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L’Histoire comique de Francion/07

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Jean Fort (p. 355-Ill.).

SEPTIÈME LIVRE


FRANCION fut donc contraint de permettre que le valet de chambre l’habillât d’un riche vêtement à l’antique qu’il lui avait apporté. Il s’enquit pourquoi il ne le vêtait point à la française, et n’eut point d’autre réponse, sinon qu’il obéissait au commandement de son seigneur.

Le maître d’hôtel lui ayant dit encore, quelque temps après, qu’assurément Raymond avait envie de l’ôter du monde, il dit qu’il croyait donc qu’avec les habits de théâtre qu’il lui envoyait il lui voulait faire jouer une tragédie, où il représenterait le personnage de quelqu’un que l’on avait mis à mort le temps passé, et que l’on tuerait tout à bon.

— Je ne sais pas comment il veut faire, reprit le maître d’hôtel ; car même à peine ai-je pu savoir ce que je vous ai rapporté fidèlement par une compassion charitable, afin que vous vous prépariez à sortir de ce monde. Au reste, vous ne vous devriez pas gausser comme vous faites, monsieur ; car vous êtes plus proche de votre fin que vous ne pensez.

— Je ne saurais quitter mon humeur ordinaire, quelque malheur qui m’advienne, dit Francion ; et puis je vous assure que je ne redoute point un passage auquel je me suis dès longtemps résolu, puisque tôt ou tard il le faut franchir. Je ne me fâche que de ce que l’on me veut faire mourir en coquin. Si mon roi, par permission divine, sait des nouvelles de cette méchanceté, il ne la laissera pas impunie.

Comme il finissait ce discours, l’on lui mit à l’entour du cou une chaîne de diamants et un chapeau sur sa tête, dont le cordon était encore de pierreries d’une extrême valeur.

— Je pense, dit-il, que l’on veut observer la coutume des anciens Romains qui entouraient de belles guirlandes et d’autres ornements les victimes qu’ils allaient sacrifier : vous m’entourez de riches parures pour me conduire à la mort. Qu’ai-je affaire de tout cet attirail ?

Étant tout accommodé, l’on lui dit qu’il fallait qu’il allât où l’on le mènerait. Il s’y accorda, se délibérant d’empoigner la première chose de défense qu’il trouverait pour résister à ceux qui viendraient pour lui faire quelque mal ; car il n’avait pas envie de se laisser mettre à mort sans donner auparavant beaucoup de témoignages d’une insigne valeur.

En cette résolution, il sortit de sa chambre avec un visage aussi peu ému que s’il eût été à un banquet. Je ne pense pas que Socrate, étant à une pareille affaire, eut l’âme de beaucoup plus constante. Il passa avec ses conducteurs par dedans des galeries et des chambres, et prêta l’oreille pour ouïr un air qu’il avait composé autrefois et que l’on chantait en un lieu prochain, il y avait ainsi à la reprise :

La jeune Belize est pourvue
D’un merveilleux nombre d’appas ;
Mais bien que Francion l’ait vue,
Je pense qu’il ne mourra pas.

Cela lui fut un bon présage et lui ayant fait juger que son trépas n’était pas si prochain, il songea à la voix qui l’avait chantée et lui fut avis qu’il en avait souvent entendu une pareille ; mais il ne se pouvait souvenir en quel endroit. Enfin voici Collinet, le fou de Clérante, qui vient encore en chantant au devant de lui, et lui accolle la cuisse[1], avec des témoignages d’affection nonpareils :

— Mon bon maître, dit-il, où avez-vous toujours été ? Il y a longtemps que je vous cherche ; il faut désormais que nous nous réjouissions ensemble.

Francion, fort étonné qui avait amené là Collinet, le fit retirer modestement, sans rire d’aucune de ses bouffonneries, et lui dit qu’il lui parlerait une autre fois. Étant arrivé à la porte de la grande salle, il vit au-dessus un cartouche entouré de chapeaux de fleurs, pour y lire ces paroles que l’on y avait écrites en lettres d’or : Que personne ne prenne la hardiesse d’entrer ici, s’il n’a l’âme véritablement généreuse, s’il ne renonce aux opinions du vulgaire, et s’il n’aime les plaisirs de l’amour.

Francion entre, étant bien assuré qu’il lui était permis, et trouve quatre gentilshommes et cinq demoiselles assis sur des chaises en un coin sans remuer non plus que des statues. Enfin une demoiselle ouvre la bouche et lui commande gravement de se reposer sur un placet que l’on lui apporte.

— Hé bien ! mon ami, lui dit-elle, vous avez offensé Raymond, nous sommes ici pour faire votre procès.

— Je désirerais bien, dit Francion, qui s’émerveillait de ces procédures extraordinaires, que l’on m’eût dit quel crime j’ai commis.

— Vous faites semblant de l’ignorer, repartit un des gentilshommes ; l’on ne vous en veut point parler du tout.

Après cela les neuf juges discoururent ensemble, comme pour aviser quelle sentence ils donneraient, et la demoiselle qui avait parlé la première prononça ainsi, s’étant remise en sa place :

— Ayant considéré les offenses que Francion marquis de La Porte, a commises contre Raymond, qui le traitait le mieux qu’il lui était possible, nous ordonnons qu’il sera mis entre les mains de la plus vigoureuse dame de la terre, afin d’être puni comme il le mérite.

Ce jugement prononcé, Laurette sortit d’un cabinet, et l’on donna Francion à sa merci. Jamais homme n’eut plus d’étonnement ; il ne savait s’il devait se réjouir ou s’attrister. Raymond entre incontinent qui tire son esprit de confusion, en le venant embrasser et lui disant :

— Mon cher ami, c’est maintenant que je vous donnerai des témoignages de l’affection que je vous porte, en vous faisant jouir de toutes les délices dont je me pourrai aviser. J’ai envoyé querir votre Laurette, afin que, si vous l’aimez encore, sa présence vous apporte de la joie, et qui plus est, j’ai fait venir ici ces cinq demoiselles, dont l’une est mon Hélène afin que vous ayez à choisir. Ces quatre gentilshommes-ci sont les plus braves qui soient en ce pays et les plus dignes de votre compagnie. L’un est le seigneur Dorini, Italien dont je vous ai déjà parlé. Il faut que nous fassions tous ensemble une merveilleuse chère. L’inimitié que j’ai témoigné de vous porter n’a été que pour vous rendre maintenant plus savoureux les fruits de l’amitié que j’ai pour vous. J’avais tant de bonne opinion de la constance de votre âme, que je savais bien que les assurances que l’on vous donnerait de votre mort ne vous causeraient point de maladies. D’ailleurs j’étais contraint de ce faire, pour m’exempter de vous aller voir et vous faire tenir encore au lit, afin que j’eusse la commodité d’apprêter, à votre désu[2], ce qui m’est nécessaire pour essayer de vous faire passer quelque temps à une joie parfaite.

Francion lui dit qu’il s’était bien toujours douté qu’il n’avait pas tant de mauvaise volonté pour lui que l’on lui disait ; et, là-dessus, ils se firent des compliments pour s’assurer d’une éternelle affection l’un envers l’autre.

Francion ne s’étonna point d’être vêtu comme il l’était, parce que Raymond et les autres gentilshommes l’étaient presque de pareille sorte. Les dames mêmes qui n’étaient vêtues qu’à la légère et à l’ordinaire furent menées dans une chambre où l’on leur avait aussi apprêté des vêtements à l’antique, parce qu’il n’y a rien qui fasse paraître les femmes plus belles et plus majestueuses. Agathe vint alors faire la révérence à Francion, à qui elle conta qu’elle avait été au château de Valentin lui faire accroire qu’elle voulait mener sa nièce en pèlerinage à un lieu de dévotion, qui est à dix lieues de là et que, par ce moyen, elle l’avait conduite chez Raymond, selon le complot qu’elle avait fait à la taverne.



L’on lui dit, à cette-heure-là, qu’il fallait qu’elle s’allât habiller comme les autres, et ne demandant pas mieux, elle quitta Francion. Un peu après, elle revint toute transportée d’aise dire à tous les hommes qu’ils la suivissent vitement, et qu’elle leur montrerait quelque chose de beau. Une des dames était sortie de la chambre où étaient toutes les autres, et s’était mise dans une qui était devant, pour s’y accommoder toute seule avec plus de liberté. Elle n’avait rien que sa chemise, qu’elle ôta pour en secouer les puces, et toute nue comme elle était, se mit après à frotter son corps pour en ôter la crasse, et à rogner les ongles de ses pieds. Agathe ouvrit tout d’un coup la porte, dont elle avait la clef ; et la pauvrette oyant la voix des hommes qui venaient, chercha quelque chose pour se couvrir. Mais Agathe lui écarta tous ses habillements.

Elle était assise sur un lit où il n’y avait ni ciel ni rideau ; on n’y avait laissé que la paillasse et le chevet, qu’elle s’avisa de prendre et de mettre sur sa tête pour se la cacher, de sorte que l’on ne la reconnut point. Étant à la ruelle elle empoigna un des piliers du dossier de la couche ; si bien que l’on ne la voyait que par le derrière. Chacun se prit à rire à la vue de ce bel objet, et l’on demanda à Agathe qui était cette dame. Elle répondit qu’elle n’en dirait rien, puisqu’elle avait su si bien se cacher.

— Oui, mais elle ne se cache qu’à la manière de certains oiseaux, qui croient que tous leurs membres ne peuvent plus être vus de personne, lorsqu’ils ont caché leur tête, dit Raymond.

— Il n’est pas de même d’elle comme de ces oiseaux, repartit Dorini. Car l’on les peut reconnaître aux plumes de leur corps qui se montrent toujours ; mais pas un de nous ne la peut reconnaître, s’il ne la vue autrefois toute nue.

Francion s’approcha d’elle, et, l’ayant tâtée tout partout l’embrasse au droit du nombril, et la tire le plus fort qu’il peut afin qu’ayant quitté sa prise il la puisse retourner par devant pour voir son visage. Elle se tint si ferme qu’il y perdit ses peines et comme elle montrait en cet état une paire de fesses des plus grosses et des mieux nourries du monde, il y eut quelqu’un qui dit avec exclamation :

— Mon Dieu quel cul voilà !

Raymond, qui l’entendit, lui repartit incontinent :

— Hé quoi ! avez-vous en horreur une des plus aimables parties qui soient au corps ? Qu’est-ce qu’il y a de laid à votre avis, et que l’on ne doive pas mettre en vue de tout le monde ? Pardieu, le cul n’est rien que les deux extrémités des cuisses conjointes ensemble. Je prends autant de plaisir à le voir qu’un sein : n’a-t-il pas la même forme, et si n’est-il pas tout aussi plaisant à manier ? Vous êtes bien dégoûté, ma foi ! Vous voulez dire, je m’assure, qu’il y a ici une bouche qui jette de très puantes odeurs, je l’avoue, mais je vous dis quant et quant qu’elle n’en jette pas toujours et qu’il ne faut que la parfumer un peu, si l’on désire s’en approcher. Il faut que chacun fasse hommage à ces belles fesses-ci et les aille baiser ; vous irez le premier de tous !

