L’Histoire des théories théosophiques dans l’Inde/Partie III/Chapitre 4/6

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Texte établi par Musée Guimet, Ernest Leroux (Annales du Musée Guimet, volumes 22-23p. 335-347).
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3e partie, chap. IV, VI

VI. Le Haha-yoga.

C’est une croyance universelle que pour entrer en communication directe avec un dieu, il faut s’être soumis d’abord à un entraînement particulier. La méthode employée diffère grandement suivant le niveau religieux ; ici toute matérielle, là de plus en plus psychique. Chez les peuples de la nature, les jeûnes prolongés, les mutilations, les longues stations dans la solitude, la continence, l’emploi de fumigations et de narcotiques, une gesticulation violente, tels sont les moyens auxquels on recourt en général pour mettre le sujet dans un état d’extrême surexcitation. Plus le fonctionnement normal de l’existence sera aboli chez l’homme, plus il semblera s’élever au-dessus de l’humanité et prendre quelque chose de divin : les lois de la nature grossière n’existeront plus pour lui, et le champ de sa vision s’agrandira infiniment.

Dans la religion védique aussi, les rites de consécration comportent de pénibles mortifications, des jeûnes, l’observation temporaire de la chasteté, le silence, une solitude relative. C’est que le père de famille qui s’apprête à sacrifier, doit momentanément revêtir un caractère divin, et pour cela renoncer aux actes habituels de sa vie profane.

Les sādhana, c’est-à-dire les pratiques que prescrit le Haṭha-yoga n’ont pas d’autre objet. Les yogins pressés d’avoir ces transes par lesquelles ils entraient en communion avec le divin, ont fait ce que finissent par faire tous les mystiques : ils ont cherché à les provoquer artificiellement. Ils ont eu recours à des procédés qui ressemblent en partie à ceux qu’emploient les prêtres-sorciers des religions animistes, mais qui dérivent aussi des idées qu’avait accréditées autour d’eux un long développement de la pensée théosophique. Le Haṭha-yoga nous offre ainsi un curieux exemple de la dégradation que subissent les concepts métaphysiques entre les mains de gens qui s’en servent pour des fins pratiques et immédiates.

En tant que systématisation des procédés imaginés pour amener rapidement les phénomènes physiologiques et psychiques qui valent aux yogins une grande réputation de puissance et de sainteté, le Haṭha-yoga est certainement plus récent que le Rāja-yoga ; mais les idées sur lesquelles il repose sont extrêmement anciennes, aussi anciennes que la pratique de la sorcellerie d’une part, et que l’élaboration des premiers concepts théosophiques de l’autre. Une fois qu’il a été constitué en corps de doctrines, on a donné au Haṭha-yoga une place dans l’enseignement de l’école, il a été entendu qu’on commence par le haṭha pour aborder ensuite le Rāja-yoga. Cependant, s’il jouit aujourd’hui d’une faveur très grande, et si, au dire des observateurs, c’est lui qu’appliquent les faquirs qui veulent, par des phénomènes de catalepsie et de mort apparente, capter la vénération des dévots, les protestations se sont élevées de bonne heure contre les enfantillages qui tiennent une place excessive dans cette nouvelle méthode pour faire son salut. « Des règles sur la manière de se tenir et de s’asseoir ne sont d’aucune aide pour le yoga. Tant de détails n’aboutissent qu’à retarder la délivrance[1]. »

Le mot haṭha signifie effort ; une appellation toute banale, comme on voit, et qui dut paraître bien terne à des gens pour lesquels cet « effort » était la source de biens infinis. Par un de ces expédients d’interprétation qui sont familiers aux esprits avides de symboles et de mystères, les yogins ont coupé le mot et assigné à chacune de ses deux syllabes un sens profond. On enseigna que ha désignait l’air aspiré, ṭha l’air expiré, et comme le premier est la réception, le second l’émission de la vie, on fit de ha le nom du soleil, et de ṭha celui de la lune. Le haṭha symbolisa par conséquent la circulation de la vie dans sa source, le soleil, et dans son embouchure, la lune. Cette explication bizarre a du moins l’avantage d’avertir les intéressés qu’ils apprendront par le haṭha-yoga les procédés mécaniques capables d’agir sur la respiration[2], bien plutôt que la méthode et l’objet de la méditation.

