L’Homme de neige/7

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 48-122).



VII


On n’a peut-être pas oublié que le vieux Stenson habitait un corps de logis situé au fond de la seconde petite cour ou préau dont se composait avec la première enceinte, un peu plus vaste, le manoir délabré du Stollborg. L’histoire de l’établissement de cet ancien château était une légende ; à l’époque du christianisme en Suède, il avait poussé tout seul sur le rocher dans l’espace d’une nuit, parce que le châtelain, alors païen, se voyant menacé, dans sa maison de bois, d’être emporté au fond du lac par une violente tempête d’automne, avait fait vœu d’embrasser la religion nouvelle, si le ciel le préservait du coup de vent. Déjà le toit venait d’être emporté ; mais à peine le vœu fut-il prononcé, qu’un donjon de granit s’éleva comme par enchantement des entrailles du rocher, et, le châtelain s’étant fait baptiser, jamais plus l’ouragan n’ébranla sa puissante et solide demeure.

En dépit de cette véridique histoire, les antiquaires du pays osaient dire que la tour carrée du Stollborg ne datait que de l’époque du roi Birger, c’est-à-dire du xive siècle. Quoi qu’il en soit, le château et le petit domaine avaient été acquis par un brave gentilhomme du nom de Waldemora, au xve siècle. Au xviie, Olaf de Waldemora devint le favori de la reine Christine, qui, en vertu d’une aliénation arbitraire de plusieurs fragments du domaine de la couronne, lui fit don de terres considérables dans cette partie de la Dalécarlie. L’histoire ne dit pas que ce Waldemora fût l’amant de la fantasque héritière de Gustave-Adolphe. Peut-être, dans un besoin d’argent, la reine lui céda-t-elle à bas prix ces importantes propriétés. Il est certain qu’à la réduction de 1680, lorsque l’énergique Charles XI fit réviser tous les titres d’acquisition et rentrer au domaine de la couronne tout ce qui avait été indûment aliéné par ses prédécesseurs, mesure terrible et salutaire à laquelle la Suède doit la dotation des universités, des écoles et des magistrats, la création de la poste aux lettres, de l’armée indelta et autres bienfaits que les vieux bonnets n’avaient guère pardonnes à la couronne à l’époque de notre récit, le baron de Waldemora se trouva en règle, conserva les grands biens qu’il tenait de son aïeul, et acheva les embellissements du château neuf, que celui-ci avait fait bâtir sur le bord du lac, et qui portait son nom.

Ce qui était debout de l’ancien manoir de la famille ne consistait donc que dans une tour qui paraissait fort élevée à cause du grand massif de maçonnerie au moyen duquel sa base plongeait jusqu’au bord du lac, mais qui, en réalité, ne contenait que deux étages, à savoir la chambre de l’ourse et la chambre de garde, donnant à peu près de plain-pied sur le préau, et, au-dessus, une ou deux chambres où, depuis une vingtaine d’années, c’est-à-dire depuis l’époque où l’on avait muré la partie inférieure, personne n’avait pénétré. Le reste du manoir, rebâti plusieurs fois, n’était qu’une espèce de gaard norvégien. On sait que le gaard est, en Norvège, une réunion de plusieurs familles vivant en communauté. Habitation de personnes, cuisines, réfectoires, étables et magasins, au lieu de se presser comme ailleurs, autant que possible, sous un même toit, forment diverses constructions dont chacune s’abrite sous un toit particulier, et dont l’ensemble présente un développement de nombreuses petites maisons distinctes les unes des autres. Plusieurs coutumes sont communes à la Suède et à la Norvège, surtout dans cette partie de la Dalécarlie qui se rapproche des montagnes frontières. À l’époque où le Stollborg, abandonné pour le château neuf, était devenu une ferme rurale, on comptait dans le pays plusieurs gaards disposés de cette façon. Comme dans toute la Suède et dans tous les pays où l’on bâtit en bois, celui-ci avait souvent pris feu, et les plus anciens de ces petits édifices en portaient encore la trace. Leurs arêtes carbonisées et leurs toits déjetés tranchaient comme des spectres noirs sur les fonds neigeux de la montagne.

Le préau, entouré de son hangar moussu, qui reliait tant bien que mal les diverses constructions, et dont la toiture de planches brillait d’une frange de stalactites de glace, offrait ainsi l’aspect d’un groupe de chalets suisses abandonnés. Depuis longtemps, la ferme avait été transportée ailleurs et le manoir tout entier laissé à la disposition de Stenson, qui ne faisait plus réparer ces cabanes sans valeur et sans autre emploi que celui d’emmagasiner quelques fourrages et légumes secs. Les dalles brutes de la cour étaient creusées au hasard de mille rigoles raboteuses tracées à la longue par les violents écoulements du dégel ; pas une porte ne tenait sur ses gonds, et il semblait qu’à moins de quelque vœu aussi efficace que celui du premier châtelain, le moindre coup de vent dût, au premier printemps ou au premier automne, balayer ces masures au fond du lac.

La seconde petite cour, située derrière celle-ci, était une annexe plus moderne, d’un caractère moins pittoresque, mais infiniment plus confortable. Cette annexe datait de l’époque où le baron Olaüs de Waldemora avait hérité des biens de son frère Adelstan et pris possession du domaine. Il avait fait construire une sorte de second petit gaard pour son fidèle Stenson, afin, disait-on, de le décider à ne pas quitter cette résidence, dont il avait horreur. L’annexe formait donc un autre groupe, situé en contre-bas du premier, sur le versant du rocher. Ses toits en pente s’adossaient à la roche brute, et présentaient la singulière disposition en usage dans le pays, à savoir une couche de troncs de sapins bien joints par de la mousse, puis recouverts de feuilles d’écorce de bouleau et enfin d’une couche de terre semée de gazon. On sait que les gazons sur les toits rustiques de la Suède sont particulièrement soignés, quelquefois même dessinés en parterre, avec des fleurs et des arbustes. L’herbe y pousse drue et magnifique, les troupeaux y cherchent le plus friand morceau du pâturage.

C’est dans cette partie du vieux manoir appelée spécialement le gaard, tandis que l’autre retenait celui de préau, que Stenson vivait depuis une vingtaine d’années, si cassé et si frêle désormais, qu’il ne sortait presque plus de son pavillon, bien chauffé, meublé avec une extrême propreté et peint en rouge à l’extérieur, à l’oxyde de fer. Là, il avait certainement toutes ses aises : son appartement isolé de la maisonnette habitée par son neveu, sa cuisine dans un chalet, sa vache et sa laiterie dans un autre. L’existence de ce mystérieux vieillard n’en était cependant que plus monotone et plus mélancolique. On remarquait ou du moins on avait remarqué, lors de la construction de son habitation, avec quel soin il avait fait tourner les ouvertures du côté opposé au donjon et même au château. On n’y entrait que par une petite porte latérale, et, pour pénétrer dans sa chambre, il fallait serpenter par un petit couloir. On eût dit qu’il craignait d’apercevoir le donjon par une porte ouverte directement de ce côté. Après tout, c’était peut-être uniquement une précaution contre le vent d’ouest, qui soufflait de là.

Comme pour confirmer les on dit du pays, il était extrêmement rare que Stenson sortît de sa maisonnette, si ce n’est pour humer quelques rayons de soleil dans un étroit verger situé au bord du lac, toujours dans la direction opposée au donjon, et encore assurait-on qu’à l’heure où le soleil envoyait l’ombre grêle de la girouette sur les allées, il les quittait et rentrait chez lui avec précipitation, comme si cette ombre néfaste lui eût apporté l’horreur et la souffrance. Dans tout cela, les esprits forts du château neuf, majordome et valets de nouvelle roche, ne voyaient que les précautions excessives, poussées jusqu’à la manie, d’un vieillard frileux et maladif ; mais Ulphilas et compagnie y voyaient la preuve irrécusable de l’installation d’esprits malfaisants et de spectres effroyables dans le lugubre Stollborg. Jamais, depuis vingt ans, disait-on, Stenson n’avait traversé le préau et franchi la porte de l’ouest. Quand une affaire avait nécessité sa présence au château neuf, il s’y était rendu par son petit verger, au bas duquel était amarrée, en été, sa barque particulière.

Bien que la présence du baron au château neuf, qui avait lieu lorsqu’il n’assistait pas au stendœrne (diète des États), dont il était membre, ne changeât rien à l’existence de Stenson, Ulphilas remarquait depuis quelques jours une singulière agitation chez son oncle. Il faisait des questions sur le donjon comme s’il se fût intéressé à la conservation de ce maudit géant. Il voulut savoir si Ulf y entrait de temps en temps pour donner de l’air à la chambre de l’ourse, à quelles heures, et s’il n’y avait rien remarqué d’extraordinaire. Ce jour-là, Ulf mentit, non sans remords, mais sans hésitation, en répondant de la tête et des épaules qu’il n’y avait rien de nouveau. Il avait de fortes raisons d’espérer que Stenson, ne sortant pas de sa chambre à cause du froid, ne s’apercevrait de rien, et il avait senti certains écus sonner, à son intention, dans la poche de M. Goefle sans que la voûte du Stollborg parût vouloir crouler d’indignation pour si peu. Sans être un homme avide, Ulf ne détestait pas les profits, et peut-être commençait-il à se réconcilier un peu avec le donjon.

Quand il eut fait ce mensonge et servi le second repas de son oncle, il allait se retirer, lorsque celui-ci lui demanda une certaine Bible qu’il consultait rarement et qui était rangée sur un rayon particulier de sa bibliothèque. Stenson la fit placer devant lui sur la table, et fit signe à Ulf de se retirer ; mais celui-ci, curieux des intentions de son oncle, rouvrit la porte un instant après, bien certain de n’être pas entendu, et, debout derrière le fauteuil du vieillard, il le vit passer, comme au hasard, un couteau entre les feuillets du gros livre, l’ouvrir et regarder attentivement le verset sur lequel la pointe du couteau s’était arrêtée. Il répéta trois fois cette épreuve, sorte de pratique à la fois dévote et cabalistique usitée même chez les catholiques du Nord, pour demander à Dieu le secret de l’avenir d’après l’interprétation des paroles indiquées par le destin ; puis Stenson mit sa tête dans ses mains sur le livre fermé, comme pour le consulter avec son cerveau après l’avoir interrogé avec ses yeux, et Ulf se retira assez inquiet du résultat de l’expérience. Il avait lu les trois versets par-dessus la tête de son oncle. Les voici dans l’ordre où ils avaient été marqués par le hasard :

« … Le gouffre et la mort disent : « Nous avons entendu parler d’elle ! »

« … Ne pleurais-je point pour l’amour de celui qui a passé de mauvais jours ? »

« … Les richesses du pécheur sont réservées au juste. »

Les versets détachés de ce livre mystérieux et sublime ont presque tous la faculté de se prêter à tous les sens que l’imagination leur demande. Aussi le vieux Sten, après avoir frissonné au premier et joint les mains au second, avait-il respiré, comme une âme soulagée, au troisième ; mais Ulphilas avait trop bu la veille pour interpréter convenablement les décisions du saint livre. Il se demanda cependant avec angoisse si la vieille Bible n’avait pas trahi à son oncle, sous une forme allégorique au-dessus de son intelligence, le secret de son mensonge.

Il fut distrait de ses rêveries par l’apparition d’un nouvel hôte dans le préau : c’était Puffo, qui venait se concerter avec Christian pour la représentation du soir. Puffo n’était pas démonstratif ; il n’aimait pas la campagne en hiver, et n’entendait pas un mot de dalécarlien. Cependant il se trouvait d’assez bonne humeur en ce moment, et pour cause. Il dit bonjour à Ulf d’un air presque amical, tandis que celui-ci, stupéfait, le regardait entrer sans façon, comme chez lui, dans la chambre de l’ourse.

Puffo trouva Christian occupé à classer ses échantillons minéralogiques dans sa boîte.

— Eh bien, patron, à quoi songez-vous ? lui dit-il. Il ne s’agit pas de s’amuser avec des petits cailloux, mais de préparer tout pour la pièce de ce soir.

