L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 14

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 54v-57v).
Subtilité d’vn amoureux qui ſoubs la faueur du vray amy cueilla d’vne dame Milannoiſe le fruict de ſes labeurs paßez.


NOVVELLE QVATORZIESME.



En la duché de Milan, du tẽps que le grãd maiſtre de Chaulmont en eſtoit gouuerneur, y auoit vn gentil-homme nommé le ſeigneur de Bonniuet, qui depuis par ſes merites fut admiral de France, eſtant à Milan fort aimé du grand maiſtre & de tout le monde pour les vertuz qui eſtoient en luy, ſe trouuoit volontiers aux feſtins ou toutes les dames s’aſſembloient, deſquelles il eſtoit mieux voulu que ne fut onques François, tant pour ſa beauté, bonne grace, & parolle, que pour le bruit que chacun luy donnoit d’eſtre l’vn des plus adroits & hardy aux armes, qui fuſt de ſon temps. Vn iour allant en maſque à vn carneual, mena dancer l’vne des plus braues & belles dames qui fuſt en la ville : & quand les haulxbois faiſoient pauſe, ne failloit à luy tenir les propos d’amour, qu’il ſçauoit mieux dire que nul autre. Mais elle qui ne luy deuoit rien de luy reſpondre, luy voulut ſoudain mettre la paille au deuant & l’arreſter en l’aſſeurant qu’elle n’aimoit & n’aimeroit iamais autre que ſon mary, & qu’il ne s’y attendiſt en nulle maniere. Pour ceſte reſponſe ne ſe ſentit le gentil-homme refusé, & la pourchaſſa vifuement iuſques à la micareſme. Pour toute reſolution il la trouua ferme en propos de n’aimer ne luy ne autre : ce qu’il ne peut croire, veu la mauuaiſe grace que ſon mary auoit, & la grande beauté d’elle. Il ſe delibera puis qu’elle vſoit de diſsimulation, d’vſer auſsi de trõperie, & des l’heure laiſſa la pourſuitte qu’il luy faiſoit, & s’enquiſt ſi biẽ de ſa vie, qu’il trouua qu’elle aimoit vn gentil homme Italien bien ſage & honneſte. Ledict ſeigneur de Bonniuet accointa peu à peu ce gentil-homme par telle douceur & fineſſe, qu’il ne s’apperceut de l’occaſion : mais l’aima ſi parfaictemẽt, qu’apres ſa dame, c’eſtoit la perſonne du mõde qu’il aimoit le plus. Le ſeigneur de Bonnivet pour luy arracher ſon ſecret du cueur, feignit luy dire le ſien, & qu’il aimoit vne dame ou iamais n’auoit penſé, le priant le tenir ſecret, & qu’ils n’euſſent tous deux qu’vn cueur & vne pensée. Le pauure gentil-homme pour luy mõſtrer l’amour reciproque, luy va declarer tout du long celle qu’il portoit à la dame, dont Bonniuet ſe vouloit venger : & vne fois le iour s’aſſembloient en quelque lieu pour rendre compte des bonnes fortunes aduenues le long de la iournée, ce que l’vn faiſoit en menſonge, & l’autre en verité. Et confeſſa le gentil hõme auoir aimé trois ans ceſte dame, ſans en auoir rien eu ſinon bonnes parolles, & aſſeurance d’eſtre aimé. Ledict Bonniuet luy conſeilla tous les moyens qu’il luy fut poſsible, pour paruenir à ſon intention, dont il ſe trouua ſi bien, qu’en peu de iours elle luy accorda tout ce qu’il demandoit, il ne reſtoit que de trouuer le moyen, ce que bien toſt par le conſeil du ſeigneur de Bonniuet fut trouué : & vn iour auant ſouper luy diſt le gentil-homme : Monſieur, ie ſuis plus tenu à vous qu’à tous les hommes du monde, car par voſtre bon conſeil i’eſpere auoir ceſte nuict, ce que par tant d’années i’ay deſiré. Ie te prie, diſt Bonniuet, dy moy la ſorte de ton entrepriſe pour veoir s’il y a tromperie ou hazard, pour t’y ſecourir & ſeruir de bon amy. Le gentil-hõme luy va racõpter cõme elle auoit moyen de faire laiſſer la grand porte de la maiſon ouuerte, ſoubs couleur de quelque maladie qu’auoit vn de ſes freres, pour laquelle à toute heure falloit enuoyer à la ville querir ſes neceſsitez, & qu’il pourroit entrer ſeurement dedans la court, mais qu’il ſe gardaſt de monter par l’eſcallier, & qu’il paſſaſt par vn petit degré qui eſtoit à main