L’Heptaméron des nouvelles/Tome IV/12

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L’HEPTAMERON
D E S   N O U V E L L E S
DE
LA ROINE DE NAVARRE

NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS


Les sommaires des Journées & les intitulés qui précédent dans le texte chaque Nouvelle sont empruntés au manuscrit de Thou, no 1524 (L). — Le texte est celui du manuscrit no 1512. Voir le premier volume, pages 150 & 167.— Les notes de M. Le Roux de Lincy sont indiquées par un L, & les notes nouvelles par un M, non point pour celles-là, mais pour laisser aux notes anciennes leur priorité & leur valeur. — M.


Le titre de l’Heptaméron est absolument adopté, & il est excellent ; la huitième Journée n’ayant que ses deux seules Nouvelles, le livre ne se compose pourtant que de sept Journées. Originairement il en devait dix, comme le livre de Boccace, — dont le titre a été coupé d’une façon bien amusante dans le titre de la première édition de la traduction de Laurent de Premierfaict, le livre nommé Caméron, — & l’on a vu dans la Notice des manuscrits, I, 160, qu’il devait de même porter le nom de Décaméron. C’est en modifiant celui du chef-d’œuvre italien que Gruget a créé, au lieu d’Octoméron, le titre d’Heptaméron. Celui-ci avait du reste des analogues qui ont pu contribuer à en donner l’idée ; S. Basile le grand & son frère S. Grégoire de Nysse ont écrit tous deux un Hexaméron, &, un peu plus tard, Frère Jean de S. François a mis de grec en français (Paris, Heuqueville, 1616) les homélies du premier « sur l’Hexaemeron, c’est-à-dire sur les six jours de la première sepmaine ou création du monde ». On peut encore citer : l’ « Hexameron, ou six journées contenant plusieurs doctes discours sur aucuns points difficiles en diverses sciences, avec maintes histoires notables & non encore ouyes, fait en hespagnol par Antoine de Torquemade & mis en françois par Gabriel Chappuis, Tourangeau. À Paris, pour Phelippes Brachonier », 1583, in-8o, & Rouen, 1619, in-12.

Le mot d’Heptaméron, une fois trouvé, a fait son chemin. On ne citerait pas : « Heptaméron, ou les Sept Premiers jours de la création du monde & les sept âges de l’Église chrétienne », Paris, Roret, 1825, si l’on ne pouvait citer des exemples du XVIe & du commencement du XVIIe siècle. La traduction en vers latins de la Semaine de Du Bartas, par le Bourguignon Jean Édouard du Monin, a pour titre : « Beresithias, sive Mundi creatio, ex Gallico S. Salustii de Bartas Heptamero expressa », Paris, Jean Parent, 1579, & le sieur de la Palme, c’est-à-dire Palma Cayet, a écrit en vers : « L’Heptaméron de la Navarride, ou Histoire entière de la Navarre depuis le commencement du monde », un énorme volume in-12 de plus de huit cents pages publié en 1602. Malgré tout, & c’est justice, il n’y a qu’un livre qui s’appelle l’Heptaméron ; ce sont les Nouvelles françaises de la Reine de Navarre. — M.


conjectures sur le nom véritable des personnages
qui prennent part aux récit de l’Heptaméron.

M. Le Roux de Lincy a parlé deux fois de cette question, d’abord dans la Vie littéraire de Marguerite, I, cxxxi-iv, ensuite dans une note spéciale du Prologue. Nous donnons d’abord ce qui se trouve dans la Vie littéraire, &, comme la note est coupée en articles personnels, nous ajoutons à chacun d’eux le résumé de ce qu’a dit M. Paul Lacroix sur la même question, & surtout l’analyse des conjectures, aussi ingénieuses que solides, mises par M. Franck dans la Préface de se récente édition de l’Heptaméron. M. Le Roux de Lincy étant le premier qui ait soulevé la question, il n’est pas étonnant qu’on puisse y revenir après lui. — M.

Voici d’abord le passage de sa Préface :

« Sous le nom de Hircan, Marguerite a placé parmi ses interlocuteurs un personnage qui ressemble à son premier mari, Charles, Duc d’Alençon. Elle ne le peint pas sous des couleurs très-favorables, mais elle dut se faire à cet égard d’autant moins de scrupules que le Duc d’Alençon était mort à l’époque où elle écrivait son Heptaméron. Ce qui peut confirmer notre conjecture, c’est la déférence avec laquelle les autres personnages s’adressent à lui. Dans le Prologue, il dit à l’un des interlocuteurs : « Puisque vous avez commencé la parole, c’est raison que vous commandiez, car au jeu nous sommes tous égaux. » Plusieurs dialogues entre Hircan & sa femme Parlamente peuvent passer pour des allusions au mauvais ménage que paraissent avoir toujours fait le Duc & la Duchesse d’Alençon.