— Parbleu ! j’y songe bien, répondit Christian ; mais que pouvais-je faire sans toi ? Il est bien temps que tu daignes reparaître ! Où diable as-tu passé depuis hier ?

Puffo raconta sans s’excuser qu’il avait fini par trouver bon souper et bon gîte à la ferme, qu’il avait dormi tard, et que, s’étant lié avec un laquais du château qui se trouvait là, il avait fait savoir à tout le monde l’arrivée de Christian Waldo au Stollborg. Après son déjeuner, le majordome du château l’avait fait venir. Il lui avait parlé très-honnêtement, en lui annonçant qu’à huit heures précises du soir, on comptait sur la pièce de marionnettes. M. le majordome avait ajouté :

— Tu diras à ton patron Christian que M. le baron désire beaucoup de gaieté, et qu’il le prie d’avoir infiniment d’esprit !

— C’est cela ! dit Christian. De l’esprit, par ordre de M. le baron ! Eh bien, qu’il prenne garde que je n’en aie trop ! Mais dis-moi, Puffo, n’as-tu pas ouï dire que le baron était malade ?

— Oui, il l’était cette nuit, à ce qu’il paraît, répondit le bateleur ; mais il n’y pense plus. Il se sera peut-être grisé, quoique ses laquais disent qu’il ne boive pas ; mais croyez ça, qu’un homme si riche se prive l’estomac de ce qu’il a dans sa cave !

— Et toi, Puffo, je gage que tu ne t’es pas privé de ce qui est tombé sous ta main ?

— Ma foi, dit Puffo, grâce au laquais qui a son amoureuse à la ferme et qui m’a invité à sa table, j’ai bu d’assez bonne eau-de-vie ; c’est de l’eau-de-vie de grain, un peu rude, mais ça réchauffe ; aussi ai-je bien dormi après…

— Je suis charmé de ton aubaine, maître Puffo, mais il faudrait songer à notre ouvrage ; va d’abord voir si Jean n’a ni faim ni soif, et puis tu revient prendre mes instructions. Dépêche-toi !

Puffo sortit, et Christian se mettait en devoir, non sans soupirer un peu, de fermer sa boîte de minéraux pour ouvrir celle des burattini, lorsque les grelots d’un équipage le firent regarder à la fenêtre. Ce n’était pas le docteur en droit qui revenait sitôt ; c’était le joli traîneau azur et argent qui, la veille au soir, avait amené Marguerite au Stollborg.

Faut-il avouer que Christian avait oublié la promesse faite par cette aimable fille à l’apocryphe M. Goefle, de revenir le lendemain dans la journée ? La vérité est que Christian, en raison des événements survenus au bal, n’avait plus compté sur la possibilité de cette visite, et qu’il n’en avait nullement averti le véritable Goefle. Peut-être regardait-il l’aventure comme inévitablement terminée, peut-être même désirait-il qu’elle le fût, car où pouvait-elle le conduire, à moins qu’il ne fût homme à abuser de l’inexpérience d’un enfant, sauf à emporter son mépris et ses malédictions ?

Pourtant le traîneau approchait ; il montait le talus, et Christian apercevait la jolie tête, encapuchonnée d’hermine, de la jeune comtesse. Que faire ? Christian aurait-il le courage de lui fermer la porte au nez, ou de lui faire dire par Puffo que le docteur en droit était absent ? Bah ! Ulf ne manquerait pas de le lui apprendre ; il n’était pas besoin de s’en mêler. Le traîneau allait s’en retourner comme il était venu. Christian restait à la fenêtre, s’attendant à le voir redescendre ; mais il ne redescendit pas, et la porte s’ouvrit. Marguerite parut, et Christian n’eut que le temps de refermer précipitamment la boîte d’où les marionnettes montraient indiscrètement leurs gros nez et leurs bouches riantes.

— Quoi ! monsieur, s’écria la jeune fille avec surprise, vous êtes encore ici ? Voilà une chose à laquelle je ne m’attendais pas ! J’espérais que vous seriez parti !

— Vous n’avez donc rencontré personne dans la cour ? dit Christian, qui n’était peut-être pas fâché de s’en prendre de cette circonstance à la destinée.

— Je n’ai vu personne, dit Marguerite, et, comme je viens en cachette, je suis entrée bien vite pour que personne ne me vît ; mais, encore une fois, monsieur Goefle, vous ne devriez pas être ici. Le baron doit maintenant savoir le nom de la personne qui a osé le braver, et je vous jure que vous devriez partir.

— Partir ? Vous me dites cela bien cruellement ! mais vous me rappelez qu’en effet je suis parti. Oui, oui, rassurez-vous, je suis parti pour ne jamais revenir. M. Goefle m’ayant fait comprendre que je pouvais l’envelopper dans mes disgrâces, je lui ai promis de disparaître, et vous me trouvez en train de faire mes paquets.

— Oh ! alors continuez, que je ne vous retarde pas !

— Vous êtes donc bien pressée de ne plus jamais entendre parler de moi ? Mais prenez que c’est un fait accompli, que je suis déjà embarqué au moins pour l’Amérique, fuyant à pleines voiles mon redoutable ennemi, et versant quelques pleurs au souvenir de cette première contredanse qui sera en même temps la dernière de ma vie…

— Avec moi, mais non pas avec d’autres ?

— Qui sait ? Le moi qui vous parle en ce moment n’est qu’une ombre, un fantôme, le souvenir de ce qui fut hier. L’autre moi est le jouet des vagues et du destin ; je m’en soucie comme d’un habitant de la lune.

— Mon Dieu, que vous êtes gai, monsieur Goefle ! Savez-vous que je ne le suis pas du tout, moi ?

— Au fait, dit Christian, frappé de l’air triste de Marguerite, je suis un misérable de consentir à parler de moi-même, quand je devrais ne m’inquiéter que des suites de l’événement d’hier au soir ! Mais daignerez-vous me répondre encore, si je me permets de vous interroger ?

— Oh ! vous le pouvez bien, après tout ce que le hasard m’a entraînée à vous faire savoir de moi… Cette nuit, ma tante m’a fort grondée, et ordre avait été donné à mademoiselle Potin de faire mes paquets pour me reconduire aujourd’hui à Dalby ; mais, ce matin, tout était changé, et, après un entretien secret avec le baron, qui a repris, dit-elle, toute sa santé et toute sa gaieté, il a été décidé que je resterais et que je n’aurais, jusqu’à ce soir, qu’à me préoccuper de ma toilette. À propos, vous savez que nous avons décidément Christian Waldo ? On dit même qu’il est logé ici, au Stollborg. Vous l’avez rencontré, s’il y est ? Vous l’avez vu ?

— Certainement.

— Sans masque ? Ah ! comment est-il ? A-t-il réellement une tête de mort ?

— Pis que cela ! il a une tête de bois.

— Allons donc, vous vous moquez ?

— Nullement. Vous jureriez, à le voir, que sa face a été taillée dans une souche avec un couteau qui coupait mal. Il ressemble à la plus laide de ses marionnettes ; tenez, à celle-ci.

Et Christian montra une figure de sbire grotesque qui sortait de la boîte, et que Marguerite eût pu apercevoir d’elle-même, si elle eût été moins préoccupée.

— Ah ! vraiment ! dit-elle avec un peu d’effroi, c’est donc là sa boîte à malice ? Peut-être demeure-t-il avec vous dans cette chambre ?

— Non, tranquillisez-vous, vous ne le verrez pas. Il est sorti, et il a prié M. Goefle de lui permettre de déposer ici son bagage.

— Pauvre garçon ! reprit Marguerite pensive, il est aussi laid que cela ! Croyez donc à ce qu’on dit ! Il y a des gens qui l’ont vu beau. Et il est vieux peut-être ?

— Quelque chose comme quarante-cinq ans ; mais à quoi songez-vous, et pourquoi êtes-vous triste ?

— Je ne sais pas, je suis triste.

— Puisque vous restez au château et que vous verrez ce soir les marionnettes !

— Ah ! tenez, monsieur Goefle, vous me traitez bien trop comme un enfant. Hier, il est vrai, au bal, j’étais gaie, je m’amusais, j’étais heureuse, je me croyais à jamais délivrée du baron ; mais, aujourd’hui, ma tante a repris ses espérances, je le vois bien, et il faut que je reparaisse devant un homme que je hais franchement désormais. Ne m’a-t-il pas insultée lâchement hier ? Ma tante a beau dire qu’il a voulu plaisanter, on ne plaisante pas avec une fille de mon âge comme avec un enfant. Pour consoler un peu mon orgueil blessé, je me dis qu’il a plutôt parlé dans le délire, et que son attaque de nerfs commençait déjà quand il m’a dit ces grossières paroles ; c’est aussi l’opinion de mes compagnes ; mais que sais-je de ce qu’il me dira aujourd’hui, quand je le reverrai ? Qu’il soit méchant ou fou, s’il m’outrage encore, qui prendra ma défense ? Vous ne serez plus là, et personne n’osera…

— Comment ! personne n’osera ? Quels sont donc ces hommes dont vous êtes entourée ? Et ces braves jeunes gens que j’ai vus hier ?…

— Oui, certes, je les crois tels ; mais ils ne me connaissent pas, monsieur Goefle, et peut-être croiront-ils que je mérite les outrages du baron. C’est une assez triste recommandation pour moi que d’être produite dans le monde par ma tante, qui, bien à tort certainement, a la réputation de tout sacrifier à des questions d’intérêt politique.

— Pauvre Marguerite ! dit Christian frappé de la pénible situation de cette aimable fille.

Comme il était ému sincèrement et n’avait aucune idée de familiarité offensante, Marguerite n’entendit aucune malice à lui laisser prendre sa main, que du reste, il quitta aussitôt en revenant au sentiment de la réalité des circonstances.

— Voyons, dit-il, il faut pourtant que vous preniez une résolution ?

— Elle est toute prise. Il n’y a que le premier pas qui coûte. Maintenant, j’affronterai le terrible Olaüs en toute rencontre ; je lui dirai son fait devant tout le monde, et je consentirai à passer pour un démon de malice plutôt que pour une favorite de ce pacha dalécarlien. Après tout, je me défendrai mieux toute seule ; car, si vous étiez là, je craindrais de vous voir prendre mon parti à vos dépens, et je me contiendrais davantage. C’est égal, monsieur Goefle, je n’oublierai jamais les bons conseils que vous m’avez donnés et la manière chevaleresque dont vous avez réprimé cet affreux baron. Je ne sais pas si nous nous reverrons jamais ; mais, quelque part que vous soyez, je vous suivrai de tous mes vœux, et je prierai Dieu pour qu’il vous donne plus de bonheur que je n’en ai.

Christian fut vivement touché de l’air affectueux et sincère de cette charmante fille. Il y avait une véritable effusion de cœur dans son regard et dans son accent, sans le plus petit embarras de coquetterie.

— Bonne Marguerite, lui dit-il en portant sa jolie main à ses lèvres, je vous jure bien que, moi aussi, je me souviendrai de vous ! Ah ! que ne suis-je riche et noble ! j’aurais peut-être le pouvoir de vous secourir, et à coup sûr je ferais tout au monde pour obtenir le bonheur de vous protéger ; mais je ne suis rien, et, par conséquent, je ne peux rien.

— Je ne vous en sais pas moins de gré, reprit Marguerite. Je me figure que vous êtes un frère que je ne connaissais pas, que Dieu m’a envoyé pour un moment, à l’heure de ma détresse. Prenez ainsi notre courte réunion, et disons-nous adieu sans désespérer de l’avenir.

La candeur de Marguerite fit entrer un remords dans l’âme de Christian. D’un moment à l’autre, M. Goefle pouvait revenir, et il était impossible que la jeune comtesse, qui avait si bien remarqué la similitude d’accent du faux oncle et du faux neveu, ne fût pas frappée, en les voyant ensemble, de l’absence complète de ressemblance. D’ailleurs, M. Goefle ne se prêterait certainement pas à soutenir une pareille supercherie, et il en coûtait à Christian de penser que Marguerite conserverait de lui un mauvais souvenir. Il se confessa donc de lui-même, et avoua que, ne la connaissant pas, il s’était permis la mauvaise plaisanterie de prendre la pelisse et le bonnet du docteur pour jouer son rôle, ajoutant qu’il s’en était vivement repenti en voyant de quelle âme angélique il avait voulu se divertir. Marguerite fut un peu fâchée. Elle avait eu un instant la révélation de la vérité, en entendant Christian lui adresser la parole au bal pour la première fois ; mais il avait l’air si sincère en lui racontant qu’il avait tout entendu de la chambre voisine, qu’elle s’était défendue de ses propres soupçons.

