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L’Heptaméron des nouvelles/Nouvelle 19

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Texte établi par Claude Gruget, Vincent Sertenas (p. 70v-75v).

De deux amans qui par deſeſpoir d’eſtre mariez enſemble ſe rendirent en religion, l’homme à ſainct François, & la fille à ſaincte Claire.


NOVVELLE DIXNEVFIESME.



Av temps du Marquis de Mantouë, qui auoit eſpousé la ſœur du Duc de Ferrare, y auoit en la maiſon de la Ducheſſe vne damoiſelle, nõmée Pauline, laquelle eſtoit tant aimée d’vn gentilhomme ſeruiteur du Marquis, que la grandeur de ſon amour faiſoit eſmerueiller tout le monde : veu qu’il eſtoit pauure & tant gentil compaignon, qu’il deuoit chercher (pour l’amour que luy portoit ſon maiſtre) quelque femme riche : mais il luy ſembloit que tout le treſor du monde eſtoit en Pauline, lequel en l’eſpoufant il penſoit poſſeder. La Marquiſe, deſirant que par ſa faueur Pauline fuſt mariée plus richemẽt, l’en deſgouſtoit le plus qu’il luy eſtoit poſsible, & les empeſchoit ſouuent de parler enſemble, leur remonſtrant que ſi le mariage ſe faiſoit, ils ſeroient les plus pauures & miſerables de toute l’Italie. Mais ceſte raiſon ne pouuoit entrer en l’entendement du gentilhomme. Pauline de ſon coſté diſsimuloit le mieux qu’elle pouuoit ſon amitié, toutesfois elle n’en penſoit pas moins. Ceſte amitié dura longuement auec vne eſperance que le temps leur apporteroit quelque meilleure fortune. Durant lequel vint vne guerre, ou ce gẽtil-hõme fut prins priſonnier auec vn François, qui n’eſtoit moins amoureux en France, que luy en Italie. Et quand ils ſe trouuerent compaignons de leurs fortunes, ils cõmencerent à deſcouurir leurs ſecrets l’vn à l’autre. Et confeſſa le François, que ſon cueur eſtoit ainſi priſonnier que le ſien, ſans luy vouloir nommer le lieu. Mais pour eſtre tous deux au ſeruice du Marquis de Mantouë, ſçauoit bien ce gentil-homme François, que ſon compaignon aimoit Pauline, & pour l’amitié qu’il auoit en ſon biẽ & profit, luy conſeilloit d’en oſter ſa fantaſie. Ce que le gẽtil-homme Italien iuroit n’eſtre en ſa puiſſance, & que fi le Marquis de Mantouë,