dextre, & entraſt en la premiere gallerie qu’il trouueroit, ou toutes les portes des chambres de ſon beaupere & de ſon beau frere ſe rendoient, & qu’il choiſiſt bien la troiſieſme plus pres dudict degré, & ſi en la pouſſant doucement il la trouuoit fermée, qu’il ſ’en allaſt, eſtant aſſeuré que ſon mari eſtoit reuenu, lequel toutesfois ne deuoit reuenir de deux iours : & que ſ’il la trouuoit ouuerte qu’il entraſt doucement, & qu’il la refermaſt hardiment au correil ſachant qu’il n’y auoit qu’elle ſeule en la chambre, & que ſur tout il n’oubliaſt à faire faire des ſouliers de feutre de peur de faire bruit, & qu’il ſe gardaſt bien de venir plus toſt que deux heures apres minuit ne feuſſent paſsées, pource que ſes beaux freres, qui aymoient fort le ieu, ne ſ’alloient iamais coucher, qu’il ne fuſt plus d’une heure. Ledict de Bonnyuet luy reſpondit : va mon amy, Dieu te conduiſe, ie le prie qu’il te garde d’inconuenient : ſi ma compaignie y ſert de quelque choſe, ie n’eſpargneray rien qui ſoit en ma puiſſance. Le gentilhomme le remercia bien fort, & luy diſt qu’en ceſt affaire il ne pouuoit eſtre trop ſeul, & ſ’en alla pour y donner ordre. Le ſeigneur de Bonnyuet ne dormit pas de ſon coſté : & voyant qu’il eſtoit heure de ſe venger de ſa cruelle dame, ſe retira de bonne heure en ſon logis, & ſe feit coupper la barbe de la longueur & largeur que l’auoit le gentilhomme, auſsi ſe feit coupper les cheueux, à fin qu’a le toucher on ne peuſt cognoiſtre leur difference. Il n’oublia pas des ſouliers de feutre, & le demeurant des habillemens ſemblables au gentilhomme. Et pource qu’il eſtoit fort aimé du beaupere de ceſte femme, n’eut crainte d’y aller de bonne heure, penſant que ſ’il eſtoit apperceu, il iroit tout droict en la chambre du bon homme, auec lequel il auoit quelques affaires. Et ſur l’heure de minuit entra en la maiſon de ceſte dame, ou il trouua aſſez d’allans & de venans, mais parmy eulx paſſa ſans eſtre cogneu, & arriua en la gallerie. Et touchant les deux premieres portes, les trouua fermées, & la troiſieſme non, laquelle doucement il pouſſa : & quand il fut entré dedans la ferma au correil, & veid toute ceſte chambre tendue de linge blanc, le pauement & le deſſus de meſmes, & vn lict de toille fort deliée tant bien ouurée de blanc, qu’il n’eſtoit poſsible de plus. Et la dame ſeule dedans auec ſon ſcofiõ & ſa chemiſe toute couuerte de perles & de reries, ce qu’il veid par le coing du rideau, ſans eſtre apperceu d’elle : car il y auoit vn grand flambeau de cyre blanche, qui rendoit la chambre claire cõme de iour. Et de peur d’eſtre cogneu d’elle, eſteingnit premieremẽt le flambeau, qui ardoit en ſa chãbre, puis ſe deſpouilla en chemiſe, & ſ’alla coucher aupres d’elle. Elle qui cuydoit que ce fuſt celuy qui ſi longuement l’auoit aimée, le receut en la meilleure chere qui fut à elle poſsible. Mais luy qui ſçauoit bien que c’eſtoit au nom de l’autre, ſe garda de luy dire vn ſeul mot, & ne penſa que mettre ſa vẽgeance à execution : c’eſtoit de luy oſter ſon honneur & ſa chaſteté, ſans luy en ſçauoir gré ne grace. Mais contre ſon gré & deliberation, la dame ſe tenoit ſi contente de ceſte vengeance, qu’elle penſoit l’auoir recõpenſé de ſes labeurs, iuſques à vne heure apres mynuict ſonné, qu’il eſtoit temps de dire à Dieu. Et à l’heure le plus bas qu’il peut, luy demanda ſi elle eſtoit auſsi contente de luy, que luy d’elle. Elle cuidant que ce fuſt ſon amy, luy diſt, que non ſeulement elle eſtoit cõtente, mais eſmerueillée de la grandeur de ſon amour, qui l’auoit gardé vne heure ſans parler à elle. A l’heure il ſe print à rire bien fort, luy diſant : Or ſus, madame, me refuſerez vous vne autre fois, comme vous auiez accouſtumé de faire, iuſques icy. Elle qui le congneut à la parolle & au riz, fut deſeſperée de honte qu’elle