L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 16

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 63v-66r).

Vne dame Milannoiſe approuua la hardieſſe & grand cueur de ſon amy, dont elle l’aima depuis de bon cueur.


NOVVELLE SEZIESME.



Av temps du grand Maiſtre de Chaulmont, y auoit vne dame eſtimée l’vne des plus hõneſtes femmes qui fuſt en ce temps lá, en la ville de Milã. Elle auoit eſpouſé vn Cõte Italien, duquel eſtoit demourée vefue, viuant en la maiſon de ſes beaux freres, ſans iamais vouloir ouyr parler de ſe remarier, & ſe conduiſoit ſi ſagement & ſainctement, qu’il n’y auoit en la duché François ny Italien, qui n’en feiſt grande eſtime. Vn iour que ſes beaux freres & ſes belles meres, faiſoient vn feſtin au grand maiſtre de Chaulmont, fut contraincte ceſte dame vefue ſ’y trouuer, ce qu’elle n’auoit accouſtumé en autre lieu. Et quand les François la veirent, ils feirent grande eſtime de ſa beauté & bonne grace, & ſur tous vn, duquel ie tairay le nom : mais il ſuffira qu’il n’y auoit en Italie François plus digne d’eſtre aimé que ceſtuy lá : car il eſtoit accomply en toutes les beautez & graces que gentilhomme pourroit auoir. Et combien qu’il veiſt ceſte dame vefue, auec ſon creſpe noir, ſeparée de la ieuneſſe en vn coing, auec pluſieurs vieilles, comme celuy à qui iamais homme ne femme ne feit peur, ſe meit à l’entretenir, oſtant ſon maſque & abandõnant les dãces pour demourer en ſa cõpagnie. Et tout le ſoir ne bougea de parler à elle & aux vieilles enſemble, ou il trouua plus de plaiſir qu’auec toutes les plus ieunes & braues de la court. En ſorte que quãd il ſe fallut retirer il ne penſoit pas auoir eu le loiſir de ſ’aſſeoir. Et cõbien qu’il ne parlaſt à ceſte dame que de propos cõmuns, qui ſe peuuent dire en telle compagnie, ſi eſt ce qu’elle cogneut bien qu’il auoit enuie de l’accointer, dont elle ſe delibera de ſe garder le mieulx qu’il luy fut poſſible : en ſorte que iamais plus en feſtin ny en grãde compagnie ne la peut veoir. Il ſ’enquift de ſa façon de faire, & trouua qu’elle alloit ſouuent aux egliſes & religions, ou il mit ſi bon guet, qu’elle ne pouuoit aller ſi ſecrettement qu’il n y fuſt premier qu’elle, & qu’il ne demeuraſt à l’egliſe, autant qu’il pouuoit auoir loiſir de la voir : & tant qu’il y eſtoit, la contemploit de ſi grande affection, qu’elle ne pouuoit ignorer l’amour qu’il luy portoit : Pour laquelle euiter ſe delibera pour vn temps, de feindre ſe trouuer mal, & ouyr la meſſe en ſa maiſon, dont le gentilhomme fut tant marry, qu’il n’eſt poſsible de plus : car il nauoit autre moyen de la veoir, que cestuy la. Elle penſant auoir rompu ceſte couſtume, retourna aux egliſes comme parauant, ce qu’amour declara incontinent au gentilhomme, qui reprint ſes premieres deuotions : & de peur qu’elle ne luy donnaſt encores empeſchement, & qu’il n’euſt le loiſir de luy faire ſçauoir ſa volonté, vn matin qu’elle penſoit eſtre bien cachée en vne petite chapelle, ou elle oyoit ſa meſſe ſ’alla mettre au bout de l’autel, & voyant qu’elle eſtoit peu accompaignée, ainſi que le preſtre monſtroit le corpus Domini, ſe tourna deuers elle, & auec vne voix doulce & pleine d’affectiõ luy diſt : Ma dame, ie prẽds celuy que le preſtre tient à ma damnation, ſi vous ſeule n’eſtes cauſe de ma mort : Car encores que vous m’oſtiez le moyen de la parolle, ſi ne pouuez vous ignorer ma volonté, veu que la verité vous la declarée aſſez par mes yeulx languiſſans, & par ma contenance morte. La dame feignant n’y entendre rien, luy reſpondit : Dieu ne doit point ainſi eſtre pris en vain : mais les poëtes diſent que les dieux ſe rient des iurements & menſonges des amans : parquoy les femmes qui aiment leur honneur, ne doiuent eſtre credules ny piteuſes. En diſant cela, elle ſe leue & ſ’en retourne en ſon logis. Si le gentilhomme fut courroucé de ceſte parolle, ceulx qui ont experimenté choſes ſemblables, diront bien qu’ouy. Mais luy qui n’auoit faulte de cueur, aima mieulx auoir ceſte mauuaiſe reſponſe, que d’auoir failly à declarer ſa volonté : laquelle il tint ferme trois ans durans, & par lettres & moyens la pourchaſſa, ſans perdre heure de temps. Mais durant trois ans ne peut auoir autre reſponſe, ſinon qu’elle le fuyoit comme le loup le leurier, duquel il doibt eſtre prins : non par haine qu’elle luy portaſt, mais pour la crainte de ſon honneur & reputation, dõt il ſ’apperceut ſi bien, que plus viuement qu’il n’auoit faict pourchaſſa ſon affaire. Et apres pluſieurs peines, refus, tourments, & deſeſpoirs, voyant la perſeuerance de ſon amour, ceſte dame eut pitié de luy, & luy accorda ce qu’il auoit tant deſiré, & ſi longuement attendu. Et quand ils furent d’accord des moyens, ne faillit le gentilhomme François à ſe hazarder d’aller en ſa maiſon, combien que ſa vie y pouuoit eſtre en grand hazard, veu que les parẽts d’elle logeoient tous enſemble. Luy qui n’auoit moins de fineſſe que de beauté, ſe conduiſit ſi ſagement, qu’il entra en ſa chambre à l’heure qu’elle luy auoit aſsignée, ou il la trouua toute ſeule couchée en vn beau lict : & ainſi qu’il ſe haſtoit en ſe deshabillant pour coucher auec elle, entendit à la porte vn grand bruit de voix parlans bas, & des eſpées que lon frottoit contre les murailles. La dame luy diſt, auec vn viſage de femme demie morte. Or à ceſte heure eſt voſtre vie & mon honneur au plus grand danger qu’ils pourroient eſtre : car i’entends bien que voila mes freres qui vous cherchent pour vous tuer, parquoy ie vous prie cachez vous ſoubs ce lict : car quand ils ne vous trouueront point, i’auray occaſion de me courroucer à eulx, de l’alarme que ſans cauſe ils m’auroiẽt faicte. Le gentilhomme qui n’auoit encores iamais regardé la peur, luy diſt : Et qui ſont voz freres pour faire peur à vn homme de bien ? Quand toute leur race feroit enſemble, ie ſuis ſeur qu’ils n’attẽdroient point le quatrieſme coup de mon eſpée : parquoy repoſez vous en voſtre lict, & me laiſſez garder ceſte porte. A l’heure il meit ſa cappe alentour de ſon bras, & l’eſpée au poing, & alla ouurir la porte, pour veoir de plus pres les eſpées dont il oyoit le bruit : & quand elle fut ouuerte, il veid deux chambrieres, qui auecques deux eſpées en chacune main, luy faiſoient ceſte alarme, leſquelles luy dirent : Monſieur, pardonnez nous, car nous auons commandement de noſtre maiſtreſſe de faire ainſi, mais vous n’aurez plus de nous autres empeſchement. Le gentilhomme voyant que c’eſtoient femmes, ne peut pis faire que de les commander à tous les diables, leur fermant la porte au viſage : & ſ’en alla le plus toſt qu’il luy fut poſsible coucher auec ſa dame, de laquelle la peur n’auoit en rien diminué l’amour, & oubliant luy demander la raiſon de ces eſcarmouches, ne penſa qu’à ſatisfaire à ſon deſir. Mais voyãt que le iour approchoit, la pria luy dire pourquoy elle luy auoit faict ſi mauuais tour, tãt de la longueur du temps, que de ceſte derniere entrepriſe. Elle en riant luy reſpondit : Ma deliberation eſtoit de iamais n’aimer, ce que depuis ma viduité iauois bien ſceu garder : mais voſtre honeſteté des l’heure que vous parlaſtes à moy au feſtin me feit changer propos, & commençay deſlors à vous aimer autant que vous faiſiez moy. Il eſt vray que l’honneur, qui m’auoit touſiours conduicte, ne vouloit permettre qu’amour me feiſt faire choſe dont ma reputation fuſt empirée. Mais comme la biche naürée à mort cuide en changeant de lieu, changer le mal qu’elle porte auec ſoy : ainſi m’en allois d’egliſe en egliſe, cuidant fuir celuy que ie portois en mon cueur, duquel a eſté la preuue de l’amitié ſi parfaicte, qu’elle a faict accorder l’honneur auec l’amour. Mais à fin d’eſtre plus aſſeurée de mettre mon cueur & mon amour en vn parfait hõme de bien, i’ay bien voulu faire ceſte derniere preuue de mes chambrieres. Vous aſſeurant, que ſi pour peur de vie, ou de nul autre egard, ie vous euſſe trouué craintif iuſques à vous coucher ſoubs mon lict, i’auois deliberé de me leuer & aller en vne autre chambre, ſans iamais de plus pres vous veoir. Mais pource que vous ay trouué beau, de bonne grace, & plein de vertu & hardieſſe, plus que lon ne m’auoit dict, & que la peur n’a peu toucher voſtre cueur, ny tant ſoit peu refroidir l’amour que vous me portez, ie ſuis deliberée de m’arreſter à vous pour la fin de mes iours : me tenant ſeure, que ie ne ſçaurois en meilleure main mettre ma vie & mon hõneur, qu’en celuy que ie ne penſe auoir veu ſon pareil en toutes vertuz. Et comme ſi la volonté des hommes eſtoit immuable, ſe promirent & iurerent ce qui n’eſtoit en leur puiſſance, c’eſt vne amitié perpetuelle, qui ne peult naiſtre ne demeurer au cueur des hommes : & celles le ſçauent qui l’ont experimenté, & combien telles opinions durent.