— Ah ! que vous savez bien mentir, lui dit-elle, et que l’on serait facilement dupe de vos explications ! Je ne me trouve pas offensée de la plaisanterie en elle-même : en venant ici, je faisais une imprudence et un coup de tête dont j’ai été punie par une mystification ; mais ce qui me rend triste, c’est que vous ayez persisté jusqu’au bout avec tant d’aplomb et de candeur.

— Dites avec remords et mauvaise honte ; une première faute en entraîne d’autres, et…

— Et quoi ? qu’avez-vous encore à confesser ?

Christian avait été au moment de dire toute la vérité. Il s’arrêta en sentant que le nom de Christian Waldo ferait fuir Marguerite, troublée et indignée. Il se résigna donc à n’être qu’à moitié sincère et à rester Christian Goefle pour la jeune comtesse ; mais cette dissimulation, dont il se fût diverti intérieurement à l’égard de tout autre, lui devint très-pénible lorsqu’elle fixa sur lui ses yeux limpides, attristés par une expression de crainte et de reproche.

— J’ai voulu jouer comme un enfant avec un enfant, pensa-t-il ; mais voilà que, malgré nous, le sentiment s’en mêle, et plus il se fait honnête et délicat, plus je me fais coupable…

À son tour, il devint triste, et Marguerite s’en aperçut.

— Allons, lui dit-elle avec un sourire de radieuse bonté, ne gâtons pas par des scrupules ce joli chapitre de roman qui va finir sans nous laisser moins bien intentionnés tous les deux. Vous n’avez pas abusé de ma confiance pour vous moquer réellement de moi, puisque vous m’avez, au contraire, aidée à compter sur moi-même pour conjurer la mauvaise destinée ; et, loin de me sentir blessée et ridicule, je me trouve plus affermie sur mes pauvres pieds que je ne l’étais hier à pareille heure.

— Cela est certain, n’est-ce pas ? dit Christian avec vivacité, et le ciel m’est témoin…

— Achevez, dit Marguerite.

— Eh bien, dit Christian avec chaleur, le ciel m’est témoin que, dans tout ceci, je n’ai pas eu de préoccupation personnelle, et que la pensée de votre véritable bonheur a été ma seule pensée.

— Je le sais bien, Christian, s’écria Marguerite en se levant et en lui tendant les deux mains ; je sais bien que vous n’avez vu en moi qu’une pauvre sœur devant Dieu… Je vous en remercie, et, à présent, je vous dis adieu, car votre oncle va revenir ; il ne me connaît pas, et il est fort inutile de lui dire que je suis venue. Vous lui direz, au reste, ce que vous voudrez ; je suis bien certaine qu’il ne travaillera pas contre moi, et qu’il est aussi honnête homme et aussi généreux que vous-même.

— Mais cependant…, dit Christian, qui voyait à regret la fin du roman se précipiter, vous veniez lui dire quelque chose ; il faudrait peut-être qu’il le sût…

— Je venais, dit Marguerite avec un peu d’hésitation, lui demander de me dire au juste les projets de ma tante sur moi en cas de révolte ouverte de ma part… Mais c’était encore une lâcheté, cela. Je n’ai pas besoin de le savoir. Qu’elle me bannisse, qu’elle m’isole, qu’elle m’enferme, qu’elle me batte, qu’importe ? Je ne faiblirai pas, je vous le promets, je vous le jure… Je n’épouserai jamais qu’un homme que je pourrai… estimer.

Marguerite n’avait pas osé dire aimer. Christian n’osa pas non plus prononcer ce mot ; mais leurs yeux se l’étaient dit, et leurs joues s’animèrent simultanément d’une rougeur sympathique. Ce fut, après cette heure d’entretien confidentiel, l’unique et rapide épanchement de leurs âmes, et encore n’en eurent-ils conscience ni l’un ni l’autre, Marguerite parce qu’elle ne savait pas qu’elle aimait, Christian parce qu’il se croyait certain de ne pas aimer. Et pourtant, lorsque Marguerite fut remontée dans son traîneau, et que Christian l’eut perdue de vue, il se fit en eux comme un déchirement. Des larmes qu’elle ne sentit pas couler mouillèrent lentement les joues de la jeune fille, et Christian, absorbé dans des rêveries confuses, soupira profondément, comme si, d’un beau rêve de soleil, il retombait dans les glaces de l’hiver. Pour voir plus longtemps le traîneau, il rentra dans la salle de l’ourse, et se mit à la fenêtre entre les deux châssis ; mais un frôlement derrière lui le fit retourner, et il fut témoin d’une scène qui lui causa beaucoup de surprise.

Un vieillard grêle et pâle, d’une figure distinguée, vêtu de gris fort proprement, à l’ancienne mode, était debout au milieu de la chambre, une branche verte à la main. Christian ne l’avait pas entendu entrer, et cette figure, éclairée en profil par le soleil déjà très-oblique, qui envoyait par l’unique et longue fenêtre un rayon rouge et poudreux dans la salle assombrie, avait l’apparence d’une vision fantastique. L’expression de cette figure n’était pas moins étrange que sa présence inattendue. Elle semblait indécise, étonnée elle-même de se voir là, et ses petits yeux vitreux contemplaient avec surprise les modifications apportées au morne arrangement de la salle par ses nouveaux occupants. Avec un peu de réflexion, Christian comprit que ce n’était point là un spectre, mais bien probablement le vieux Stenson, qui venait rendre ses devoirs à M. Goefle, et qui s’étonnait de ne pas le trouver. Mais que signifiait la branche verte, et pourquoi cet air craintif et désappointé ?

C’était le vieux Stenson, en effet ; et, comme il avait la vue aussi nette qu’il avait l’oreille embarrassée, le feu allumé, la table servie, la pendule en mouvement l’avaient frappé tout d’abord ; mais il n’avait pas les allures promptes, et Christian eut le temps de reculer un peu derrière un pan de rideau frangé par la dent des souris avant que l’œil du vieillard eût fait l’inspection de cette fenêtre ouverte. Christian put donc l’observer avant d’être observé lui-même. Quant à Stenson, il pensa que son neveu, dont il n’ignorait pas l’ivrognerie, avait invité quelques amis à faire, à son insu, le réveillon de Noël dans cette chambre. À quel point il en fut indigné, c’est ce que lui seul eût pu nous dire. Son premier soin fut de faire disparaître ce scandaleux désordre. Il commença par écarter avec la pince de fer les charbons enflammés dans le poêle pour que le feu s’éteignît de lui-même ; puis, avant de se mettre en devoir d’emporter le service de table ou de le faire emporter par le délinquant, il arrêta le balancier de la pendule et replaça l’aiguille sur quatre heures, telle que Christian l’avait trouvée, lorsque, d’une main profane, il s’était permis de la faire marcher. M. Stenson se retourna ensuite comme pour compter les bougies du lustre ; mais, le soleil lui venant dans les yeux, il se dirigea vers la fenêtre pour la fermer préalablement.

En ce moment, Christian, qui allait être surpris, se montra. À son apparition nimbée par les rayons du couchant, Stenson, qui n’était peut-être pas le moins superstitieux de la famille, recula jusqu’au-dessous du lustre, et une telle angoisse se peignit sur ses traits, que Christian, oubliant sa surdité, lui adressa la parole avec douceur et déférence pour le rassurer ; mais sa voix se perdit sans écho dans la salle ouverte et refroidie. Stenson ne vit que le mouvement de ses lèvres, sa belle figure et son air bienveillant. Il tomba sur ses genoux en lui tendant les bras comme pour l’implorer ou le bénir, et en lui présentant avec un tremblement convulsif sa branche de cyprès comme une palme offerte en hommage à quelque divinité.

— Voyons, mon brave homme, lui dit Christian en élevant la voix et en s’approchant pour le relever, je ne suis pas le bon Dieu, je ne suis même pas le bon ange de Noël qui entre par les fenêtres ou descend par les cheminées ; levez-vous !… Je suis…

Mais Christian s’arrêta en voyant une pâleur livide se répandre sur la figure déjà si blême du vieillard. Il comprit qu’il lui causait un effroi mortel, et il s’éloigna pour lui donner le temps de se ranimer. Stenson, en effet, se remit un peu, mais tout juste assez pour songer à fuir. Il se traîna un instant sur ses genoux, se releva avec effort, et sortit par la chambre à coucher, en murmurant des paroles sans suite et qui ne présentaient aucun sens. Le jugeant en proie à un accès de démence, effet de l’âge ou d’une dévotion exaltée, Christian s’abstint de le suivre dans la crainte de l’achever, et, ramassant la palme que le vieillard avait laissé tomber à ses pieds, il lut, sur une petite bande de parchemin qui s’y trouvait attachée, ces trois versets de la Bible écrits d’une main encore assez ferme :

« Le gouffre et la mort disent : « Nous avons entendu parler d’elle !… »

« Ne pleurais-je point pour l’amour de celui qui a passé de mauvais jours ?…»

« Les richesses du pécheur sont réservées au juste… »

L’imagination de Christian n’eut pas le loisir de trotter longtemps à la poursuite de cette énigme. Le jour marchait vite. À une heure et demie après midi, les ombres transparentes des cimes neigeuses s’allongeaient déjà sur la surface bleuie du lac. C’était un beau spectacle, et que Christian eût aimé à contempler sans préoccupation. Ces courtes journées du Nord ont des aspects infiniment pittoresques, et même, en plein jour, les choses y sont à l’effet, comme disent les peintres, c’est-à-dire qu’en raison de l’obliquité des rayons solaires, elles baignent dans la lumière et dans l’ombre, comme chez nous aux heures du matin et du soir. C’est là probablement le secret de cette beauté de la lumière dont les voyageurs dans les climats septentrionaux parlent avec enthousiasme. Ce ne sont pas seulement les sites extraordinaires, les cascades impétueuses, les lacs immenses et les splendeurs des aurores boréales qui leur laissent de si enivrants souvenirs de la Suède et de la Norvège ; c’est, disent-ils, cette clarté délicieuse où les moindres objets prennent un éclat et un charme dont rien ailleurs ne saurait donner l’idée.

Mais notre héros, tout en se rendant compte de la beauté du ciel, remarquait la décroissance du jour, et voyait de loin les apprêts de la fête dont il était en partie responsable. Les cheminées du château neuf envoyaient d’épaisses spirales de fumée noire sur les nuages de nacre rose. Des coups de fusil, répétés par les sourds échos des neiges, annonçaient les efforts des chasseurs pour alimenter les broches de ces âtres pantagruéliques. On voyait courir en tous sens, sur d’agiles patins, des messagers affairés, se croisant et se culbutant quelquefois sur la glace du petit lac. On faisait main-basse sur toutes les ressources du pays, depuis la bûche monstrueuse qui devait figurer dans chaque salle du manoir jusqu’à la pauvre perdrix blanche qui croyait, grâce à sa robe d’hiver, échapper à l’œil sagace de l’homme et au flair impitoyable du chien de chasse.

On apprêtait donc une splendide cinquième nuit de Noël (car on était au 28 décembre), et Christian seul ne s’apprêtait pas. Il s’impatientait de ne pas voir revenir Puffo. Après s’être recostumé en pauvre diable et avoir enfoui sa belle figure dans sa plantureuse chevelure ramenée en avant, tandis que son chapeau pointu s’enfonçait sur ses yeux, il alla chercher son valet dans le préau, dans le gaard, et jusque dans la cuisine, où, la veille, il avait tant effrayé Ulphilas. Il oublia d’aller jusque dans la cave ; c’est là qu’il eût trouvé Puffo en possession du paradis de ses rêves.