pour

pour recõpenſe de ſa priſon, & des bons ſeruices qu’il luy auoit faicts, ne luy donnoit s’amie, il s’en iroit rendre cordelier, & ne ſeruiroit iamais maiſtre que Dieu. Ce que ſon compaignon ne pouuoit croire, ne voyant en luy vn ſeul ſigne de la religion, fors la deuotion qu’il auoit en Pauline. Au bout de neuf moys fut deliuré le gentil-homme François, & par ſa bonne diligẽce feit tant qu’il meit ſon compaignon en liberté, & pourchaſſa le plus qu’il luy fut poſsible enuers le Marquis & la Marquiſe, le mariage de Pauline. Mais il n’y peut advenir ny rien gaigner, en luy mettant la pauvreté devant les yeux ou il leur faudroit tous deux viure, & auſsi que de tous coſtez les parẽs n’en eſtoiẽt pas contens ne d’opinion. Et luy defendoient qu’il n’euſt plus à parler à elle, à fin que ceſte fantaſie s’en allaſt par l’abſence & impoſsibilité. Et quand il veid qu’il eſtoit contrainct d’obeïr, demanda congé à la Marquife de dire à Dieu à Pauline, puis que iamais il ne parleroit à elle : ce qui fut accordé, & à l’heure commença à luy dire. Puis qu’ainſi eſt, Pauline, que le ciel & la terre font contre nous, non ſeulement pour nous empeſcher de nous marier enſemble, mais (qui plus eſt) pour nous oſter la veuë & parolle, dont noz maiſtre & maiſtreſſe nous ont faict ſi rigoureux commandement : ils ſe peuuent bien vanter qu’en vne parolle ils ont bleſſé deux cueurs, dont les corps ne ſçauroient plus faire que languir, monſtrans bien par ceſt effect, qu’oncques amour ne pitié n’entrerent en leur eſtomach. Ie ſçay bien que leur fin eſt de nous marier bien & richement chacun : car ils ignorent que la vraye richeſſe giſt au contentement : mais ſi m’ont ils faict tant de mal & de deſplaiſir, qu’il eſt impoſsible que iamais ie leur puiſſe faire feruice. Ie croy bien que ſi iamais ie n’euſſe parlé de ce mariage, ils ne fuſſent pas ſi ſcrupuleux qu’ils ne nous euſsẽt aſſez ſouffert parler enſemble, vous aſſeurãt que i’aimerois mieux mourir que changer mon opinion en pire, apres vous auoir aimée d’vne amour ſi honeſte & vertueuſe, & pourchassé enuers vous ce que ie deurois defendre enuers tous. Et pour ce qu’en vous voyãt ie ne fçaurois porter ceſte dure patience, & qu’en ne vous voyant mon cueur (qui ne peult demeurer vuide) ſe rempliroit de quelque deſeſpoir dont la fin ſeroit malheureuſe : ie me ſuis deliberé (& de longtemps) de me mettre en religion, non que ie ne ſçache tresbien qu’en tous eſtats l’homme ſe peult ſauuer, mais pour auoir plus grand loiſir de contempler la bonté diuine, laquelle, comme i’eſpere, aura pitié des fautes de ma ieuneſſe, & changera mon cueur autant pour aimer les choſes ſpirituelles, qu’il a faict les temporelles. Et ſi Dieu me faict la grace de gaigner la ſcience, mon labeur ſera inceſſamment employé à prier Dieu pour vous. Vous ſuppliant par ceſte amour tãt ferme & loyalle, qui a eſté entre nous deux, auoir memoire de moy en voz oraiſons, & prier noſtre ſeigneur qu’il me dõne autant de conſtãce en ne vous voyant point, qu’il m’a donné de contentement en vous voyant. Et pource que i’ay eſperé toute ma vie auoir de vous par mariage ce que l’honneur & conſcience permettent, ie me ſuis contenté d'eſperance. Mais maintenant que ie la perds, & que ie ne puis iamais auoir de vous le traictement qui appartient à vn mary, au moins, pour dire à Dieu, ie vous prie me traicter en frere, & que ie vous puiſſe baiſer. La pauure Pauline, qui touſiours luy auoit eſté aſſez rigoureuſe, cognoiſſant l’extremité de ſa douleur, & honneſteté de ſa requeſte, & qu’en tel deſeſpoir ſe contentoit d’vne choſe ſi raiſonnable, ſans luy reſpodre autre choſe luy va ietter les bras au col, pleurant auec vne ſi grande amertume & ſaiſiſſement de cueur, que la parolle, fentimens & force luy deffaillirent, & ſe laiſſa tomber entre ſes bras eſuanouye : dont la pitié qu’il en eut auec l’amour & la triſteſſe, luy en feirent faire autãt. Tellement que l’vne de ſes compagnes les voyant tomber l’vn d’vn coſté, & l’autre d’autre, appella du ſecours, qui à force de remedes les feit reuenir. Alors Pauline, qui auoit deſiré de diſsimuler ſon affection, fut honteuſe quand elle s’apperceut qu’elle l’auoit monſtrée ſi vehemente. Toutesfois la pitié du pauure gentilhomme ſeruit à elle de iuſte excuſe, & ne pouuant plus porter ceſte parole, de dire à Dieu pour iamais, s’en alla viſtement le cueur & les dents ſi ſerrez, qu’entrant dans ſa chambre comme vn corps mort ſans eſprit, ſe laiſſa tomber ſur ſon lict, & paſſa la nuict en ſi piteuſes lamẽtations, que ſes ſeruiteurs penſoient qu’il euſt perdu tous ſes parens & amis, & tout ce qu’il pouuoit auoir de bien ſur la terre. Le matin ſe recommanda à noſtre ſeigneur, & apres qu’il eut departy à ſes ſeruiteurs le peu de bien qu’il auoit, & prins auec luy quelque ſomme d’argent,