« Si, comme nous le pensons, Marguerite a placé le Roi de Navarre parmi les interlocuteurs de son Heptaméron, ce doit être sous le nom du Gentil Chevalier Symontault. Dans le Prologue, il est dit que Parlamente loua Dieu du retour imprévu de ce Gentilhomme, car long temps avoit qu’elle le tenoit pour son très affectionné serviteur. Un peu plus loin, Symontaut ayant dit que, pour lui, le premier bien de ce monde seroit de pouvoir commander à toute la compagnie, Parlamente, comprenant ce souhait, toussa afin de pouvoir cacher sa rougeur à son mari. À plusieurs reprises, Symontaut se plaint des cruautés de sa dame & des souffrances que l’amour lui a causées. Quand il aurait trompé cent mille femmes, dit-il, il ne serait pas encore vengé des peines qu’une seule lui a fait endurer ; mais Parlamente n’ajoute pas beaucoup de foi à d’aussi beaux sentiments ; elle accuse même Symontaut de n’être pas le plus fidèle des maris. Si l’on se rappelle la conduite du Roi de Navarre envers Marguerite, ce dernier trait viendrait encore à l’appui de notre conjecture.

« Sous le nom d’Ennasuite la Reine de Navarre a bien pu cacher celui d’Anne de Vivonne, mère de Brantôme, qui, au dire de cet historien, fut l’une des devisantes de l’Heptaméron.

« Le caractère de Longarine s’applique aussi assez bien à Blanche de Tournon, veuve en secondes noces de Jacques de Coligny, seigneur de Châtillon, Dame d’honneur de la Reine de Navarre, celle-là même qui donna de si bons conseils à sa maîtresse, après qu’elle eut repoussé la tentative audacieuse de l’Amiral de Bonnivet.

« Enfin nous avons déjà émis l’opinion que Marguerite s’est peinte elle-même sous le nom de Parlamente, femme de Hircan, laquelle n’estoit jamais oisive ni mélancolique.

« Les conjectures qui précédent & quelques autres, que nous avons rejetées dans une note[1], nous ont été suggérées par la lecture du Prologue & des Épilogues dont chaque Nouvelle est suivie. En réunissant les passages différents, relatifs à chacune des personnes qui prennent part aux récits de l’Heptaméron, nous avons pu nous faire l’idée de l’âge, de la condition, du caractère que Marguerite leur a donnés. » — L.

— Voici maintenant la suite des notes que M. Le Roux de Lincy annonçait dans ce qu’on vient de lire. En les reproduisant fidèlement, nous nous permettons seulement de les disposer dans un autre ordre, en séparant les femmes des hommes & en donnant le pas aux premières pour mettre en tête, comme il convient, Madame Oisille & Parlamente, qui ont toutes deux la maîtrise & auxquelles tout le monde obéit. — M.

I. — MADAME OISILLE.

« Mais une dame vefve de longue expérience, nommée Oisille. » (Prologue.)

« Discours de Mme Oisille sur la lecture des saintes Écritures (Prologue).

« Parlamente dit en s’adressant à l’ancienne Dame Oisille : « Ma dame, je m’esbahys que vous, qui avez tant d’expérience & qui maintenant à nous femmes tenez lieu de mère. » (Prologue.) « Et nous qui sommes de bonne maison, » dit Oisille en parlant aux autres femmes (Nouv. II, Épil.).

« Oisille raconte la IIe Nouvelle, dans laquelle elle cherche à défendre les femmes. Elle adresse souvent des railleries & des mots piquants aux interlocuteurs, comme à l’Épilogue de la Nouvelle v ; prend toujours le parti des femmes contre les hommes.

« Elle raconte les sept Nouvelles, ii, xvii, xxxii, , li, lxx.

« Le respect avec lequel elle est traitée par tous les interlocuteurs, joint aux circonstances qui précèdent, peut faire reconnaître Louise de Savoie dans la Dame Oisille. « — L.