Ayant dit ceci, il alluma deux flambeaux et les posa sur deux escabelles, devant le vénérable Cul, puis Francion à qui ce dessein-là plaisait infiniment, ayant fait mettre tout le monde à terre sur un genou, s’y mit aussi et parla de cette sorte :



— Ô cul qui n’as point son pareil, soit pour l’embonpoint, soit pour ton teint délicat et blanc, reçois favorablement les honneurs que nous te rendons, et exauce les prières qu’un chacun te fait de lui être secourable lorsqu’il frappera à ta porte de devant, et de te remuer avec tant de souplesse que tu lui causes un plaisir des plus parfaits. Ainsi puisses-tu être appelé le Prince des culs ! Ainsi toute la terre révère ta beauté, et jamais ne sois-tu contraint de t’asseoir que sur des oreillers bien doux, non point dessus des orties !

Après qu’il eut parlé de cette façon, chacun alla baiser les fesses à son tour ; et Dorini y allant le dernier, il y eut une vesse qui lui vint donner une nazarde.

L’on n’entra point dans la chambre des dames qui n’ouvrirent pas leurs portes. Voilà pourquoi l’on ne put voir celles qui restaient pour savoir à laquelle d’entre eux c’était qu’ils avaient fait tant d’honneur. Ils s’en retournèrent donc sans en avoir rien pu apprendre. Francion retrouvant Collinet demanda à Raymond par quelle aventure il était venu dans son château.

— Ce sont vos gens qui l’ont amené ici du village où vous les aviez laissés et où je les ai envoyés querir, répondit Raymond.

— Si est-ce qu’il ne partit pas de Paris avec moi, répliqua Francion.

Alors ses gens étant venus pour le saluer, il apprit d’eux que ce fou, étant privé de sa vue, qu’il chérissait davantage que celle de Clérante, avait tant fait qu’il avait su le chemin qu’il avait pris en partant de Paris, et l’avait suivi à petites journées, tant qu’il les avait trouvés.

— Je m’en vais vous conter, dit alors Raymond, le tour qu’il a fait ce matin : ayant vu descendre Hélène de carrosse, il s’est mis dedans cette salle, où il a commencé à se promener majestueusement comme s’il eût eu céans bien de l’autorité. Comme Hélène est entrée, il lui a dit en ne faisant que toucher au bord de son chapeau : « Bonjour, bonjour, mademoiselle, que demandez-vous ? » Elle lui a répondu avec humilité qu’elle me demandait et, suivant sa prière s’est assise auprès de lui dans une chaise. Leurs discours ont été des choses communes, où Collinet n’a point témoigné qu’il manque de jugement ; il s’est enquis de quel lieu venait Hélène, de quel pays elle était, si elle était mariée, et combien sa maison avait de revenu, avec une gravité si grande, qu’Hélène, le voyant bien vêtu comme il est, le prenait pour quelque grand personnage, n’osait seulement lever les yeux pour le regarder. Il n’a pas pu se tenir si longtemps dans les termes de la modestie et de la raison ; il a fallu qu’il ait montré son naturel. « Vous venez donc voir Raymond ! lui a-t-il dit, j’en suis bien aise : c’est le meilleur cousin germain que j’aie ; il me fit hier au soir souper dès que je fus arrivé, et me fit manger de la meilleure soupe aux pois verts que je mangeai de ma vie. — Jésus ! monsieur, lui a répondu Hélène, vous êtes trop généreux pour ne chérir vos parents qu’à cause qu’ils vous font manger de la soupe ! — Parlons d’autre chose, mademoiselle, a-t-il répliqué. Aimez-vous bien à être culbutée ! car, foi de prince, vous le serez tout maintenant. — Ha ! que vous êtes incivil ! ç’a-t-elle dit, je ne l’eusse jamais jugé. — Comment ! vous vous voudriez faire tenir à quatre[3] ? C’est bien envers moi qu’il faut être farouche ! » a-t-il reprit. Là-dessus il la voulut prendre pour exécuter son dessein, et elle a commencé à crier si haut, que je suis descendu de ma chambre pour venir à son secours. Elle m’a demandé si je l’avais envoyé querir pour la faire traiter comme une femme la plus débauchée du monde ; et je l’ai rapaisée, en lui disant quel homme est le seigneur Collinet. Ne vous souciez point toutefois, brave marquis : elle ne sera pas tantôt si rebelle à nos caresses, ni toutes ses compagnes non plus ; car pourvu que l’on y aille d’honnête sorte, l’on les trouvera toujours de bonne composition. Laissez-moi faire, j’ai envie de vous récompenser au centuple de l’argent que je vous ai pris autrefois.

Francion, l’ayant remercié de sa courtoisie, se mit à parler de Collinet, et dit qu’il faisait bien autant d’estime de lui que d’un tas d’hommes qui se glorifiaient, s’estimant très savants, et avaient plus de folie en leur esprit qu’il n’en avait au sien.

— Ce que l’on prend ordinairement pour la plus grande sagesse du monde, n’est rien que sottise, erreur et manque de jugement ; je le ferai voir lorsqu’il en sera besoin. Même nous autres, qui croyons avoir bien employé le temps que nous avons passé à l’amour, aux festins, aux mômeries, nous nous trouverons à la fin trompés ; nous verrons que nous sommes des fous. Les maladies nous affligeront et la débilité des membres nous viendra avant que nous soyons en l’âge caduc.

— Quittons ce propos-là, je vous supplie, dit Raymond ; je ne suis pas en humeur d’entendre des prédications, je ne sais pas si vous êtes en humeur d’en faire.

Ayant achevé ces paroles, il alla recevoir beaucoup de braves hommes des villes et des bourgades de là à l’entour, qu’il avait fait prier de venir dîner chez lui, avec quelques belles femmes, un peu plus chastes que celles qui étaient déjà venues, lesquelles descendirent en la salle toutes habillées. Et Francion, leur ayant demandé quelle était celle d’entre eux qui avait montré ses fesses, regarda bien s’il n’y en avait point quelqu’une qui rougît, afin de la reconnaître. Mais il n’y en eut pas une qui tînt une contenance plus honteuse qu’une autre : celle de qui il parlait avait prié ses compagnes de ne la point découvrir. Ainsi cela fut encore caché.

Un peu après, l’on vint dresser une longue table qui fut incontinent chargée de tant de diverses sortes de viandes d’animaux, qu’il semblait que l’on eût pris tous ceux de la terre pour les manger là en un jour. Quand l’on eut étourdi la plus grosse faim, Raymond dit à chacun qu’il fallait observer les lois qui étaient à l’entrée de la porte, chasser loin toute sorte de honte et se résoudre à faire la débauche la plus grande dont il eût jamais été parlé. L’on ferma tous les volets des fenêtres et l’on alluma les flambeaux parce qu’ils n’eussent pas pris tant de plaisir à mener une telle vie s’ils eussent vu le jour. Chacun dit sa chanson le verre à la main, et l’on conta tant de sornettes qu’il en faudrait faire un volume à part si l’on les voulait raconter. Les femmes, ayant perdu leur pudeur, dirent les meilleurs contes qui leur vinrent à la bouche.

Un gentilhomme, sur quelque propos, dit qu’il voulait conter la plus drôlesse d’aventure du monde, et commença ainsi :

— Il y avait un curé, en notre village, qui aimait autant la compagnie d’une femme que celle de son bréviaire.

— Je vous supplie, monsieur de ne point achever, dit alors Raymond. Il ne faut point parler de ces gens-là : s’ils pèchent, c’est à leur évêque à les en reprendre, non pas à nous. Si vous en médisez, vous seriez excommunié et banni d’un lieu où vous ne vous souciez guère d’y entrer. Ne soyez plus si osé que de retomber sur ce sujet.

Le gentilhomme s’étant tu, et toute la compagnie ayant trouvé la défense de parler des prêtres faite fort à propos vu que l’on a déjà tant parlé d’eux que l’on n’en saurait plus dire que l’on en a dit, se délibéra de ne pas songer seulement qu’il y en eût au monde : aussi bien y a-t-il assez d’autres conditions à reprendre d’où procède la dépravation du siècle. L’on entama donc des discours sur une autre matière.

Un certain seigneur, qui était à côté de Francion, lui dit tout bas en lui montrant Agathe qui était assise au bout de la table :

— Monsieur, ne savez-vous pas la raison pourquoi Raymond à fait mettre ici cette vieille qui semble être une pièce antique de cabinet ? Il veut que nous nous adonnions à toutes sortes de voluptés, et cependant il nous dégoûte de celle de l’amour plutôt que de nous y attirer ; car il nous met devant les yeux ce corps horrible qui ne fait naître en nous que de l’effroi. Il est bien certain que voici d’autres dames belles outre mesure, qui sont d’ailleurs assez capables de nous donner du plaisir à suffisance ; mais toujours en devrait-il pas mêler cette sibylle Cumée avec elles.

— Sachez, monsieur, lui répondit Francion, que Raymond a un trop bel esprit pour faire quelque chose autrement que bien à propos ; il nous invite par cet objet, à nous adonner à tous les plaisirs du monde. N’avez-vous pas ouï dire que les Égyptiens mettaient autrefois en leurs festins une carcasse de mort sur la table, afin que, songeant que possible le lendemain ne seraient-ils plus en vie, ils s’efforçassent d’employer leur temps le mieux qu’il leur serait possible ? Par cet objet, Raymond nous veut prudemment avertir de la même chose, entre autres ces belles dames, afin qu’elles se donnent carrière avant qu’elles soient réduites en un âge où elles n’auront plus que des ennuis.

— Je ne sais pas quelle carcasse de mort nous présente ici Raymond, répliqua ce seigneur à Francion ; mais comme vous voyez elle mange et boit plus que quatre personnes vivantes. S’il en est ainsi de toutes les autres, Pluton est fort empêché à les nourrir.

— Si cela est, dit Francion, voilà la raison pour laquelle il y en a tant qui se fâchent de mourir, c’est qu’ils craignent d’aller en un lieu où règne la famine.

Plusieurs autres propos se tinrent à table ; et après que l’on en fut sorti, Francion qui n’avait pas encore eu le loisir d’entretenir Laurette, fit tant qu’il l’aborda et eut le moyen de lui conter l’ennui qu’il avait souffert, ne pouvant jouir de la belle occasion qu’elle lui avait permis de prendre. Afin qu’il ne fût point curieux de s’enquérir quel obstacle avait rompu leurs desseins, elle sortit de ce discours, et lui dit qu’elle le récompenserait du temps qu’il avait perdu et des disgrâces de la fortune qui lui étaient advenues. Cela lui apporta une parfaite consolation.

Raymond rompant alors leur entretien, le tira à part et lui demanda s’il n’était pas au suprême degré des contentements en voyant auprès de lui sa bien-aimée.

— Afin que je ne vous cèle rien, répondit-il, j’ai plus de désirs qu’il y a de grains de sable en la mer ; c’est pourquoi je crains grandement que je n’aie jamais de repos. J’aime bien Laurette, et serai bien aise de jouir d’elle ; mais je voudrais bien pareillement jouir d’une infinité d’autres que je n’affectionne pas moins qu’elle. Toujours la belle Diane, la parfaite Flore, l’attrayante Belize, la gentille Janthe, l’incomparable Pasithée et une infinité d’autres se viennent représenter à mon imagination, avec tous les appas qu’elles possèdent et ceux encore que possible ne possèdent-elles pas.