defendit
defendit à ſes gens de le ſuyure, & s’en alla tout ſeul à la religion

de l’obſeruance demander l’habit, deliberé de iamais n’en porter d’autre. Le gardien, qui autresfois l’auoit veu, penſa au commencement que ce fuſt mocquerie ou ſonge : car il n’y auoit en tout le païs gentil-homme, qui moins que luy euſt grace de cordelier, pource qu’il auoit en luy toutes les bonnes graces & vertuz que lon ſçauroit deſirer en vn gẽtil-homme. Mais apres auoir entendu ſes parolles & veu ſes larmes coulans ſur ſon viſage comme ruiſſeaux, ignorant dont en venoit la ſource, le receut humainement. Et bien toſt apres voyant ſa perſeuerance luy bailla l’habit, qu’il receut bien deuotement, dont furent aduertiz le Marquis & la Marquiſe, qui le trouuerent ſi eſtrangé qu’à peine le pouuoient ils croire. Pauline, pour ne ſe monſtrer ſubiecte à nulle amour, diſsimula le mieux qu’il luy fut poſsible le regret qu’elle auoit de luy, en ſorte que chacun diſoit qu’elle auoit bien toſt oublié la grande affection de ſon loyal ſeruiteur : & ainſi paſſa cinq ou ſix mois, ſans en faire autre demonſtrance. Durant lequel temps luy fut par quelque religieux monſtré vne chanſon que ſon ſeruitcur auoit composée vn peu apres qu’il eut prins l’habit. De laquelle le chant eſt Italien, & aſſez commun : mais i’en ay voulu traduire les mots en François le plus pres de l’Italien qu’il m’a eſté poſſible, qui ſont tels.


Que dira elle
Que fera elle
Quand me verra de ſes yeux
Religieux ?

Las ! la pauurette
Toute ſeulette
Sans parler long temps fera
Eſcheuelée
Deſconfolée :
L’eſtrange cas penſera :

Son penſer (par aduanture)
En monaſtere & cloſture
A la fin la conduira.
Que dira elle, &c.

Que diront ceux,
Qui de nous deux
Ont l’amour & bien priué,
Voyant qu’amour
Par vn tel tour
Plus parfaict ont approuué ?
Regardans ma conſcience,
Ils en auront repentance,
Et chacun d’eux pleurera.
Que dira elle, &c.

Et s’ils venoient
Et nous tenoient
Propos pour nous diuertir,
Nous leur dirons
Que nous mourrons
Icy ſans iamais partir.
Puis que leur rigueur rebelle
Nous faict prendre robbe telle,
Nul de nous ne la lairra.
Que dira elle, &c.

Et ſi prier
De marier
Nous viennent pour nous tenter,
En nous diſant

L’estat plai-


L’eſtat plaiſant
Qui nous pourroit contenter,
Nous reſpondrons que noſtre ame
Eſt de Dieu aimée & femme,
Qui point ne la changera.
Que dira elle, &c.

O amour forte,
Qui ceſte porte :
Par regret m’as faict paſſer,
Fais qu’en ce lieu
De prier Dieu
Ie ne me puiſſe laſſer :
Car noſtre amour mutuelle
Sera tant ſpirituelle,
Que Dieu ſ’en contentera.
Que dira elle, &c.

Laiſſons les biens
Qui font liens
Plus durs a rompre que fer,
Quittons la gloire
Qui l’ame noire
Por orgueil meine en enfer.
Fuyons la concupiſcence,
Prenons la chaſte innocence,
Que Ieſus nous donnera.
Que dira elle, &c.

Viens donc amie,
Ne tarde mie

Apres ton parfaict amy :
Ne crains à prendre.
L’habit de cendre,
Fuyant ce monde ennemy :
Car d’amitié viue & forte
De ſa cendre fault que ſorte
Le Phenix, qui durera,
Que dira elle, &c.

