L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/04/7

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 347-359).
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3e partie, chap. IV, VII
VII. Les fruits du yoga.

Si la tradition de l’école connaît deux méthodes du yoga, l’une essentiellement intérieure, l’autre beaucoup plus semblable aux formules de la magie qu’à une discipline religieuse, les bénéfices que retire le yogin sont aussi de deux sortes, spirituels et matériels. Mais il n’y a pas de corrélation particulière entre le Rāja-yoga et le salut, le Hatha-yoga et les avantages séculiers que procure aussi le yoga. Les deux méthodes assurent également à leurs fidèles d’illimités pouvoirs miraculeux et la délivrance finale.

Il n’y avait là rien que de logique. Enseignant la réalité permanente des produits, qu’ils soient à l’état passé, présent ou futur, le Sānkhya, et le Yoga à sa suite, posaient comme possible l’union de l’organe interne avec le passé et l’avenir. Dans le passé et dans l’avenir, les choses sont ; la possibilité de leur perception ne dépend que de la puissance des facultés qui perçoivent. Il en est d’elles comme des objets qui sont en état de manifestation actuelle, mais que leur petitesse ou leur éloignement soustraient à notre vue. Le yogin, grâce au mérite acquis par la pratique de la méditation est, comme dit Aniruddha[1], « en connexion immédiate avec le principe primordial de l’univers, et par conséquent avec tout l’ensemble de l’espace, du temps et des choses ». Sans doute, il n’en est pas de lui comme du fameux sage Avāṭya qui, à force de mortifications, s’était complètement débarrassé de son corps grossier et n’avait plus que le corps subtil ; le yogin est encore pour un temps lié, en vertu de son karman antérieur, à la matière grossière. Mais ce résidu est sans effet sur sa perception présente. Des trois guṇa constitutifs de toutes choses, c’est le sattva qui domine en lui, comme chez les dévas, et ses sens devenus infiniment aigus peuvent percevoir l’état subtil des êtres, c’est-à-dire leur état passé et leur état futur[2].

De plus, les lois de la nature grossière sont valables pour les corps grossiers, mais non pas pour un yogin, qui est en voie de dématérialisation. Plus de pesanteur pour lui, plus de distances ; et même c’en est fait de cette impuissance relative qui oblige les hommes à se servir d’instruments pour faire ce dont ils ont besoin. Le simple exercice de la volonté suffit au yogin pour arriver à ses fins. Maître de la prakṛti, il connaît tout et dispose de tout à son gré[3].

Enfin, les choses ramenées pour lui à leur condition subtile n’éveillent plus en son esprit ni attachement, ni répulsion, ni stupide indifférence. Elles sont donc comme dénuées de guṇa[4]. Dès ce moment, il ne souffre plus de toutes les alternatives qui empoisonnent l’existence ordinaire. N’oublions pas qu’au premier rang de ces contrastes douloureux figurent la vertu et le vice. Le yogin, comme les mystiques de l’Occident, est au-dessus du bien et du mal ; il n’est pas plus tenu par les lois morales que par les lois cosmiques. Tout péché et toute souffrance sont consumés pour lui[5].

Cependant, il fera bien de ne considérer cette possession de pouvoirs miraculeux que comme le signe qu’il est encore à une des étapes préliminaires du salut. Bien loin d’être un but, les forces occultes pourraient au contraire l’écarter de sa véritable destination. Il les a parce que le yoga les comporte ; elles sont même la preuve qu’il approche du but. Mais qu’il en fasse usage, et c’est son salut qui sera compromis. Aussi se gardera-t-il de déployer sa puissance, autrement que pendant le sommeil hypnotique.

Il serait injuste de voir dans cette réserve prudente, un subterfuge de la part des yogins, thaumaturges en théorie, mais non pas en réalité. Pour ne jamais donner la preuve de leur savoir-faire, ils allèguent un motif que tout Hindou reconnaîtra pour valable : le yoga, comme toutes les œuvres ascétiques, les charge lentement d’une force mystérieuse ; si, par un miracle, ils font parade de cette force, elle perd sa tension, et l’œuvre du salut est à recommencer.