Christian allait revenir sur ses pas, lorsque l’idée lui vint d’aller explorer le petit verger de maître Stenson. Il y jeta préalablement un regard, et, s’étant assuré que le vieux majordome auquel sa présence avait causé tant d’alarme n’y était pas, il descendit l’allée rapide qui conduisait au niveau du lac. De là, il pouvait voir tout le côté du gaard qui plongeait en talus sur le fond de la petite anse. La vieille maçonnerie était si bien liée au rocher, qu’on distinguait peu la fortification naturelle de celle qui était faite de main d’homme, revêtue d’ailleurs de longues chevelures de plantes pariétaires, toutes cristallisées dans le givre et trempant dans le lac, où elles étaient fortement prises dans la glace. Parvenu en cet endroit. Christian essaya de se rendre compte de ce qui lui était arrivé la veille, lorsqu’il avait voulu explorer le passage secret de la chambre de l’ourse. Nous avons promis au lecteur de le lui raconter, et le moment est venu de le faire.

On se souvient que, pour aller à la recherche d’un souper quelconque, il s’était aventuré dans ce passage qui, masqué par une porte très-bien jointe à la boiserie, partait du dessous de l’escalier, et qu’il croyait devoir aboutir au logement de M. Stenson. Il n’en était cependant rien. Christian, après quelques pas dans un couloir étroit, avait trouvé un petit escalier rapide et encombré de gravois, sur lequel, depuis longtemps, il ne semblait pas qu’on eût marché. Au bas de cet escalier très-profond, il avait rencontré une porte ouverte. Étonné de trouver libre un passage qui paraissait si mystérieux, il avait essayé de passer outre ; mais un coup de vent avait éteint sa bougie, et il s’était trouvé dans les ténèbres. Il avait fait ainsi quelques pas avec précaution ; enfin, la lune se dégageant des nuages, il s’était vu dans une sorte de grotte, ouverte de distance en distance sur le lac. Il avait suivi cette galerie, qui paraissait creusée par la nature, et où pénétrait l’eau du lac ; marchant ensuite sur la glace, il était arrivé devant une petite porte à claire-voie, facile à escalader, au moyen de laquelle il avait pu pénétrer dans le verger, puis dans le gaard de M. Stenson.

C’est cette porte, flanquée de deux jeunes ifs taillés en pain de sucre, qui frappait maintenant Christian, et qui l’aidait à reconnaître les points principaux de son exploration nocturne. Bien qu’il n’espérât guère trouver Puffo de ce côté-là, Christian sortit du verger, et se mit à suivre sur le lac les talus extérieurs du manoir, dans la direction du donjon. Il était curieux de revoir au jour le trajet qu’il avait fait, moitié à tâtons, moitié à la clarté de la lune.

Il arriva ainsi à l’entrée de ce qui lui avait paru être une grotte. Ce n’était en réalité qu’un entassement d’énormes blocs de granit, de ceux qu’on appelle, je crois, erratiques, pour signifier qu’on les trouve isolés de leur roche primitive, dans des régions d’une nature différente, où ils n’ont pu se produire. On suppose qu’ils sont le résultat de quelque cataclysme primitif ou moderne, fureur des eaux ou travail des glaces, qui les aurait amenés de très-loin dans les sites où on les rencontre. Ces blocs étaient arrondis en forme de galets, et une superposition capricieuse semblait attester que, poussés par des courants impétueux, ils s’étaient trouvés arrêtés par la masse micaschisteuse du Stollborg, à laquelle ils servaient désormais d’appui et de contrefort. La marche n’était guère facile en cet endroit à cause de la neige tombée dans la soirée précédente, et que le vent avait balayée ou plutôt roulée en gros plis, comme un linceul, le long des galets.

Christian allait donc revenir sur ses pas, lorsqu’il fut frappé de la tournure pittoresque du donjon, vu ainsi d’en bas, et il s’en éloigna un peu pour en mieux saisir l’ensemble. Il chercha machinalement à se rendre compte de la situation de la salle de l’ourse, et en reconnut aisément l’unique croisée à la hauteur d’environ cent pieds au-dessus du niveau du lac et cinquante au-dessus de la cime des galets. Il ne faisait pas très-froid, et Christian, qui avait toujours un petit album dans sa poche, se mit à esquisser lestement le profil de la tour, avec son grand escarpement sur le roc et son chaos de gigantesques galets, dont l’entassement fortuit laissait, comme dans celui des grès de Fontainebleau, des galeries et des passages couverts, d’un effet très-bizarre.

Pendant qu’il étudiait ce site caractérisé, Christian entendit chanter et n’y fit pas d’abord grande attention. C’était une voix rustique, une voix de femme, assez juste, mais voilée et souvent chevrotante, comme celle d’une personne âgée ou débile. Elle semblait psalmodier une sorte de cantique dont la mélancolique mélodie avait quelque chose d’agréable dans sa monotonie. Ce chant, triste et grêle, berça pendant quelque temps l’esprit de l’artiste, et le tint dans une disposition particulièrement propre à comprendre et à rendre la nature d’un site avec lequel la voix semblait être en parfaite harmonie. D’abord les paroles étaient confuses pour Christian ; cependant, comme il les écoutait machinalement, il les comprit peu à peu, car il reconnut que c’était du suédois prononcé avec l’accent dalécarlien. Bientôt les paroles lui parurent si étranges, qu’il les écouta avec plus d’attention.

« J’ai vu un château, un château carré au soleil couchant. Ses portes sont tournées au nord. Des gouttes de poison suintent à travers les soupiraux ; il est pavé de serpents.

» L’arbre du monde s’embrasse, le puissant frêne s’agite. Le grand serpent mord les vagues. L’aigle crie ; de son bec pâle, il déchire les cadavres ; le vaisseau des morts est mis à flot.

» Où sont les ases ? où sont les alfes ? Ils soupirent à l’entrée des cavernes. Le soleil commence à noircir : tout meurt.

» Mais la terre, admirablement verte, recommence à briller du côté de l’orient ; les eaux s’éveillent, les cascades se précipitent.

» J’ai vu un palais plus beau que le soleil sur le sommet du Gimli… et maintenant je ne vois plus, la Vala retombe dans la nuit. »

Peu à peu Christian avait reconnu dans ces fragments d’une sombre poésie des vers un peu arrangés ou pris au hasard de la mémoire dans l’antique poëme de la Voluspa. La prononciation rustique de la chanteuse rendait ceci fort extraordinaire. Les paysans de cette contrée avaient-ils gardé la tradition de ces chants sacrés de la mythologie Scandinave ? Ce n’était guère probable ; alors qui les avait traduits et enseignés à cette femme ? Christian, en voyageur curieux de toutes choses, résolut d’aller interroger la chanteuse dès qu’il aurait fini son croquis ; mais, lorsqu’au bout d’un instant il remit son album dans sa poche, la voix avait cessé de se faire entendre. Il regarda de toutes parts et ne vit personne. Réduit à supposer qu’elle était cachée par les galets, il se mit en devoir de les explorer. Ce n’était pas plus facile que de marcher sur le gros ourlet de neige amoncelée qui les bordait. Dans l’intérieur de la principale caverne qui suivait capricieusement pendant une cinquantaine de pas la base du rocher, la glace présentait un sol écailleux et glissant, comme si les remous de la rive eussent été instantanément gelés dans quelque froide nuit d’automne.

Pourtant notre aventurier parvint à retrouver la trace de ses propres pas de la veille, lorsqu’il avait cru marcher sur des débris de briques et de tuiles, et bientôt il retrouva aussi la porte mystérieuse par laquelle il était sorti du donjon ; mais, cette fois, elle était fermée. Christian remarqua deux forts pitons de fer et un cadenas dont on avait emporté la clef. Le fait était récent. La chanteuse devait être une personne attachée, comme Stenson et Ulphilas, à la garde du vieux manoir. Elle ne pouvait pas être bien loin, puisqu’elle chantait encore cinq minutes auparavant ; elle ne pouvait pas être ailleurs que dans les galets, puisque, sur le lac et sur les talus du donjon, aussi loin et aussi haut que sa vue pouvait s’étendre, Christian n’avait vu personne. Il revint sur ses pas pour sortir de la grotte, qui était assez sombre, et qui ne s’éclairait, vers le milieu de son parcours, que par une ouverture naturelle, sous laquelle il s’arrêta un instant, pour regarder le ciel ; mais avec le ciel il vit un objet qui surplombait le rocher et qui faisait saillie sur le flanc lisse et nu du donjon. Il reconnut bientôt que c’était le dessous du balcon de pierre qui portait le double châssis vitré de la chambre de l’ourse, de telle sorte que, de ce balcon, on eût pu, à travers l’entassement des blocs, descendre sur les galets avec une échelle ou avec une corde, et se trouver à couvert aussitôt sous la voûte qu’ils formaient à cet endroit.

Christian, qui était romanesque, bâtit aussitôt la possibilité d’un système d’évasion en cas de guerre ou de captivité dans le donjon du Stollborg. Il gravit les galets qui formaient les irrégulières parois de la grotte, et parvint, non sans peine, à en sortir par cette ouverture, qu’il se convainquit n’avoir pas été faite de main d’homme. Cet examen l’amena à une réflexion que chacun de nous a eu, ne fût-ce qu’une fois en sa vie, l’occasion de faire : c’est que, dans les situations désespérées, il se présente par moment des chances tellement invraisemblables, qu’elles semblent sortir du domaine de la réalité, et empiéter sur celui du roman fait à plaisir. Néanmoins, songeant toujours à trouver la chanteuse, il poursuivit son exploration dans les galets, dont les intervalles irréguliers étaient presque tous plus ou moins praticables ; il n’y vit personne, et il allait renoncer à sa recherche, lorsque la voix se fit encore entendre, partant cette fois de plus bas qu’il n’avait semblé à Christian devoir le présumer lorsqu’il l’avait entendue en premier lieu. Il se dirigea de ce côté ; mais, lorsqu’il eut atteint l’endroit où il pensait trouver cette mystérieuse rapsode, son chant, qui s’était brusquement interrompu, comme celui de la cigale à l’approche de l’homme, résonna d’un autre côté et de beaucoup plus haut, comme s’il planait dans l’espace. Christian leva la tête, et remarqua, sur le flanc du donjon, une longue fissure à demi perdue sous le lierre, qui s’étendait presque verticalement d’une croisée située au second étage, très à droite de celle de l’ourse, jusqu’à un pan de mur écroulé, qui se terminait par de nouveaux blocs de rocher.

Il lui sembla même voir crouler de petites pierres le long de cette lézarde, comme si quelqu’un venait de s’y introduire ; mais, en s’en approchant autant que possible, il la regarda comme inaccessible à des pas humains, et se dirigea plus loin.

Cependant la voix recommençait son chant plaintif, et Christian s’amusa ou plutôt s’impatienta à chercher la chanteuse, de place en place, dans le petit chaos formé par les blocs granitiques ; mais, chaque fois, ce fut pour lui une déception nouvelle, à ce point qu’il en fut un peu ému. Ce chant sauvage, ces fragments d’une noire apocalypse tronqués et comme inspirés par le délire, dans ce lieu sinistre et à cette heure mélancolique du soir, avaient quelque chose d’effrayant, et Christian pensa involontairement à ces sorcières des eaux dont l’existence fait le fond de toutes les légendes suédoises et même celui de la croyance populaire dans tout le nord de l’Europe.

Il se persuada alors que la voix devait sortir du donjon même. Il y avait peut-être là, dans quelque geôle, une personne captive, et par trois fois il l’appela au hasard en lui donnant le nom mythologique de Vala, c’est-à-dire de sybille, qu’elle semblait vouloir s’attribuer dans son chant. Dès lors la voix redevint muette, ce qui semblait d’accord avec la tradition superstitieuse du pays, que, quand on vient à bout d’appeler par leur nom les esprits grondeurs ou plaintifs des montagnes, on les intimide ou on les console, et que dans tous les cas on leur impose silence.

Mais une autre idée poursuivait Christian pendant qu’il reprenait en dehors le chemin du donjon ; et il n’y rentra pas sans se demander si quelque victime du mystérieux baron Olaüs ne gémissait pas, atteinte de folie, dans quelque cachot situé sous ses pieds. Il oublia cette fantaisie de son imagination en trouvant M. Goefle attablé dans la salle de l’ourse.