Ainſi qu’au monde
Fut pure & munde
Noſtre parfaicte amitié,
Dedans le cloiſtre
Pourra paroistre
Plus grande de la moitié.
Car amour loyal & ferme,
Qui n’a iamais fin ne terme,
Droict au ciel nous conduira.
Que dira elle, &c.

Quand elle eut bien au long leu ceſte chanſon, eſtant à part en vne chappelle, ſe meiſt ſi fort à plorer, qu’elle arrouſa tout le papier de larmes. Et n’euſt eſté la crainte qu’elle auoit de ſe monftrer plus affectionnée qu’il n’appartient, n’euſt failly de s’en aller incontinẽt mettre en quelque hermitage, ſans jamais veoir creature du monde : mais la prudence qui eſtoit en elle la contraignit pour quelque temps diſsimuler. Et combien qu’elle euſt prins reſolution de laiſſer entieremẽt le monde, ſi feignit elle le cõtraire, & changeoit ſi fort ſon viſage, qu’eſtant en cõpaignie ne reſſembloit de rien qui ſoit à elle meſme. Elle porta en ſon cueur ceſte deliberation couuerte cinq ou ſix mois, ſe monſtrant plus ioyeuſe qu’elle n’auoit de couſtume, Mais vn iour alla auec ſa maiſtreſſe a l’obſeruance ouyr la grande meſſe, & ainſi que le preſtre diacre & ſoudiacre ſortoient

du re-
du reueſtoire pour venir au grand autel, ſon pauure ſeruiteur,

qui n’auoit encores parfaict l’an de ſa probation, ſeruoit d’accolite, & portant les deux canettes en ſes deux mains couuertes d’vne toille de foye venoit le premier, ayant les yeux contre terre. Quand Pauline le veid en tel habillement, ou ſa beauté & grace eſtoient pluſtoſt augmentées que diminuées, fut ſi fort eſtonnée & troublée, que pour couurir la cauſe de la couleur qui luy venoit au viſage, ſe print à touſſer. Et ſon pauure feruiteur, qui entendoit mieux ce ſon lá, que celuy des cloches de ſon monaſtere, n’oſa tourner la teſte, mais en paſſant par deuant elle ne peuſt garder ſes yeux, qu’ils ne prinffent le chemin que ſi long temps ils auoient tenu. Et en regardant piteuſement Pauline, fut fi ſaiſi du feu qu’il penfoit quaſi eſteint, que le voulant plus celer qu’il ne pouuoit tomba tout de ſon hault deuant elle. Et la crainte qu’il eut que la cauſe en fuſt cogneuë, luy feit dire que c’eſtoit le paué de l’egliſe, qui eſtoit rompu en ceſt endroit. Quand Pauline cogneut, que le changement de l’habit n’auoit changé le cueur, & qu’il y auoit ſi longtẽps qu’il s'eſtoit rendu, que chacun penſoit qu’elle l’euſt oublié, ſe delibera de mettre à execution le deſir qu’elle auoit eu de rendre la fin de leur amitié ſemblable en habit, forme & eſtat de viure, comme ils auoient eſté viuãs en vne maiſon ſoubs pareil maiſtre & maiſtreſſe. Et pource que plus de quatre mois au parauãt auoit donné ordre à tout ce que luy eſtoit neceſſaire pour entrer en religion, vn matin demanda congé à la Marquise d’aller ouyr meſſe à ſainte Claire, qu’elle luy octroya, ignorant pourquoy elle luy demandoit : & en paſſant par les cordeliers pria le gardien de luy faire venir ſon ſeruiteur qu’elle appelloit ſon parẽt. Et quand elle le veid en vne chapelle à part, elle luy dict. Si mon honneur euſt permis qu’auſsi toſt que vous, ie me fuſſe osé mettre en religion, ie n’euſſe tant attendu : mais ayant rompu par ma patience les opinions de ceux qui pluſtoſt iugent mal que bien, ie ſuis deliberée de prendre l’eſtat, la robbe, & la vie telle que ie voy la voſtre, ſans enquerir quel il y faict. Car ſi vous auez du bien i’en auray ma part, & ſi auez du mal ie n’en veux eſtre exempte. Car par tel chemin que vous irez en paradis, ie vous veux ſuiure : eſtãt aſſeurée que celuy qui eſt le vray, parfaict, & digne d'eſtre nommé amour, nous a tirez à ſon fer-