Aussi les auteurs affectent-ils de ne parler qu’avec dédain de ces « perfections », comme on dit. On n’en conteste pas la réalité, aussi prouvée que la vertu magique des herbes[6], mais on met en garde les adeptes contre la tentation d’en faire usage. « Tous ceux qui aspirent à la connaissance de l’âme doivent pratiquer le saṁyama et négliger tout ce qui procure un pouvoir occulte… Les « perfections » ne réalisent le but de l’âme que pour un homme qui, par la jouissance d’objets extérieurs, a perdu pied dans sa méditation, et dont la pensée instable est tournée vers le dehors. Ce sont en effet, dit le sūtra[7], des obstacles pour la méditation, et des perfections seulement pour les moments de suspension du yoga (vyutthāna). Ceux donc qui visent à la connaissance de l’ātman ne doivent pas les désirer, et, si elles viennent au yogin sans qu’il les ait cherchées, il n’en doit tenir aucun compte[8]. » On le voit, quelque place que tienlient dans les textes de l’école l’énumération et la description des facultés miraculeuses des yogins, le point de vue n’est au fond pas très différent de celui où se placèrent les auteurs des Upaniṣad et les maîtres du Védanta. Ceux-ci voulaient que l’adepte sacrifiât tout à son salut ; ce salut, il ne peut le faire que par une méthode spirituelle, et spirituels aussi sont les bienfaits qu’il en retire immédiatement. Si l’on va au fond des choses, on reconnaît que pour le yogin il n’est pas non plus d’autre but que le salut ; pas d’autre moyen pour l’atteindre que la méditation et l’extase ; pas d’autre avantage prochain à espérer que le parfait apaisement de l’âme : « Annihilation, extension, faculté de prendre des formes multiples, merveilleuses sensations de l’odorat, de l’ouïe, de la vue, du goût et du tact, de fraîcheur et de chaleur ; une forme semblable à celle du vent ; l’intelligence intuitive du sens des Écritures et des œuvres de génie, fréquentation des nymphes célestes : acquérant tout cela par le yoga, le sage dédaigne tout cela et s’absorbe en lui-même » (Mbhr. XII, 8790, sq.).

A. La puissance souveraine du yogin (aiśvarya).

Ces « perfections », siddhi, ṛddhi, que le yoga procure à ses adeptes sans qu’ils les aient désirées (akāmataḥ), ou plutôt à condition qu’ils ne les désirent pas, ni n’en veuillent profiter, sont à proprement parler des pouvoirs occultes, et non des facultés miraculeuses. En effet, elles découlent de la nature des choses et de l’étendue des facultés du yogin. Personne n’aura l’idée d’appeler surnaturelle la vue extraordinairement puissante d’un Tycho-Brahé. Les siddhi sont de même ordre : « Tous les hommes, disent la révélation et la tradition, possèdent ces facultés (car elles ont leur base matérielle dans la buddhi), mais si elles appartiennent en puissance à tous, chez la plupart d’entre eux elles sont voilées par la « passion » et les « ténèbres » (Vijñ., p. 78).

D’une manière générale, le yogin peut tout ; il lui suffit de vouloir pour réaliser ce qu’il désire. Sa pensée se projette instantanément au dehors et prend une forme concrète. Il est le « vainqueur des êtres, des éléments »[9]. — « Il n’est rien dans les trois mondes, qu’il ne puisse obtenir par la discipline de la respiration[10]. »

Mettons à part, dans le nombre de ces perfections, les huit vibhūti, « déploiements de puissance », une liste compacte que les auteurs se transmettent sans variantes, mais non sans quelques divergences dans les interprétations. Ce sont :

