L’Heptaméron des nouvelles/Prologue (cinquièsme journée)
CINQUIESME JOURNÉE
PROLOGUE
uant le matin fut venu, Madame Oisille
leur prépara ung desjuner spirituel d’un
si bon goust, qu’il estoyt suffisant pour
fortiffier le corps & l’esperit ; où toute la
compaignie fut fort attentive, en sorte qu’il leur sembloyt
bien jamays n’avoir oy sermon qui leur proffitast
tant, &, quant ilz ouyrent sonner le dernier coup de
la messe, s’alèrent exercer à la contemplation des
sainctz propos qu’ilz avoient entenduz.
Après la messe oïe & s’estre ung peu pourmenez, se meirent à table, promectans la Journée présente debvoir estre aussi belle que nulle des passées, & Saffredent leur dist qu’il vouldroit que le pont demorast encores ung mois à faire, pour le plaisir qu’il prenoyt à la bonne chère qu’ilz faisoient ; mais l’Abbé de céans y faisoyt faire bonne dilligence, car ce n’estoit pas sa consolation de vivre entre tant de gens de bien, en la présence desquelz n’osoyt faire venir ses pèlerines accoustumées.
Et, quant ilz se furent reposez quelque temps après disné, retournèrent à leur passe temps accoustumé. Après que chacun eut prins son siège au pré, demandèrent à Parlamente à qui elle donnoyt sa voix.
« Il me semble, » dist elle, « que Saffredent sçaura bien commencer ceste Journée, car je luy voys le visaige qui n’a poinct d’envye de nous faire pleurer.
— Vous serez doncq bien cruelles, mes Dames, » dist Saffredent, « si vous n’avez pitié d’un Cordelier dont je vous voys compter l’histoire, &, encores que par celles que aucuns d’entre nous ont cy devant faictes des Religieux vous pourriez penser que sont cas advenus aux pauvres Damoiselles dont la facilité de l’exécution a faict sans crainte commencer l’entreprise, mais affin que vous congnoissiez que l’aveuglement de leur folle concupiscence leur oste toute craincte & prudente considération, je vous en compteray d’un qui advint en Flandres.