— Eh bien, lui cria l’avocat sans se déranger, vous avez failli me mettre dans de belles affaires avec votre équipée de cette nuit ! Le baron, chose étrange, ne m’en a pas dit un mot ; mais la comtesse Elveda n’a jamais voulu me croire quand je lui ai juré et protesté que je n’avais ni neveu, ni enfant naturel.

— Quoi ! monsieur Goefle, vous avez désavoué un fils qui vous faisait tant d’honneur ?

— Ma foi, oui ; il n’y avait pas moyen pour moi de soutenir la plaisanterie et de prendre la responsabilité d’une pareille mystification. Savez-vous que vous n’avez point du tout passé inaperçu, et qu’indépendamment de votre scène avec l’amphitryon, vous avez frappé tout le monde, les dames surtout, par vos grâces et vos belles manières ? J’ai trouvé dans l’appartement de ladite comtesse cinq ou six élégantes de province qui ont la tête montée à votre endroit, et, quand j’ai donné ma parole d’honneur que cet inconnu ne m’était rien, il fallait entendre les suppositions, les commentaires ! Quelques-unes ont failli songer que ce pouvait bien être Christian Waldo, dont on raconte de si bons tours ; mais l’opinion a prévalu que vous étiez le prince royal voyageant incognito dans son futur royaume.

— Le prince Henri, qui est maintenant à Paris ?

— Lui-même, et cela servait merveilleusement à expliquer l’attaque de nerfs du baron, qui le déteste, et qui se serait ainsi trouvé aux prises avec sa haine, son ressentiment et le respect qu’il doit au futur héritier du trône.

— Mais la comtesse Elveda ne peut pas partager une si absurde erreur ?

— Non, certes : elle connaît trop le prince ; mais elle est fort moqueuse et s’est amusée de ces dames en prétendant que vous ressembliez tellement à notre futur monarque, qu’elle ne savait que penser. Seulement, comme je sortais, elle m’a pris à part pour me dire : « Vous êtes sévère, monsieur l’avocat, de désavouer ce jeune imprudent. Pour moi, je l’ai trouvé fort aimable ; et, s’il ne vous ressemble pas par le visage, du moins il tient de vous par l’esprit et la distinction des manières. »

— Eh bien, cela est très-flatteur pour moi, monsieur Goefle ; mais elle persiste donc à me prendre pour votre fils ?

— Sans aucun doute, et plus je protestais du contraire, plus elle riait en me disant qu’il ne m’était plus possible de vous désavouer, puisque vous aviez hautement pris mon nom pour vous présenter dans le monde. « Le vin est tiré, disait-elle, il faut le boire. C’est une mauvaise tête qui vous fera enrager ; c’est la juste punition des folies de jeunesse d’avoir des enfants terribles ! » Voyez un peu quelle tache vous avez faite à mes mœurs ! Enfin, pour me débarrasser de vous, j’ai dit que, fils ou neveu, vous étiez parti, chassé honteusement par moi pour avoir manqué de respect à M. le baron.

— Soit, monsieur Goefle : vous avez bien fait, vu que, quant au baron… je ne sais si je rêve, mais je commence à le croire aussi barbe-bleue que le peint la légende du pays.

— Ah ! ah ! vraiment ? Eh bien, contez-moi donc ça, mais en mangeant, car il est deux heures passées, et vous devez mourir de faim.

— Ma foi, non ! il me semble que je sors de table. N’avons-nous pas mangé jusqu’à midi ?

— Eh bien, ne savez-vous pas que, dans nos climats froids, il faut manger de deux heures en deux heures ? Moi, je viens de prendre le café au château neuf, et, maintenant, ceci est le dîner. À quatre heures, nous prendrons le café ensemble ; à six, nous ferons l’aftonward, c’est-à-dire que nous mangerons du pain, du fromage et du beurre en attendant le souper.

— Merci-Dieu ! comme vous y allez ! Je sais bien que c’est là l’ordinaire des gros bourgeois de Stockholm ; mais vous, si svelte encore, monsieur Goefle !

— Eh bien, voulez-vous que je devienne un squelette ? Ce serait bientôt fait si je changeais quelque chose au régime du pays. Croyez-moi, suivez-le, ou vous ne tarderez pas à tomber malade.

— Pour vous obéir, monsieur Goefle, il me faudrait deux choses : le temps et mon valet Puffo. Or, le temps marche, et mon valet m’est apparu un instant pour disparaître aussitôt et ne revenir peut-être que demain matin.

— Est-ce que je ne pourrais pas vous aider, moi ? De quoi s’agit-il ?

— De bien des choses ; mais la principale est encore d’arrêter un canevas de pièce que mon animal de Puffo soit en état de représenter avec moi. Il ne manque pas de mémoire, à la condition d’une répétition avant la représentation ; et, comme, depuis plusieurs jours nous voyageons sans rien faire, et qu’il s’est enivré cette nuit probablement…

— Allons, allons, vous avez cinq heures devant vous, c’est immense ! Il ne m’en faut pas tant quelquefois pour étudier une cause diablement plus embrouillée que vos comédies de marionnettes ! Je promets de vous aider, vous dis-je, mais à la condition que vous allez vous asseoir et manger avec moi, car je ne connais rien de plus triste que de manger seul.

— Vous me permettrez de manger vite au moins, dit Christian en prenant place vis-à-vis de l’avocat, et de ne pas trop causer, car j’ai besoin de mes poumons pour aujourd’hui !

— Bien, bien ! reprit M. Goefle en taillant la part de Christian dans une énorme pièce de veau froid, morceau très-apprécié de la bourgeoisie en Suède quand il est cuit à point ; mais que me disiez-vous en entrant ici ? Qu’auriez-vous découvert si vous eussiez eu le temps ?…

Christian raconta son aventure, et la termina en demandant à M. Goefle s’il pensait que la base du Stollborg contînt une ancienne prison.

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit l’avocat. Qu’il y ait une cave dans ce gros massif de maçonnerie qui est sous nos pieds, c’est fort possible, et qu’en ce cas elle ait servi de geôle, je n’en doute pas. Les mœurs de nos ancêtres n’étaient pas fort tendres, et, d’ailleurs, les seigneurs sont encore justiciers sur leurs terres.

— Ainsi vous ne doutez pas non plus que cette base du donjon ne puisse encore servir de geôle aujourd’hui ?

— Qui sait ? Vous en voulez conclure… ?

— Qu’il y a peut-être là quelque crime enfoui, quelque victime encore vivante d’une des mille vengeances ténébreuses attribuées au baron.

— Tiens ! ce serait drôle de découvrir ça, dit l’avocat, rêveur tout à coup. Êtes-vous sûr de n’avoir pas rêvé cette voix et ces chants bizarres ?

— Comment, si j’en suis sûr !

— Ah ! vous l’avez dit tantôt, on est quelquefois halluciné. Or, on l’est par l’oreille aussi bien que par les yeux, et il faut que vous sachiez (pour vous en méfier) à quel point l’hallucination est répandue en Suède, surtout lorsque l’on monte vers le nord, où cela devient, pour les deux tiers de la population, une sorte d’état chronique.

— Oui, la superstition aidant, ces visions deviennent contagieuses ; mais je vous prie de croire que je ne suis pas sous l’impression de la foi aux sorcières et aux esprits malins des lacs, des torrents et des vieux manoirs.

— Ni moi non plus, à coup sûr. Et cependant… Tenez Christian, il y a, indépendamment de la superstition, quelque chose d’inexplicable dans les effets que la nature du Nord produit sur les imaginations vives. Cela est dans l’air, dans les sons singulièrement répercutés sur les glaces, dans les brumes pleines de formes mystérieuses, dans les mirages merveilleux de nos lacs, le hagring, phénomène inouï dont vous avez certainement entendu parler, et que vous pourrez voir sur celui-ci d’un moment à l’autre ; cela est peut-être aussi dans les désordres physiques causés à la circulation du sang par le passage continuel de l’atmosphère glacée à celle de nos appartements, qui est trop chargée de calorique, et réciproquement par le passage subit et inévitable du chaud au froid. Enfin, que vous dirai-je ? les gens les plus raisonnables, les mieux portants, les moins crédules, ceux mêmes qui avaient passé la plus longue moitié de leur vie à l’abri de ces illusions, en sont tout à coup saisis, et, moi qui vous parle…

— Achevez, monsieur Goefle… à moins pourtant que ce récit ne vous soit trop pénible, car vous voilà pâle comme votre serviette.

— Et je me sens mal à l’aise pour tout de bon. Cela m’est arrivé deux ou trois fois aujourd’hui. Pauvre machine que l’homme ! tout ce qui dépasse son raisonnement l’épouvante ou le trouble. Versez-moi un bon verre de porto, Christian, et à votre santé. Après tout, je suis content d’avoir refusé le grand dîner de là-bas, et de me retrouver seul avec vous dans cette damnée chambre dont je veux me moquer quand même. Comme, de votre côté, vous me faites le sacrifice de manger sans faim et de m’écouter en dépit de vos préoccupations personnelles, je veux vous régaler de mon hallucination, qui est pour le moins aussi bizarre que la vôtre.

» Sachez donc, mon cher ami, que, pas plus loin qu’hier au soir et le lieu où nous voici, je m’étais oublié dans la chambre à côté, à étudier un procès assez intéressant, pendant que mon petit laquais, après beaucoup de façons, daignait enfin dormir. Je comptais prendre patience un quart d’heure auprès de lui, car j’avais faim et je ne savais pas que cette table fût servie ; mais le démon de l’étude, grâce auquel il n’y a point de sot métier, même celui d’avocat, m’emporta si loin, que j’oubliai tout, et que mon pauvre estomac fut forcé de me crier aux oreilles qu’il était onze heures du soir.

» En effet, je regardai à ma montre, il était onze heures. Que voulez-vous ! je suis habitué aux soins de ma gouvernante, qui m’avertit des heures de mes repas, et je ne me souvenais plus que, dans ce taudis confié à la garde du lunatique Ulphilas, je ne serais averti de rien. Quant à Nils, je vous l’ai dit, c’est un domestique que Gertrude m’a donné pour m’enseigner le métier de valet de chambre. Donc, voyant que, depuis sept grandes heures, j’étais à jeun, je me lève, je prends le flambeau, je passe dans cette salle, je m’approche de cette table, j’y trouve les mets apportés par vous, et, attribuant à Ulphilas ce tardif bienfait, je me livre avec une sorte de voracité à la satisfaction de mon appétit.

» Vous savez déjà, mon cher Christian, que cette masure est réputée hantée par le diable, c’est du moins l’opinion des orthodoxes du pays, par la raison qu’elle a servi, dit-on, récemment de chapelle à une dame catholique, la baronne Hilda, veuve d’Adelstan, le frère aîné…

— Du baron Olaüs de Waldemora, dit Christian : le catholicisme est-il à ce point en horreur aux Dalécarliens ?

— Autant, répondit M. Goefle, que la religion réformée leur fut odieuse avant Gustave Wasa. Ce sont des gens qui n’aiment et ne haïssent rien à demi. Quant au démon qui hante le Stollborg, le vieux Stenson n’y croit pas, mais il croit fort bien à la dame grise, qui, selon lui, ne serait autre que l’âme de la défunte baronne, morte dans cette chambre il y a plus de vingt ans.

» Je m’étais moqué, une heure auparavant, des apparitions, pour rassurer mon petit laquais ; mais vous savez comment se forment les rêves : souvent, d’une parole dite ou entendue, sans grande attention, dans la journée et oubliée l’instant d’après, ils éclosent mystérieusement en nous à notre insu, et se font porter ainsi jusqu’à la nuit, où, dès que nous avons les yeux fermés et la raison endormie, ils se dressent dans notre imagination et devant nos yeux abusés en images fantastiques, décuplés d’importance et quelquefois d’horreur.