t ij
uice par vne amitié honneſte & raiſonnable, laquelle il conuertira

par ſon ſainct eſprit du tout en luy. Vous priant que vous & moy oublions ce corps qui perit & tiẽt du vieil Adam, pour receuoir & reueſtir celuy de noſtre eſpoux Ieſus Chrift. Ce ſeruiteur religieux fut tãt aiſe & tant content d’ouïr ſa faincte volonté, qu’en pleurant de ioye luy fortifia ſon opinion le plus qu’il luy fut poſsible, luy diſant puis qu’il ne pouuoit auoir d’elle au mode autre choſe que la parolle, qu’il ſe tenoit bien heureux d’eſtre au lieu ou il auoit touſiours moyen de la reueoir, & qu’elle feroit telle, que l’vn & l’autre n’ẽ pourroit que mieux valloir, viuans en vn eſtat d’vn amour, d’vn cueur & d’vn eſprit, tirez & conduits de la bonté de Dieu, lequel il ſupplioit les tenir en ſa main ou nul ne peult perir. Et en ce diſant & pleurant d’amour & de ioye luy baiſa les mains, mais elle abbaiſſa ſon viſage iuſques à la main, & ſe dõnerent par vraye charité le ſainct baiſer de dilection. Et ſe contentant s’en partit Pauline, & entra en la religion de ſaincte Claire, ou elle fut receuë & voilée. Ce qu’apres elle feit entendre à ma dame la Marquiſe, qui en fut tant esbahie, qu’elle ne le pouuoit croire : mais s’en alla le lendemain au monaſtere pour la veoir & s’efforcer de la diuertir de ſon propos. A quoy Pauline luy feiſt reſponfe : que ſi elle auoit eu puiſſance de luy oſter vn mary de chair (l’homme du monde qu’elle auoit le plus aimé) elle s’en deuoit contenter, ſans chercher de la vouloir ſeparer de celuy qui eſtoit immortel & inuiſible : car il n’eſtoit pas en ſa puiſſance, ny de toutes les creatures du monde. La Marquiſe voyant ſon bon vouloir, la baiſa, la laiſſant à grand regret. Et depuis veſquirent Pauline & ſon ſeruiteur ſi ſainctemẽt & deuotement en leur obferuance, que lon ne doit douter que celuy, duquel la fin de la loy eſt charité, ne leur diſt à la fin de leur vie comme à la Magdaleine, que leurs pechez leur eſtoient pardonnez, veu qu’ils l’auoient beaucoup aimé, & qu’il ne les retiraſt en paix au lieu ou la recompenſe paſſe tous les merites des hommes.

Vous ne pouuez icy ignorer, mes dames, que l’amour de l’hõme ne ſe ſoit monſtrée la plus grande, mais elle luy fut ſi bien renduë, que ie voudrois que tous ceux qui s’en meſlent en fuſſent autant recompenſez. Il y auroit donc, diſt Hircan, plus de fols & de folles qu’il n’y en eut oncques. Appellez vous follie,

