L’Homme de neige/8

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Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 123-178).


VIII


Christian avait attentivement écouté le discours de l’avocat.

— Il y a là pour moi bien du louche, dit-il après avoir réfléchi quelques instants. Je plains cette pauvre baronne Hilda, et, de tous les personnages de ce drame, elle est celui qui m’intéresse le plus. Qui sait si, comme quelques-uns le prétendent, elle ne serait pas morte de faim dans cette horrible chambre ?

— Oh ! cela n’est point ! s’écria M. Goefle. On me l’avait tant dit, que je m’en suis tourmenté l’esprit ; mais Stenson, qui ne l’eût certes pas souffert, m’a donné sa parole d’honneur qu’il n’avait pas cessé de servir et de soigner la baronne, et qu’il avait assisté à ses derniers moments. Elle est bien morte d’éthisie, en effet ; mais son estomac se refusait à la nourriture, et le baron n’a rien épargné pour qu’on satisfît tous ses désirs.

— Oui, au fait ! reprit Christian ; si l’homme est habile comme le dépeint votre récit, il n’aura pas voulu commettre un meurtre inutile. Il lui aura bien suffi de tuer cette pauvre femme par la peur ou par le chagrin. Cependant une autre version, monsieur Goefle, ma version à moi !…

— Voyons ?

— C’est qu’elle n’est peut-être pas morte.

— Voilà qui est impossible !… Et pourtant… on n’a jamais su où l’on avait mis son corps.

— Ah ! voyez-vous !

— Le ministre refusa de l’ensevelir dans le cimetière de la paroisse. Il n’y a point ici de cimetière catholique, et il paraît qu’on l’a enterrée nuitamment dans le verger de Stenson… ou ailleurs.

— Quoi ! Stenson ne vous l’a jamais dit ?

— Stenson ne veut pas qu’on l’interroge sur ce point. Le souvenir de la baronne lui est à la fois cher et terrible. Il l’a aimée sincèrement, il l’a servie avec zèle ; mais, quelles que fussent les croyances religieuses de cette dame, il ne s’explique pas à cet égard, et, quand on lui en parle, on l’effraye en même temps qu’on le navre.

— Fort bien ; mais que dit-il du baron ?

— Rien.

— C’est peut-être beaucoup dire…

— Peut-être, en effet ; mais enfin ce silence ne constitue pas une accusation de meurtre.

— Alors n’en parlons plus, si vous êtes convaincu, monsieur Goefle. Que nous importe après tout ? Ce qui est passé est passé. Seulement, vous disiez que la vue de ce spectre vous avait suggéré d’étranges doutes…

— Que voulez-vous ! l’esprit d’investigation hors de propos est une maladie de profession, dont je me suis toujours assez bien défendu. Nous avons assez à faire de chercher à débrouiller la vérité dans les causes ardues qui nous sont confiées, sans aller nous casser la tête pour pénétrer dans celles qui ne nous regardent pas. C’est sans doute parce que je suis oisif depuis quelques jours, que mon cerveau travaille malgré moi, et que j’ai été chercher dans les ténèbres du passé et de l’oubli la figure de cette baronne Hilda…

— D’autant plus, dit Christian, que ce qui vous est apparu n’est peut-être pas un songe, mais tout simplement quelque personnage réel dont le costume s’est trouvé ressembler à celui de ce vieux portrait.

— J’aimerais à le croire ; mais les gens qui passent à travers les murs ne sont autres que les maussades habitants du pays des idées noires.

— Attendez, monsieur Goefle ; vous ne m’avez pas dit de quel côté a disparu ce fantôme, que vous n’aviez pas vu entrer.

— Pour le dire, il faudrait le savoir. Il m’a semblé que c’était du côté où il m’était apparu.

— Sur l’escalier ?

— Plutôt dessous.

— Alors, par la porte secrète ?

— Il y en a donc une ?

— Vous ne le saviez pas ?

— Non, en vérité.

— Eh bien, venez la voir.