— Si l’on vous enfermait pourtant dans une chambre avec toutes ces dames-là, dit Raymond, ce serait par aventure, tout ce que vous pourriez faire que d’en contenter une.

— Je vous l’avoue, reprit Francion ; mais je voudrais jouir aujourd’hui de l’une, et demain de l’autre. Que si elles ne se trouvaient satisfaites de mes efforts, elles chercheraient, si bon leur semblait, quelqu’un qui aidât à assouvir leurs appétits.

Agathe, étant derrière lui, écoutait ce discours, et, en l’interrompant lui dit :

— Ah ! mon enfant, que vous êtes d’une bonne et louable humeur ! Je vois bien que, si tout le monde vous ressemblait, l’on ne saurait ce que c’est que de mariage, et l’on n’en observerait jamais la loi.

— Vous dites vrai, répondit Francion, aussi n’y a-t-il rien qui nous apporte tant de maux que ce fâcheux lien, et l’honneur, ce cruel tyran de nos désirs. Si nous prenons une belle femme, elle est caressée de chacun, sans que nous le puissions empêcher. Le vulgaire qui est infiniment soupçonneux, et qui s’attache aux moindres apparences, vous tiendra pour un cocu, encore qu’elle soit femme de bien, et vous fera mille injures ; car s’il voit quelqu’un parler à elle dans une rue, il croit qu’il prend bien une autre licence dedans une maison. Si, pour éviter ce mal, l’on épouse une femme laide, pensant éviter un gouffre, l’on tombe dans un autre plus dangereux : l’on n’a jamais ni bien ni joie, l’on est au désespoir d’avoir toujours pour compagne une furie au lit et à la table. Il vaudrait bien mieux que nous fussions tous libres. L’on se joindrait, sans se joindre, avec celle qui plairait le plus ; et lorsque l’on en serait las, il serait permis de la quitter. Si, s’étant donnée à vous, elle ne laissait pas de prostituer son corps à quelque autre, quand cela viendrait à votre connaissance, vous ne vous en offenseriez point ; car les chimères de l’honneur ne serait point dans votre cervelle ; il ne vous sera pas défendu d’aller de même caresser toutes les amies des autres.

Vous me représenterez que l’on ne saurait pas à quels hommes appartiendraient les enfants qu’engendreraient les femmes. Mais qu’importe cela ? Laurette, qui ne sait qui est son père ni sa mère, ni qui ne se soucie point de s’en enquérir, peut elle avoir quelque ennui pour cela, si ce n’est celui que lui pourrait causer une sotte curiosité ? Or cette curiosité-là n’aurait point de lieu, parce que l’on considérerait qu’elle serait vaine, et n’y a que les insensés qui souhaitent l’impossible. Ceci serait cause d’un très grand bien, car l’on serait contraint d’abolir toute prééminence et toute noblesse ; chacun serait égal et les fruits de la terre seraient communs. Les lois naturelles seraient alors révérées toutes seules. Il y a beaucoup d’autres choses à dire sur cette matière, mais je les réserve pour une autre fois.

Après que Francion eut ainsi parlé, Raymond et Agathe approuvèrent ses raisons et lui dirent qu’il fallait, pour cette heure-là, qu’il se contentât de jouir seulement de Laurette. Il répondit qu’il tâcherait de le faire. Il en était encore là-dessus, alors qu’il entra des violons dans la salle, qui jouèrent toutes sortes de danses. Toutes les plus belles femmes des villes et des villages de là à l’entour se trouvèrent à cette heure dans le château avec quelques filles remplies de toutes perfections, et quelques hommes qui savaient des mieux danser. Les cadences, les pas et les mouvements des courantes, des sarabandes et des voltes échauffaient les lascifs appétits d’un chacun. De tous côtés l’on ne voyait que baiser et embrasser et manier les plus aimables parties.

Lorsque la nuit fut entièrement venue, l’on couvrit la table d’une magnifique collation qui valait bien un souper ; car de première entrée il y avait force viandes des plus exquises, desquelles ceux qui avaient faim purent se rassasier. Les confitures étaient en si grande abondance que, chacun en ayant rempli son ventre et ses pochettes, il en demeura beaucoup dont l’on fit une douce guerre en les ruant[4] de tous côtés. Les tambours, les trompettes et les hautbois commencèrent à jouer alors dans la cour, et les violons en un lieu proche de la salle, si bien qu’avec les voix des assistants ils rendaient un bruit nonpareil. La confusion fut si grande et plaisante, que je ne vous la saurais représenter. Il me serait difficile de nombrer combien l’on dépucela de filles et combien l’on fit de maris cornards. Parmi le tumulte d’une si grande assemblée, qui empêchait de voir les absents plusieurs s’évadèrent avec leurs amantes pour aller contenter leurs désirs. Il y avait des femmes qui avaient là donné assignation[5] à leurs serviteurs comme en un lieu le plus convenable qu’ils pussent élire, et où ils n’étaient point aux dangers qu’elles craignaient dedans leurs maisons.

Raymond, qui désirait que le logis fût entièrement consacré à l’amour, avait commandé que l’on laissât ouvertes force chambres bien tapissées, pour servir de refuge aux amoureux ; elles ne manquèrent pas d’être habitées, je vous en réponds. Les six chevaliers et leurs six dames ne bougèrent de la salle, ayant assez de loisir de prendre leurs ébats ensemble en une autre heure. Ils cherchaient chacun leur aventure d’un côté et d’autre, en folâtrant avec un nombre infini de plaisirs.

Francion manie en tous endroits toutes les femmes qu’il trouve. Il prend une des six du château qui s’appelait Thérèse et, l’ayant renversée sur une longue-forme[6] au-dessus de laquelle il y avait un flambeau, il lui trousse la cotte par derrière et lui baille sur les fesses, où il y avait une petite marque noire, qu’il n’eut pas sitôt aperçu qu’il lui dit :

— Ha, ha ! Thérèse, vous avez bien fait la dissimulée. C’est donc vous que nous avons trouvée, ce matin, toute nue ! Votre signe me l’a fait connaître.

Incontinent il alla dire à tout le monde de quelle façon il avait appris où étaient les fesses à qui l’on avait rendu hommage, et chacun en rit à bon escient. Thérèse, qui ne se fâchait de rien, dit avec une humeur qui appartenait bien au lieu où elle était :

— Hé bien ! Vous avez vu mes fesses ; qu’en est-il ? Les voulez-vous voir encore ? Je ne serai pas chiche de vous les montrer. Qui est-ce qui est le plus digne d’être moqué, de vous ou de moi ? Je les ai tantôt montrées par force, et vous les avez baisées de votre bon gré.

Ce discours étant quitté, Raymond, qui se plaisait fort au combat du verre, fit apporter des meilleurs vins au monde, pour s’égayer avec quelques bons compagnons qui l’avaient défié.

— Il n’est rien de pareil à ce breuvage, dit-il. Il emplit d’une certaine divinité ceux qui l’avaient ; il fait perdre les impressions craintives que l’erreur et la sottise nous avaient données, et rend les courages les plus timides très hardis. C’est par son moyen qu’un orateur ne craint point de dire en ses harangues beaucoup de choses piquantes, et qu’un amant découvre son mal avec hardiesse à celle qui l’a causé. Les victoires des combats s’acquièrent ordinairement de ceux que se sont rendus vaillants par son moyen. Buvons, buvons éternellement, et souhaitons de mourir comme George, comte de Clarence, qui, se voyant contraint, par le jugement du roi d’Angleterre de quitter la vie, se fit mettre dans un tonneau plein de vin, dont il but tant qu’il en creva ! Venez, Francion : à cettui-ci !

— Je n’en ferai rien, répondit-il, j’aime mieux user mes forces en me jouant avec Laurette qu’en me jouant avec Bacchus. Si j’en prenais trop, tout mon corps serait brutalement assoupi, et ne pourrait plus prendre avec les femmes qu’un plaisir lent et, j’ose bien dire douloureux.

— Ho bien ! dit Raymond, chacun est libre ici ; suivez la volupté qui vous est la plus agréable.

Alors il vint des musiciens qui chantèrent beaucoup d’airs nouveaux, joignant le son de leurs luths et de leurs violes à celui de leurs voix.

— Ah ! dit Francion, ayant la tête penchée dessus le sein de Laurette, après la vue d’une beauté il n’y a point de plaisir qui m’enchante comme fait celui de la musique. Mon cœur bondit à chaque accent, je ne suis plus à moi-même. Ces tremblements de voix font trembler mignardement mon âme ; mais ce n’est pas une merveille, car mon naturel n’a de l’inclination qu’au mouvement. Je suis toujours en une douce agitation. Mon esprit et mon corps tremblent toujours à petites secousses. L’on en a vu tantôt une preuve ; car à peine ai-je pu tenir mon verre dedans ma main, tant j’avais de tremblement en tout mon bras. Aussi je ne touche ce beau sein qu’en tremblant ; mon souverain plaisir, c’est de frétiller, je suis tout divin, je veux être toujours en mouvement comme le ciel.

Ayant dit ces paroles, il prit le luth d’un des musiciens, et, les dames l’ayant prié de montrer ce qu’il savait, il commença de le toucher, et chanta cet air en même temps :

Apprenez, mes belles âmes,
À mépriser tous les blâmes
De ces hommes hébétés,
Ennemis des voluptés !

Ils ont mis au rang des vices
Les plus mignardes délices,
Et, fuyant leurs doux appas,
En vivant ne vivent pas.


Abhorrez cette folie,
Qui vient de mélancolie,
Et ne cherchez seulement
Que votre contentement.

Que les ris joints aux œillades,
Les baisers, les accolades
Et les autres jeux d’amour
Vous occupent nuit et jour.

Poussé de douce manie,
Il faut qu’un chacun manie
Le sein de ces Nymphes-ci,
Pour apaiser son souci.

Leur humeur n’est point farouche,
Elles ouvriront leur bouche,
Plutôt pour vous en prier,
Qu’afin de vous en crier.

Abordez-les donc sans crainte,
Et qu’une puissante étreinte
Joigne par divers accords
Tous les membres de vos corps.

Il faut que l’on s’imagine
Alors qu’on fait l’androgyne,
Qu’on ne goûte rien aux cieux
Qui soit plus délicieux.


Les langueurs, les rêveries,
Avec les chaudes furies,
Et la douce pâmoison
Agitent notre raison.

L’on tremble à faible secousse,
L’on se mord et l’on se pousse,
Et l’âme a tant de plaisirs
Qu’elle n’a plus de désirs.

Ha ! mon Dieu, que j’ai d’envie
De pouvoir finir ma vie
Au fort de ce doux combat,
Pour mourir avec ébat !

Cet air-ci, que les musiciens reprenaient sur leurs luths après que Francion en avait récité un couplet, ravit les esprits de toute l’assistance. Il y avait une cadence si bouffonne et si lascive, qu’avec les paroles, qui l’étaient assez, elle convia tout le monde aux plaisirs de l’amour. Tout ce qui était dans la salle soupirait après les charmes de la volupté ; les flambeaux même, agités à cette heure-là par je ne sais quel vent, semblaient haleter comme des hommes et être possédés de quelque passionné désir. Une douce furie s’étant emparée des âmes, l’on fit jouer des sarabandes, que la plupart dansèrent en s’entremêlant confusément avec des postures toutes gentilles et toutes paillardes.