À la base du haṭha-yoga, nous trouvons l’idée que l’homme peut modifier, supprimer même le jeu des esprits vitaux ; qu’il peut à son gré les faire passer par une artère[3] plutôt que par une autre, et que, en détruisant ainsi le contact de l’âme avec le monde extérieur, il réussit à l’isoler et à la sauver. Cette théorie s’appuie sur une physiologie fantaisiste dont il est nécessaire d’indiquer les lignes principales.

L’air circule dans l’organisme au moyen de canaux dont le nombre varie infiniment suivant les textes : 101 disent quelques-uns, 72 000 d’après les plus nombreux, 727 210 201 à en croire ceux qui n’estiment que les gros chiffres. Le nombre des nāḍi vraiment importantes est beaucoup moins grand : 16, ou 11, ou 10, ou 3. Dans le plus populaire des traités sur le haṭha, la Haṭhayogapradīpikā, il n’est tenu compte que de trois ; ce sont celles qui sont intéressées par le travail du yogin.

Tout d’abord la suṣuṁnā « subtile à l’excès, de toutes la plus secrète ». Est-elle le cordon de la moëlle épinière ? ou la trachée-artère ? ou l’une des grandes artères qui partent du cœur ? Les avis sont partagés, et les indications fournies par les sources sont assez vagues et assez contradictoires pour qu’il soit impossible de trancher la question. Nous apprenons en effet qu’on peut l’obturer en repliant la langue de manière à la presser contre le palais ; mais aussi qu’elle aboutit au sommet du crâne, à la suture médiane, ou encore à la fontanelle antérieure[4]. Ce qui est certain, c’est qu’elle est au milieu du corps, et qu’elle joue un rôle qui est en rapport avec sa situation centrale. Elle est la voie par laquelle l’âme individuelle va s’absorber dans l’Âme Universelle. On l’associe au dieu Brahman.

À droite et à gauche sont deux nāḍī qui servent l’une à aspirer, l’autre à expirer. En règle générale, c’est celle de droite, la pingalā, qui sert à l’entrée, et celle de gauche, l’iḍā, qui sert à la sortie de l’air[5]. La pingalā a le soleil comme divinité ; elle est la matrice des Pères. L’iḍā est sous la domination de la lune ; elle est la matrice des dieux[6]. Si ces données ne sont pas simplement imaginaires, il est possible que ces deux canaux soient les deux artères carotides.

Pingalā et iḍā prennent naissance l’une et l’autre en une région du corps, le kanda, qui est situé à une largeur de main au-dessous du nombril. Elles s’y trouvent dans le voisinage immédiat de l’orifice de la suṣumnā. Toutes deux s’en vont aboutir dans la tête, où elles communiquent l’une avec la narine droite, l’autre avec la narine gauche.

Dans la vie contingente, qui est pour l’homme la vie naturelle, l’air, sous forme de prāṇa, descend par la pingalā, et, sous forme d’apāna, est expulsé par l’iḍā ; c’est cette circulation qui entretient l’existence empirique. Le prāṇayāma ne modifie ce processus qu’autant qu’on s’applique à retenir longtemps le souffle inhalé : « Assis sur un siège approprié et prenant une posture commode, que le yogin aspire lentement l’air extérieur par la nāḍī droite ; qu’il pratique le kumbhaka jusqu’à ce que le souffle soit fixé de la racine des cheveux jusqu’à la pointe des pieds ; qu’il l’exhale ensuite lentement par la nāḍī gauche » (H. Y. Pr. II, 18, sq.). Mais si le yogin aspire à la vie absolue, ou tout au moins aux jouissances qui sont une anticipation du salut, il ne lui suffit pas de savoir régler sa respiration. Il lui faut, pour arriver à son but, faire un plus grand effort : réunissant prāṇa et apāna, il doit les faire passer par la suṣuṁnā, afin que les souffles, amenés par cette voie au brahmarandhra, y soient absorbés et que soit supprimée en même temps toute existence individuelle.