M. Lacroix, édition de 1858, p. XXVI, a fait remarquer ingénieusement que Osyle, qui se rencontre dans quelques manuscrits, est l’anagramme exact de Loyse. — C’est aussi l’avis de M. Franck, qui a réuni dans sa Préface, p. 71-86, tous les passages qui peuvent corroborer cette interprétation, désormais incontestable. — M.

II. — PARLAMENTE.

« Mais Parlamente, qui estoit femme de Hircan, laquelle n’estoit jamais oisive ne mélancolique, ayant demandé congé à son mari de parler, dit à l’ancienne Dame Oisille. » (Prologue.)

« Elle propose de raconter des Nouvelles à l’instar du Décaméron de Boccace. Sa rougeur à une allusion faite par le Chevalier Simontaut, son serviteur (Prologue) ; tousse pour la cacher à son mari (voir Simontaut).

« Voir, à l’Épilogue de la Nouvelle x, plusieurs traits qui s’appliquent à Marguerite & à son aventure avec Bonnivet.

« Ce qu’elle entend par des amants parfaits (Épilogue de la Nouvelle xix). Se fait toujours le défenseur de l’honneur des dames (Prologue de la IIIe Journée). Hircan dit, en parlant de sa femme Parlamente, qu’il croit qu’elle l’a toujours aimé (Prologue de la IVe Journée). Elle ne veut pas qu’une femme soit trop indulgente pour les fautes de son mari (Nouv. XXXVII, Épil.). Elle condamne ceux qui sèment la zizanie entre maris & femmes, au point que les maris en viennent aux coups, car au battre faut l’amour (Nouv. XLVI, Épil.).

« Elle raconte les sept Nouvelles X, XIII, XXI, XL, XLII, LVII, LXIV.

« Nous croyons que la Reine de Navarre elle-même s’est désignée sous le nom de Parlamente. » — L.

– L’identification de Parlamente avec Marguerite, acceptée par M. Lacroix, est aussi évidente que celle de Madame Oisille avec Louise de Savoie. M. Franck a curieusement & intelligemment réuni pour Parlamente (p. 86-107), comme ensuite pour les autres interlocuteurs, les passages caractéristiques qui se rapportent à sa personne, à ses sentiments & à son esprit. La démonstration est incontestable, & la preuve, qui résulte de tout l’ensemble du livre & qui est confirmée par tous les détails, est désormais faite d’une façon définitive. — M.

III. — ENNASUITE ou EMARSUITE.

« Ennasuite, tout en riant, lui répondit (à la jeune veufve Longarine)

« Chacune n’a pas perdu son mary comme vous. » (Prologue.)

« C’est elle qui raconte la ive Nouvelle de la Ire Journée, dont le sujet n’est autre que l’aventure de Marguerite avec l’Amiral Bonnivet.

« Elle se croyait aimée par Safredent, bien que ce fût à une autre de la compagnie que s’adressassent les vœux de ce dernier (Nouv. III, Épil.). Parlamente ayant dit qu’il était à désirer que chaque femme se contentât de son mari, elle prend ce reproche pour elle & y répond (Nouv. xxxv, Épil.). Elle préfère la compagnie de certaines bêtes, pourvu qu’elles ne mordent pas, à celle de certains hommes colères & insupportables (Nouv. lxvii, Épil.).

« Elle raconte les sept Nouvelles, IV, xix, XXVII, XXXVI, XLVIII, LIII, LXVI.

« Ennasuite pourrait bien être Anne de Vivonne, mère de Brantôme, fille de Louise de Daillon & d’André de Vivonne, mariée, à l’âge de treize ans, à François, baron de Bourdeille, qui fut toute sa vie l’un des Officiers domestiques de la Maison de François Ier (Voyez une notice sur sa vie en tête des Preuves de la généalogie de la Maison de Bourdeille, t. XV des Œuvres de Brantôme, édit. de 1740). Dès l’année 1529, Anne de Vivonne était Dame du corps de Marguerite & recevait en cette qualité trois cents livres de gages par an. Brantôme parle d’elle dans ses ouvrages ; mais particulièrement, Discours 1er  des Dames galantes (t. VII, p. 212, de l’édit.in-8o), il dit : « A ce que j’ay ouy dire à ma mère, qui estoit à la Royne de Navarre & qui en sçavoit quelques secrets de ses Nouvelles, & qu’elle en estoit l’une des devisantes. » — L.