Quelques dames qui avaient encore gardé leur pudeur, la laissèrent échapper, se conformant aux autres, qu’elles se donnaient pour exemple ; si bien qu’elles ne se retournèrent pas aussi chastes qu’elles étaient venues. Raymond avait cessé le combat du verre, il y avait longtemps pour aller folâtrer avec les femmes ; lesquelles il contraignait quelquefois de mettre les mains en quelqu’endroit des plus secrets de son corps, et ne parlait d’autre chose que de foutre. Ce que Francion entendant lui dit :

— Comte de Raymond, pardieu, je vous blâme, et tous ceux qui ont ces mots à la bouche.

— Pourquoi mon brave ? dit le comte. Y a-t-il du mal à prendre la hardiesse de parler des choses que nous prenons bien la hardiesse de faire ? Me voulez-vous dire que ces dames aiment mieux que l’on le leur fasse par le bas du ventre, que par les oreilles, ou bien croyez-vous que cette chose soit si sacrée et si vénérable, que l’on n’en doive pas parler à tout propos ?

— Ce n’est point cela, répondit Francion, il vous est permis d’en discourir et de nommer toutes les parties sans scandale ; mais je voudrais que ce fût par des noms plus beaux et moins communs que vous leur baillez. Il y a bien de l’apparence que les plus braves hommes, quand ils veulent témoigner leur galantise, usent en cette matière-ci, la plus excellente de toutes, des propres termes qui sortent à chaque moment de la bouche des crocheteurs, des laquais et de tous les coquins du monde, lesquels n’ont point de paroles plus à commandement. Pour moi, j’enrage quand je vois quelquefois qu’un poète pense avoir fait un bon sonnet, quand il a mis dedans ces mots de foutre, de vit et de con. Voilà, pensez-vous des embellissements bien plus grands que s’il avait parlé de bras, de pieds, de cuisses et de manger. Néanmoins les esprits idiots sont émus à rire, dès qu’ils les entendent, et le bouffon d’une comédie aurait beau avoir des traits nonpareils, il serait estimé ignorant de son art, s’il n’avait toujours de tels mots. Je désirerais que des hommes comme nous, parlassent d’une autre façon pour se rendre différent du vulgaire, et qu’ils inventassent quelques noms mignards pour donner aux choses dont ils se plaisent si souvent à discourir.

— Ma foi, vous avez bonne raison, dit Raymond ; ne le faisons nous pas tout de même que les paysans ? Pourquoi aurons nous d’autres termes qu’eux ?

— Vous vous trompez, Raymond, reprit Francion, nous le faisons bien en une autre manière. Nous usons bien de plus de caresses qu’eux, qui n’ont point d’autre envie que de soûler leur appétit stupide, qui ne diffère en rien de celui des brutes : ils ne le font que du corps et nous le faisons du corps et de l’âme tout ensemble, puisque faire y a. Écoutez comment je philosophe sur ce point. Toutes les postures et toutes les caresses ne servent de rien, me direz-vous : nous mettons tous à la fin nos chevilles dans le même trou. Je vous l’avoue, car il n’est rien de si véritable. J’ai donc gagné, me répliquerez-vous, car par conséquent il nous faut parler de même qu’eux de cette chose-là. Voici ce que je vous dis là-dessus : Puisque les mêmes parties de notre corps que celles du leur se joignent ensemble, nous devons remuer la langue, ouvrir la bouche et desserrer les dents comme eux, quand nous en voudrons discourir. Mais, tout comme en leur copulation, qu’ils font de même façon que nous, ils n’apportent pas néanmoins les mêmes mignardises et les mêmes transports d’esprit ; ainsi en discourant de ce jeu-là, bien que notre corps fasse la même action qu’eux, pour parler notre esprit doit faire paraître sa gentillesse, et nous faut avoir des termes autres que les leurs. De cela, l’on peut apprendre aussi que nous avons quelque chose de divin et de céleste, mais que, quant à eux, ils sont tous terrestres et brutaux.

Chacun admira le bel et subtil argument de Francion, qui sans raillerie n’a guère son pareil au monde, n’en déplaise à tous les logiciens, dont les esprits sont couverts de ténèbres au prix de celui dont il était doué. Les femmes principalement approuvèrent ses raisons, parce qu’elles eussent été bien aises qu’il y eût eu des mots nouveaux pour exprimer les choses qu’elles aimaient le mieux, afin que, laissant les anciens, qui, suivant les fantaisies du commun, ne sont pas honnêtes en leur bouche, elles parlassent librement de tout sans crainte d’en être blâmées, vu que la malice du monde n’aurait pas sitôt rendu ce langage odieux.

Francion fut donc supplié de donner des noms de son invention à toutes les choses qu’il ne trouverait pas bien nommées ; et l’on lui dit, pour l’y convier, que cela ferait bruire son nom par toute la France encore davantage qu’il ne faisait, à cause que chacun serait fort aise de savoir l’auteur de telles nouveautés, dont l’on ne parlerait jamais sans parler de lui. Francion s’en excusa pour l’heure, et assura qu’en quelque grande assemblée de braves qu’il ferait, il serait entièrement résolu de cela. En outre, il jura que, dès qu’il aurait le loisir, il composerait un livre de la pratique des plus mignards jeux de l’amour.

Cet entretien fini, plusieurs hommes et plusieurs femmes, qui ne désiraient pas coucher au château de Raymond, prirent congé de lui et s’en retournèrent en leur logis. Ceux qui demeurèrent se retirèrent bientôt deux à deux dedans les chambres : Francion fut avec Laurette, Raymond fut avec Hélène, et les autres avec celles qui leur plaisaient davantage. Je n’entreprends pas ici de raconter leurs plaisirs infinis ; ce serait un dessein dont je ne verrais jamais l’accomplissement.

Le lendemain et les six jours suivants, ils se donnèrent tout le bon temps que l’on se peut imaginer. Francion ayant regardé, en un instant qu’il s’était séparé de Laurette, le portrait de Naïs qu’il avait toujours eu dans sa pochette, se souvint de s’enquérir de Dorini où il avait fait une si belle acquisition, et si ce visage parfait était une fantaisie de peintre ou une imitation de quelque ouvrage de nature. Dorini lui apprit que c’était le portrait d’une des plus belles dames de l’Italie, qui était encore vivante, et poursuivit ainsi son propos :

— Il y a sur les confins de la Roumanie[7], une jeune merveille appelée Naïs, veuve depuis un an d’un brave duc qui n’a été que dix mois en mariage avec elle. Vous pouvez bien croire que ses perfections et ses richesses ne la laissent pas manquer de serviteurs. Elle en a acquis un si grand nombre, que l’on peut dire qu’elle en a à revendre, à prêter et à donner. Pas un de tous ceux qui la courtisent n’ont su encore obtenir d’elle aucune faveur remarquable. Entre tous les Italiens, il n’y avait que son défunt qu’elle pût aimer. Son inclination la porte à chérir les Français ; si bien qu’ayant vu le portrait d’un jeune seigneur de ce pays-ci, nommé Floriandre, qui avait les traits du visage fort beaux, elle eut pour lui toute la passion qu’elle eût su avoir si elle eût vu sa vraie personne ; parce que même l’on lui avait fait un ample récit de sa vertu, de sa belle humeur et de toutes les gentillesses de son âme. Pour trouver du remède en son mal, elle me le découvrit librement, comme à son bon parent et ami. Je lui donnai bon courage et bonne espérance, et, suivant mon conseil, elle se fit peindre au tableau que vous avez, afin de le faire porter à son amant, pour le convier à la rechercher en mariage. Il y avait longtemps que j’avais envie de voir ce royaume-ci : voilà pourquoi je m’offris librement à la servir en cette affaire, où personne ne la pouvait mieux secourir que moi. Dès que j’ai été arrivé à la cour, je m’y suis donné la connaissance de mon homme, que j’ai trouvé d’une humeur fort bénigne et fort sujette à l’amour, ce qui m’assura que je gagnerais aisément sa bonne volonté pour Naïs. Je m’étais délibéré de lui conter ses richesses et la noblesse de sa race, après lui avoir montré sa beauté, et lui dire l’extrême affection qu’elle avait conçue pour lui, malgré leur grand éloignement. Mais je changeai un peu de dessein, voyant qu’il lui prit une certaine petite indisposition pour laquelle les médecins lui conseillaient de s’en aller boire de certaines eaux qui sont en un village sur le tiers du chemin de notre pays. Je mandai à ma parente qu’elle cherchât la commodité de s’y en venir, parce qu’elle avait là bon moyen de l’attirer dans ses filets. Je ne sais si elle se sera mise en devoir de s’y trouver ; mais si elle le fait, elle y perdra ses peines, parce que Floriandre est mort depuis quelque temps. Je lui en ai écrit des nouvelles ; c’est à savoir si elle les recevra, et si elle ne sera point déjà partie lorsqu’elles seront à sa demeure ordinaire. Il faudra que je m’en retourne bientôt pour l’aller consoler en quelque lieu qu’elle soit.

— Ha ! je vous assure, dit alors Francion, que je veux l’aller trouver en lieu qu’elle puisse être ; une si rare beauté mérite bien que je fasse un voyage pour la voir. J’ai toujours aimé les femmes aimables que j’ai aperçues et celles dont j’ai ouï seulement parler. Il ne faut pas maintenant que je déroge à ma nouvelle humeur. Au reste, il y a longtemps que j’ai désir de voir l’Italie ce beau jardin du monde ; j’aurai une belle occasion d’y voyager. Premièrement, je m’en irai aux eaux pour tâcher d’y rencontrer Naïs. Et vous, Dorini, ne voulez-vous pas prendre ce même chemin avec moi ?

— Si vous pensez trouver Naïs aux eaux, répondit Dorini, il faut que vous partiez dès demain et que vous fassiez une extrême diligence. Or je voudrais bien demeurer ici un mois environ ; c’est pourquoi je ne saurais vous accompagner. Je vous retrouverai en Italie où vous vous en retournerez avec Naïs, qui sera sans doute éprise de votre mérite aussitôt qu’elle vous aura vu. Au reste, n’était qu’elle a le portrait de son défunt amant, je vous conseillerais de prendre son nom pour quelque peu de jours, au commencement que vous seriez avec elle.

— Je ne pourrais pas me résoudre à cela, repartit Francion, car il me semble que de se donner le nom d’autrui, c’est confesser que l’on n’a rien en soi de si recommandable que celui-là.

Raymond, oyant ce devis, dit qu’il voulait aller aussi en Italie, vu qu’il s’ennuyait en France et qu’il ne se plaisait point à la cour ; mais, quelque affaire le retenant pour quelques jours, il se délibéra de ne partir qu’avec Dorini.

Le voyage étant ainsi tout résolu, Francion, dès l’heure même, donna charge à un homme de Raymond de ramener Collinet à Clérante et de lui bailler des lettres de sa part, par lesquelles il lui mandait qu’il s’en allait un peu se divertir dans les pays étrangers, selon les souhaits qu’il lui avait autrefois ouï faire.