Or il y a, à l’entrée de la suṣuṁnā, et fermant la communication avec les deux autres artères, un être mystérieux, manifestation ou plutôt énergie de Śiva, qui dort là enroulé comme un serpent ; c’est la Kuṇḍalī[7]. Il faut que, par une posture appropriée ou d’autres moyens mécaniques, on réussisse à éveiller cette divinité, pour que se déroulant elle s’allonge dans la suṣuṁnā et laisse ainsi au souffle le passage ouvert. Cependant tout n’est pas dit encore. L’air rencontre sur sa route, en remontant du nombril au sommet de la tête, des enchevêtrements, les granthi, au nombre de trois[8], que le yogin doit dénouer au prix d’efforts spirituels intenses, si nous ajoutons que le corps est décomposé en cercles mystiques, les cakra[9], qui sont autant de centres de forces vitales, et que la méditation du yogin doit s’y porter pour faciliter la circulation de l’air dans chacun d’eux[10], nous aurons passé en revue les éléments essentiels d’une doctrine dont l’enfantillage n’a d’égal que le sérieux imperturbable avec lequel on enseigne ce galimatias.

Et cette doctrine, on la répète depuis nombre de générations. Sans doute, certains développements fantastiques n’apparaissent que dans des ouvrages récents ; le rôle de la Kuṇḍalī, par exemple, est exposé dans des textes comme la Haṭhayoga-pradīpikā qui ne doit pas avoir beaucoup plus d’un siècle d’existence. Mais on peut relever dans de vieilles Upaniṣad des témoins de croyances qui sont, à l’état embryonnaire, celles mêmes que nous venons de retracer brièvement. L’Aitareya-upaniṣad (I, 1) enseigne que l’Ātman créa le puruṣa, le tira des eaux, le couva comme un œuf, de manière que s’y manifestèrent la parole, le souffle, la vue ; et puis, pour en être l’âme individualisée, qu’il pénétra dans cet assemblage par la vidṛti, la suture crânienne médiane ; elle fait par conséquent de cette place le point de jonction du parama-ātman et du jīva-ātman. — Nous lisons dans la Chāndogya-upaniṣad (8, 6, 5, sq.) que l’ātman sort du cœur par la suṣumnā et le brahmarandhra, et qu’il s’unit ensuite au brahman. — « Il y a pour le sage, nous dit la Maitrāyaniya-upaniṣad, un exercice encore supérieur : pressant la pointe de sa langue contre le palais et supprimant la parole, l’intellect et le souffle, il contemple le Brahman par le contrôle (de cet exercice)… L’artère appelée suṣumnā, qui fournit le passage à l’air vital, s’élève du cœur interrompue au milieu du palais. Que, par cette artère, associé au souffle, à om, au manas, le sage s’élève tout droit, et, tournant le bout de la langue vers le palais, réprimant les sens, qu’infini il contemple l’infini ; il se désindividualise ainsi, et, par la désindividualisation, il perd tout sentiment de joie et de douleur, et atteint l’unité absolue » (VI, 20 ; 21).

