L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 18

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 67v-70r).

Vne belle ieune dame experimente la foy d’vn ieune eſcolier ſon amy, auant que luy permettre aduantage ſur ſon honneur.


NOVVELLE DIXHVICTIESME.



En vne des bonnes villes du royaume de France y auoit vn ſeigneur de bonne maiſon qui eſtoit aux eſcoles, deſirant paruenir au ſçauoir par qui la vertu & l’honneur ſe doiuent acquerir entre les vertueux hõmes. Et combien qu’il fuſt ſi ſçauant, qu’eſtant en l’aage de dix-ſept à dix-huict ans, il ſembloit eſtre la doctrine & exemple des autres, amour toutesfois, apres ſes leçons, ne laiſſa pas de luy chanter la ſienne. Et pour eſtre mieux ouy & receu, ſe cacha ſoubs le viſage & les yeux de la plus belle dame qui fuſt en tout le païs, laquelle pour quelque proces eſtoit venuë à la ville. Mais auant qu’amour s’eſſayaſt à vaincre ce gentil-homme par la beauté de ceſte dame, il auoit gaigné le cueur d’elle, en voyant les perfections qui eſtoient en ce ſeigneur : car en beauté, grace, bon ſens, & beau parler, n’y auoit nul de quelque eſtat qu’il fuſt, qui le paſſaſt. Vous qui ſçauez le prompt chemin que faict ce feu, quand il ſe prend à l’vn des bouts du cueur & de la fantaſie, vous iugerez bien qu’en deux ſi parfaicts ſubiects, n’arreſta gueres amour qu’il ne les eut à ſon commandement, & qu’il ne les rẽdiſt tous deux ſi plains de ſa claire lumiere, que leur pensée, vouloir & parler n’eſtoit que flamme de ceſt amour, laquelle, auec la ieuneſſe qui en luy engendroit crainte, luy faiſoit pourchaſſer ſon affaire le plus doucement qu’il luy eſtoit poſsible. Mais celle qui eſtoit vaincue d’amour n’auoit beſoing de force. Toutesfois pour la honte qui accompaigne les dames, le plus qu’elle peut ſe garda de monſtrer ſa volonté. Si eſt-ce qu’à la fin la fortereſſe du cueur, ou l’honeur demeure, fut ruinée de telle ſorte, que la pauure dame s’accorda en ce dõt elle n’auoit eſté diſcordante. Mais pour experimenter la patience, fermeté & amour de ſon ſeruiteur, luy octroya ce qu’il demandoit auec trop difficile cõditiõ, l’aſſeurãt que s’il la gardoit, à iamais elle l’aimeroit parfaictemẽt : & que s’il failloit, il eſtoit ſeur de ne l’auoir de ſa vie. C’eſt, qu’elle eſtoit contente de parler à luy dedans vn lict tous deux couchez en leurs chemiſes, par ainſi qu’il ne luy demãdaſt rien d’auantage, ſinon la parolle & le baiſer. Luy, qui eſtimoit qu’il n’y euſt ioye digne d’eſtre accõparée à celle qu’elle luy permettoit, luy accorda. Et le ſoir venu la promeſſe fut acõplie. De ſorte que pour quelque bonne chere qu’elle luy feiſt, ne pour quelque tentation qu’il euſt, ne voulut faulſer ſon ſerment. Et combien qu’il n’eſtimaſt ſa peine moindre que celle du purgatoire, ſi fut ſon amour ſi grand & ſon eſperance ſi forte, eſtant ſeur de la continuation perpetuelle de l’amitié qu’auec ſi grãd peine il auoit acquiſe, qu’il garda ſa patience, & ſe leua d’aupres d’elle ſans iamais luy vouloir faire aucun deſplaiſir. La dame (comme ie croy) plus eſmerueillée que contente de ce bien, ſoupçonna incontinent que ſon amour n’eſtoit ſi grãde qu’elle penſoit, ou qu’il n’auoit trouué en elle tant de bien comme il eſtimoit, & ne regarda pas à ſa grande honneſteté, patience, & fidelite, à garder ſon ſermẽt. Parquoy ſe delibera de faire encore vne autre preuue d’amour qu’il luy portoit, auãt que tenir ſa promeſſe. Et pour y paruenir, le pria de parler à vne fille qui eſtoit en ſa compaignie plus ieune qu’elle, & bien fort belle, & qu’il luy tint propos d’amitié, à fin que ceux qui le voyoient venir en ſa maiſon ſi ſouuent, penſaſſent que ce fuſt pour ſa damoiſelle, & non pour elle. Ce