Et pource, mes dames, vous vous garderez de nous comme le cerf (ſ’il auoit entendement) feroit de ſon chaſſeur. Car noſtre felicité, & noſtre gloire & entendement, eſt de vous veoir priſes, & oſter ce qui vous eſt plus cher que la vie. Comment ? dict Hircan à Guebron, depuis quel temps eſtes vous deuenu preſcheur ? i’ay bien veu que vous ne teniez pas ces propos. Il eſt vray, diſt Guebron, que i’ay parlé maintenant contre tout ce que i’ay dit toute ma vie : mais pource que i’ay les dents ſi foibles, que ie ne puis plus maſcher la venaiſon, i’aduertiz les pauures biches de ſe garder des veneurs, pour ſatisfaire ſur ma vieilleſſe aux maulx que i’ay deſſeruiz en ma ieuneſſe. Nous vous remercions Guebron, diſt Nomerfide, dequoy nous aduertiſſez de noſtre profit, mais ſi ne nous en ſentons nous pas trop tenuës à vous : car vous n’auez tenu pareil propos à celle que vous auez bien aimée : c’eſt dõques ſigne que vous ne nous aimez gueres. Ne voulez vous encor ſouffrir, que nous ſoyons aimées ? Si penſons nous eſtre auſsi ſages & vertueuſes, que celle que vous auez ſi longuemẽt chaſſée en voſtre ieuneſſe. Mais c’eſt la gloire des vieilles gens, qui cuident touſiours auoir eſté plus ſages que ceulx qui viennent apres eulx. Et bien Nomerfide (diſt Guebron) quand la tromperie de quelqu’vn de voz ſeruiteurs vous aura faict congnoiſtre la malice des hommes, à ceſte heure lá croirez vous que ie vous auray dict verité. Oiſille diſt à Guebron. Il me ſemble que le gentil-homme que vous louëz tant de hardieſſe, deuroit plus eſtre loué de fureur d’amour, qui eſt vne puiſſance ſi forte, qu’elle faict entreprendre aux plus couards du mõde, ce à quoy les plus hardiz pẽſeroient deux fois. Saffredent luy diſt : Ma dame ſi ce n’eſtoit qu’il eſtimaſt les Italiens gens de meilleur diſcours que de grand effect, il me ſemble qu’il deuoit auoir grande occaſion d’auoir peur. Ouy, ce diſt Oiſille, s’il n’euſt point eu en ſon cueur le feu qui bruſle crainte. Il me ſemble, diſt Hircan, puis que vous ne trouuez la hardieſſe de ceſtuicy aſſez louable, qu’il fault que vous en ſçachez vn autre, qui eſt plus digne de louange. Il eſt vray, diſt Oiſille, que ceſtui-cy eſt louable, mais i’en ſçay vn plus admirable. Ie vous prie, diſt Guebron, ſ’il eſt ainſi, que vous preniez ma place de nous dire quelque choſe honneſte, & digne d’homme hardy, comme nous promettez. S’il eſt ainſi, diſt Oiſille, qu’vn homme pour ſa vie & l’honneur de ſa dame, s’eſt tant monſtré aſſeuré contre les Millannois, & eſt eſtimé tant hardy, que doit eſtre vn qui ſans neceſsité, mais par vraye & naïfue hardieſſe, a faict le tour que ie vous diray ?