Christian prit le flambeau et conduisit M. Goefle ; mais la porte secrète était fermée en dehors. Elle était si bien jointe à la boiserie, qu’il était impossible de la distinguer des autres panneaux encadrés de moulures en relief, et si épaisse, qu’elle rendait le même son mat que les autres parties du revêtement de chêne. En outre, elle était solidement assujettie par derrière au moyen des gros verrous que Christian avait trouvés et laissés ouverts la veille, et qui, depuis, avaient été tirés probablement par la même main qui avait cadenassé l’autre porte au bas de l’escalier dérobé. Christian fit part de ces circonstances à M. Goefle, qui dut le croire sur parole, car il n’y avait pas moyen d’aller s’en assurer.

— Croyez-moi, monsieur Goefle, dit Christian, ou une vieille servante de M. Stenson est venue là hier pour ranger la chambre, qu’elle ne savait pas envahie, ou la baronne Hilda est prisonnière quelque part ici, sous nos pieds, sur notre tête, que sais-je ? dans cette chambre que l’on a murée, et qui a peut-être une communication secrète avec celle-ci. À propos de la porte murée, vous ne m’avez pas dit où elle conduisait, ni pourquoi on l’a fait disparaître. Ceci me paraît cependant une circonstance assez intéressante.

— C’est une circonstance très-vulgaire, et que Stenson m’a expliquée. La pièce située au-dessus de celle-ci était, depuis très-longtemps, dans un état de délabrement complet. Lorsque la baronne Hilda vint se réfugier au Stollborg, elle fit condamner cette porte, qui lui amenait du vent et du froid. Après sa mort, Stenson la fit rouvrir pour réparer les brèches de la bâtisse au second étage. Seulement, comme, pour rendre cette pièce habitable, il eût fallu dépenser plus qu’elle ne vaut, et qu’en raison de la prétendue chapelle catholique qui y avait été érigée, personne n’eût voulu habiter une chambre où le diable tenait cour plénière, Stenson, autant par mesure d’économie qu’afin de faire oublier toutes ces superstitions, mura solidement de ses propres mains, m’a-t-il dit, et avec la permission du baron, une communication désormais inutile.

— Pourtant, monsieur Goefle, vous avez vu le prétendu fantôme sortir de dessous cette carte de Suède qui masque la maçonnerie.

— Oh ! pour cela, c’était bien un rêve ! Regardez-y, Christian, et, si vous trouvez là une porte praticable, vous serez plus habile que moi. Croyez-vous donc que je n’aie pas été m’en assurer aussitôt que mon rêve se fut dissipé ?

— Certainement, dit Christian, qui avait monté l’escalier, soulevé la carte de Suède et frappé à plusieurs reprises sur la paroi qu’elle recouvrait, il n’y a rien là qu’un mur aussi épais que le reste, si j’en juge au son mat qu’il rend. Le raccord de peinture rougeâtre est même fort bien fait et intact sur ces bords ; mais avez-vous remarqué, monsieur Goefle, comme ce revêtement de plâtre est égratigné au milieu ?

— Oui, et je me suis dit que c’était l’ouvrage de quelque rat.

— Ce rat travaille singulièrement ! Voyez donc avec quelle régularité il a tracé de petits ronds sur la muraille ?

— C’est vrai ; mais qu’est-ce que cela prouve ?

— Tout effet a une cause, et c’est cette cause que je cherche. Ne m’avez-vous pas dit que, parmi les bruits que vous entendiez, il y avait celui d’un grattement ?

— Oui, un grincement comme celui d’un outil quelconque.

— Eh bien, savez-vous ce que c’est, à mon idée ? C’est le travail d’une main faible ou inhabile qui a cherché à percer le mur pour voir à travers.

— Elle s’est donc servie d’un clou ou d’un instrument encore plus inoffensif, car elle n’a pas entamé le plâtre à plus de deux lignes de profondeur.

— Pas même, et cependant elle l’a entamé en beaucoup d’endroits avec obstination.

— Ces marques auront été faites par Stenson pour fixer quelque souvenir qu’il n’aura pas voulu écrire. Voyons, vous qui savez déchiffrer tous les styles lapidaires ?

— J’en sais assez pour vous dire que ceci n’est pas une inscription et n’appartient à aucune langue connue. Je tiens à mon idée, c’est un essai de forage. Voyez : il y a partout un petit enfoncement fait à l’aide d’un instrument émoussé, et, autour de ce petit creux éraillé sur les bords, il y a un cercle blanchâtre assez net, comme si l’on eût travaillé avec une paire de ciseaux dont une branche cassée aurait appuyé faiblement, à la manière d’une tige de compas.