auoit, & l’appella plus de mil fois meſchant traiſtre, & trompeur, ſe voulant ietter du lict en bas, pour chercher vn couteau pour ſe tuer, veu qu’elle eſtoit ſi malheureuſe d’auoir perdu ſon honneur, pour vn homme qu’elle n’aimoit point, & qui pour ſe venger d’elle pourroit diuulguer ceſt affaire par tout le monde : Mais il l’a retint entre ſes bras, & par bonnes & doulces parolles l’aſſeura de l’aimer plus que celuy qui l’aimoit, & de celer ce qui touchoit ſon honneur, ſi bien qu’elle n’en auroit iamais blaſme. Ce que la pauure ſotte creut, & entendant de luy l’inuention qu’il auoit trouuée, & la peine qu’il auoit priſe pour la gaigner, luy iura qu’elle l’aimeroit mieulx que l’autre, qui n’auoit ſceu celer ſon ſecret. Et diſt qu’elle congnoiſſoit le contraire du faulx bruit que lon donnoit aux François : car ils eſtoient plus ſages, perſeuerans, & diſcrets, que les Italiens. Parquoy d’oreſnauant elle ſe deportoit de l’opinion de ceux de ſa nation, pour ſ’arreſter à luy. Mais elle le pria bien fort, que pour quelque temps il ne ſe trouuaſt en lieu ne feſtin ou elle fuſt, ſinon en maſque : car elle ſçauoit bien qu’elle auroit ſi grand honte, que ſa contenance la declareroit à tout le monde. Il luy en feit promeſſe, & auſsi la pria que quand ſon amy viendroit à deux heures, qu’elle luy feiſt bonne chere, & puis peu à peu elle s’en pourroit desfaire. Dont elle feit ſi grãde difficulté, que ſans l’amour qu’elle luy portoit, pour rien elle ne l’euſt accordé. Toutesfois en luy diſant à Dieu, la rendit ſi ſatisfaicte, qu’elle euſt bien voulu qu’il y fuſt demeuré plus longuement. Apres qu’il fut leué, & qu’il eut reprins ſes habillemens, ſaillit hors de la chambre, & laiſſa la porte entreouuerte comme il l’auoit trouuée. Et pource qu’il eſtoit pres de deux heures apres mynuict, & qu’il auoit peur de trouuer le gentilhomme en ſon chemin, ſe retira au haut du degré, ou bien toſt apres il veid paſſer & entrer en la chambre de ſa dame. Et luy ſ’en alla en ſon logis pour repoſer ſon trauail : ce qu’il feit, de ſorte que neuf heures du matin le trouuerent au lict. Ou à ſon leuer arriua le gentilhomme, qui ne faillit à luy compter ſa fortune, non ſi bonne comme il l’auoit eſperée. Car il diſt, que quand il entra en la chambre de ſa dame, il la trouua leuée en ſon manteau de nuict, auec vne bien groſſe fiebure, le poux fort eſmeu, le viſage en feu, & en la ſueur qui commẽçoit fort à luy prɐ̃dre, de ſorte qu’elle le pria s’en retourner incontinent : car de peur d’inconuenient n’auoit oſé appeller ſes femmes, dont elle eſtoit ſi mal, qu’elle auoit plus de beſoing de penſer à la mort, qu’à l’amour, & d’ouïr, parler de Dieu, que de Cupido : eſtant bien marrie du hazard ou il s’eſtoit mis, pour elle, veu qu’elle n’auoit puiſſance en ce monde de luy rɐ̃dre ce qu’elle eſperoit faire bien toſt en l’autre. Dont il fut ſi eſtonné & marry, que ſon feu & ſa ioye eſtoient conuertiz en glace & triſteſſe, & s’en eſtoit incõtinent departy. Et au matin au poinct du iour, auoit enuoyé ſçauoir de ſes nouuelles, & que pour vray elle eſtoit treſmal. Et en racomptant ces douleurs, pleuroit ſi tresfort qu’il ſembloit que l’ame ſ’en deuſt aller par ſes larmes. Bonnyuet qui auoit autant enuie de rire que l’autre de plorer, le conſola le mieux qu’il luy fut poſsible, luy diſant, que les choſes de longue durée ont touſiours vn commencement difficile & qu’amour luy faiſoit vn retardemẽt pour luy faire trouuer la iouïſſance meilleure, & en ces propos ſe departirent. La dame garda quelques iours le lict : & en recouurant ſa ſanté, donna congé à ſon premier ſeruiteur, le fondant ſur la crainte qu’elle auoit euë de la mort, & le remord de conſcience : & ſ’arreſta au ſeigneur de Bonnyuet, dont l’amitié dura (ſelon la couſtume) comme la beauté des fleurs des champs.