Tant que la respiration est en mouvement, l’esprit se meut, entre en contact avec le monde extérieur, et l’âme demeure liée. « D’où viendrait la connaissance aussi longtemps que le manas se maintient ici-bas ? Tant que le manas ne meurt pas, la respiration aussi continue à vivre. Celui qui supprime ce couple, respiration et manas, celui-là parvient au salut, et nul autre » (H. Y. Pr. IV, 15). Mais comme l’affirme le même traité, « de même qu’on soumet peu à peu à sa volonté un lion, un éléphant, un tigre, ainsi par l’exercice arrive-t-on à dompter sa respiration ; sinon c’est elle qui tue le yogin » (II, 15). Aussi le Haṭha-yoga enseigne-t-il les procédés qui sont à la disposition de l’ascète pour rendre la respiration inoffensive et l’obliger à s’aller résorber dans « l’ouverture du brahman » ; il lui apprend aussi à purger de leurs humeurs nocives les canaux qui servent à la circulation de l’air. Il ne s’agit plus d’indications simples et pratiques comme celles que donnait le Rāja-yoga ; on s’évertue au contraire à compliquer les prescriptions sur la manière de se tenir et sur celle de respirer. On dirait que plus les exercices sont difficiles et tortionnaires, plus le mérite est grand et le succès assuré. C’est qu’aussi on ne se propose plus seulement d’exercer une action mécanique sur la respiration ou sur le cœur ; il y a des gestes et des postures auxquels on attache une valeur mystique, et qui par conséquent veulent, pour être efficaces, qu’on les réalise avec une scrupuleuse exactitude. De même que le bouddhisme et les cultes sectaires, le yogisme a des mudrā, des « sceaux », c’est-à-dire des attitudes et des digitations traditionnelles qui non seulement servent à faciliter la méditation, mais aussi ont par elles-mêmes une vertu purificatrice et sanctifiante[11].

Il est inutile d’énumérer tant de recettes offertes par le Haṭhayoga à quiconque désire se procurer à volonté des transes et d’autres états psychopathologiques. Il en est dont l’obscénité est répugnante, et qui n’ont d’autre intérêt que d’être un témoignage ajouté à beaucoup d’autres de la facilité avec laquelle le mysticisme s’associe aux pratiques érotiques. Il est d’ailleurs fort probable que bon nombre de ces règles n’ont jamais passé de la théorie dans la pratique. Il suffit par conséquent que quelques spécimens donnent une idée de la méthode recommandée.

Le moyen le plus simple pour entraver la respiration c’est d’intérioriser la pensée et de fixer le regard sur quelque point extérieur[12] : « Quand, ayant absorbé pensée et respiration par la contemplation intérieure, le yogin se tient, la prunelle des yeux parfaitement immobile, et regardant un objet extérieur comme s’il ne le regardait pas, cette mudrā est appelée la Śāmbhavī[13]. » Un autre procédé consiste à fermer les deux canaux qui servent à l’entrée et à la sortie de l’air, l’iḍā et la pingalā ; dans ce but, on presse le cou en appuyant fortement le menton contre la poitrine : jālandhara-bandha (H. Y. Pr. III, 70). Il n’est pas moins nécessaire d’agir sur la suṣumnā ; c’est à cela que sert la khecarī, une des mudrā les plus efficaces : on coupe le fil de la langue ; puis, en mouvant celle-ci en tous sens, et en la « trayant », on l’allonge graduellement jusqu’à ce qu’elle puisse atteindre l’intervalle qui sépare les arcades sourcilières[14] ; on la replie alors de manière qu’elle vienne fermer l’entrée du pharynx et qu’elle empêche toute communication entre les fosses nasales et l’arrière-bouche ; on reste ainsi le regard fixé sur la place qui se trouve entre les deux sourcils, une des voies par lesquelles l’âme peut à son gré sortir du corps et y rentrer (ib. III, 32, sq.).

D’autres opérations ont pour objet le nettoyage des nāḍi et des parties vitales de l’organisme. On avale, par exemple, une bande d’étoffe, large de 4 doigts, longue de 15 empans, qu’on fait descendre jusque dans l’estomac, pour la retirer ensuite lentement (dhauti) ; ou bien c’est un cordon, long de douze doigts, qu’on introduit par une narine et qu’on fait sortir par la bouche (neti) ; ou encore, le yogin, abaissant les épaules, tourne à droite et à gauche le bas-ventre avec la rapidité d’un violent tourbillon (nauli)[15].