» Il faut croire que l’hallucination, c’est-à-dire le rêve sans sommeil, suit exactement les même lois. J’avais fini de souper et je venais d’allumer ma pipe, lorsqu’un cri aigu et plaintif comme celui du vent pénétrant par une porte subitement ouverte passa dans toute la chambre, en même temps que l’air ébranlé et refroidi fit vaciller la flamme des bougies posées sur ma table. Comme j’avais en ce moment les yeux tournés vers la porte du vestibule et que je la voyais bien fermée et immobile, je crus que Nils s’était éveillé et, qu’il venait d’ouvrir la porte opposée, celle de la chambre de garde.

» — Ah ! te voilà encore ! m’écriai-je en me levant : veux-tu bien aller te coucher, maudit poltron !

» Et j’allai jusqu’à cette porte, persuadé que le drôle n’osait pas l’ouvrir tout à fait, mais qu’il l’avait un peu poussée pour s’assurer que je n’étais pas loin : cette porte-ci, aussi bien que l’autre, était fermée.

» L’enfant s’était-il décidé à la refermer en me voyant là, et le petit bruit qu’il avait pu faire m’était-il échappé pendant que je remuais pour chercher ma pipe et recharger le poêle ? Cela était possible ; j’entrai dans la chambre de garde, et j’y trouvai Nils dormant à poings fermés. Évidemment il n’avait pas bougé. Je couvris le feu dans la cheminée, crainte d’accident, et revins ici où tout était tranquille. Le sifflement plaintif ne s’y faisait plus entendre. Je me dis qu’une bouffée de vent avait pénétré par quelque boiserie mal jointe, et je repris ma pipe et le dossier de l’affaire que j’étudie en ce moment pour le baron.

» Cette affaire, qui m’offre l’intérêt d’une question de droit assez subtile à résoudre, n’en aurait aucun pour vous ; je vous en fais grâce. Il vous suffira de savoir qu’il s’agissait d’un contrat de vente consenti autrefois par le baron Adelstan, et que le nom de ce personnage, ainsi que celui de son épouse Hilda de Blixen, s’y trouvaient répétés à chaque phrase. Les noms des deux époux morts dans la fleur de l’âge, l’un d’une manière tragique et mystérieuse, l’autre dans cette même chambre où nous sommes, probablement dans ce lit dégarni et délabré que vous voyez là-bas, me firent apparemment une certaine impression dont je ne me rendais pas compte. J’étais toutefois absorbé dans mon étude, et le poêle grondait très-fort, lorsque je crus entendre, à diverses reprises, un craquement dans l’escalier. J’en fus ému, et, en même temps, je me sentis si honteux d’avoir tressailli, que je ne voulus pas seulement tourner la tête pour regarder ce que ce pouvait être. Quoi d’étonnant à ce que ces vieilles boiseries humides, commençant à sentir l’action d’un grand feu allumé dans la chambre, fissent entendre des craquements déréglés ?

» Je repris ma lecture ; mais aux craquements des marches et de la rampe succéda un autre bruit : c’était comme le grincement d’un outil de fer sur la muraille, mais mené d’une main si faible ou si incertaine, que, par moment, on pouvait bien l’attribuer à la griffe d’un rat aux prises avec ces grandes pancartes qui sont là-haut contre le mur. Je regardai, et, ne voyant rien, je ne quittai pas mon travail, résolu à ne plus m’inquiéter de ces bruits particuliers à chaque appartement, et qui sont toujours produits par les causes du monde les plus simples. C’est une puérilité que de chercher ces causes quand on a mieux à faire pour occuper son attention.

» Pourtant un troisième bruit me décida à me retourner et à regarder encore du côté de l’escalier. J’entendais la grande carte de parchemin qui recouvre la porte murée s’agiter et craquer singulièrement ; je vis cette carte se soulever à diverses reprises, danser sur les anneaux qui la supportent et se gonfler comme si un corps assez apparent pour être à la rigueur un corps humain se mouvait derrière. Pour le coup, je fus ému tout de bon. Il se pouvait qu’un voleur se fût caché là et attendît le moment de se jeter sur moi. Je me levai précipitamment pour aller prendre mon épée sur la chaise où je l’avais mise en arrivant ici, et je ne l’y trouvai pas.

— Et pour cause ! dit Christian ; hélas ! elle était à mon côté.

« — Je ne sais, reprit M. Goefle, si j’attribuai la disparition de cette arme à une fantaisie insolite de rangement qui aurait pris à Ulphilas : le fait est que je n’avais pas regardé dans ma valise et que je ne m’étais nullement inquiété de ne pas retrouver mon habit, étendu par moi sur le dossier du fauteuil. Je n’ai pas l’habitude de faire ces choses moi-même, et je ne me souvenais probablement déjà plus d’en avoir pris la peine. La maudite épée ne se retrouvant pas, j’eus le temps de me calmer l’esprit, de me dire que j’étais un poltron, que personne ne pouvait en vouloir à mes jours, et que, si un voleur prenait envie de ma bourse, le plus sage était de lui abandonner sans combat la faible somme qu’elle contient.

» Je me retournai alors vers l’escalier avec sang-froid et résolution, je vous le jure ; mais c’est alors précisément que l’hallucination se produisit… Tenez, Christian, regardez ce portrait, à droite de la fenêtre…

— J’ai déjà essayé de le voir, dit Christian ; mais il est si mal placé à contre-jour, et les mouches ou l’humidité l’ont tellement taché, que je distingue fort peu.

— Alors regardez-le à la lumière ; aussi bien, voici la nuit qui se fait, et il serait temps d’allumer nos bougies.

Christian alluma le flambeau à trois branches qui était resté sur la table, et alla regarder le portrait en montant sur une chaise et en renvoyant la clarté sur la peinture, à l’aide de son album de poche, placé entre ses yeux et la flamme vacillante des trois bougies.

— Je vois encore très-mal, dit-il. C’est le portrait d’une femme assez grande et d’une tournure élégante ; elle est assise et coiffée d’un voile noir, comme en portent les dames suédoises en hiver, pour préserver leurs yeux de l’éclat de la neige. Je vois les mains, qui sont très-bien rendues et très-belles. Ah ! ah ! la robe est de satin gris de perle avec des nœuds de velours noir. Est-ce donc là le portrait de la dame grise ?

— Précisément ; c’est celui de la baronne Hilda.

— En ce cas, je veux voir sa figure. J’y suis maintenant ; elle est belle et d’une agréable douceur. Attendez encore un peu, monsieur Goefle… Cette physionomie pénètre de sympathie et d’attendrissement.

— Alors vous n’écoutez plus mon histoire ?

— Si fait, si fait, monsieur Goefle ! Le temps me presse, moi, et pourtant votre aventure m’intéresse tellement, que j’en veux savoir la fin. J’écoute.

— Eh bien, reprit l’avocat, quand mes yeux se reportèrent sur cette grande carte de Suède que vous voyez là-haut bien tranquille, une figure humaine en sortait en la soulevant comme elle eût fait d’une portière de tapisserie, et cette figure, c’était celle d’une femme grande et maigre, non pas svelte et belle comme devait être celle que représente le portrait, mais livide et dévastée comme si elle sortait de sa tombe, et la robe grise, souillée, usée, avec ses rubans noirs dénoués et pendants, semblait véritablement traîner encore la terre du sépulcre. Cela était si triste et si effrayant, mon cher ami, que je fermai les yeux pour me soustraire à cette pénible vision. Quand je les rouvris, fut-ce une seconde ou une minute après, je ne saurais m’en rendre compte, la figure était tout à fait devant moi. Elle avait descendu l’escalier, dont le craquement s’était fait encore entendre, et elle me regardait d’un œil hagard, avec une fixité que je pourrais appeler cadavéreuse, pour exprimer l’absence de toute pensée, de tout intérêt, de toute vie. C’était véritablement une morte qui était là debout devant moi, à deux pas de moi, et je restai comme fasciné, fort laid moi-même probablement, et peut-être les cheveux dressés sur la tête, je n’en répondrais pas…

— Ma foi, dit Christian, c’est là une apparition désagréable, et je crois qu’à votre place j’aurais juré, ou cassé quelque chose. Cela dura-t-il longtemps ?

— Je n’en sais rien. Il m’a paru que cela ne finissait pas, car je fermai encore les yeux pour m’en débarrasser, et, quand je les rouvris, le spectre marchait ; il s’en allait du côté du lit. Ce qu’il y fit, je ne saurais vous le dire. Il me sembla qu’il agitait les rideaux, qu’il se penchait comme pour parler à quelqu’un qu’il y voyait et que je n’y voyais pas. Et puis il fit mine d’ouvrir la fenêtre ; mais je crois qu’il ne l’ouvrit pas. Enfin il revint vers moi. Je m’étais enhardi un peu. J’essayai de me raisonner. Je tâchai de me rendre compte de sa figure. Cela fut au-dessus de mes forces. Je ne voyais que ses grands yeux morts dont je ne pouvais détacher les miens. Au reste, cette fois, le fantôme passa vite. S’il s’apercevait de ma présence, il ne semblait pas qu’il en fût irrité ou surpris. Il flotta incertain par la chambre, essaya de retourner à l’escalier, et parut ne pas pouvoir le retrouver. Ses mains décharnées interrogeaient les murs, et tout à coup je ne vis plus rien. Un sifflement de bise courut encore dans l’air et dans mes oreilles ; puis il cessa, et, comme, au milieu de cette crise, je ne me sentais pas fou le moins du monde, je m’aperçus fort bien de la disparition des bruits insolites et de l’image fantastique.

» Je me tâtai, c’était bien moi. Je me pinçai la main, je le sentis fort bien. Je regardai la bouteille de rhum, je l’avais à peine entamée. Je n’étais donc ni en état d’extase ni en état d’ivresse. Je n’avais même plus aucun sentiment de terreur. Je me disais avec sang-froid que je venais de dormir debout. J’achevai ma pipe en rêvant à mon aventure, et même en me laissant un peu aller à mon imagination et à un vague désir d’éprouver une hallucination pour tâcher de la surmonter ; mais le phénomène ne se reproduisit nullement, et j’allai me coucher fort tranquille. Je ne dormis pourtant que fort tard, mais sans être aucunement malade.

— Mais alors, dit Christian, d’où vient que tout à l’heure vous étiez mal à l’aise en y songeant ?

— Ah ! c’est que l’homme est ainsi fait ! Il a des émotions rétroactives ; à force d’entendre dire des folies, on devient un peu fou. Aujourd’hui, à deux reprises différentes, je me suis rappelé des histoires de ce genre qui sont des fables ou des rêves à coup sûr, mais qui renferment de hautes et mystérieuses moralités.

— Comment cela, monsieur Goefle ?

— Eh ! mon Dieu, il est arrivé à mon père, qui était, comme moi, avocat et professeur en droit, de voir le fantôme d’un homme injustement condamné à mort il y avait plus de dix ans, et qui lui demandait justice pour ses enfants dépouillés et réhabilitation pour sa mémoire. Il vit ce spectre au pied du gibet un jour qu’il passait par là. Il examina l’affaire, découvrit que le fantôme lui avait dit la vérité et gagna le procès. C’était une illusion sans doute que ce fantôme, mais c’était un appel à la conscience de mon père. Et d’où lui venait cet appel ? Du fond de la tombe ? Assurément non ; mais du ciel, qui sait ?

— Eh bien, monsieur Goefle, que concluez-vous de votre apparition de cette nuit ?

— Rien du tout, mon cher ami ; mais je n’en suis pas moins un peu tourmenté par moments de l’idée que la baronne Hilda a peut-être été une victime calomniée, et que Dieu a permis, non pas que son âme me visitât, mais que mon esprit fût frappé de son souvenir au point de me représenter son image, afin que la volonté me vînt de rechercher la vérité.

— De quoi donc fut-elle accusée, cette fameuse baronne ?

— D’un audacieux mensonge, tendant à spolier le baron Olaüs de son légitime héritage.

— Voyons, monsieur Goefle, encore cette histoire, voulez-vous ? J’en suis extrêmement curieux depuis que vous avez vu ce spectre.

— Oui, oui, je vais vous la dire ; ce sera bientôt fait.