— Vous êtes ingénieux…

— Oh ! je suis ingénieux pour le moment, car voilà, sur la dernière marche de l’escalier, un peu de poussière blanche nouvellement détachée.

— Donc ?

— Donc, la personne dont je parlais, et qui sera tout ce que vous voudrez, illustre captive ou vieille servante trottant à toute heure, est venue ici cette nuit pour essayer, non pour la première fois, mais pour la vingtième au moins, de voir à travers ce mur… Ou bien… attendez, encore mieux ! Elle sait qu’il y a là un secret, un moyen invisible d’ouvrir une porte invisible, et elle cherche, elle tâtonne, elle creuse, elle travaille enfin ; et, si nous l’observons cette nuit, nous aurons le mot de l’énigme.

— Parbleu ! voilà une idée ! et je l’accepte d’autant mieux qu’elle me délivre l’esprit d’un grand trouble. Je ne serais donc pas visionnaire, j’aurais vu et entendu un être réel ! J’aime mieux cela, bien que je sois un peu honteux maintenant d’en avoir douté. N’importe, Christian, je veux en avoir le cœur net. Je ne crois pas à l’existence d’une prisonnière, puisqu’il faudrait supposer une prison et un geôlier.

Or, cette chambre était ouverte de deux côtés quand vous y êtes entré par ici et sorti par là-dessous, et, quant au geôlier, ce ne pourrait être que l’honnête et dévoué Stenson.

— La baronne a pourtant subi ici une captivité plus ou moins dure, et l’honnête Stenson y était…

— L’état de captivité n’a pas été prouvé, et, s’il a eu lieu, Stenson n’était probablement pas le maître au Stollborg. À présent qu’il y est seul, car je présume que vous ne comptez pas Ulphilas pour quelqu’un…

— Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Goefle, il y a là un mystère, et, quel qu’il soit, sérieux ou puéril, je veux le découvrir ; mais, grand Dieu ! à quoi pensé-je ? L’heure marche, Puffo ne revient pas, et je m’amuse à bâtir un roman, quand je devrais songer à celui que j’ai à représenter ! J’en étais bien sûr, monsieur Goefle, qu’en me faisant manger, vous me feriez causer et oublier mon travail !

— Allons, allons, faites vos apprêts, mon garçon ; je vous ai promis de vous aider.

— Vous ne pouvez m’aider, monsieur Goefle ; il me faut mon compère ; je cours le chercher.

— Eh bien, allez. Pendant ce temps, j’irai voir Stenson, que je n’ai pas encore eu le loisir de saluer, et qui probablement ne me sait pas ici. Il n’y vient jamais…

— Ah ! pardon, monsieur Goefle, il y vient, il y est venu tout à l’heure. Je l’ai vu pendant que vous étiez sorti… et même, tenez, j’oubliais de vous raconter la chose, il m’a pris pour le diable ou pour un revenant, car il a eu une peur affreuse, et il s’est sauvé en trébuchant et en battant la campagne.

— Bah ! vraiment ! il est poltron à ce point ? Mais je n’ai pas le droit de me moquer de lui, moi qui ai cru voir la dame grise ! Il est cependant impossible qu’il vous ait pris pour elle !

— Je ne sais pas pour qui il m’a pris ; peut-être pour l’ombre du comte Adelstan ?…

— Eh ! eh ! c’est possible ; voilà son portrait en face de celui de sa femme, et c’est assez votre taille et votre tournure. Pourtant… dans le costume que vous avez maintenant…

— Je ne l’avais pas encore, j’étais dans votre habit noir.

— Eh ! que faites-vous à présent ? Vous vous masquez ?

— Non ; je mets mon masque sur ma tête, dans le cas où je serais forcé d’aller chercher mon valet jusqu’au château neuf.

— Voyons-le donc, votre masque. Ce doit être fort gênant ?

— Nullement ; c’est un masque de mon invention, léger et souple, tout en soie, et se chaussant sur la tête comme un bonnet dont je relève ou abaisse à volonté la visière. Quand il est levé et que mon chapeau le cache, il dissimule au moins mes cheveux, qui sont trop touffus pour ne pas attirer l’attention. Quand il est baissé, ce qui dehors, dans ce climat, est fort agréable, il ne risque jamais de tomber, et je n’ai pas l’embarras de nouer et dénouer sans cesse un ruban qui se casse ou s’embrouille. Voyez si ce n’est pas une heureuse invention !