— Sans nier, M. Lacroix (éd. de 1858, p. xxvij) a douté de l’attribution. M. Franck, p. 138-41, l’adopte & la confirme : « Brantôme dit formellement que sa mère était une des devisantes de l’Heptaméron. Que serait-elle sinon Ennasuicte, puisque Louise de Savoie est Osile, Dame vieille & veuve, — que Parlamente est Marguerite Longarine une jeune veufve — & Nomerfide la plus jeune, on dit presque la plus folle de la compagnie ? Or, Anne de Vivonne avait treize ans dès 1518, au rapport de Brantôme. Le nom d’Ennasuicte, en se décomposant, nous fournit d’ailleurs une preuve supplémentaire. Il renferme d’abord le nom d’Anne, puis celui de suicte ou suite, qui rappelle la situation de Dame suivante auprès de la Reine Marguerite. »

Je ne trouve pas si simple la conjecture de M. Franck que dans Ennasuicte il y a aussi Esnante & Viv., le commencement de Vivonne, c’est-à-dire une des Seigneuries de sa Maison & le nom même de la famille. Anne & suite y sont clairement, & cela suffit. — M.

IV. — NOMERFIDE.

« Voir à l’Épilogue de la iv Nouvelle (Ire Journée), son dialogue avec Hircan. Dans l’Épilogue de la ve Nouvelle (Ire Journée) Mme  Oisille lui lance un mot piquant à propos des Cordeliers, à quoi elle répond en colère : « Il y en a qui ont refusé des personnes plus agréables qu’un Cordelier. »

« Au Prologue de la IIe Journée, Parlamente lui donne sa voix comme à la plus jeune, « je ne dis pas à la plus folle. » (Voir aussi le Prologue de la VIIe Journée.) Elle raconte des Nouvelles dont le sujet est gai & risible. Hircan lui dit qu’elle ne mourra jamais pour trop aimer : « Vous ne vous tuerez pas non plus », répond-elle, « après avoir connu votre offense. » (Nouv. lxx, Épil.) Elle donne sa voix à Parlamente, parce qu’elle a tant l’habitude de servir qu’elle ne sauroit commander (Prologue de la VIIIe Journée).

« Elle raconte les sept Nouvelles vi, xi, xxix, xxxiv, xliv, lv, Lxviii. — L.

M. Franck, en établissant très bien que Nomerfide est la femme de Saffredent, y voit Jean de Montpezat & sa femme, de la Maison de Fimarcon, mariés dès 1525 & vivant en 1541 & en 1549, qui ont été très réellement de l’entourage du Roi & de la Reine de Navarre : « Le nom de Fimarcon, Fiéimarcon ou Fiedmarcon, en latin Feudimarcon, première indication, car il donne le nom de Nomarfide ou de Fimarcon, soit par simplification : Nomerfide. »

C’est compliqué, mais ingénieux, & d’autant plus vraisemblable que le nom de Saffredeut peut aussi se ramener au nom véritable du mari. — M.

V. — LONGARINE.

« La jeune vefve Longarine adjousta à ce propos : Mais, qui pis est, nous deviendrions fascheuses. » (Prologue.) Elle montre un caractère gai, plein de franchise (voir au Prologue des Nouv. xv & xxv). Elle avait toujours vécu en bonne intelligence avec son mari (Nouv. XXXVII, Épil.). Elle accuse Hircan & Saffredent d’avoir pourchassé les Chambrières de leurs femmes (Nouv. viii, Épil.). Tous les serviteurs qu’elle a eus (les amoureux) lui ont toujours paru penser à leur plaisir plutôt qu’à elle ; aussi les a-t-elle congédiés (Nouv. xiv, Épil.)

« Elle raconte les sept Nouvelles viii, xv, xxv, XXXVIII, L, LIX, LXII.

« Cette jeune veuve pourrait bien être Mme de Châtillon, qui donna de si bons conseils à sa maîtresse quand elle eut repoussé la tentative hardie de l’Amiral Bonnivel (voir Ire Journ., Nouv. iv). Blanche de Tournon, veuve en premières noces de Raimond d’Agout, Comte de Sault en Provence, sœur du Cardinal de Tournon, ministre de François Ier, fille de Jacques de Tournon & de Jeanne de Polignac, épousa en secondes noces, le 11 juillet 1505, Jacques de Coligny, seigneur de Châtillon-sur-Loing, Chambellan des Rois Charles VIII & Louis XII, qui mourut à Ferrare, le 25 mai 1512, des blessures reçues, deux jours auparavant, à la bataille de Ravenne. Brantôme lui a consacré le xixe de ses Discours sur les grands Capitaines François (t. II, p. 103, de l’édition in-8o ; t. VI, p. 163, de l’édition in-18).