» Le baron Magnus de Waldemora, que, dans ce pays, on appelait grand iarl (bien que iarl signifie comte), parce que, sous le titre de iarls, on entend en général tous les nobles d’une certaine importance ; le baron Magnus, dis-je, eut deux fils. L’aîné Adelstan, était vif, impétueux, ardent ; le second, Olaüs, que l’on appelle aujourd’hui l’homme de neige, était doux, caressant, studieux. Tous deux, grands, beaux et forts, faisaient l’orgueil de leur père. La fortune était considérable, avantage assez rare dans notre pays, où la richesse nobiliaire a reçu de si rudes atteintes par « la réduction de 1680. » Il n’y a point chez nous de droit d’aînesse, les fils partagent également ; mais, bien que partagé, il semble qu’un si bel héritage eût dû satisfaire l’ambition des deux frères, et, si jamais fils de famille parut incapable de jalousie, c’était surtout Olaüs, ce jeune homme tranquille et doucement railleur, à qui son père marquait une sorte de préférence, et qui plaisait généralement plus que son frère aîné.

» Celui-ci avait un noble caractère, mais sa franchise était un peu rude. De bonne heure il avait montré un esprit entreprenant, le goût des voyages et des nouveautés. À trente ans, il avait parcouru l’Europe, et il rapportait de son séjour en France des idées philosophiques, dont les membres âgés de sa famille, son père même, furent effrayés. On désira le marier, il y consentit ; mais il prétendit choisir selon son cœur, et il épousa une jeune personne qu’il avait connue en France, la belle Hilda de Blixen, orpheline issue d’une noble famille danoise, mais ne possédant rien que son esprit, sa grâce et sa vertu. C’était beaucoup, allez-vous dire, et je suis complètement de votre avis. Ce fut aussi celui du vieux baron Magnus, qui, après avoir blâmé ce mariage d’amour, se mit à chérir et à honorer sa belle-fille. Quelques personnes prétendent qu’Olaüs fut désappointé de cette réconciliation, et qu’il avait travaillé à brouiller son père avec Adelstan. On a voulu dire aussi que le baron Magnus, qui était encore sain et robuste, était mort trop brusquement. Ces faits sont déjà loin et manquent absolument de preuves.

» Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment où se fit le partage de la succession, on vit éclater une sérieuse mésintelligence entre les deux frères, et, dans une discussion d’intérêts dont mon père fut témoin, il échappa au baron Adelstan de dire à Olaüs, qui lui reprochait assez doucement d’avoir vécu loin de son père et préféré les voyages aux devoirs et aux charges de la famille :

» — Mon père n’a jamais su ce que valait votre hypocrite affection. Il le sait trop peut-être aujourd’hui au fond de sa tombe !

» La vivacité d’Adelstan et la modération d’Olaüs firent que mon père blâma hautement l’effroyable soupçon que semblait avoir émis l’aîné. Celui-ci n’insista pas, mais il ne paraît pas qu’il l’ait jamais abjuré. On rapporte de lui beaucoup de mots de ce genre qui demeurèrent sans preuves, mais non pas sans poids, dans la mémoire de quelques personnes de son entourage.

» Le baron Magnus n’avait point fait d’économies qui permissent à l’un des frères de racheter sa part dans la propriété immobilière. Il fut donc question de vendre les terres et le château ; Olaüs ne voulut pas accepter la pension que lui offrait son frère, et qui cependant était plus considérable que celle qu’il offrait lui-même dans le cas où la propriété lui serait adjugée. Il dut néanmoins en passer par là : il ne se présentait pas d’acquéreurs. Ce vaste château, dans un pays reculé aux limites du désert, n’était plus un séjour en harmonie avec les mœurs modernes, qui tendent à se rapprocher de la capitale et des provinces du Midi. Mon père réussit à établir clairement les revenus et dépenses de la propriété, en raison de quoi il fixa le chiffre de la rente qui serait servie à l’un des frères par celui qui conserverait la jouissance du domaine, et tous deux consentirent à s’en remettre au sort. Le sort favorisa l’aîné.

» Olaüs n’en témoigna aucun dépit ; mais l’on assure qu’il en éprouva de violents regrets, et qu’il se plaignit à ses confidents de l’injustice de la destinée qui le chassait du manoir de ses pères, lui habitué à la vie des champs et ami du repos, pour donner cette belle résidence à un esprit inconstant et inquiet comme celui d’Adelstan. Par ces plaintes, par des épanchements familiers, accompagnés de libéralités aux nombreux serviteurs de la maison, il s’y fît un parti qui bientôt menaça de rendre difficile au frère aîné la gestion des affaires et l’autorité domestique.

» Mon père, qui dut passer ici plusieurs semaines pour amener la conclusion des arrangements, remarqua l’état des choses ; mais il était un peu blasé sur le spectacle monotone des rivalités de famille, et il ne fit peut-être pas au caractère franc et loyal de l’aîné la part qu’il méritait. Il se sentit plutôt gagné par les câlineries et l’apparente bonhomie d’Olaüs, et c’est à lui qu’en dehors des questions d’équité, sur lesquelles mon père maintenait le niveau d’une impartialité rigoureuse, il accordait ses sympathies et sa préférence. Mon père quitta le château après avoir essayé d’y fixer la résidence des deux frères. Olaüs paraissait désirer qu’il lui fût permis de garder un pied-à-terre au Stollborg.

Adelstan s’y refusa avec une fermeté qui parut un peu dure.

» Aussitôt qu’Olaüs fut parti pour Stockholm, où il devait se fixer, Adelstan fit venir sa femme, qui, pendant les discussions d’intérêts, était restée chez une amie à Falun avec son fils, âgé de quelques mois, et le jeune ménage s’établit à Waldemora. C’est alors qu’après beaucoup de soupçons et de commérages, on prétendit découvrir un secret que les deux jeunes époux n’avaient jamais révélé au public. La baronne Hilda était, dit-on, catholique. On raconta qu’élevée en France, elle avait subi l’ascendant d’une tante et de son entourage, qu’elle s’était imprudemment jetée dans les études théologiques, et qu’elle s’était égarée, par orgueil de science, jusqu’à abjurer la religion de ses pères, qu’elle trouvait trop nouvelle. On a dit aussi qu’on lui avait fait voir de faux miracles et arraché des vœux imprudents. Je ne puis vous édifier sous ce rapport. Je n’ai pas connu cette baronne, bien que je fusse en situation de la connaître ; mais l’occasion ne s’en est pas trouvée. On dit qu’elle était très-intelligente et sérieusement instruite. Il est fort possible qu’elle ait cru sa raison et sa conscience intéressées à ce changement de religion, et, quant à moi, j’absous très-philosophiquement sa mémoire.

Malheureusement, il n’en pouvait être ainsi dans l’opinion publique. On est très-attaché, en Suède, à la religion de l’État. On peut compter les dissidents ; on les réprouve et même on les persécute, non pas aussi cruellement que dans les âges moins éclairés, mais encore assez pour rendre leur existence difficile et amère. La loi permet de les exiler.

» Ce fut donc un épouvantable scandale quand on sut ou quand on crut savoir que la baronne, que l’on ne voyait pas très-assidue au prêche de sa paroisse, avait érigé en secret, dans le vieux donjon où nous voici, une chapelle en l’honneur de la vierge Marie, et qu’à défaut d’offices récités par un prêtre de sa religion, elle s’y livrait seule à des pratiques de dévotion particulière, les paysans disaient de sorcellerie. Cependant, comme la baronne ne faisait point de prosélytisme et qu’elle ne parlait jamais de sa religion, on s’apaisa peu à peu. Elle répandit beaucoup de bienfaits, et les grâces de son esprit vainquirent beaucoup de préventions.

» Les jeunes époux étaient fixés à Waldemora depuis environ trois ans, et ils avaient un fils qu’ils aimaient avec idolâtrie. La douceur de la baronne tempérait ce que l’esprit d’indépendance et l’amour de la vérité avaient d’un peu brusque chez son mari ; on s’attachait à eux, on leur rendait justice : serviteurs et voisins commençaient à oublier Olaüs en dépit des lettres fréquentes et souvent inutiles qu’il écrivait pour se donner le plaisir de signer le pauvre exilé. Le pasteur Mickelson, ministre de cette paroisse dont vous avez dû voir l’église à une demi-lieue d’ici, fut le plus fidèle à la cause d’Olaüs. Olaüs s’était toujours montré fort pieux. Adelstan avait des principes de tolérance qui blessaient le luthéranisme un peu fanatique du pasteur. Il avait notamment voulu retrancher du service divin le bâton du bedeau, chargé de réveiller les gens qui s’endorment au sermon. La cause fut portée devant l’évêque, qui fit transiger les deux parties. Le bedeau fut autorisé à chatouiller d’une houssine le nez des dormeurs ; il dut abandonner la canne dont il avait coutume de les frapper. Le pasteur ne pardonna cependant pas au baron Adelstan, et surtout à la jeune baronne, qui s’était, dit-on, moquée de cette dévotion dalécarlienne imposée à coups de bâton, une atteinte portée à son pouvoir. Il ne cessa de harceler le jeune iarl et sa femme, et d’exciter contre eux les paysans, très-portés à l’intolérance religieuse.

» Cependant le jeune couple poursuivait ses essais de civilisation dans son domaine. Le baron était sévère contre les abus, et chassait sans pitié les gens de mauvaise foi ; mais il avait supprimé le honteux régime des étrivières pour les laquais et les restes humiliants du servage de ses paysans. Si le Dalécarlien est généralement bon, il n’est rien moins qu’ami des lumières. Beaucoup d’entre les paysans avaient quelque peine à préférer la dignité personnelle aux vieux abus.

» Un jour, un malheureux jour en vérité, le baron fut forcé par ses affaires de se rendre à Stockholm, et comme c’était le temps des pluies d’automne qui rendent les chemins difficiles, souvent impraticables, il dut laisser sa femme dans son château. En revenant la trouver au bout de la quinzaine, le baron Adelstan fut assassiné dans les gorges de Falun. Il voyageait à cheval, et, dans son impatience de revoir sa chère Hilda, il avait pris les devants, laissant ses gens achever un repas qui lui semblait trop long. Il avait alors trente-trois ans. Sa veuve en avait vingt-quatre.

» Ce meurtre fit grand bruit, et frappa tout le pays de stupeur. Bien que les passions de nos Dalécarliens soient, dans certaines localités, assez farouches, et que de ce côté-ci, dans la montagne, le duel norvégien au couteau ait encore beaucoup de partisans, l’assassinat lâche et mystérieux est presque sans exemple. On n’osait, on ne pouvait réellement accuser personne du pays. On fit de vaines recherches. Quelques mineurs étrangers avaient brusquement disparu de Falun. On ne put les rattraper. Le baron Adelstan n’avait pas été dévalisé. Une seule personne au monde avait intérêt à se défaire de lui. Quelques-uns nommèrent tout bas le baron Olaüs ; la plupart rejetèrent un pareil soupçon avec dégoût, mon père tout le premier.

» Le baron Olaüs montra un grand désespoir de la mort de son frère, et il accourut au pays, pleurant, un peu trop peut-être, dans le sein de tout le monde, et témoignant à sa belle-sœur le plus honnête dévouement. Chacun en fut édifié, excepté elle, qui le reçut avec une froideur extrême, et l’engagea, quelques heures après, à la laisser seule à des douleurs qui ne pouvaient admettre de consolation. Le baron partit, au grand regret des serviteurs qu’il avait comblés. Le soir de son départ, le jeune Harald, le fils de la baronne, fut pris de convulsions, et mourut dans la nuit.

» Poussée à bout par ce dernier coup du sort, la malheureuse mère oublia toute prudence, et accusa hautement Olaüs d’avoir empoisonné son enfant, après avoir fait assassiner son mari pour s’approprier la fortune entière. Ses cris frappèrent les murs, et restèrent sans écho. Aucun médecin spécial ne se trouva à portée de constater le genre de mort de l’enfant. Aucun domestique ne voulut se prêter à chercher des preuves contre le baron Olaüs. Le pasteur Mickelson, qui exerçait la médecine dans la paroisse, déclara que Harald était mort, comme meurent les petits enfants, dans les crises de la dentition, et que la pauvre baronne était injuste et insensée, ce qui est, hélas ! fort possible.