1o La faculté de se faire si petit qu’on devient invisible, et qu’on peut pénétrer dans une pierre (aṇiman) ; 2o : la faculté de se faire si léger qu’on peut voyager sur un rayon de soleil (laghiman) ; 3o la faculté de se faire infiniment pesant (gariman) ; 4o la faculté de se faire immensément grand, au point qu’on peut atteindre la lune du bout de ses doigts (mahiman ou prāpti) ; 5o le pouvoir de réaliser immédiatement tous ses désirs, comme de s’enfoncer sous terre et de reparaître à la lumière (prākāmya) ; 6o une domination absolue sur le corps et ses organes (tśitva) ; 7o une domination absolue sur les éléments et tout ce qui est formé des éléments (vaśitva) ; 8o la possibilité de déterminer à son gré la volonté et les sentiments d’autrui, et de transformer la nature des êtres ; changer, par exemple, l’ambroisie en poison, et réciproquement (kāmāvasayitva).

À côté de ces perfections, qui sont en quelque sorte officielles dans l’enseignement de l’école, les textes en citent beaucoup qui ne sont pas moins extraordinaires. La distance et le temps n’existent pas pour le yogin. En l’absence de tout moyen de perception, il peut saisir soudain tout objet, subtil ou grossier, lointain ou élevé, passé ou futur (prātibha). Les dieux ne peuvent échapper à sa vue : « Sans se mouvoir, il perçoit le corps glorieux de Viṣṇu, alors que le dieu se trouve dans de lointaines régions, le Vaikuṇṭha, par exemple, ou le Śvetadvipa[11] » (Y. S. S., p. 10). Le yogin connaît ses existences antérieures et celles des autres hommes ; il voit ce qui se passe au dedans de lui-même ; il connaît la pensée d’autrui et comprend le langage des animaux ; il sait l’heure de sa mort ; il évoque les trépassés ; il peut obliger son âme à quitter son corps (vedhacidhi), la faire pénétrer dans le corps d’autrui (paraparapravesa), ou la distribuer entre plusieurs corps à la fois (kāyavyūha).

B. Les vertus thérapeutiques du yoga.

Dès le principe, un état maladif fut regardé comme un obstacle au succès de l’ascétisme et de la méditation. Il fallait donc faire connaître les moyens de débarrasser le corps des humeurs qui entravent le fonctionnement normal des organes et de la pensée. Il en résulta qu’une bonne santé fut à la fois le premier fruit et le premier signe du succès dans la pratique du yoga : « Il ne connaît plus ni maladie, ni vieillesse, ni mort, celui qui acquiert un corps façonné par le feu du yoga. Souplesse, santé, absence de désir, un regard clair, une voix aimable, une bonne odeur, peu d’évacuations, c’est de cette manière que se manifeste tout d’abord le yoga » (Śvet. Up. 2, 12-13).

Les traités du Rājayoga se maintiennent sur ce sujet dans de sobres généralités. Les Yoga-sūtra et le Sarvadarśanasangraha, qui expose le système du Yoga avec des détails relativement abondants, ignorent même tout à fait les cures opérées par le contrôle qu’on exerce sur son attitude et sa respiration. Le Yogasārasangraha se contente de promettre aux yogins la « prospérité corporelle », c’est-à-dire « la beauté, la grâce, la force, la solidité adamantine, l’immunité par rapport aux propriétés des éléments » (p. 56).