Le nettoyage des canaux ou la suppression des fonctions naturelles de l’entendement et de la respiration sont en somme des résultats négatifs. Si le yogin se soumet à tant d’efforts, c’est surtout parce qu’il espère acquérir ainsi d’intenses énergies, et exalter à un haut degré sa puissance. La rétention du souffle dans le prāṇāyama a déjà pour effet d’amener une transpiration dont il a soin de frotter ses membres ; cela leur donne de la fermeté et de la souplesse[16]. Mais des exercices violents comme la khecarī sont encore plus efficaces. Ils occasionnent dans l’arrière-bouche une salivation considérable. Ce suc, qu’on identifie avec le soma, parce qu’il est sécrété par une partie du palais qu’on appelle mystiquement « la lune », candra, est en général absorbé par « le soleil », c’est-à-dire par le feu qui brûle dans la région du nombril[17]. Mais si le yogin sait l’empêcher d’aller ainsi se perdre dans « le soleil », et s’il en imprègne son corps entier, il y a alors pour lui un tel accroissement de force vitale qu’il pourrait être mordu sans inconvénient par le plus terrible des serpents, et qu’il peut manger de la viande de vache sans cesser pour cela d’être aussi noble que le plus noble[18] : « Que le corps soit inondé de la tête aux pieds avec cette ambroisie, et l’on devient grand, vigoureux et vaillant » (H. Y. Pr. IV, 53).

Il est certain que la circulation et la respiration peuvent être modifiées par certaines des postures que prescrivent les traités du haṭha-yoga. Qu’on tienne énergiquement et longuement la tête inclinée sur la poitrine, et les mouvements du cœur seront sensiblement ralentis. Il suffit même de porter son attention sur quelque chose pour que la respiration devienne moins rapide. Si par un dressage assidu, et en évitant les aliments et les exercices excitants, on arrive à diminuer l’activité des poumons et du cœur, l’échange des substances ne se faisant plus qu’insuffisamment, le sang se charge d’acide carbonique, et des troubles cérébraux se produisent à coup sûr. Les yogins s’intoxiquent eux-mêmes. Il est donc bien probable qu’après avoir fait la part voulue à l’imagination et à la charlatanerie, il reste encore quelque chose de réel dans les descriptions de phénomènes étranges qu’ils disent accompagner les diverses phases du samādhi.

Ce sont d’abord des couleurs, invisibles pour l’homme vulgaire, mais perceptibles aux sens infiniment plus subtils du yogin. Car les éléments, les parties du corps, l’âme même présentent des colorations qui n’apparaissent qu’à l’œil de l’ascète en extase. Encore une de ces croyances dont les antécédents se retrouvent dans les Upaniṣad. D’après la Chāndogya-upaniṣad, les atomes du sang sont de cinq couleurs différentes : rougeâtres, blancs, bleus, jaunes, rouges (8, 6). — « Infinis sont les rayons de l’âme qui demeure comme une lampe dans le corps : blancs et noirs, bruns et bleus, basanés et rougeâtres » (Maitr. Up. 6, 30). Les éléments à l’état subtil, les régions de l’univers, les cercles invisibles du corps, d’une manière générale tout ce qui peut être un objet de méditation se revêt ainsi de couleurs mystiques qui se manifestent aux regards du yogin : « Qu’il place ses pouces dans les oreilles, le doigt du milieu dans chaque narine, le petit doigt et le quatrième aux coins de sa bouche, l’index au coin de ses yeux, alors se produira en l’ordre voulu la connaissance de la terre et des autres éléments, par des taches jaunes, blanches, rouges, bleues ; l’éther seul n’a pas de symbole » (Sarvadarś., p. 176). Et quand il dirigera sa vision intérieure vers les cakra, il verra le cercle du cœur vert, celui du nombril rouge, le cercle sexuel jaune, etc. Enfin, comme percevoir, c’est prendre la forme de l’objet perçu, il est naturel que l’esprit du yogin, se tournant vers l’Orient, qui est blanc, devienne lui-même blanc et incline à la vigilance, la résignation et la bonté ; mais que s’il se dirige vers le sud qui est rouge, c’est le sommeil et la méchanceté qui l’emportent en lui.