Quelqu’un lui demanda s’il n’avait point de regret de quitter si tôt Laurette ; il répondit que la poire était à sa merci, qu’il en avait joui tant qu’il avait voulu, et qu’il fallait songer à en pourchasser une autre.

L’on était sur ces propos, lorsque par les fenêtres d’une chambre l’on vit entrer dans le château un vieillard, monté sur une méchante haridelle qui ne valait plus rien au labour où elle avait usé sa première vigueur. Celui qui la montait avait un manteau noir attaché avec une aiguillette au-dessous du col, portait de belles guêtres à la moderne et avait un antique braquemardwkt-1 à son côté. Cet honorable personnage était Valentin, qui, voyant que sa femme mettait tant à revenir de son pèlerinage, ne savait bonnement ce qu’il devait en penser et avait été la chercher en beaucoup d’endroits, jusques à tant qu’un maudit manant, qui avait apporté de la volaille chez Raymond, lui eût appris qu’il l’avait vue.

Quand il fut entré dans la cour, il vit Laurette qui était sur une porte avec Thérèse. Incontinent il descendit de cheval ; et sa bonne femme, l’apercevant, prit sa compagne par la main et s’en alla s’enfermer dans une chambre. Il la poursuit de furie jusque-là et, trouvant visage de bois, commence à vomir son fiel par injures :

— Quel diantre de pèlerinage as-tu fait ? Hé ! chienne, l’on m’a averti de la bonne vie que tu mènes céans. Par la morbieu ! si je te tiens une fois, je te punirai comme il faut ! Tu as ici goûté à cœur soûl des plaisirs avec les hommes, et je m’assure qu’il n’y a pas jusqu’aux palefreniers qui ne t’aient passé par-dessus le ventre. Mais désormais je te ferai jeûner, malgré que tu en aies, et tu n’auras pas de moi la pitance ordinaire. Comment ! tu es cause que l’on ne fait plus d’état de moi ; chacun m’appelle un sot et un janin[8], et dit que je n’ai point de courage de t’endurer tant de fredaines ; bref, je suis entièrement déshonoré. Ah ! mon Dieu, quelle injustice que l’honneur d’un homme dépende du devant de sa femme ! Tu en payeras les pots cassés, je t’en réponds !

Raymond et quelques autres accoururent au bruit qu’il faisait et, voyant que Laurette ne parlait en façon quelconque, lui dirent qu’elle n’était pas au château assurément, et qu’il avait eu quelque illusion. Après cela, ils firent tant, qu’ils l’emmenèrent tout au fond du jardin, où ils le forcèrent de jouer une petite partie aux quilles ; puis ils lui firent avaler sa tristesse avec plusieurs verres de vin, en goûtant dessous une treille.

Cependant Francion ayant dit adieu à sa Laurette, Raymond commanda à son cocher d’atteler six chevaux à son carrosse et de la ramener promptement chez elle avec Agathe, si bien que, quand Valentin y fut de retour, il l’y trouva sans avoir rencontré le carrosse en chemin, parce qu’en s’en retournant il prenait une autre voie. La belle s’était mise au lit et feignait d’être malade. Dès qu’il lui eût dit qu’il y avait trois jours qu’il était sorti de la maison pour l’aller chercher, elle lui assura qu’il y en avait plus de deux qu’elle était revenue ; de sorte qu’il apaisa sa colère et crut qu’il ne l’avait point vue au château de Raymond.

Tandis Francion songea à se préparer à la départie. Après avoir témoigné le regret qu’il avait de ce qu’il fallait qu’il fût quelque temps séparé de Raymond, il prit le lendemain congé de lui dès le matin, et s’en alla avec tous ses gens.

Lorsqu’il arrivait aux hôtelleries, il n’avait point d’autre entretien que de contempler le portrait de celle qui était cause de son voyage. Quelquefois même, étant sur les champs, il le tirait de sa pochette et, en cheminant, ne laissait pas de le regarder. À toutes heures il lui rendait hommage et lui faisait sacrifice d’un nombre infini de soupirs et de larmes. Les deux premiers jours, il ne lui arriva aucune aventure ; mais le second, il lui en arriva une qui mérite bien d’être récitée.

Sur le midi, il se rencontra dans un certain village, où il se résolut de prendre son repas. Il entre dans la meilleure taverne et, cependant que l’on met ses chevaux à l’écurie, il va regarder à la cuisine ce qu’il y a de bon à manger. Il la trouve assez bien garnie de ce qui pouvait assouvir sa faim, mais il n’y voit personne à qui il puisse parler ; seulement il entend quelque bruit que l’on fait à la chambre de dessus et, pour savoir ce que c’est, il y monte incontinent. La porte lui étant ouverte, il vit un homme sur un lit, n’ayant le corps couvert que d’un drap, lequel disait beaucoup d’injures à une femme qui était assise plus loin dessus un coffre. Sa colère était si grande, qu’à l’instant même il se leva tout nu comme il était, pour l’aller frapper d’un bâton qu’il avait pris auprès de soi. Francion, qui ne savait point si la cause de son courroux était juste, l’arrête et le contraint de se remettre au lit :



— Ha ! monsieur, lui dit-il, donnez-moi du secours contre mes ennemis : j’ai une femme pire qu’un dragon, laquelle est si vilaine, qu’elle ose bien s’adonner à ses saletés devant mes yeux.

— Monsieur, dit la femme à Francion, sortons d’ici vitement, je vous prie ; j’ai si grand’peur, que je n’y saurais plus demeurer. Ce n’est point mon mari qui parle, c’est quelque malin esprit qui est entré dans son corps au lieu de son âme, qui en est sortie il y a plus de six heures.

— Ha ! dit le mari, vit-on jamais une plus grande méchanceté ? Elle veut faire accroire que je suis mort afin d’avoir mon bien et de se donner du bon temps avec son ribaud.

Alors il sortit d’une chambre voisine un jeune homme d’assez bonne façon et une femme déjà chenue, qui dirent tout résolument que le tavernier était mort, et qu’il le fallait ensevelir.

— Comment ! ruffien, dit-il au jeune homme, tu es bien si osé que de te montrer à moi ? Va, va, je vivrai encore assez longtemps pour te voir pendre quelque jour ; car tu seras pendu, je te jure. Tu as commis une plus grande faute que si tu avais voulu m’assassiner avec un couteau ; car tu as voulu m’ensevelir tout en vie. En outre, tu es un adultère, qui as souillé mon lit avec cette louve.

Cette dispute semblant fort grande à Francion, il en voulut savoir l’origine et, ayant fait taire ceux qui criaient, pria le tavernier qu’il lui contât son fait ; voici ce qu’il lui dit :

— Monsieur, il y peut avoir trois ans que je me mariai à cette diablesse que vous voyez. Il eût mieux valu pour moi que je me fusse précipité dans la rivière ; car, depuis que je suis avec elle, je n’ai pas eu un moment de repos. Elle me fait ordinairement des querelles sur la pointe d’une aiguille et crie si fort, qu’une fois, n’osant sortir à la rue à cause d’une grosse pluie qui tombait, je fus contraint de boucher mes oreilles avec des bossettes[9] et je ne sais quel bandage que je mis à l’entour de ma tête, afin qu’au moins je ne l’entendisse point, puisqu’il me fallait demeurer là. Aussitôt, elle reconnut ma finesse et, voulant que j’ouïsse les injures qu’elle me disait, se jeta dessus ma fripperie et n’eut point de cesse qu’elle ne m’eût désembéguiné ; puis, approchant sa bouche de mes oreilles, elle cria dedans si fort, que huit jours après j’en demeurai tout hébété. Mais tout ceci n’est que jeu ; voyez comme elle est effrontée. Elle me vit une fois parler à une jeune fille de ce village ; aussitôt elle songe à la malice et, prenant le soir un couteau en se couchant, dit que par la merci-Dieu elle me voulait couper l’engin dont je faisais jouir d’autre qu’elle. À cette heure-là, j’étais en une humeur fort douce et fort patiente : « Ne faites rien, m’amie, en votre premier mouvement, lui dis-je avec un souris, vous vous en repentiriez après. Si vous aviez perdu votre pilon, vous ne pourriez plus faire de sauce, et votre mortier serait inutile. — Ne te soucie point, vilain, me dit-elle ; je n’ai que faire de ton bel instrument, je n’en chômerai point, j’en trouverai assez d’autres plus vigoureux. » Dites-moi, monsieur, si vous ouïtes jamais parler d’une telle impudence ?

« Cependant je la souffrais sans la frapper, et je pense que, si sa colère ne se fût point apaisée, j’eusse aussi enduré qu’elle m’eût rendu eunuque. La menace qu’elle m’avait plusieurs fois faite de prendre un ami fut exécutée : elle choisit ce jeune galoureau-ci pour la servir à couvert. Mais, bon Dieu ! fut-il jamais une misère pareille. Je porte bien la folle enchère du tout. Au lieu que les amoureux ont accoutumé de donner quelque chose à leurs dames, celui-ci, qui n’est qu’un gueux, voulut que ma femme lui fît beaucoup de présents pour le payer du plaisir qu’elle prenait avec lui. Elle lui baille de quoi se nourrir et de quoi se vêtir ; j’ai même remarqué plusieurs fois dessus lui de mes vieilles besognes. S’il y a dans ma cuisine quelque bon morceau que je gardais pour mes hôtes, le galant en refaisait son nez, comme s’il eût fallu que je lui eusse donné du salaire pour avoir rembourré le bas de cette gaupewkt.

« Un jour, revenant des champs, je la trouvai ici comme il lui léchait le morveauwkt ; Dieu sait quel crève-cœur j’en eus ! J’arrêtai mon ruffien lorsqu’il s’en allait, et lui dis : « Par la morgoy, que viens-tu faire céans ? Que je ne t’y retrouve plus, autrement je te déchiquetterai plus menu que chair à pâté. Je me doute que tu viens ici voir ma femme ; la penses-tu mieux fouailler que moi. Çà, çà, fais exhibition des pièces dessus cette assiette ; mesurons celui qui en a le plus. » En disant cela, je lui montrai ma lance, devant laquelle la sienne n’osa paraître. Il s’en alla plus penaud qu’un fondeur de cloches, sachant bien qu’il n’était pas plus capable que moi d’assouvir une femme ; néanmoins il y revint plusieurs fois, non pas tant à cachette que je n’en eusse connaissance.

« Cela me fâcha tellement, que je jurai à cette putain que je me laisserais mourir assurément avant que l’année se passât, afin de me délivrer de tant d’angoisses ; elle en devint encore plus méchante, ne souhaitant rien autre chose que de me voir sortir d’ici, les pieds devant. Toutes les fois que nous nous querellions, elle me disait : « Eh là ! Robin, que n’accomplis-tu ton serment ? Que ne meurs-tu, pauvre sot ? Vois-tu pas bien que tu es inutile au monde ? Les vignes ne laisseront pas de fleurir pour ton absence ; tu ne sers qu’à en perdre les fruits. » L’année était déjà écoulée, lorsqu’elle a commencé à me faire meilleure chère que de coutume, prenant résolution, comme il est à présumer, de voir sans dire mot, si je serais si fou que de me désespérer pour elle. Je connus son intention, et, pour savoir quelle affection elle me portait et ce qu’elle pourrait faire et dire si j’étais mort, je me délibérai de le contrefaire.