ieune ſeigneur, qui ſe tenoit ſeur d’eſtre aimé autant qu’il aimoit, obeït entierement à tout ce qu’elle luy commanda, & ſe contraignit pour l’amour d’elle de faire l’amour à ceſte fille. Laquelle le voyant ſi beau & biẽ emparlé creut ſa menſonge plus qu’vne autre verité, & l’aima autant que ſi elle euſt eſté bien fort aimée de luy. Et quand la maiſtreſſe veid que les choſes eſtoient ſi auant, & que toutesfois ce ſeigneur ne ceſſoit de la ſommer de ſa pmeſſe, luy accorda qu’il la vint veoir à vne heure apres minuict : & qu’elle auoit tant experimenté l’amour & obeïſſance qu’il luy portoit, que c’eſtoit raiſon qu’il fuſt recompenſé de ſa bonne patience. Il ne fault point douter de la ioye que receut ceſt affectionné ſeruiteur, qui ne faillit à venir à l’heure aſsignée. Mais la dame, pour tenter la force de ſon amour, diſt à ſa belle damoiſelle. Ie ſçay bien l’amour qu’vn tel ſeigneur vous porte, dont ie croy que n’auez moindre paſsion que luy : & i’ay telle cõpaſsion de vous deux, que ie ſuis deliberée de vous donner lieu, & loiſir de parler longuemẽt enſemble à voz aiſes. La damoiſelle fut ſi tranſportée, qu’elle ne luy ſceut feindre ſon affection : mais luy diſt quelle n’y vouloit faillir : & obeïſſant à ſon conſeil, & par ſon commandement ſe deſpouilla, & ſe meiſt en vn beau lict toute ſeule en vne chambre, dont la dame laiſſa la porte ouuerte, & alluma de la clarté là dedans, parquoy la beauté de ceſte fille pouuoit eſtre veuë plus clerement. Et en feignant de ſ’en aller, ſe cacha ſi bien aupres du lict, qu’on ne pouuoit la veoir. Son pauure ſeruiteur la cuidant trouver comme elle luy auoit promis, ne faillit à l’heure ordonnée d’entrer en la chambre le plus doucement qu’il luy fut poſsible. Et apres qu’il eut fermé l’huis, & oſté ſa robbe & ſes brodequins fourrez, ſ’en alla mettre au lict ou il penſoit trouuer ce qu’il deſiroit. Et ne ſceut ſi toſt auancer ſes bras, pour embraſſer celle qu’il cuidoit eſtre ſa dame, que la pauure fille, qui le cuidoit eſtre du tout à elle, n’euſt les ſiens alentour de ſon col, en luy diſant tãt de parolles affectionnées, & d’vn ſi beau viſage, qu’il n’eſt ſi ſainct hermite qui n’euſt perdu ſes patenoſtres. Mais quand il la recogneut tant à la veuë qu’à l’ouïr, l’amour qui auec ſi grand haſte l’auoit faict coucher, le feit encores plus toſt leuer, quand il recogneut que ce n’eſtoit celle pour qui il auoit tant ſouffert. Et auec vn deſpit tant contre la maiſtreſſe, que contre ſa chambriere, alla à la damoiſelle, & luy diſt : Voſtre folie tant de vous que de la damoiſelle qui vous a mis là par malice, ne me ſçauroit faire autre que ie ſuis : mais mettez peine d’eſtre femme de bien : car par mon occaſion ne perdrez ce bon nom. Et en ce diſant tant courroucé qu’il n’eſt poſsible de plus, ſaillit hors de la chambre, & fut long tẽps ſans retourner ou eſtoit ſa dame. Toutesfois amour, qui n’eſt iamais ſans eſperance, l’aſſeura que plus la fermeté de ſon amour eſtoit grande & cogneuë par tant d’experience, plus la iouïſſance en ſeroit longue & heureuſe. La dame, qui auoit entendu tous ces propos, fut tant contente & esbahie de veoir la grandeur & fermeté de ſon amour, qu’il luy tarda bien qu’elle ne le pouuoit reueoir pour luy demander pardon des maulx qu’elle luy auoit faicts a l’eſprouuer. Et ſi toſt qu’elle le peut trouver, ne faillit a luy dire tant d’honneſtes & bons propos, que non ſeulement il oublia toutes ſes peines, mais les eſtima tresheureuſes, veu qu’elles eſtoient tournées à la gloire de ſa fermeté, & à l’aſſeurance parfaicte de ſon amitié. De laquelle depuis ceſte heure lá en auant, ſans empeſchement ne faſcherie, il eut la fruition telle qu’il la pouuoit deſirer.