Le Haṭhayoga s’occupe au contraire très copieusement de ce genre de services, et la complaisance avec laquelle un livre comme la Haṭhayogapradīpikā insiste sur les avantages physiques que procurent les āsana et la réglementation du souffle, indique une fâcheuse tendance à prendre ces avantages comme but, et non pas comme moyen. On y enseigne que telles postures activent la digestion, que telles autres guérissent l’hydropisie, les ulcères, la consomption, la lèpre, voire les rides et les cheveux blancs. Voici, par exemple, la cure par le trāṭaka : « D’un œil immobile, fixez attentivement un tout petit objet jusqu’à ce que les larmes vous viennent aux yeux, et vous serez délivré des ophtalmies et aussi de la paresse. Gardez précieusement cette ordonnance comme une cassette qui contient de l’or » (II, 31). Toutes les opérations que nous avons rencontrées tout à l’heure, et toutes celles que nous avons dû omettre, ont leurs vertus curatives. C’est ainsi que la dhauti fait disparaître la toux, les affections de la rate et d’autres maladies occasionnées par les phlegmes ; la neti purge la tête et rend la vue plus perçante ; la nauli active la digestion et guérit diverses maladies provenant des humeurs. Et non pas seulement la santé, mais aussi la jeunesse et la beauté sont l’apanage des yogins habiles à pratiquer le haṭha-yoga : « En obligeant l’apāna à remonter vers la tête, et le prāṇa à descendre du gosier, on retrouve la vigueur d’un jeune homme de seize ans » (II, 47). Mettre la langue entre les lèvres, aspirer l’air de manière qu’il siffle en entrant dans la bouche et le chasser ensuite par le nez, c’est une variante de kumbhaka qu’on appelle sītkārt[12] ; il suffira que l’on répète fréquemment cet exercice pour être un second dieu de l’amour (II, 53). En somme, « un corps sans embonpoint, une paisible expression du visage, une claire perception des bruits internes, un regard brillant, la santé, la domination sur les éléments[13], une digestion active, des nāḍī bien nettoyées, tels sont les signes caractéristiques du haṭhayoga (II, 77).

C. Les effets spirituels du yoga.

Comme tous les systèmes orthodoxes, le Yoga promet à ses adeptes le salut. Théoriquement, le mokṣa est la seule récompense digne de tant d’efforts et d’une pareille intensité de méditation. Mais ce but ne laisse pas d’être lointain. En fait, les préliminaires du salut intéressent beaucoup les yogins. Pour n’être que provisoires, les fruits spirituels que le yoga procure immédiatement à ses fidèles, sont assez estimables pour qu’on ait pris soin de les décrire et de les cataloguer.

L’évolution spirituelle[14] du yogin s’accomplit en sept étapes, les bhūmi (Y. S. II, 27). À chacune d’elles l’âme se libère d’un des liens qui l’enchaînent à ce qui n’est pas elle, de manière à recouvrer finalement son intégrité parfaite. Les quatre premières délivrent l’âme de tous les produits externes de la prakṛti ; ils constituent dans leur ensemble la kāryavimukti : 1o Le yogin a reconnu la misère de tout ce qui existe ; il sait tout ce qu’il importe de savoir ; 2o il a rompu tous les liens qui l’attachent au monde extérieur ; 3o il a réalisé tout ce qu’il pouvait désirer ; 4o il est libre de tout devoir. Les trois autres étapes, qui forment ensemble la cittavimukti, affranchissent l’âme des entraves qui lui viennent de son association avec l’organe interne ; 5o l’organe de la pensée a achevé sa tâche ; ne subissant plus aucune modification du fait de son contact avec le monde sensible, il est en repos ; 6o les guṇa ont cessé d’agir pour l’âme ; 7o maintenant que je suis délivré des guṇa et de la prakṛti, « je suis celui que je suis »[15].

S’il y a sept stations dans la voie de l’intégration absolue de l’âme, on connaît d’autre part quatre grades par lesquels les yogins passent successivement dans leur ascension vers le salut[16]. Le premier degré est celui du prāthamakalpika : la lumière vient d’entrer dans l’esprit du yogin, mais sans le mettre encore en possession de la connaissance des êtres en leur état subtil. Puis vient le madhubhūmika : la pensée est toute « bonté », car le détachement et l’application l’ont débarrassée de toute trace de « passion » et de « ténèbres » ; le yogin entre alors en possession de « la connaissance adéquate au réel », il a le ṛtambharajñāna (Y. S. I, 48), c’est-à-dire un savoir qui n’est jamais altéré par l’erreur. Le prajñājyotis est un yogin du troisième degré ; il tient en sa domination les sons et les éléments, c’est-à-dire tous les êtres dans leurs trois modes d’existence, passé, présent et futur. Au sommet de l’échelle, enfin, l’atikrāntabhāvantya caractérisé par le « détachement suprême », paravairāgya ; le yogin est alors soustrait à toute modification nouvelle de son organe interne, et les résidus antérieurs (les saṁskāra) sont stérilisés.