« À cela m’a servi beaucoup un mien compère qui, pendant que j’étais à son logis, est venu dire qu’après avoir avalé je ne sais quoi, que j’avais détrempé dans un verre avec du vin blanc, je m’étais jeté sur un lit, où je tirais à la fin. Cette nouvelle n’a point attendri son cœur ; elle a répondu qu’elle avait si grande faim de dormir, qu’elle ne pouvait se relever sans se faire un grandissime tort. Voyant cela, nous avons attendu jusqu’à ce matin à mettre à fin notre entreprise. Il m’a porté céans avec un de ses valets et m’a mis sur ce lit-ci, où je me suis toujours tenu roide comme un trépassé. « Voilà votre mari mort, ç’a-t-il dit à ma femme, je suis fâché que vous n’ayez été présente lorsqu’il a rendu l’âme ; vous eussiez su sa dernière volonté, et eussiez vu de quelle diligence j’ai tâché de l’assister. — Hélas ! mon Dieu ! est-il mort, le bonhomme ? lui a-t-elle répondu en gémissant. À grand’peine pourrait-on en rencontrer un qui l’égalât en douceur de naturel. Contez-moi ce qu’il vous a dit, étant proche de sa fin : ne me le celez point. Cela me servira de consolation. — Vous vous trompez bien fort, lui a-t-il répliqué : cela vous servira de remords de conscience toute votre vie, si vous avez une âme pitoyable et soigneuse de son salut. Mon bon compère m’a dit que vous étiez cause de son trépas, et qu’il s’y laissait aller comme à un refuge qui était suffisant de le garantir des ennuis qu’il endurait en votre compagnie. — Hélas ! que je suis malheureuse ! a-t-elle dit. Quelle mauvaise chère lui ai-je faite ? Faut-il qu’il soit mort avec une rancune contre moi ! Il ne priera pas Dieu pour moi en l’autre monde. Sainte Marie, nos voisins savent bien le bon traitement que je lui ai fait ; il y avait plus d’un mois que nous n’avions eu de noise. Fili David[10], j’étais si prompte à exécuter tous ses commandements, que je pensai avant-hier me rompre le cou en descendant les montées pour lui aller querir son vin du coucher ; hélas ! le pauvre homme, il n’a point bu depuis en ma compagnie et n’y boira jamais. »

« Mon compère lui a laissé achever ses doléances et s’en est allé hors de céans, afin qu’elle fît sans fiction ce qui était de sa volonté. Dès qu’il a été dehors, elle a envoyé querir cette femme que vous voyez, qui n’est pas meilleure qu’elle, et ensemble son adultère. « Mon mari est mort, ma commère, lui a-t-elle dit. — Hé bien ! voilà bien de quoi pleurer ! lui a-t-elle répondu ; êtes-vous folle ? Ne vous souvenez-vous plus des souhaits que vous avez faits si souvent ? — Oui-da, ma bonne amie, a-t-elle répondu ; mais que diraient les gens si je ne pleurais point, puisque c’est la coutume de pleurer ? Pour moi, je m’en acquitte fort bien quand je veux, encore que j’aie tout sujet de rire. Je n’ai que faire de tenir des oignons dans un mouchoir et de les approcher de mes yeux ; je ne désire point louer les pleureuses, comme on fait aux bonnes villes. » Après cela, ses larmes ont cessé de couler, s’il est ainsi qu’elle en ait jeté. « Ma foi, il a bien fait de mourir, a-t-elle dit alors ; car je l’eusse fait bientôt ajourner pour ce faire, vu qu’il m’avait donné promesse dès longtemps de déloger d’ici. Je m’imagine qu’il eût été condamné, si nos juges sont équitables. Ne suis-je pas heureuse maintenant ? Tout ce qui est céans est à moi. Il m’a donné tout par contrat de mariage. Je l’ai bien gagné, par saint Jean, pour le mal que j’ai eu avec lui. Toute la nuit, il fallait que je lui tirasse son bout comme je fais de celui de ma vache ; et j’avais beau le brandiller en toutes façons, je n’en pouvais faire ressusciter la chair. Je pense que cette partie-là était entièrement morte et qu’elle avait été frappée de foudre. — Consolez-vous donc, lui a reparti sa compagne, voilà votre mari qui vous rendra désormais la plus contente du monde. » Là-dessus, parce que tous les rideaux de ce lit-ci étaient tirés et que l’on ne me pouvait voir, j’ai un peu haussé la tête et, par une petite ouverture qui était aux pieds, j’ai vu que le galant embrassait ma femme et la baisait. L’effort que je faisais en m’étendant ainsi a donné la sortie à un furieux pet de maçon[11], qui les a tous étonnés. « Mon Dieu, il n’est pas mort, ç’a dit ma femme ; le voilà qui pète. — Vous êtes bien sotte, a répondu sa commère ; pensez-vous que les personnes mortes ne puissent péter ? Les choses qui n’ont jamais eu d’âmes pètent bien ; ne sort-il pas toujours quelque bruit de tout ce qui s’éclate tant soit peu ? Possible est-ce quelqu’un de ses os qui s’est disjoint, ou bien c’était un vent qui était encore dans son corps et, ne trouvant pas le conduit tout ouvert, n’a pu sortir qu’avec violence. D’ailleurs, nous avons aussi sujet de croire que son corps, étant pesant comme il est, a fait craqueter cette couchette, qui est de bois fort tendre. — Ha ! le vilain ! disait ma femme, c’était toute sa délectation que de péter durant sa vie ; pensez qu’il s’y plaît encore après sa mort. Il avait le vent si à commandement, et le faisait si bien souffler à sa fantaisie, que c’était dommage qu’il ne s’était fait nautonier. Le plus souvent il gageait de faire des pétarades en certain nombre et les jetait comme un tonnerre sans y manquer d’une seule ; c’était là son jeu ordinaire dans les compagnies, car il y gagnait toujours beaucoup d’argent. Mais, ma bonne amie, que je ne le voie plus ; il le faut enterrer plus tôt que plus tard. Çà, mettons-nous en besogne, nous gagnerons cinq ou six quarterons d’indulgences. Voici une aiguille et du fil.

« Ayant dit cela, elle a tiré le rideau ; et, comme elle se penchait pour me regarder, étant saison de jouer mon jeu puisque j’avais reconnu le peu d’estime qu’elle faisait de moi, j’ai levé mon bras et lui ai appliqué fermement ma main sur sa joue, si bien qu’elle a eu une excessive frayeur. « Je ne suis pas mort encore, coquine, lui ai-je dit ; et, si Dieu plaît, je te mettrai quelque jour en terre, quand ce ne serait qu’à cause que tu désires malicieusement que je sorte de ce monde. Le ciel, pour te faire enrager et te punir, permettra que j’y demeure longtemps. »

« Alors ils se sont tous trois mis autour de moi ; ne voulant pas croire que je fusse vivant, parce qu’ils ne désiraient pas que je le fusse, ils n’ont pas laissé d’essayer de m’ensevelir dans ce drap. J’ai résisté tant que j’ai pu, criant au meurtre et à l’aide, et leur disant que je n’étais point mort. Je pense qu’ils avaient envie de m’étrangler et de m’étouffer, et qu’ils l’eussent fait, si de votre grâce vous ne fussiez venu à ma rescousse, étant je crois appelé par mes cris. Or, monsieur, je vous supplie de m’assister, voyant la justice de ma cause, et d’empêcher que l’on me persécute, comme l’on a fait auparavant votre venue ; soyez le protecteur des misérables. »

Quand il eut ainsi achevé de parler, Francion, qui avait connu son bon droit, voulut mettre la paix partout. Le ruffien et celle qui l’accompagnait firent haut le gigot cependant, craignant la touche. La femme, voyant que le gentilhomme qui était chez elle y désirait dîner, s’en alla à la cuisine, toute honteuse et fâchée, mettre ordre à ses sauces. Tandis le mari se vêtit et vint en la chambre de Francion, avec lequel il discourut de plusieurs choses. Après le dîner, Francion fit venir aussi sa femme et leur dit à tous deux qu’il fallait qu’ils fissent devant lui un perdurable accord. Le mari, qui ne demandait qu’amour et simplesse, y consentit bientôt, et la femme en fit de même, y étant contrainte par la nécessité et ne pouvant plus faire l’enragée.

— Je veux donc, dit Francion, que vous fassiez tout à cette heure ensemble la petite chosette afin que je juge si Robin n’est pas assez valeureux pour contenter sa femme sans qu’elle aille à la Cour des aides.

Belles dames, qui ne pouvez sans rougir ouïr parler des choses que vous aimez le mieux, je sais bien que, si vous jetez les yeux ici et en beaucoup d’autres endroits de ce livre, vous le quitterez aussitôt et m’aurez par aventure en haine. Néanmoins, j’aime tant la vérité, que, malgré votre fâcheuse humeur, je ne veux rien celer, et principalement de ce qui profite plus étant divulgué que non pas étant tu.

Robin, après quelques résistances, s’accorda au désir du brave Francion, étant fort aise d’avoir les yeux d’un si grand personnage pour témoins irréprochables des preuves de sa vaillance ; mais sa femme faisait la honteuse et disait qu’elle mourrait plutôt que d’endurer que l’on lui fît une si vilaine chose devant les gens.

— Hé quoi ! dit Francion, sait-on pas bien que vous le faites ? Le pensez-vous celer ? À quoi cela vous peut-il servir ? Quand je vous l’aurais vu faire et que je serais le plus grand bavard de la terre, je ne saurais dire autre chose, sinon que vous l’avez fait. Cela n’est pas nouveau. Dès maintenant ne le puis-je pas dire, puisque c’est la vérité ?

Nonobstant cette raison, elle demeura en son opiniâtreté première, et Francion poursuivit ainsi :

— Pardieu, vous le ferez ; je ne m’en irai point d’ici autrement. Si vous ne voulez vous laisser chevaucher de bon gré, je commanderai à tous mes gens de vous tenir les uns par les pieds, les autres par les bras ; tandis Robin accomplira son désir.

Ayant dit cela, il la prit lui-même et la jeta sur un lit, puis il commanda à Robin de commencer la besogne. Il se montra fort prompt à obéir, après que le chevalier eut chassé ses serviteurs et fut demeuré tout seul dans la chambre.

— Faites un peu de trêve, dit Francion, que je voie la longueur, la grosseur et la roideur de votre lance, auparavant que vous entriez en bataille, où elle sera réduite en mauvais point.

Robin fait suspension d’armes et Francion, ayant à loisir considéré celles dont il était fourni, jura qu’il ne s’en trouverait guère d’aussi bonnes et que sa femme ne pouvait pas dire que l’on lui mettait en tête un ennemi qui ne sût pas bien assaillir et ne méritât pas que l’on lui fît résistance. Là-dessus, le champion recommença le duel, où il ne sentit pas plus de plaisir que Francion en recevait en le regardant. Tout étant fini, notre chevalier dit :

— Vous allez un fort bon train, si ce n’est qu’à la fin vous avez des mouvements un peu trop grossiers et trop lents. Désormais, rendez-les plus prompts et plus agiles : vous en aurez tous deux plus de délectation. Au reste, ce que vous venez de faire ici devant moi soit un lien qui vous étreigne éternellement. Il m’est avis que vous n’aurez point de sujet de vous mécontenter l’un de l’autre.