— Excellente ! Mais la voix, vous pouvez faire qu’on ne la reconnaisse pas ?

— Oh ! cela, c’est mon talent et mon état ; vous le savez bien, puisque vous avez assisté à une de mes pasquinades.

— C’est vrai, j’aurais juré que vous étiez douze dans la baraque. Ah çà ! je veux vous entendre ce soir. J’irai me mettre dans le public ; mais je ne veux pas savoir la pièce d’avance. Au revoir, mon garçon ! Je vais tâcher d’arracher au vieux Sten quelque éclaircissement sur la cause de mon apparition. Mais qu’est-ce que cette branche de cyprès que vous accrochez au cadre de la dame grise ?

— C’est encore quelque chose que j’oubliais de vous dire : c’est M. Stenson qui apportait cela ici. Je ne sais ce qu’il voulait en faire ; il l’a jetée à mes pieds, et, que ce fût son intention ou non, j’en veux faire hommage, moi, à cette pauvre baronne Hilda.

— N’en doutez pas, Christian, c’était aussi l’intention du bon vieillard. C’est demain ou aujourd’hui… Attendez donc, j’ai la mémoire des dates… Mon Dieu, c’est précisément aujourd’hui l’anniversaire de la mort de la baronne ! Voilà ce qui m’explique comment Sten s’est décidé à venir ici pour y faire quelque prière.

— Alors, dit Christian en détachant la petite bande de parchemin qui s’enroulait autour de la branche et que M. Goefle prenait pour un ruban, tâchez de vous expliquer les versets de la Bible écrits là-dessus. Moi, le temps me presse, je sors le premier.

— Attendez ! dit M. Goefle, qui avait mis ses lunettes pour lire la bande de parchemin ; si vous allez jusqu’au château neuf, et que vous y trouviez M. Nils, lequel n’a pas reparu ici pour mon goûter, faites-moi le plaisir de le prendre par une oreille et de me le ramener. Voulez-vous ?

Christian promit de le ramener mort ou vif, mais il n’alla pas bien loin pour retrouver son valet et celui de M. Goefle. En pénétrant dans l’écurie, où l’idée lui vint de regarder avant de sortir du préau, il trouva Puffo et Nils ronflant côte à côte, et aussi complètement ivres l’un que l’autre. Ulphilas, qui portait mieux le vin, allait et venait dans les cours, assez content de n’être pas seul à l’entrée de la nuit, et donnant de temps en temps un coup d’œil fraternel à ses deux camarades de bombance. Christian comprit vite la situation. Nils, qui entendait le suédois et le dalécarlien, avait dû servir d’interprète entre les deux ivrognes ; leur amitié naissante s’était cimentée dans la cave. Le pauvre petit laquais n’avait pas eu besoin d’une longue épreuve pour perdre le souvenir de son maître, si tant est que ce souvenir l’eût beaucoup tourmenté jusqu’au moment où, chaudement étendu dans la mousse sèche qui sert de litière dans le pays, les joues animées et le nez en feu, il avait oublié, aussi bien que Puffo, tous les soucis de ce bas monde.

— Allons, dit M. Goefle à Christian, qu’il rencontra dans la cour et qui lui montra ce touchant spectacle, du moment que le drôle n’est pas malade, j’aime autant être débarrassé de mon service auprès de lui.

— Mais, moi, monsieur Goefle, reprit Christian fort soucieux, je ne puis me passer de cet animal de Puffo. Je l’ai secoué en vain : c’est un mort, et, je le connais, il en a pour dix ou douze heures !

— Bah ! bah ! répondit M. Goefle, évidemment préoccupé, allez donc choisir votre pièce, et ne vous tourmentez pas ; un garçon d’esprit comme vous n’est jamais embarrassé.

Et, laissant Christian se tirer d’affaire comme il pourrait, il marcha, de son petit pas bref et direct, jusqu’au pavillon du gaard, habité par Stenson. Évidemment les trois versets de la Bible lui trottaient par la tête.