Les phénomènes auditifs sont plus importants encore que les phénomènes visuels. C’est aux sons entendus, en effet, aux nāda, qu’on mesure le progrès dans le samādhi[19] : chaque fois qu’un des granthi se dénoue, on entend une musique intérieure, d’abord dans le cœur, puis dans le cou, enfin entre les sourcils. On perçoit pour commencer une sorte de roulement de tambour, bientôt c’est le grondement de la mer, le tintement d’une cloche, le murmure d’une conque, le susurrement d’un tuyau, le bourdonnement d’une abeille. Enfin tout bruit cesse ; le yogin est entré en pleine inconscience, et son but est atteint[20].

Alors se produisent ces phénomènes de catalepsie dont on a tant parlé à propos des yogins et des faquirs. Les descriptions que les textes nous donnent de ce « sommeil du yoga » ou sommeil mystique[21], montrent assez qu’il s’agit d’états hypnotiques. La Kārikā de la Māṇḍūkya-upaniṣad en parle sous le nom significatif de « yoga sans toucher », asparśa-yoga. Alors, « il n’y a plus ni plainte, ni tourment, ni peur, mais seulement éternel savoir, reposant en lui-même, semblable à lui-même ; l’accès en est ardu, même pour le yogin, et le yogin en a peur, ayant peur de ce qui est sans peur » (3, 39). — « Les beaux jours viendront-ils pour moi, où, assis les jambes croisées sur un roc de l’Himalaya, au bord du Gange, je me trouverai, à la suite de méditations prolongées sur le brahman, en un état de sommeil mystique, — ces jours où de vieilles gazelles viendront sans crainte frotter leurs cornes contre mon corps ? » (Bhartṛhari)[22].

Qu’à la suite d’un long entraînement, quelques yogins aient réussi à faire durer l’état de catalepsie, il n’y a rien là d’impossible. La Haṭhayoga-pradīpikā a plus d’une recette pour amener à volonté les phénomènes de mort apparente. Nous devons cependant constater que, soit dans l’Inde, soit en Europe, les auteurs ne font jamais allusion qu’à un seul et même cas donné pour certain, celui d’un personnage qui sans doute présentait à cet égard des aptitudes exceptionnelles[23]. Probablement plus authentiques que ces phénomènes miraculeux de morts et de retours à la vie sont les cas d’aliénation mentale que mentionnent quelques textes. Ces exercices de fixation de la pensée, surtout quand il s’agit de méditer sur des abstractions vides ou des objets sans importance, aboutissent tout naturellement à la dé- mence. Mais cet état même ne laisse pas d’être en odeur de sainteté, et c’est avec beaucoup de vénération que, dans les épopées, il est parlé de ces religieux qui ont fait le vœu de folie[24].