Il me ſemble, mes dames, que les fineſſes du gentilhomme valent bien l’hypocriſie de ceſte dame, qui apres auoir tant contrefaict la femme de bien, ſe declara ſi folle. Vous direz ce qu’il vous plaira des femmes (diſt Emarſuitte) mais ce gentilhomme feit vn tour meſchant. Eſt il dict que ſi vne dame en aimoit vn, que l’autre le doiue auoir par fineſſe ? Croyez (ce diſt Guebron) que telles marchandiſes ne ſe peuuent mettre en vente, qu’elles ne ſoient emportées par les plus offrans & derniers encheriſſeurs. Ne penſez pas que ceulx qui pourſuyuent des dames, prennent tant de peine pour l’amour d’elles, non non : car c’eſt ſeulement pour l’amour d’eulx & de leur plaiſir. Par ma foy, diſt Longarine, ie vous en croy : car pour vous en dire la verité, tous les ſeruiteurs que i’ay eu, m’ont touſiours commencé leurs propos par moy, monſtrans deſirer ma vie, mon bien, mon honneur : mais la fin en a eſté par eulx, deſirans leur plaiſir & leur gloire. Parquoy le meilleur eſt de leur donner congé des la premiere partie de leur ſermon : car quand on vient à la ſeconde, on n’a pas tant d’honneur à les refuſer, veu que le vice de ſoy, quand il eſt cogneu, eſt refuſable. Il fauldroit doncques, dict Emarſuitte, que des qu’vn homme ouure la bouche qu’on le refuſaſt, ſans ſçauoir qu’il veult dire. Parlamente luy reſpondit : Ma compagne, ne l’entendez pas ainſi : car on ſçait bien que des le commencement vne femme ne doit pas iamais faire ſemblant d’entendre ou l’homme veult venir, ne encores quand il l’a declaré, de le pouuoir croire : mais quãd il vient à en iurer bien fort, il me ſemble qu’il eſt plus honneſte aux dames de le laiſſer en ce beau chemin, que d’aller iuſques à la vallée. Voire mais, diſt Nomerfide, deuons nous croire par lá qu’ils nous aiment par mal ? eſt-ce pas peché, que de iuger ſon prochain ? Vous en croirez ce qu’il vous plaira, diſt Oiſille : mais il fault tant craindre qu’il ſoit vray, que des que vous en apperceuez quelque eſtincelle, vous deuez fuyr ce feu, qui a pluſtoſt bruſlé vn cueur, qu’il ne ſ’en eſt apperceu. Vrayement, diſt Hircan, voz loix ſont trop dures. Et ſi les femmes vouloiẽt (ſelon voſtre aduis) eſtre rigoureuſes, auſquelles la douleur eſt tant ſeante, nous changerions auſsi noz doulces ſupplications en fineſſes & forces. Le meilleur que i’y voye, diſt Simontault, c’eſt que chacun ſuiue ſon naturel : qu’il aime, ou qu’il n’aime point, le monſtre ſans diſsimulation. Pleuſt à Dieu, diſt Saffredent, que ceſte loy apportaſt autant d’honneur, qu’elle feroit de plaiſir. Mais Dagoucin ne ſe peut tenir de dire : ceux qui vouldroient mourir pluſtoſt que leur volonté fuſt congneuë, ne ſe pourroient accorder à voſtre ordonnance. Mourir ! diſt Hircan, encor eſt il à naiſtre le cheualier qui pour telle choſe publique vouldroit mourir. Mais laiſſons ces propos d’impoſſibilité, & regardons à qui Simontault donnera ſa voix. Ie la donne, diſt Simontault, à Longarine : car ie la regardois tantoſt qu’elle parloit toute ſeule, ie penſe qu’elle recorde quelque bon rolle, & ſi n’a point accouſtumé de celer la verité, ſoit contre homme ou contre femme. Puis que m’eſtimez ſi veritable, (diſt Longarine) ie vous racompteray vne hiſtoire, que nonobſtant qu’elle ne ſoit tant à la louange des femmes que ie vouldrois, ſi verrez vous qu’il y en a ayãs auſsi bon cueur, auſsi bon eſprit, & auſsi pleines de fineſſes, comme les hommes. Si mon compte eſt vn peu long, vous aurez patience.