Ce pavillon avait un rez-de-chaussée, sorte d’antichambre, où Ulphilas, pour n’être pas seul, dormait plus volontiers que dans son logement particulier, sous prétexte d’être à portée de servir son oncle, dont le grand âge réclamait sa surveillance, Ulf venait de rentrer dans cette pièce : il s’était jeté sur son lit et ronflait déjà. M. Goefle allait monter au premier, lorsque le bruit d’une discussion l’arrêta. Deux voix distinctes dialoguaient d’une façon très-animée en italien. L’une de ces voix avait le diapason élevé des gens qui ne s’entendent pas bien eux-mêmes ; c’était celle de Stenson. Elle s’exprimait en italien avec assez de facilité, bien qu’avec un accent détestable et des fautes nombreuses. L’autre voix, accentuée et parlant l’italien pur dans un registre clair et avec une prononciation très-vibrante, paraissait se faire entendre en dépit de la surdité du vieillard. M. Goefle s’étonna que le vieux Stenson entendît l’italien et pût s’exprimer, tant bien que mal, dans une langue qu’il ne le soupçonnait pas d’avoir jamais pratiquée. La conversation avait lieu dans le cabinet de travail de Sten, attenant à sa chambre. La porte de l’escalier était fermée ; mais, en montant quelques marches, M. Goefle entendit un fragment de dialogue qui pourrait se résumer et se traduire ainsi :

— Non, disait Stenson, vous vous trompez. Le baron n’a aucun intérêt à faire cette découverte.

— C’est possible, monsieur l’intendant, répondait l’inconnu ; mais il ne me coûte rien de m’en assurer.

— Alors c’est au plus offrant, n’est-ce pas, que vous vendrez le secret ?

— Peut-être. Que m’offrez-vous ?

— Rien ! Je suis pauvre, parce que j’ai toujours été honnête et désintéressé ; rien de ce qui est ici ne m’appartient. Je n’ai que ma vie, prenez-la, si bon vous semble.

À cette parole, qui semblait mettre le vieux Sten à la merci de quelque bandit, M. Goefle monta deux marches d’une seule enjambée pour aller à son secours ; mais la voix italienne reprit avec le plus grand calme :

— Que voulez-vous que j’en fasse, monsieur Stenson ? Voyons, rassurez-vous, vous pouvez sortir de ce mauvais pas en cherchant vos vieux écus dans la vieille cachette qu’ont toutes les vieilles gens. Vous trouviez bien moyen de payer Manassé pour vous assurer de sa discrétion.

— Manassé était honnête. Ce traitement…

— N’était pas pour lui, je le présume ; mais il en jugeait autrement, car il l’a toujours gardé pour lui seul.

— Vous le calomniez !

— Quoi qu’il en soit, Manassé est mort, et l’autre

— L’autre est mort aussi, je le sais.

— Vous le savez ? D’où le savez-vous ?

— Je n’ai pas à m’expliquer là-dessus. Il n’est plus, j’en ai la certitude, et vous pouvez dire au baron tout ce que vous voudrez. Je ne vous crains pas. Adieu ; je n’ai pas longtemps à vivre, laissez-moi penser à mon salut, c’est désormais la seule chose qui me préoccupe. Adieu ; laissez-moi, vous dis-je, je n’ai pas d’argent.

— C’est votre dernier mot ?… Vous savez que, dans une heure, je serai au service du baron ?

— Peu m’importe.

— Vous pensez bien que je ne suis pas venu de si loin pour me payer de vos réponses.

— Faites ce que vous voudrez.