« Suivant Brantôme, Discours iv, art. 3, des Dames galantes, la Dame de Châtillon avait contracté une troisième union clandestine avec le Cardinal du Bellay. Le même historien dit encore qu’elle était une des trois veuves auxquelles le duc d’Albanie joua un tour aussi plaisant que leste, lors du voyage du pape Clément VII à Marseille. Voir Dames galantes, Disc. VII, t. III, p. 377, de l’édition in-18 ; t. VII, p. 535, de l’édition in-8o. » — L.

M. Franck n’est pas d’avis qu’il puisse s’agir ici de Mme de Chastillon : « Elle ne devait guère être jeune au moment où se reporte Marguerite, si tant est qu’elle fût vivante. Longarine est la Dame de Longrai ou Longray — village normand tout proche d’Alençon, — dite la Baillive de Caen, de son nom Aimée Motier de la Fayette, une des femmes de l’intimité la plus étroite de la Reine Marguerite, avec sa fille Françoise. Le Bailli de Caen, François de Silly, fut tué à Pavie en 1525. Le premier mari de leur fille était Frédéric d’Almenesches, — bourg du diocèse de Séez, près de Silly, — qui était fils de l’Infant de Navarre, d’une des branches de la Maison de Foix. Le nom de Longarine est formé par l’anagramme de Longrai (Longari), & la mention du lieu revient plusieurs fois dans les lettres de la Reine de Navarre. C’est là que Jeanne d’Albret passa ses premières années sous les yeux de la Baillive de Caen, veuve encore jeune en 1525, voire en 1527 & 1531. Marguerite y séjournait volontiers. Elle écrit en 1529 à Anne de Montmorency : « Hyer j’arrivay en ce lieu de Longray où est ma fille ». Aimée de la Fayette avait accompagné Marguerite en Espagne & conservé toute sa confiance, ce qui lui fit donner la garde de l’éducation de Jeanne d’Albret ; celle-ci passa ses premières années aux châteaux de Longray, d’Alençon & de Blois. »

Les circonstances personnelles conviennent ; la ressemblance anagrammatique de Longrai & de Longarine, qui n’a qu’une terminaison féminine en plus, convient mieux encore. Qu’il s’agisse de la mère ou de sa fille Françoise, qui serait plus jeune, il n’importe, & l’on peut voir dans Longarine l’une ou l’autre des Dames de Longrai. — M.

VI. — HIRCAN.

« En réponse à Dame Oisille, il dit que l’esprit de l’homme, comme son corps, a besoin de distraction (Prologue). Allusion qu’il fait à sa femme Parlamente (idem). En réponse à Simontaut, il lui dit de commencer les récits : « Puisque vous avez commencé la parolle, c’est raison que vous commandiez, car au jeu nous sommes tous égaux. » (Fin du Prologue.)

« Épilogue de la ive Nouvelle (Ire Journée), son dialogue avec Nomerfide.

« À l’Épilogue de la vie Nouvelle, dialogue entre lui & sa femme, très-applicable au Duc & à la Duchesse d’Alençon. Voir aussi l’Épilogue de la Nouvelle vii. À la fin de la Nouvelle viii, il est accusé par Longarine de n’être pas très-fidèle à sa femme. À l’Épilogue de la Nouvelle ix, il se moque d’un Gentilhomme mort pour avoir trop aimé, & dit que, surtout en amour, la fortune aide aux audacieux. À l’Épilogue de la Nouvelle xiii, il accuse les femmes d’avarice. À celui de la Nouvelle Xvi, il déclare n’avoir jamais eu d’amour que pour les femmes qui répondaient à ses avances : « Oui bien vous, dit Parlamente, sa femme, qui n’aimez rien que vostre plaisir. » Il prend toujours la défense des hommes contre les femmes (Nouv. xviii). Nouvelle XXVI, Épilogue, sa femme Parlamente se moque de lui quand il veut faire de la morale. Nouvelle xxxv, Épilogue, elle le reprend avec aigreur en lui disant : Il suffit que vous sachiez faire le mal, quand il expose les principes de sa morale très-relâchée, & ajoute en terminant que l’amour l’a rendu bon mari (Nouv. LIX, Épil.).

« Il raconte les sept Nouvelles vii, XVIII, xxx, xxxv, XLIX, LVI, LXIX.