Chez le yogin qui est parvenu au degré supérieur, et qui, en toutes choses, agit sans attachement et sans désir, la lumière de l’âme acquiert sa plénitude, et rien ne vient plus troubler sa bienheureuse contemplation. C’est ce courant ininterrompu de pur discernement que le sūtra (IV, 29) appelle « le nuage de mérite » dharmamegha ; il arrose en effet ce samādhi et en assure le plein épanouissement.

Débarrassé de son fatras scolastique, cette théorie de l’activité spirituelle du yogin se ramène à deux termes essentiels, qui sont d’une part la tranquillité, d’autre part le ravissement de l’âme.

L’influence calmante de la discipline yogique se fait sentir dès le début des exercices. Ainsi que l’enseigne le sūtra I, 34[17], l’émission et la rétention du souffle concourent à tranquilliser l’esprit. L’apaisement se fait toujours plus grand à mesure qu’il y a progrès dans la voie du salut. Par l’effet même de la méditation, c’est le sattva, la bonté, qui prend le dessus dans la nature du yogin ; de là cette quiétude qui le caractérise, et la félicité dont il jouit : « Par l’application au yoga, on obtient contentement, endurance des contrastes, tranquillité de l’âme » (Maitr. Up. 6, 29). Tout alors lui devient indifférent. Dans le monde physique, d’abord : « Il n’y a plus pour lui d’aliments prohibés ou prescrits ; tous les sucs sont pour lui sans suc ; absorbât-il un violent poison, il le digérerait aussi bien que du lait » (H. Y. Pr. III, 16). Dans le monde moral aussi : « La méditation du yogin libère de tous les péchés, quand même le péché s’étendrait sur de nombreux yojana[18] » (Dhyānabindu-up. 3). S’il doit cependant s’abstenir encore des actes qui sont des péchés aux yeux de l’homme vulgaire, ce n’est pas parce qu’ils sont mauvais en soi, mais parce qu’ils constituent autant d’idées adverses et compromettent par conséquent l’œuvre du yoga[19]. Ajoutons que la préoccupation de la mort qui caractérise la théosophie dans tous les temps et sous toutes les latitudes, ne fait point défaut à l’école issue de Patañjali. Un des facteurs de cette sérénité de l’âme qu’on y promet à l’adepte, c’est précisément la cessation de la peur de mourir : « Tant que le souffle est réprimé, tant que l’esprit est apaisé, tant que le regard est dirigé vers l’intervalle des deux sourcils, comment pourrait-on craindre la mort ? » (H. Y. Pr. II, 40). — Celui qui sait, par une attitude appropriée, mettre en mouvement la Kuṇḍalinī, « fût-il dans la gueule de la mort, comment pourrait-il craindre la mort ? » (ib. III, 116). — « Le disciple qui attentif à l’enseignement de son maître, s’adonne à la pratique répétée des mudrā, outre les pouvoirs occultes, acquiert le moyen de tromper la mort » (ib. III, 130).