M. Goefle entendit ouvrir la porte, et il se présenta résolument au-devant de la personne qui sortait. Il se trouva en face d’un homme d’une trentaine d’années et d’une assez belle figure, mais d’une pâleur sinistre. L’avocat et l’inconnu se regardèrent dans les yeux en passant tout près l’un de l’autre dans l’étroit escalier. Le coup d’œil franc, sévère et scrutateur de l’avocat rencontra l’œillade oblique et méfiante de l’inconnu, qui le salua respectueusement et descendit jusqu’à la dernière marche, tandis que M. Goefle gagna le palier de l’escalier ; mais, quand tous deux en furent là, ils se retournèrent pour se regarder encore, et l’avocat trouva quelque chose de diabolique dans cette figure blême éclairée par une petite lampe suspendue devant l’entrée intérieure du vestibule. M. Goefle entra chez Stenson et le trouva assis, la tête dans ses mains, immobile comme une statue. Il fut forcé de lui toucher le bras pour que le vieillard s’aperçût de sa présence. Celui-ci était si absorbé dans ses pensées, qu’il le regarda d’un air hébété et eut besoin de quelques instants pour le reconnaître et pour rassembler ses idées. Enfin il parut revenir à lui-même en faisant un grand effort de volonté, et, se levant, il salua M. Goefle avec sa politesse accoutumée, lui demanda de ses nouvelles et lui offrit son propre fauteuil, dont l’avocat refusa de le déposséder. En serrant sa main, M. Goefle la trouva tiède et humide de sueur ou de larmes, et se sentit ému. Il avait beaucoup d’estime et d’affection pour Sten, et il était habitué à lui témoigner le respect qu’il devait à son âge et à son caractère. Il voyait bien que le vieillard subissait une crise terrible, et qu’il la supportait avec dignité ; mais quel était donc ce secret qu’un inconnu à la figure suspecte et au langage cynique semblait tenir suspendu comme une épée de Damoclès au-dessus de sa tête ?…

Cependant Stenson avait repris son air grave, un peu froid et cérémonieux. Il n’avait jamais été expansif avec personne. Soit fierté, soit timidité, il était aussi réservé avec les gens qu’il connaissait depuis trente ans qu’avec ceux qu’il voyait pour la première fois, et son habitude de répondre par monosyllabes aux questions les plus sérieuses comme aux plus insignifiantes avait rendu très-surprenantes pour M. Goefle les quelques phrases suivies qu’il venait de lui entendre dire à l’inconnu.

— Je ne vous savais pas arrivé à Waldemora, monsieur l’avocat, dit-il ; vous venez pour le procès ?

— Pour le procès du baron avec son voisin de l’Elfdalen, qui réclame peut-être avec raison : j’ai conseillé au baron de ne pas plaider, M’entendez-vous, monsieur Stenson ?

— Oui, monsieur, fort bien.

Comme le vieillard, par politesse excessive, avait coutume de répondre toujours ainsi, qu’il eût entendu ou non, M. Goefle, qui tenait à causer avec lui, s’approcha de son oreille et s’étudia à bien articuler chaque syllabe ; mais il vit bientôt que ce soin était moins nécessaire qu’il ne l’avait été les années précédentes. Loin que la surdité de Stenson eût augmenté, elle semblait diminuée de beaucoup. M. Goefle lui en fit compliment. Stenson secoua la tête et dit :

— C’est par moments ; c’est très-inégal. Aujourd’hui, j’entends tout.

— N’est-ce pas quand vous avez éprouvé quelque émotion vive ? reprit M, Goefle.

Stenson regarda l’avocat avec surprise, et, après un moment d’hésitation, il fit cette réponse qui n’en était pas une :

— Je suis nerveux, très-nerveux !

— Puis-je vous demander, reprit M. Goefle, quel est l’homme que je viens de rencontrer sortant d’ici ?

— Je ne le connais pas.

— Vous ne lui avez pas demandé son nom ?

— C’est un Italien.

— Je vous demande son nom ?

— Il dit s’appeler Giulio.

— Il va entrer au service du baron ?

— C’est possible.

— Il a une mauvaise figure…

— Vous trouvez ?

— Au reste, ce ne sera pas la seule autour du baron…

Stenson s’abstint de toute adhésion, et sa figure resta impassible. Il n’était pas aisé d’entamer une conversation délicate et intime avec un homme dont l’attitude cérémonieuse semblait toujours dire : « Parlez-moi de ce qui vous intéresse et non de ce qui me concerne. » Cependant M. Goefle était poussé par le démon de la curiosité, et il ne se laissa pas rebuter.

— Cet Italien vous parlait sur un ton peu poli, dit-il brusquement.

— Croyez-vous ? reprit le vieillard d’un air d’indifférence.

— J’ai entendu cela en montant votre escalier.

La figure de Sten trahit une certaine émotion, mais il ne l’exprima par aucune question inquiète sur ce que M. Goefle avait pu entendre.

— Il vous menaçait ! ajouta celui-ci.

— De quoi ? dit Stenson haussant les épaules. Je suis si vieux…

— Il vous menaçait de révéler au baron ce que vous avez tant d’intérêt à tenir caché.