« Nous pensons que Marguerite a caché sous le nom d’Hircan celui de Charles, Duc d’Alençon, son premier mari. » — L.

M. Paul Lacroix (1858, p. XXV-VII) a été sur ce point d’un avis différent : « Si Parlamente n’est autre que Marguerite, Hircan, son mari, sera le Roi de Navarre, Henri d’Albret, qui est peint sous ce nom dans les Marguerites de la Marguerite, brutal sensuel & grossier. Le nom d’Hircan nous paraît synonyme de sauvage, comme si ce farouche personnage était né dans les forêts d’Hircanie, Hircanus. L’étymologie qu’on tirerait du latin hircus, qui signifie bouc, conviendrait également au mari de Parlamente, qui lui dit avec dédain : « Oui bien, vous qui n’aimez que le plaisir. » M. Le Roux de Lincy se trompe évidemment en voulant retrouver le premier mari de Marguerite sous le masque de ce farouche. »

Quoique M. Le Roux de Lincy n’en ait rien dit, partant de ce principe certain que Hircan est le mari de Parlamente, qui est Marguerite, il peut avoir pensé que, du vivant de son second mari, elle n’aurait pas osé le peindre, même à l’état d’allusion incidente, avec des traits qui ne sont pas toujours à son avantage, & qu’elle se serait trouvée plus libre avec la mémoire de son premier mari, mort depuis 1525.

Outre qu’il n’est pas dans la nature de Marguerite de tomber sur un mort, surtout parce que son souvenir était lié sans grand honneur au désastre de Pavie & que, malgré les défauts de caractère de son second mari, elle a été vraiment sa femme dans le plus honnête & le meilleur sens, les traits de caractère s’appliquent de toutes façons beaucoup mieux au Roi de Navarre qu’au Duc d’Alençon. M. Franck (p. 107-14) confirme pleinement l’opinion de M. Lacroix :

« Tout affiche la personnalité intelligente, railleuse, parfois un peu brutale, du Roi de Navarre. M. Paul Lacroix, en le devinant ici, s’appuie sur ces traits marquants pour supposer que le pseudonyme de Hircan se réfère au latin bircanus. Il se peut que ce jeu de mots ait traversé l’esprit de Marguerite, mais il est plus simple de voir dans le nom de Hircan, ce qui aurait dû sauter aux yeux des précédents annotateurs, l’anagramme de Hanric, abréviation de Hanricus pour Henricus, propre nom du Roi de Navarre. De plus, il n’existe aucun lien entre le Duc d’Alençon & les bains de Cauterets, tandis que le Roi de Navarre y fit un séjour, ainsi que Marguerite ; Génin, Lettres, II, & A. de Ruble, Hist. de Jeanne d’Albret. »

L’anagramme d’Hanric pour Hircan, une fois trouvé, ajoute une preuve matérielle à ce qui devait être intellectuellement. Il n’y a plus maintenant de doute possible ; Hircan, le mari de Parlamente, qui est Marguerite, n’est pas le Duc d’Alençon, son premier mari, mais son second mari le Roi de Navarre. — M.

VII. — SIMONTAUT.

« Quand toute la compagnie l’ouit parler de la bonne Dame Oisille & du gentil Chevalier Symontault, eurent une joye inestimable, &c., &, sur toutes, en loua Dieu Parlamente, car long temps avoit qu’elle l’avoit très affectionné serviteur. » (Prologue.)

« Pleust à Dieu », dit Simontault, « que je n’eusse bien en ce monde que de pouvoir commander à toute ceste compagnie ! » A ceste parole, Parlamente l’entendit très bien, qui se print à tousser, par quoy Hircan ne s’aperçut de la couleur qui lui venoit aux joues. » (Prologue.)

« Mal récompensé de ses services amoureux, il se charge de raconter la première des Nouvelles sur les mauvais tours que les femmes ont joués aux hommes. À la fin de cette Ire Nouvelle, il parle encore de son amour sans espoir, & confesse cependant que cet enfer-là lui est plus plaisant, venant de la main de son inhumaine, que le paradis donné par une autre. Parlamente, qui prend ce trait pour elle, lui répond.

« S’il eût trouvé une dame assez amoureuse pour ne pas lui survivre, il eût été l’amant le plus parfait ; Parlamente n’ajoute pas une grande confiance à d’aussi beaux sentiments (Nouv. i, Épil.). Quand il aurait trompé cent mille femmes, il ne serait pas encore vengé des peines qu’une seule lui a fait souffrir. Parlamente lui répond qu’elle ne croit pas à son martyre (Nouv. lvi, Épil.). Est accusé par Parlamente d’infidélité envers sa femme, & pour une simple Chambrière (Nouv. lxix, Épil.).