Quant aux délices que procure l’extase, cette anticipation de la délivrance définitive, il va sans dire qu’on les célèbre plus qu’on ne les décrit. « Quelle est la béatitude de l’esprit dont les impuretés ont été lavées par la méditation et qui s’est absorbé dans l’ātman, aucune voix ne peut la décrire ; il faut l’avoir sentie soi-même par l’organe interne » (Maitr. Up. 6, 34). Il est du moins significatif qu’un des noms les plus usités de cet état ineffable de l’âme, c’est manonmant-avasthā « la désintellectualisation de l’intellect ». Quand il est dans le ravissement de ses extases, « le Yogin n’entend plus ni le son d’une conque, ni le bruit d’un tambour, et son corps a l’insensibilité d’une souche » (H. Y. Pr. IV, 106) ; « il ne perçoit ni saveur, ni odeur, ni contact, ni son, ni forme, ni couleur ; il ne se connaît plus lui-même, ni ne connaît autrui » (ib. 109) ; « il ne sent ni le chaud, ni le froid, ni la douleur, ni le plaisir, ni le mépris, ni le respect » (ib. 111) ; « il est invulnérable à toutes les armes ; les formules magiques et les sortilèges sont sans puissance sur lui » (ib. 114).

Cette extase, qui a tous les caractères de la catalepsie, est par excellence l’état propre de l’âme : « Il n’y a qu’un germe de création[20] ; il n’y a qu’une mudrā, la khecarī; il n’y a qu’un dieu, celui qui est absolu[21] ; il n’y a qu’un état de l’âme, la manonmanī » (H. Y. Pr. III, 54). C’est elle en effet qui ouvre vraiment l’accès du salut : « Il y a des gens qui se fient à l’enseignement traditionnel, au Véda, à la dialectique. Ils se trompent. Ils ne connaissent pas la voie du salut[22] » (ib. IV, 40).

D. Le salut.

Pouvoirs occultes, guérisons merveilleuses, ineffable sérénité de l’âme, tout cela n’est qu’un avant-goût du salut, le seul fruit du yoga qui soit définitif et absolu. Le yogin y arrive sans secousse et sans nouvel effort par l’évolution naturelle du samādhi, « Quiconque, sain de corps, est, pendant l’état de veille, semblable à un homme qui n’aspire, ni n’expire, à coup sûr il est sauvé » (H. Y. Pr. IV, 112).

« Il est sauvé », cela veut dire d’une part que tout ce qui dépend de la prakṛti n’existe plus pour lui : « il y a retraite des guṇa, désormais vides des buts de l’âme » (Y. S. IV, 32) ; d’autre part, que le puruṣa a reconquis sa nature propre (ibid.) : il est libéré du reflet que projetait sur lui le voisinage des upādhi. Tandis qu’auparavant il était « spiritiforme », cin-mātra-rūpa, il est désormais esprit pur, cinmātra. Comme le Sānkhya, le yoga appelle kaivalya « isolement » cette intégration du puruṣa.

Veut-on savoir ce qu’il faut de temps pour arriver à ce bienheureux résultat ? Quelques textes nous renseignent sur ce point. La Maitrāyaṇīya-upaniṣad déclare qu’on acquiert au bout de six mois la parfaite puissance yogique (6, 28). D’après l’Amṛtabindu-upanisad, celui qui s’est exactement conformé aux prescriptions de l’école, obtient après trois mois d’exercices le savoir ; après quatre, il contemple les dieux ; après cinq, il est aussi puissant que les dieux ; après six, le kaivailya sera son lot dès qu’il le voudra.