Ie vous prie, mes dames, trouuez moy vne femme qui ait eſté ſi ferme, ſi patiente, & ſi loyalle en amour, que ceſt homme cy a eſté. Ceux qui ont experimenté telles tentations, trouuent celles que lon peinct à ſainct Anthoine bien petites au pris : Car qui peult eſtre chaſte & patient auec la beauté, l’amour, le temps, & le loiſir des femmes, ſera aſſez vertueux pour yaincre tous les diables. C’eſt dommage, diſt Oiſille, qu’il ne ſ’adreſſa à vne femme auſsi vertueuſe que luy : car c’euſt eſté la plus parfaicte, & la plus honneſte amour, dont on ouït iamais parler. Mais ie vous prie, diſt Guebron, dictes moy : lequel tour trouuez vous le plus difficile des deux ? Il me ſemble, diſt Parlamente, que c’eſt le dernier : car le deſpit eſt la plus forte tentation de toutes les autres. Longarine diſt qu’elle pẽſoit que ce fuſt le premier : car il failloit qu’il vainquit l’amour & ſoymeſmes, pour tenir ſa promeſſe. Vous en parlez bien à voſtre aiſe, diſt Simontault : mais nous, qui ſçauons bien que la choſe vault, en deuons dire noſtre opinion. Quant à moy, à la premiere fois ie l’eſtime fol, & à la derniere ſot. Car ie croy qu’en tenant promeſſe à ſa dame, elle auoit autant ou plus de peine que luy. Elle ne luy faiſoit faire ce ſermẽt, ſinon pour ſe feindre plus femme de bien qu’elle n’eſtoit, ſe tenant ſeure qu’vne forte amour ne ſe peult lyer, ny par commandement, ny par ſerment, ne par choſe qui ſoit au monde, Mais elle vouloit feindre ſon vice ſi vertueux, qu’il ne pouuoit eſtre gaigné que par vertuz heroïques. Et la ſeconde fois il ſe monſtra ſot, de laiſſer celle qui l’aimoit, & valloit mieulx que celle ou il auoit ſerment contraire, & ſi auoit bonne excuſe ſur le deſpit dequoy il eſtoit plein. Dagoucin le reprint, diſant qu’il eſtoit de contraire opinion : & que à la premiere fois il ſe monſtra ferme, patiẽt, & veritable : & à la ſeconde loyal & parfaict en amitié. Et que ſçauons nous (diſt Saffredent) ſ’il eſtoit de ceulx qu’vn chapitre nomme De frigidis & maleficiatis ? Mais ſi Hircan euſt voulu parfaire ſa louange, il nous deuoit compter comme il fut gentil compaignon, quand il eut ce qu’il demandoit : & à l’heure pourrions nous iuger ſi c’eſtoit vertu ou impuiſſance qui le feiſt eſtre ſi ſage. Vous pouuez bien penſer, diſt Hircan, que ſi lon me l’euſt dict, ne l’euſſe non plus celé que le demeurant. Mais à veoir ſa perſonne & cognoiſtre ſa complexion, ie l’eſtimeray pluſtoſt auoir eſté conduict de la force d’amour, que de nulle impuiſſance ou froideur. Or s’il eſtoit tel que vous dictes, diſt Simontault, il deuoit rompre ſon ſerment. Car ſi elle ſe fuſt courroucée pour ſi peu, elle euſt eſté legerement appaisée. Mais (diſt Emarſuitte) peult eſtre qu’à l’heure elle ne l’euſt pas voulu. Et puis, diſt Saffredent, n’eſtoit il pas aſſez fort pour la forcer, puis qu’elle luy auoit dõné camp ? Saincte Marie (diſt Nomerfide) comme vous y allez ? Eſt-ce la façon d’acquerir la grace d’vne qu’on eſtime honneſte & ſage ? Il me ſemble, diſt Saffredent, que lon ne ſçauroit faire plus d’honneur à vne femme de qui lon deſire telles choſes, que de la prendre par force : car il n’y a ſi petite damoiſelle, qui ne vueille eſtre bien long temps priée. Et d’autres encores à qui il fault donner beaucoup de preſens, auant que de les gaigner. D’autres qui ſont ſi ſottes, que par moyen ne fineſſes on ne les peut auoir ny gaigner, & enuers celles là ne fault penſer que chercher les moyens. Mais quand on a affaire à vne ſi ſage qu’on ne la peult tromper, & ſi bonne qu’on ne la peult gaigner par parolles ny preſens, eſt-ce pas raiſon de chercher tous les moyens que lon peult, pour en auoir la victoire ? Et quand vous oyez dire qu’vn homme a prins vne femme par force, croyez que ceſte femme lá luy a oſté l’eſperance de tous autres moyens : & n’eſtimez moins l’homme qui a mis ſa vie en danger pour donner lieu à ſon amour. Guebron ſe print à rire, & diſt : I’ay veu autres fois aſsieger des places & prendre par force, pour ce qu’il n’eſtoit poſsible de faire parler par argent, ne par menacer ceux qui les gardoient : car on dict, que place qui parlemente, eſt à demy gaignée. Il ſemble (diſt Emarſuitte) que tous les amours du monde ſoient fondées ſur ces follies : mais il y en a qui ont aimé, & benignement perſeueré, de qui l’intention n’a point eſté telle. Si vous en ſçauez vne à dire, diſt Hircan, ie vous donne ma voix, & place pour la dire. Ie la ſçay, diſt Emarſuitte, & la diray treſvolontiers.