« Il raconte les neuf Nouvelles I, vi, xiv, XXVIII, XXXIII, XLV, LII, LVIII, LXVII.

« Plusieurs traits de ce singulier caractère ne pourraient-ils pas s’appliquer au Roi de Navarre, second mari de Marguerite ? » — L.

— Dès lors qu’Hircan est le Roi de Navarre, Simontault est forcément un autre personnage. M. Franck, partant de ce principe que, Parlamente étant la femme d’Hircan, les autres femmes mariées des devisantes ont leurs maris parmi les devisants, conclut en quelque sorte a priori qu’Ennasuite étant Anne de Vivonne, Simontault, qui est le mari d’Ennasuite, doit être François de Bourdeille. Il est bien un peu étonnant que ce vantard de Brantôme, qui a eu si raison de nous dire que sa mère était une des interlocutrices ; ne nous ait pas dit que son père était de même un des interlocuteurs, mais, en montrant d’ailleurs la convenance des faits de la vie du personnage, M. Franck en rend compte de même par l’anagramme :

« Quant au motif qui aura présidé au choix du pseudonyme de Simontaut, il me semble fondé sur une double allusion au fief de Montauris, possédé par la famille de Bourdeille & aux alliances fréquentes de cette famille avec celle de Montaut, ce qui fournit les formes Simontau, Simontaur, par anagramme, d’où Simontaut. »

Ennasuite étant Anne de Vivonne & le nom du mari d’Ennasuite pouvant se rapporter à celui du mari d’Anne de Vivonne, Simontault peut être accepté comme étant François de Bourdeille. — M.

VIII. — SAFFREDENT.

« Jeune Gentilhomme chargé de divertir la compagnie. « Et voiant Madame Oisille que le temps se perdoit parmy les louanges de ceste trespassée, dist à Saffredent : « Si vous ne dictes quelque chose pour faire rire la compaignye, je ne sçay nulle d’entre vous qui peust rabiller la faulte que j’ay faicte de la faire pleurer. » (Ire Journée, IIe Nouvelle, Épilogue.)

« Saffredent, « qui eut bien desiré pouvoir dire quelque chose qui bien eut esté agréable à la compagnie, & sur toutes à une… » (Ire Journée, iie Nouvelle, Épil.)

« Il raconte la iiie Nouvelle de la Ire Journée, après laquelle Ennasuite lui dit : « Maintenant que les cheveux vous blanchissent, il est temps de donner trève à vos desirs, &c. »

« À l’Épilogue de la Nouvelle viii, il est accusé par Longarine de n’être pas fidèle à sa femme. À l’Épilogue de la Nouvelle ix, il dit qu’il est malheureux en amour, faute d’avoir su conduire avec prudence ses entreprises. Il craint de déplaire aux dames en racontant leurs imperfections (Nouvelle xx, Prol.). Il réclame l’indulgence à l’égard des amoureux & veut qu’on leur pardonne les folies qu’ils peuvent commettre (Nouvelle xxxvi, Épil.).

« Il raconte les huit Nouvelles iii, ix, xx, XXVI, XXXIX, XLI, LIV, LXI.

« Marguerite n’aurait-elle pas voulu désigner l’Amiral Bonnivet, dont les aventures amoureuses sont le sujet de plusieurs Nouvelles de l’Heptaméron ? » — L.

— Du moment où l’on admet que Nomerfide est Madame de Fimarcon, il était naturel à M. Franck de chercher dans Saffredent (p. 142-52) le mari de Madame de Fimarcon, c’est-à-dire Jean de Montpezat, dit le capitaine Carbon : « Quant au pseudonyme de Saffredent, une hypothèse est suggérée par le nom de Montferrand, vocable de plus d’une localité attenante aux domaines de J. de Montpezat & de sa famille, du Bordelais au pays d’Auch. Les deux noms de Montpesat & de Montferrand, ainsi joints Montpesat-Ferrand, ont pu servir de texte au procédé anagrammatique de Marguerite, qui n’aura retenu que la seconde moitié du nom composé, vu sa longueur, savoir : (Montpe)sat-Ferrand, d’où Sarfredent & Saffredant. »

M. Franck trouve lui-même le pseudonyme bizarre. Je n’oserais rien affirmer, ni qu’il a tort, ni qu’il a raison, & la question ne me paraît pas encore définitivement résolue. — M.