diſt
lie, diſt Oifille, d’aimer honeſtement en la ieuneſſe, & puis conuertir

tout ceſt amour en Dieu ? Hircan en riant luy reſpondit : Si melencolie & deſeſpoir ſont louables, ie diray que Pauline & ſon ſeruiteur ſont bien dignes d’eſtre louëz. Si eſt-ce que Dieu, diſt Guebron, a pluſieurs moyens pour nous tirer à luy, dont les commencemens ſemblent eſtre mauuais, mais la fin en eſt tresbonne. Encores ay ie vne opinion, diſt Parlamente, que iamais homme n’aimera parfaitement Dieu, qu’il n’ait parfaictement aimé quelque creature en ce mode. Qu’appellez vous parfaictemẽt aimer ? diſt Saffredẽt : eſtimez vous parfaicts amãs ceux qui ſont tranſiz, & qui adorent les dames de loing ſans oſer monſtrer leur volonté ? I’appelle parfaicts amans, luy repondit Parlamente, ceux qui cherchent en ce qu’ils aiment quelque perfection, ſoit bonté, beauté, ou bonne grace, touſiours tendans à la vertu, & qui ont le cueur ſi hault & ſi honneſte qu’ils ne veullent pour mourir mettre fin aux choſes baſſes, que l’honneur & la conſcience reprouuent. Car l’ame, qui n’eſt creée, que pour retourner à ſon ſouuerain bien, ne faict tant qu’elle eſt dedans le corps, que deſirer d’y paruenir. Mais à cauſe que les ſens par leſquels elle en peut auoir nouuelle, ſont obſcurs & charnels par le peché du premier pere, ne luy peuuẽt monſtrer, que les choſes viſibles plus approchantes de la perfection, apres quoy l’ame court, cuidans trouuer en vne beauté exterieure, en vne grace viſible & aux vertuz morales, la ſouueraine beauté, grace & vertu. Mais quand elle les a cherchez & experimentez, & n’y trouue point celuy qu’elle aime, elle paſſe outre, comme l’enfant, qui ſelon ſa petiteſſe aime les pommes, les poires, les poupées & autres petites choſes, les plus belles que ſon œil peult veoir, & eſtime richeſſes d’aſſembler des petites pierres : mais en croiſſant aime les poupines viues, & amaſſe les biens neceſſaires pour la vie humaine. Mais quand il cognoiſt par plus grande experience que es choſes territoires n’y a nulle perfection ne felicité, il deſire chercher la vraye felicité, & le facteur & ſource d’icelle. Touteffois ſi Dieu ne luy ouure l’œil de foy, ſeroit en danger de venir d’vn ignorant vn infidele philoſophe. Car foy ſeulement peult monſtrer & faire receuoir le bien, que l’homme charnel & animal ne peult entẽdre. Ne voyez vous pas bien, diſt Lon-

t. iij
garine que la terre nõ cultiuée porte beaucoup d’arbres & herbes

cõbien qu’ils ſoient inutiles, ſi eſt-ce qu’elle eſt bien deſirée pour l’eſpoir qu’on a qu’elle portera bon grain, quand elle ſera ſemée & bien cultiuée. Auſsi le cueur de l’homme qui n’a autre ſentiment qu’aux choſes viſibles, ne viẽdra iamais à l’amour de Dieu par la ſemence de ſa parolle : car la terre de ſon cueur eſt ſterile, froide & damnée. Voila pourquoy, diſt Saffredent, la plus part des hommes ſont deceuz, leſquels ne s’amuſent qu’aux choſes exterieures, & contemnent le plus precieux, qui eſt dedans. Si ie ſçauois, diſt Simontault, bien parler Latin, ie vous alleguerois que ſainct Iean dict : que celuy qui n’aime ſon frere qu’il veoit, comment aimera-il Dieu qu’il ne veoit point ? car par les choſes viſibles, on eſt attiré à l’amour des choſes inuiſibles. Qui eſt-il, diſt Emarſuitte, & laudabimus eum, ainſi parfaict que vous le dictes ? Il y en a, reſpondit Dagoucin, qui aiment ſi fort & ſi parfaictement, qu’ils aimeroient mieux mourir, que de ſentir vn deſir contre l’honneur & la conſcience de leurs maiſtreſſes, & ſi ne veullent qu’elles ne autres s’en apperçoiuent. Ceux lá, diſt Saffredent, font de la nature du Camaleon qui vit de l’air. Car il n’y a homme au monde, qui ne deſire declarer ſon amour, & de ſçauoir eſtre aimé : & ſi croy qu’il n’eſt ſi forte fiebure d’amitié, qui ſoudain ne ſe paſſe, quãd on cognoiſt le contraire. Quant à moy, i’en ay veu des miracles euidens. Ie vous prie, diſt Emarſuitte, prenez ma place, & nous racomptez de quelqu’vn qui ſoit reſuſcité de mort à vie, pour cognoiſtre le contraire en ſa dame de ce qu’il deſiroit. Ie crains tant, diſt Saffredent, de deſplaire aux dames de qui l’ay eſté & feray à iamais ſeruiteur, que ſans expres commandement, ie n’euſſe osé racompter leurs imperfections : mais pour obeïr ie ne celeray la verité.