  1. Garuḍapurāṇa, cité par le Y. S. S., p. 23.
  2. Au sujet de la diète à suivre, le Haṭha-yoga donne les mêmes règles que les traités qui s’occupent du Rāja-yoga ; il n’impose nullement les jeûnes excessifs auxquels se livrent les faquirs d’aujourd’hui. Ajoutons que la Haṭhayogapradīpikā ne fait pas mention de narcotiques.
  3. Artères et veines sont des canaux, nāḍi, qui servent à la circulation, non du sang, mais de l’air.
  4. L’extrémité de la suṣumnā est appelée brahmarandra, l’ouverture ou la fente du brahman. C’est « le siège de Śiva, « le point où la conscience est abolie » ; la H. Y. Pr. le place entre les sourcils. — « L’endroit du front qui est entre les sourcils, là où se trouve la racine du nez, c’est là qu’est le siège de l’immortel, le point de repos de l’univers » (Dhyānabindu-up., 23).
  5. On peut intervertir le rôle des deux artères ; l’essentiel, c’est que l’air sorte par un canal autre que celui par lequel il est entré.
  6. Les dieux, en effet, se nourrissent de soma, ou de lune.
  7. Ou Kuṇḍalinī.
  8. Ils portent les noms des trois dieux de la triade hindoue : nœud de Brahman ; nœud de Viṣṇu ; nœud de Rudra (= Śiva).
  9. On les appelle aussi padma ou kamala parce qu’on se les figure comme une « fleur de lotus ».
  10. Il y a six cakra : l’ājñācakra, entre les sourcils ; c’est là que se trouve le « nœud de Rudra » ; — le vyomacakra, à l’intérieur de la tête ; — le viśuddhicakra, dans le cou, où se trouve aussi le Viṣṇugranthi ; — l’anāhatacakra, dans le cœur, région du Brahmagranthi ; — le maṇipūracakra, autour du nombril ; — le svādhiṣṭhānacakra, cercle sexuel. « Quand Kuṇḍalī endormie s’éveille… alors tous les « lotus » et tous les « nœuds » sont franchis et dénoués, et la suṣumnā s’ouvre comme une route royale au prāṇa ; alors l’organe pensant est libéré et la mort est trompée » (H. Y. Pr. III, 2, sq.).
  11. La H. Y. Pr. énumère et décrit dix mudrā tout particulièrement propres à vaincre la maladie et la mort et à procurer les pouvoirs miraculeux. Il va sans dire que cette partie de la doctrine doit être gardée « comme on garde un coffret de bijoux », et qu’il ne faut la révéler à personne, pas plus qu’on ne révèle le commerce qu’on entretient avec une femme de grande maison (III, 9).
  12. On fixe de préférence un point extérieur du corps. Il faut éviter de cligner de l’œil. Les auteurs font d’ailleurs observer que les yeux cessent tout naturellement de cligner quand l’esprit est intérieurement arrêté sur un objet.
  13. Śambhu est un des noms de Śiva.
  14. Une langue assez longue pour qu’elle puisse atteindre la racine du nez passait dans l’Inde pour un indice certain de supériorité spirituelle ; les bouddhistes n’ont pas oublié ce caractère dans l’énumération des « signes » distinctifs d’un Bouddha.
  15. Pour la dhauti, voir H. Y. Pr. II, 24, sq. ; pour la neti, ib. II, 29 ; pour la nauli, ib. II, 33.
  16. Cf. H. Y. Pr. II, 13.
  17. « De la lune coule le suc du corps ; et c’est parce qu’il s’écoule ainsi que la mort frappe les hommes » H. Y. Pr. III, 52.
  18. H. Y. Pr. III, 44, 45, 47.
  19. Le prāṇāyāma est déjà accompagné de bruits : « Il faut boucher (à l’aide des mains) les oreilles, le nez, la bouche et les yeux, et l’on entendra distinctement un son dans la suṣumnā purifiée » (H. Y. Pr. IV, 68).
  20. Les bourdonnements dans les oreilles sont, au dire de certaines Upaniṣad, une perception de l’Insaisissable, de l’aśabdabrahman, à la différence de om, qui est le Verbe, le śabda-brahman.
  21. yoga-nidrā.
  22. Voir Ind. Spr., no 2054.
  23. Cf. E. Kuhn, apud Garbe, Sānkhya und Yoga, p. 47 ; der Yoga-Schlaf, Leipzig, Friedrich ; etc.
  24. unmattavrata.