Après avoir dit cela, il descendit en bas, où ils le suivirent pour être payés de son écot. Ils comptèrent la dépense qu’il avait faite, et tout aussitôt il leur en bailla l’argent. De surplus, il leur fit don de six ou sept pistoles pour les convier à se souvenir de lui et apaiser toutes leurs vieilles inimitiés en sa considération ; et leur promit que quelque jour il leur ferait encore quelque présent s’il était averti qu’ils ne retournassent point à leur mauvais ménage. En contre-échange il les menaça que, s’il pouvait découvrir qu’ils eussent par après quelques castilleswkt-1 ensemble, il reviendrait les châtier rigoureusement. L’on dit que ses remontrances eurent beaucoup d’efficace et que, depuis, ils ont toujours vécu en bonne paix.

Un certain homme, qui venait de dîner à la taverne, ayant vu les largesses de Francion, l’eut en grand respect et en une parfaite bienveillance. Le voyant monter à cheval, il monta aussi sur le sien, et sachant qu’il prenait un même chemin que lui, il s’offrit à l’accompagner. Le premier discours qu’il lui tint fut une louange qu’il donna à sa libéralité ; de ce propos-là il tomba sur l’avarice, de laquelle il disait qu’il ne pouvait fournir d’exemple plus remarquable qu’un gentilhomme qui demeurait à un village où ils iraient au gîte le lendemain.

— C’est le plus vilain que la terre ait jamais porté, disait-il en continuant ; ses sujets sont bien malheureux d’avoir un tel seigneur que lui : il les pille en mille façons. L’année passée, il fit accroire qu’il avait envie d’aller à la guerre pour le service du roi, et il fallut que ces pauvres gens lui donnassent deux bons chevaux ; toutefois il n’y alla point et fut seulement un mois à la cour.

Il leur eût envoyé des gendarmes de la compagnie de quelqu’un de ses amis, pour assouvir la mauvaise volonté qu’il a contre eux, n’eût été que, songeant à son profit, il aimait mieux les voler lui-même, et eût été marri que l’on les eût rendus si pauvres qu’il n’eût plus eu de quoi rapiner. À peine pourriez-vous croire combien il les bat et leur fait coûter d’argent, lorsqu’ils ont ramassé quelques buchettes qui se trouvent autour de son bois. Quand il a des ouvriers à la journée, il retarde à sa fantaisie une horloge de sa maison et les fait pour le moins travailler deux heures plus qu’ils n’ont de coutume autre part. Il nourrit tous ses serviteurs le plus mesquinement du monde, et jamais personne ne s’est pu vanter d’avoir banqueté chez lui. Lorsque ses amis (s’il est ainsi qu’il en ait) le viennent voir par la porte de devant, peur d’être contraint de les recevoir, il sort par sa porte de derrière et s’en va se promener dans des lieux écartés, où il est impossible de le trouver.

Voyant ses enfants devenir grands, il s’en plaignait une fois, au contraire de tous les autres hommes qui sont fort aises de la croissance des leurs, parce qu’ils espèrent d’en avoir bientôt un parfait contentement, les voyant mariés ou pourvus de quelque éminente qualité ou remplis de quelque signalée vertu. Sa raison était que désormais il faudrait beaucoup d’étoffe pour les habiller. Quant à lui, jamais il ne s’habille que les fêtes et les dimanches, qu’il aille paraître dans l’église de son village ; encore met-il une chiquenillewkt de toile par-dessus ses vêtements dès qu’il est à la maison ; et si, à peine ose-t-il se remuer, tant il a peur de les user en quelque endroit. Les jours ouvriers, il ne se couvre que de haillons.

— Il me semble, dit Francion, que vous avez appelé ce personnage-ci gentilhomme ; croyez-vous en bonne foi qu’il mérite ce titre, puisqu’il vit d’une si vilaine façon ? Un des principaux ornements de la noblesse, c’est la libéralité.

— Monsieur, répondit celui qui l’accompagnait, je reconnais que j’ai failli de l’avoir nommé gentilhomme, encore qu’il ait plusieurs seigneuries ; car même il ne l’est pas d’extraction. Son père était un des plus grands usuriers de la France et ne s’adonnait qu’à bailler de damnables avis au Conseil et à prendre quelques partis. Néanmoins les enfants de celui-ci, qui sont un garçon et une fille, l’un de l’âge de vingt ans, l’autre de dix-huit, ne tiennent en rien du monde des humeurs de leur race. Ils ont des âmes assez généreuses. C’est dommage qu’ils n’ont un père qui fît quelque chose pour leur avancement. La fille est fort belle et ne manque pas d’attraits pour s’acquérir des amants ; mais que lui sert cela ? Pas un n’a la puissance de l’aborder pour lui conter son martyre ; elle est toujours auprès de sa mère qui ne veut pas qu’elle aille aux grandes compagnies, d’autant qu’il coûterait trop à la vêtir richement. Qui plus est, le seigneur du Buisson (c’est le nom du père) a si peur de débourser de l’argent, qu’il ne veut point ouïr parler de la marier. Le fils est captif tout de même, autant de gré que de force, à cause qu’il ne désire pas sortir et fréquenter les jeunes gens de sa sorte, n’ayant pas un grand train pour paraître, ni de l’argent pour fournir au jeu et à la débauche. Dernièrement aussi il joua d’un bon trait à son raquedenazewkt de père, qui était tombé malade, et ne pouvait aller à la ville porter beaucoup d’argent qu’il devait à un marchand, par qui tous les jours il était chicané. Il fut contraint de lui en donner la charge à son grand regret, car à peine se fie-t-il à lui-même de ses biens. Le drôle, tenté par ce profitable métal qu’il maniait si peu souvent, se délibéra de le retenir pour soi. Au lieu de le porter où l’on lui avait commandé, il l’enterra emmiwkt les champs, s’en alla vendre son cheval et son manteau, puis s’en va vers son père lui dire qu’il avait rencontré des voleurs qui lui avaient dérobé son argent, son manteau et l’avaient démonté. Vous pouvez penser quelle fâcherie en eut du Buisson ; il ne savait à qui s’en prendre, enfin sa rage le porta à jeter toute la faute sur son fils et à le battre très bien après lui avoir dit que c’était un coquin, qu’il était parti trop tard et qu’il n’avait pas pris chemin ordinaire où il eût pu rencontrer quelqu’un qui l’eût secouru. Il donne charge au prévôt des maréchaux de s’enquérir des personnes qui l’avaient volé. Un archer, sachant de quel poil et de quelle taille était son cheval, fit telle diligence qu’il le trouva et le reconnut dans une certaine ville proche d’ici, comme l’on le menait boire. Il le suivit jusqu’à un logis où il demanda au maître qui le lui avait vendu. Cet homme répondit que c’était une personne dont il ne savait pas le nom ni la qualité, mais que s’il le rencontrait, il le reconnaîtrait fort bien. De mauvaise fortune, le jeune homme vint à passer par là, et le bourgeois dit incontinent à l’archer : — Le voilà sans doute, mettez les mains dessus lui. — Gardez-vous bien de vous tromper, dit l’archer ; car c’est le fils de celui qui a perdu le cheval. — C’est assurément lui qui me l’a vendu, repartit l’autre. » L’archer se contenta de savoir ceci et l’alla redire à du Buisson, qui confronta le bourgeois à son fils. Il fut incontinent convaincu, et craignant la fureur de son père, sortit secrètement du château, puis s’en alla, pensez, querir son argent, avec lequel il s’est si bien éloigné d’ici que l’on ne l’y a point vu depuis. À la fin il faudra bien qu’il revienne, quand ce ne serait que pour recueillir sa part de la succession du vieux avare, qui ne se gardera pas de mourir pour ses richesses. Ce qui vient de la flûte s’en retourne au tambour[12]. Les biens mal acquis seront quelque jour infailliblement très mal dépensés. Quand le jeune homme les aura en possession, il ne faut pas demander quel dégât il en fera ; par là l’on pourra connaître quel profit et quel plaisir il y a à mettre en un tas beaucoup d’écus, que l’on laisse à l’abandon lorsque l’on y pense le moins. Pour moi, je ne sais, lequel je dois blâmer, du père ou du fils ; tous deux ont manqué à leur devoir ; mais je ne puis nier que je ne connaisse bien que la faute vient premièrement du père, qui par sa chicheté a comme forcé son fils à lui ravir ce qu’il ne lui a pas voulu bailler de bon gré. Sans doute la divinité a permis qu’il ait eu un enfant du naturel qu’il en a un, pour le punir de son avarice.

— Cela peut bien être, dit Francion, et je pense que le ciel m’a mis en terre pour l’en punir aussi. Je vous jure que je ne m’y épargnerai pas, ou mon esprit sera stérile en inventions. Dites-moi seulement, si vous avez beaucoup de connaissance de lui.

— Oui, monsieur, répondit l’autre, car je demeure dans une ferme à une lieue de son château, si bien que j’ai appris toute sa généalogie et toutes ses façons de faire, d’un certain garçon qui l’a servi, lequel vient fort souvent chez moi.

— Contez-moi donc tout, sans rien oublier, repartit Francion ; et sur cela celui qui l’accompagnait dit ce qu’il en avait ouï. En après Francion continua de cette sorte :

— Je lui en donnerai tout du long de l’aune, cela vaut fait : n’est-il pas ambitieux pour comble de tous ses autres vices ? N’est-il pas fort aise que l’on croie qu’il est des plus nobles et des mieux apparentés ?

— Vous touchez au but, répondit l’autre ; quand vous auriez mangé un minot de sel avec lui, vous ne le connaîtriez pas mieux que vous faites. Il veut à toute force que l’on l’estime gentilhomme, et il a bien baillé des coups de bâton autrefois à des manants qui avaient dit qu’il ne l’était pas, et qu’il le fallait mettre à la taille.

— Ho ! le mauvais, dit Francion ; ce n’est pas ainsi qu’il y faut aller. Je le veux rendre noble, moi, et malgré qu’il en ait ; car je sais bien que du commencement il n’approuvera pas ce que je ferai pour y parvenir.

En discourant ainsi, ils arrivèrent près d’un petit bocage au-delà duquel ils entendirent quelque bruit comme de personnes qui en violentaient une autre. Notre marquis, qui veut tout savoir et qui veut punir tous les forfaits qu’il voit commettre, pique son cheval, étant suivi de ses gens, et aperçoit quatre grands marauds qui tiennent au collet un jeune gentilhomme qu’ils ont démonté. Encore qu’il s’approchât d’eux, ils ne le quittaient point et, parce qu’il ne voulait pas marcher vers l’endroit où ils avaient envie de le mener, ils le traînaient contre terre de toute leur force.

— Que voulez-vous faire à ce galant homme-là, pendards ? dit Francion.

— Ce n’est pas là votre affaire, répondit l’un, sachez seulement que notre procédure est approuvée de la justice.