» Le baron Olaüs n’était pas bien loin quand il reçut la nouvelle de l’événement. Il revint sur ses pas, et sembla partager vivement la douleur de la baronne. Elle s’emporta contre lui en malédictions, auxquelles il ne répondit que par des sourires d’une tristesse déchirante. Tout le monde plaignit la veuve, la mère, la folle ! personne n’accusa le généreux, le patient, le sensible Olaüs. Peut-être le plaignit-on encore plus qu’elle d’avoir à supporter l’outrage de ses soupçons ; à coup sûr, on l’admira en voyant qu’au lieu de s’en irriter, il s’en plaignait d’un ton pénétré de tendresse, offrant à Hilda de garder son appartement au château et de vivre avec lui comme une sœur avec son frère. Je suis bien convaincu que le baron est un grand fourbe, et qu’il ne regrettait guère son neveu ; pourtant je suis loin de croire qu’il soit un monstre, et son caractère ne m’a jamais semblé assez hardi pour de pareils forfaits. La baronne était trop éprouvée et trop exaltée pour voir les choses avec sang-froid. Elle l’accusa d’avoir fait mourir père, frère et neveu ; puis tout à coup elle prit une résolution singulière, que je regarde comme un acte de vengeance et de désespoir et comme le résultat d’une mauvaise inspiration.

» Elle fit venir les juges et les officiers du canton, et, en présence de toute sa maison, elle leur déclara qu’elle était enceinte et qu’elle prétendait maintenir tous les droits d’héritage de l’enfant dont elle allait être mère et dont elle était la tutrice naturelle. Elle fit cette déclaration avec une grande énergie, annonçant la résolution de partir pour Stockholm, afin de faire constater son état et reconnaître ses droits jusqu’à la naissance de son enfant.

» — Il est très-inutile de vous fatiguer et de vous exposer aux accidents du voyage, répondit le baron Olaüs, qui avait écouté la déclaration avec le plus grand calme. J’accepte avec trop de joie l’espérance de voir revivre la postérité de mon bien-aimé frère pour consentir à de nouvelles discussions. Je vois que ma présence vous inquiète et vous irrite. Il ne sera pas dit que, par ma volonté, j’aurai augmenté la fâcheuse situation de votre esprit. Je me retire, et ne reviendrai ici qu’après la naissance de votre enfant, s’il est vrai que vous ne vous fassiez pas d’illusions sur votre état.

» Olaüs partit, en effet, disant à tout le monde qu’il ne croyait pas un mot de cette grossesse, mais qu’il n’était nullement pressé d’entrer en possession de son héritage.

» — Je peux bien, ajoutait-il, donner aux convenances et à l’exaltation inquiétante de ma belle-sœur une année, s’il le faut, pour que la vérité s’établisse.

» C’est ainsi qu’il parla à mon père, à Stockholm, où il retourna aussitôt, et je me souviens que mon père lui reprocha l’excès de sa confiance et de sa délicatesse. Il pensait que la baronne Hilda avait inventé cet enfant posthume. Ce n’est pas la première fois qu’une veuve eût supposé un héritier pour dépouiller de ses droits l’héritier légitime. Le baron répondait avec une mansuétude infinie :

» — Que voulez-vous ! je suis las des soupçons odieux que cette femme exaspérée cherche à faire peser sur moi. Le meilleur démenti que je puisse lui donner, c’est de montrer un désintéressement excessif, et même, pour que sa haine ne me poursuive pas jusqu’ici, ce que j’ai de mieux à faire jusqu’à nouvel ordre, c’est de voyager.

Le baron Olaüs partit peu de temps après pour la Russie, où il fut reçu avec distinction par la czarine, et où il commença à nouer des intrigues qui, depuis ce temps, ont fait de lui un des bonnets les plus tenaces et les plus dangereux de la diète. On prétend qu’il se forma singulièrement à cette cour, et qu’il en revint avec un caractère, un genre d’esprit, des manières et des principes qui le firent paraître dès lors un tout autre homme : toujours tranquille et souriant, mais d’un sourire sinistre et d’une tranquillité effrayante ; encore doux et caressant avec les inférieurs, mais d’une douceur pleine de mépris et caressant avec des griffes ; tel enfin que nous le voyons aujourd’hui, si ce n’est que l’âge et la maladie ont encore assombri les traits de cet être problématique, scélérat consommé, ou victime d’un étrange concours de funestes apparences. C’est à partir de ce cours d’athéisme et de crime, dont la czarine a si bien profité pour son compte, et dont il échappa bientôt au vertueux baron de parler avec une complaisance admirative, qu’on le surnomma l’homme de neige, pour exprimer qu’il avait été se geler le cœur en Russie, ou qu’il était venu fondre dans l’opinion publique au soleil plus clair et plus chaud de son pays. La pâleur livide qui bientôt se répandit sur son visage, ses cheveux qui blanchirent de bonne heure, son attitude roide et le froid constant de ses mains gonflées ajoutèrent par des caractères physiques à l’à-propos de ce surnom.

» Mais il ne faut pas que j’anticipe sur les événements. La métamorphose du baron, qui ne fut peut-être que la lassitude de lutter contre d’injustes soupçons, ne devint frappante qu’après la mort ou la disparition de tous ceux qui pouvaient le gêner. On croit qu’un des premiers traits de son perfectionnement dans la voie de la ruse fut de faire répandre en Suède le bruit d’une maladie mortelle, qui n’avait, dit-on, rien de fondé ; et, quand on s’est demandé plus tard pourquoi il avait eu cette fantaisie de se donner pour mourant à Pétersbourg, ses ennemis n’ont pu trouver d’autre explication que celle-ci : il voulait ôter toute crainte de lui à la baronne Hilda, afin qu’elle ne vînt pas faire ses couches à Stockholm. Par malheur (je fais toujours parler ici les ennemis d’Olaüs), la baronne donna dans le piège ; elle passa l’été à Waldemora, et, quand elle fut assez avancée dans sa grossesse pour que le voyage lui devînt impossible, car elle était devenue très-faible à la suite de tant de douleurs, le baron Olaüs parut tout à coup, bien vivant et actif, aux environs du château.

» Voilà, Christian, tout ce que je peux vous raconter comme étant le résumé de l’opinion générale. Le reste n’est plus que de l’histoire secrète, et il nous faudra supposer ou deviner la vérité, en attendant les preuves, s’il en existe, et si on les trouve jamais.

» La baronne fut si épouvantée en apprenant la présence du baron chez le pasteur Mickelson, qu’elle résolut de s’enfermer dans le vieux château, dont l’enceinte, alors fort étroite (on n’avait pas construit le nouveau gaard), pouvait être facilement gardée par un petit nombre de serviteurs fidèles. À la tête de ces serviteurs étaient l’intendant Adam Stenson, déjà vieilli au service du château, et une femme de confiance dont je n’ai pas retenu le nom.

» Que se passa-t-il à partir de ce moment ? On dit que le baron corrompit tous les gardiens du Stollborg, même la femme de confiance et même l’incorruptible Stenson ; mais je couperais ma main pour répondre de Sten, et la continuation des bons rapports entre ce digne homme et le baron est pour moi la preuve presque irrécusable de l’innocence de ce dernier. Ce qui transpira dans le public se compose de deux versions. La première, c’est que le baron aurait rendu sa belle-sœur tellement captive et malheureuse au Stollborg, qu’elle y aurait succombé à la misère et au chagrin. La seconde, c’est qu’elle y serait entrée folle, qu’elle s’y serait livrée à des emportements déplorables, et qu’elle y serait morte dans des transports de rage et d’impiété, maudissant le culte évangélique et proclamant le règne de Satan.

» Dans tout cela, il n’y a qu’une chose certaine : c’est que l’état de grossesse avait été simulé, et que, dix mois après la mort de son mari, et après trois mois de langueur physique et d’insanité d’esprit passés au Stollborg, la baronne y est morte dans les derniers jours de l’année 1746, après avoir avoué et même déclaré formellement au pasteur Mickelson et au baron qu’elle n’avait pas été enceinte, et qu’elle avait voulu supposer un enfant, qui eût été un garçon, afin de garder la gestion des biens de son mari et de satisfaire sa haine contre le baron Olaüs. Il y a encore une version, que je répugne à rapporter, c’est que la baronne serait morte de faim dans ce donjon ; mais Stenson a toujours repoussé cette accusation avec énergie. Quoi qu’il en soit, les derniers moments d’Hilda parurent enveloppés de ténèbres. Ses parents n’étaient plus, et ceux de son mari, effrayés des bruits répandus sur ses opinions religieuses, ne vinrent pas à son secours et fermèrent les yeux. Ils avaient toujours préféré le souple Olaüs, qui flattait leurs préjugés, au fier Adelstan, qui les avait froissés. On dit que le roi entendit parler de cette histoire, et qu’il eût souhaité l’éclaircir ; mais le sénat, où Olaüs avait des amis puissants, fit prier le roi de se mêler de ses affaires, c’est-à-dire de ne se mêler de rien.

» Mon père était fort malade lorsque le baron Olaüs vint lui raconter à sa manière la mort de sa belle-sœur. Pour la première fois, mon père manifesta un certain étonnement, un certain blâme. Il reprocha à Olaüs de prêter le flanc aux soupçons ; il lui dit que, s’il venait à être accusé, sa défense serait difficile. Le baron lui montra la double déclaration du ministre Mickelson, lequel, comme médecin et comme pasteur, attestait la fausseté de la grossesse et la mort de la baronne par suite d’une maladie très-bien exposée et très-bien soignée par lui, au dire de tous les médecins consultés depuis. En outre, il produisit une déclaration signée de la baronne, qui affirmait s’être fait illusion sur son état. Mon père examina rigoureusement cette pièce, la fit, en outre, examiner par des experts en écriture, et la trouva inattaquable. Je me souviens pourtant qu’il reprocha au baron de n’avoir pas fait venir au Stollborg dix médecins plutôt qu’un pour constater les faits à sa décharge. Cependant il ne soupçonna jamais le baron de crime ni d’imposture, et mourut dans cette opinion, peu de temps après.

» Il y eut des murmures contre le baron, qui commençait à se faire haïr ; mais bientôt il se fit craindre ; et, comme personne n’était directement intéressé à venger les victimes, aucune âme généreuse n’eut le courage de le braver. Quant à moi qui l’eusse fait, quoique bien jeune au barreau, et qui serais prêt à le faire aujourd’hui, si j’avais des soupçons arrêtés, j’étais naturellement sous l’influence de mon père, qui, dans sa conviction, ne trouvait d’autre reproche à adresser à Olaüs que celui d’imprudence envers lui-même. Puis la mort de mon père arriva dans ce même temps, et vous trouverez naturel que mon chagrin personnel, qui fut très-vif, m’ait détourné à cette époque de toute autre préoccupation.

» J’ai hérité de la clientèle du baron, et, je vous l’ai dit, malgré l’antipathie croissante que sa conduite politique et ses manières m’ont inspirée, je n’ai jamais pu, jusqu’à ce jour, acquérir la moindre preuve, ni même m’arrêter à la moindre apparence sérieuse des crimes dont il était accusé. Il s’est fait, dans l’esprit de ses vassaux, une réaction contre lui, à laquelle on pouvait bien s’attendre. N’ayant plus besoin de leurs sympathies, il a bientôt cessé de les ménager. Quant à ses domestiques, qui ont été tous renouvelés depuis sa prise de possession du domaine, et qui sont tous étrangers, il les paye de manière à s’assurer leur obéissance aveugle et leur discrétion absolue. Stenson est le seul de l’ancienne maison qu’il ait conservé, maintenu longtemps dans ses fonctions d’intendant, et enfin admis à la retraite, en raison de son grand âge, avec une pension honorable, toute sorte d’égards et même de petits soins. C’est ce qui a donné à penser que Stenson aurait été son complice ; mais c’est justement ici, Christian, que la vérité m’apparaît et que ma conscience se tranquillise : Stenson est un saint homme, un modèle de toutes les vertus chrétiennes. »