IX. — GÉBURON.

À l’épilogue de la Nouvelle xii, il dit : « J’ay tant aymé une femme que j’eusse mieux aimé mourir que pour moy elle eût fait chose dont je l’eusse moins aimée. » Il ajoute plusieurs autres raisonnements dans le même genre qui font rire Saffredent, qui lui dit qu’il lui croyait assez de bon sens pour se contenter de l’amour de sa femme.

« À l’épilogue de la Nouvelle xvi, il parle comme un homme qui approche de la vieillesse.

« Il raconte les sept Nouvelles V, XVI, XXII, XXXI, XLIII, LX, LXV. » — L.

M. Franck, qui nous paraît avoir raison, verrait dans Géburon le seigneur de Burye, un des Capitaines des guerres d’Italie dont a parlé Brantôme, son cousin-germain par alliance.

Le de Burye qui figure dans la cérémonie des obsèques de Marguerite est-il bien le même que le Capitaine ?

Quoi qu’il en soit, & malgré la convenance à l’un des devisants des sentiments protestants indiqués dans ce passage de Brantôme : « On soupçonnoit ledict M. de Burye d’être protestant », l’anagramme semble bien rapporter Géburon à Burye. « Le pseudonyme est forgé par l’anagramme du mot Burye ou Yebur avec la finale on & le changement facile de l’y en g, qui transforme Yeburon en Geburon ». Ce dernier changement n’est peut-être pas aussi facile, à moins d’exciper de la forme Yhesus qu’on prononce Jesus ; on peut trouver plus probante la ressemblance entre buron & burye, qui ne diffèrent que par la terminaison. Si le prénom du seigneur de Burye commençait par un G ou même par un J, la première syllabe de Geburon viendrait peut-être du commencement de ce prénom. — M.

X. — DAGOUCIN, jeune Gentilhomme.

« Il ne commence à parler qu’à l’Épilogue de la viiie Nouvelle ; il montre un caractère assez mélancolique ; il défend la constance en amour, ce qui le fait accuser par Simontaut de rêver la République de Platon, qui s’escrit & ne s’expérimente pas. Il avait une passion malheureuse, dont Parlamente connaissait bien l’objet.

« Ce sera Dagoucin, lequel est si sage que pour mourir ne diroit une follie. » (Nouv. XII, Prol.)

« Il n’osait devenir amoureux d’aucune femme, de peur d’être trompé (Nouv. xxxii, Épil.), & ne médisait jamais des femmes. (Nouv. xxxvi, Épil.)

« Il raconte les six Nouvelles IX, XII, XXIV, XXXVII, LXIII, LXVII. » — L.

M. Franck, p. 153-7, a proposé pour Dagoucin une explication bien tentante, en y voyant Nicolas Dangu, bâtard du Chancelier Duprat, cet Évêque dont il a été question dans l’Oraison funèbre de Marguerite, & qui lui apprend à Bourg-la-Reine les nouvelles rassurantes de la santé de sa fille. Non seulement il a été évêque de Séez dès 1539, mais il a été Abbé commendataire de S.-Savin de Tarbes vers 1540, Évêque de Mende en 1545, & il a été Chancelier du Roi de Navarre. Comme il n’est mort qu’en 1567, il était encore jeune avant la mort de Marguerite, & l’anagramme lui convient bien : « Le nom de Dangu & les premières lettres du prénom Nic fournissent les formes Dangucin & Daguncin, aisément converties en Dagoncin & Dagoucin ».

On le voit, la question a fait maintenant un grand pas. Oisille est Louise de Savoie, Parlamente Marguerite, Hircan Henri d’Albret, Ennasuite Anne de Vivonne ; cela semble incontestable. Les autres explications sont ingénieuses, plausibles, probables, & je n’ai pas donné idée des développements de M. Franck, qui n’a pas consacré moins de cent pages de sa Préface au groupe des devisants & à leur identification, mais toutes n’ont pas encore le même degré d’évidence. Jusqu’à preuve contraire, ou jusqu’à une explication meilleure, elles sont de nature à être acceptées, & c’est évidemment M. Franck, qui, en confirmant plusieurs des premières explications proposées par M. Le Roux de Lincy & par M. Paul Lacroix, a certainement le plus & le mieux étudié cette question délicate.

  1. Nous donnons cette note à la suite de cet extrait de la Vie littéraire de Marguerite. — M.