— La justice ! répond Francion ; et qui est cette honnête demoiselle qui fait ainsi traiter les honnêtes gens ? Laissez-le là à cette heure, ou vous vous en repentirez.

— Monsieur, dit un autre, vous nous laisserez, s’il vous plaît, faire notre charge ; nous sommes officiers du roi ; nous voulons mener cet homme-ci en prison pour ses dettes.

— N’est-ce que pour cela ? répondit Francion, et par la mort, il n’ira pas.

Achevant ces paroles, il tira son épée, et tous ceux qui étaient avec lui en firent de même ; puis ils commencèrent à charger sur les sergents de si bonne fortune qu’ils furent contraints de lâcher leur prise et de montrer leurs talons à leurs ennemis. Le voisin de l’avare s’étant approché, dit à Francion :

— Monsieur, c’est ici le jeune du Buisson que vous avez secouru.

— À la bonne heure, dit le marquis ; je suis fort aise d’avoir fait cette rencontre.

Là-dessus le jeune gentilhomme vint le remercier avec des paroles où il remarquait la bonté de son esprit, ce qui le convia de lui faire un accueil très favorable. Il lui demanda si c’était donc pour dettes qu’on l’avait voulu mener en prison. Du Buisson répondit qu’oui, et qu’à cause que son père ne lui donnait point d’argent, il avait été forcé d’en emprunter d’un certain banquier qui, ayant affaire de ses pièces, le poursuivait vivement de les lui rendre.

En parlant de ces choses-là, ils se trouvèrent à une petite ville où ils avaient dessein de souper et de coucher. Il y avait deux hommes qui buvaient dans l’hôtellerie où ils se rendirent : l’un qui avait le nez rouge comme une écrevisse, ayant regardé, le jeune du Buisson, fit signe à son camarade ; après cela ils se mirent à trinquer plus fort que devant, ayant quelques tranches de jambon pour inciter la soif.

— Çà, disait l’un en tenant son verre, greffier de la geôle de mon estomac, apprêtez-vous à faire l’écrou de ce parpaillauwkt que je vais mettre à couvert. Compagnon, reprit-il après avoir bu, je vous donne assignation devant le trône du Dieu Bacchus pour dire à quel sujet vous ne buvez pas en temps et lieu quand vos amis vous y convient.

— Je n’y comparaîtrai pas, répondit l’autre, quand vous devriez lever un défaut dont je fusse contraint de payer les dépens.

— Il n’y a point d’apparence, dit le premier ; je veux avoir acte bien délivré et bien signé du valet de céans, par lequel il soit certifié que j’ai bu davantage que vous.

— Voici une pinte qui n’est pas, ce me semble, collationnée à l’original de celle de la ville, disait l’autre ; elle est bien petite, ce me semble, et si, le vin n’est guère bon. Je veux obtenir lettres patentes, scellées du grand sceau pour me faire relever de ce que j’ai tantôt consenti à en bailler six sols ; il n’en vaut que quatre.

Ils firent plusieurs autres discours de même étoffe que Francion entendit, et jura qu’il croyait que c’étaient des sergents, vu la mine qu’ils en avaient et les termes praticienswkt-2 qui sortaient à tous moments de leur bouche, et qu’en outre il avait reconnu qu’ils en voulaient à du Buisson. Pour éprouver si cela était vrai, il le laisse seul dans une salle prochaine et s’en va dehors avec tous ses gens, feignant qu’il avait envie de voir quelque singularité de la ville. Aussitôt les sergents, qui avaient certainement dessein d’emprisonner du Buisson, l’allèrent trouver et, lui ayant montré leurs charges, se voulurent mettre à exercer leur office. Mais Francion et les siens, revenant incontinent, les empêchèrent de passer plus outre et, ayant fermé la porte sur eux, dirent qu’ils étaient à leur miséricorde et qu’il ne tenait qu’à eux qu’ils ne les tuassent. Les pauvres gigots de justice crièrent merci à Francion et à du Buisson, leur remontrant qu’ils n’avaient voulu faire que ce que l’on leur avait ordonné.

— Vous êtes des coquins qui n’entendez pas votre métier, repartit Francion, je vous le veux apprendre. Un sergent bien avisé devait-il parler avec des mots de l’art, comme vous avez fait devant les amis de celui que vous désiriez attraper ? Ne considériez-vous pas que cela était suffisant de vous faire reconnaître ? Ce n’a été que pour ce sujet que vous avez failli maintenant à votre entreprise ; de quoi je suis très aise pour le bien de ce galant gentilhomme. Mais, or çà, apprenez-moi à la requête de qui c’est que vous vouliez le rendre prisonnier.

— D’un marchand de cette ville, monsieur, dit l’un.

— Ah ! Je le connais bien, dit du Buisson ; c’est un affronteur : il me vendait de méchantes étoffes fort cher et me faisait trouver un homme qui me les rachetait à vil prix de son argent même. Je m’en vais gager qu’il faisait si bien que tout retournait à sa boutique. Je ne m’en souciais point, pourvu que j’eusse l’argent dont j’avais affaire, et ne songeais point à l’avenir. Il y a toujours eu presse à me prêter, d’autant que l’on se fie sur les grandes richesses de mon père.

Francion, ayant dit un mot à l’oreille de du Buisson, commanda à un valet de la taverne d’aller au logis du marchand, lui dire, de la part des sergents, que le jeune gentilhomme qui lui était redevable était tout prêt à le payer, et qu’il s’en vînt le voir promptement. Le marchand venu, le souper fut mis sur la table, et il fallut qu’il s’assît avec les sergents pour manger comme les autres ; car l’on remit le payement après le repas. Lui et ses camarades burent d’autant, de sorte que les fumées commençaient à leur monter au cerveau. Francion donne à un laquais d’une certaine poudre qu’il avait apportée parmi ses autres curiosités, laquelle, étant mêlée parmi le vin qu’ils burent tout le dernier, les rendit tellement assoupis, qu’il semblait qu’ils eussent plutôt une âme de brute qu’une âme d’homme. Leurs paroles n’avaient plus aucune raison, et l’on leur faisait tout ce que l’on voulait et sans qu’ils y songeassent seulement. Francion, les voyant dans cet état, fouille dans leurs pochettes, prend les promesses que le marchand avait apportées et les requêtes et les décrets de prise de corps, que les sergents avaient, puis il brûle tout devant du Buisson, qui lui fait mille remerciements du plaisir qu’il reçoit de lui.

Là-dessus, Francion appelle le tavernier et se plaint à lui de ce qu’il leur a baillé du vin tellement brouillé, que ces pauvres gens de ville qui n’étaient pas accoutumés à boire, comme ceux de sa troupe, s’étaient enivrés, encore qu’ils n’eussent pas bu davantage que les autres.

— Ce sont des galants, monsieur, répondit-il, pour le moins ces deux sergents que vous voyez. Ils étaient déjà à demi ivres quand vous les avez fait mettre à table avec vous. Ne savez-vous pas bien que, quand vous êtes entrés, ils faisaient carroussewkt ensemble ? Il faut envoyer dire à leurs femmes qu’il faut qu’elles les viennent requérir. Pour cet homme-ci, poursuivit-il, en parlant du marchand, je prendrai bien la peine de le ramener tantôt moi-même.

Ayant dit cela, il commanda à un de ses valets d’aller querir les femmes des sergents. L’on fut tout étonné que l’on les vit peu de temps après, et certainement elles firent une belle vie ; elles dirent une infinité d’injures à leurs maris en les ramenant ; et ce qui les faisait enrager c’était qu’elles ne pouvaient tirer d’eux aucune parole raisonnable. Quant au marchand, lorsqu’il fut à sa maison, la sienne lui demandant s’il avait reçu l’argent que l’on lui devait, n’étant pas si assoupi que les autres, il eut bien le sentiment de lui dire qu’elle avait envie de s’en faire brave, et, prenant un bâton, la chargea en diable et demi. Néanmoins il ne songeait point s’il avait reçu l’argent ou non, et ne s’apercevait point du larcin de ses papiers.

Le lendemain, reconnaissant sa perte, il courut en fougue à la taverne, mais il n’y trouva plus les hôtes du soir précédent : ils étaient délogés de bon matin, prévoyant ce qui devait advenir. Si bien qu’il apprit à ses dépens à ne plus tromper la jeunesse et à ne lui plus rien prêter pour employer en ces inutiles débauches.

Tandis Francion, étant aux champs, s’enquit de du Buisson quel chemin il avait envie de prendre.

— Un autre que celui que vous prenez, répondit-il, parce que vous allez vers le château de mon père, devant lequel je n’oserais me présenter. Je lui pris de l’argent, que je viens de manger à la cour, et m’en vais maintenant trouver un seigneur de ce pays-ci, qui me recevra bénignement en sa maison, comme étant mon parent.

— Ho bien ! dit Francion, puisque vous êtes ainsi vagabond, cherchez moyen de venir en Italie d’ici à quelque temps ; vous m’y trouverez sans doute et y passerez mieux le temps qu’en pas un lieu du monde. Votre humeur me plaît tant, que je souhaite la pratiquer davantage que je n’ai fait.

Ayant dit cela, il l’embrassa amiablement et le laissa prendre telle voie qu’il voulut.

Celui qui avait parlé du vieux du Buisson était encore en sa compagnie, et ne le quitta point qu’il ne l’eût mené en vue du château de cet avaricieux. Francion, en se séparant de lui, lui assura qu’il lui enverrait des nouvelles de ce qu’il ferait, et s’y en alla s’étant mis sur sa bonne mine et ayant pris le plus beau manteau qui fût en son bagage pour paraître ce qu’il était.




  1. ndws : acoller la cuisse, acoller la botte, signifie saluer quelqu’un avec grande soumission, avec respect, comme quand on salue un homme qui descend de cheval, ce qui est une marque d’infériorité. Furetière, op. cit, t. I. vue 34.
  2. ndws : En vous trompant adroitement cf. Furetière, op. cit.
  3. ndws : se faite prier avec bien de l’instance, cf. Oudin, op. cit., p. 528.
  4. ndws : ruer : v. act., et neutre, jeter des pierres, ou autres choses offensantes contre quelqu’un. Cf. Furetière, t. II, p. 779.
  5. ndws : rendez-vous, cf. Huguet, op. cit., p. 21.
  6. ndws : sièges qui vont dans le chœur des églises pour asseoir les prêtres, cf. éd. Roy, t. II, p. 22.
  7. ndws : Romagne, province d’Italie, entre le duché de Ferrare et la Toscane, ville principale, Ravenne. Cf. éd. Roy, t. III. p. 32.
  8. ndws : un Jean, idiotisme, un sot, un cornard, cf. Oudin, op. cit., p. 279.
  9. ndws : petite bosse, ici par extension boule, tampon de coton. Cf. éd. Roy, t. III, p. 41.
  10. ndws : Fils de David, expression tirée du Nouveau Testament., cf. éd. Roy, t. III, p. 47.
  11. ndws : pet de maçon, qui porte son mortier, item, pet de boulanger, cf. Oudin, op. cit., p. 413.
  12. ndws : ce qui est mal acquis se dissipe, cf. Oudin, op. cit., p. 227.