  1. À propos du sūtra S. S., 91.
  2. Cf. Mbhr. XII, 9201, sqq.
  3. Voir Y. S. III, 48 ; 49.
  4. Voir Vijñ., p. 88 ; Vācasp., ad S. Kār. 5.
  5. « Les actions accomplies par des yogins ne sont ni blanches, ni noires ; celles que font les autres êtres peuvent être de trois sortes » Y. S. IV, 7. — Les dieux, en effet, font des actions blanches ; les démons, des actions noires ; les hommes, des actions mixtes. Ce sūtra ne comporte nullement pour le yogin la cessation absolue de toute action, mais seulement la stérilisation des actes dont il est l’auteur. Voir aussi Y. S. IV, 30.
  6. Voir Y. S. IV, 1, et comparer avec S. S. V, 123. Les pouvoirs occultes sont même si certains qu’on s’appuie sur eux pour démontrer la rivalité des êtres en leur état subtil : « La réalité de ce qui est passé et de ce qui est futur est démontrée par le fait que le yogin en a la perception sensible ; car toute perception des sens est causée par un objet réel » (Vijñ. p. 56). Nos théosophes raisonnent de même quand ils allèguent les communications qu’ils ont avec les êtres désincarnés pour prouver la survivance de l’âme.
  7. Il s’agit du sūtra III, 37.
  8. Y. S. S., p. 53, sq. On demandera pourquoi, s’il en est ainsi, les traités insistent longuement sur ces perfections. Le même ouvrage répond ainsi ; « Ces pouvoirs occultes établissent en fait l’accomplissement du saṁyama ; on outre, il faut faire naître, en celui qui veut être sauvé, la conviction qu’il ne doit pas les utiliser » (p. 51).
  9. bhūtajaya, Y. S. III, 44.
  10. Vāsiṣṭha-saṁhitā, citée par le Y. S. S., p. 41.
  11. Le Vaikuṇṭha est le ciel de Viṣṇu ; le Śvetadvipa, ou « Île Blanche », est le séjour des Bienheureux ; on le place, en général, dans les régions lointaines du Nord.
  12. Appelée ainsi parce que l’air « fait sīt » en entrant dans la bouche.
  13. Bindu-jaya, un composé que le commentaire interprète en rendant bindu par dhātu « élément », et jaya par kṣaya « destruction ».
  14. Les textes appellent cette évolution jñānadīpti, l’allumage de la connaissance.
  15. Le commentateur de la Haṭha-yoga pradīpikâ cite une tout autre classification des bhūmi de la connaissance ; je la reproduis parce qu’il l’emprunte au Yogavasiṣṭha, un ouvrage qui jouit d’une très grande autorité dans l’école : 1re étape, la śubhecchā, « le désir de ce qui est excellent » : on distingue l’éternel du caduc ; on se détache de ce qui est extérieur ; on aspire avec ardeur au salut ; 2e étape, la vivāraṇā, « la connaissance discursive » : on sait tout ce qu’on peut connaître par l’enseignement de la réflexion ; 3e étape, la tanumānasā, « la réduction du manas » : l’esprit laisse le multiple et s’attache à l’Être un : 4e étape, la sattvāpatti, « l’acquisition de l’état de sattva » : la « bonté » règne pure dans l’organe interne ; 5e étape, l’asaṁsakti-bhūmi, « le non-attachement » : indifférence à l’égard des pouvoirs occultes que le yogin possède à ce moment ; 6e étape, la parārthā (ou padārthā-) bhāvinī : les objets externes n’existent plus pour le yogin ; 7e étape, la turyagā bhūmi : le yogin n’est plus exposé, ni du dehors, ni du dedans, à aucune interruption de son samādhi.
  16. La théorie des bhūmi et celle des quatre catégories de religieux (les 4 mārga) se retrouvent dans le bouddhisme. — Prāthamakalpika : celui qui est dans la 1re période ; madhubhūmika : celui qui se trouve dans « la terre de miel » ; prajñājyotin : celui qui a la lumière de la sagesse ; atikrāntabhāvantya : celui qui a dépassé ce qu’il lui fallait réaliser.
  17. Voir aussi Y. S. S., p. 27.
  18. Un yojana équivaut à peu près à onze kilomètres.
  19. Un exemple caractéristique du point de vue « amoral » auquel se placent les docteurs du Yoga, nous est donné par le sūtra 11, 28. qui recommande la chasteté comme une productrice de vigueur, et par conséquent comme influant d’une manière indirecte sur la puissance spirituelle du yogin.
  20. C’est le praṇava (oṁ) qui est l’unique germe de la création.
  21. Littéralement « sans support », nirālamba: sans upādhi, et sans guṇa.
  22. La « voie du salut », tāraka, est interprétée par le commentaire comme étant la manonmanī.