eſtime qu’elle auoit de ſon bon ſens. Et commença à dire, l’hiſtoire que i’ay deliberé vous racompter, eſt pour vous faire veoir comment amour aueugliſt les plus grands & honneſtes cueurs, & comme vne meſchanceté eſt difficile à vaincre par quelque benefice que ce ſoit.