Stenson demeura calme comme s’il n’eût pas entendu. M. Goefle insista encore.

— Quel est donc ce Manassé qui est mort ?

Même silence de Stenson, dont les yeux impénétrables, attachés sur M. Goefle, semblaient lui dire :

« Si vous le savez, pourquoi le demandez-vous ? »

— Et l’autre ? reprit l’avocat ; de quel autre vous parlait-il ?

— Vous écoutiez, monsieur Goefle ? demanda à son tour le vieillard d’un ton d’extrême déférence, où le blâme se faisait pourtant clairement sentir.

L’avocat fut intimidé ; mais sa bonne intention le rassura.

— Trouvez-vous surprenant, monsieur Stenson, dit-il, que, frappé de l’accent de menace d’une voix inconnue, je me sois approché avec la volonté de vous secourir au besoin ?

Stenson tendit à M. Goefle sa vieille main ridée, redevenue froide.

— Je vous remercie, dit-il.

Puis il remua quelques instants les lèvres, comme un homme peu habitué à parler, qui veut s’épancher ; mais il tarda tant, que M. Goefle lui dit pour l’encourager :

— Cher monsieur Stenson, vous avez un secret qui vous pèse, et vous vous trouvez, par suite, sous le coup de quelque danger sérieux ?

Stenson soupira et répondit laconiquement :

— Je suis un honnête homme, monsieur Goefle !

— Et pourtant, reprit celui-ci vivement, votre conscience pieusement timorée vous reproche quelque chose !

— Quelque chose ? dit Stenson avec un ton d’autorité douce, comme s’il eût dit : « J’attends que vous me le disiez. »

— Vous avez, du moins, à craindre, reprit l’avocat, quelque vengeance du baron ?

— Non, répondit Stenson avec une force subite ; je sais ce que m’a dit le médecin.

— Le médecin l’a-t-il condamné ? Est-il si avancé dans son mal ? Je l’ai vu ce matin : il semble en avoir encore pour longtemps.

— Pour des mois, reprit Stenson, et, moi, j’en ai encore pour des années. J’ai consulté hier… Je consulte tous les ans…

— Alors… vous attendez sa mort pour révéler quelque chose de grave ?… Vous savez cependant qu’on le dit capable de faire mourir les gens qu’il redoute : qu’en pensez-vous ?

Les traits de Stenson exprimèrent la surprise ; mais il sembla, cette fois, à M. Goefle que c’était une surprise de commande et de pure convenance, car une secrète anxiété succéda visiblement. Stenson était habile à se contenir, sinon à dissimuler.

— Stenson, lui dit l’avocat avec l’énergie de la sincérité et en lui prenant les deux mains, je vous le répète : un secret vous pèse. Ouvrez-moi votre cœur comme à un ami, et comptez sur moi, s’il y a une injustice à réparer.

Stenson hésita quelques instants ; puis, ouvrant avec agitation un tiroir de son bureau, dont il prit la clef dans sa poche, il montra à M. Goefle une petite boîte cachetée en disant :

— Votre parole d’honneur ?

— Je vous la donne.

— Sur la sainte Bible ?

— Sur la sainte Bible !… Eh bien ?

— Eh bien !… si je meurs avant lui…, ouvrez, lisez et agissez… quand je serai mort !

M. Goefle jeta les yeux sur la boîte ; il y vit son nom et son adresse.

— Vous aviez pensé à moi pour ce dépôt ? dit-il. Je vous en sais gré, mon ami ; mais, si votre vie est menacée, pourquoi tarder à tout dire ? Voyons, cher monsieur Stenson, je commence à ouvrir les yeux… Le baron…

Stenson fit signe qu’il ne répondrait pas. Goefle poursuivit quand même :

— Il a fait mourir de faim sa belle-sœur !

— Non ! s’écria Stenson avec l’accent de la vérité ; non, non, cela n’est pas !

— Mais, lorsqu’elle signa certaine déclaration relativement à sa grossesse, elle subissait une contrainte ?

— Elle signa librement et volontairement… J’étais là, j’ai signé aussi.

— Qu’a-t-on fait de son corps ? L’a-t-on jeté aux chiens ?

— Oh ! mon Dieu ! n’étais-je pas là ? Il a été enseveli religieusement.

— Par vous ?

— De mes propres mains !… Mais vous êtes curieux ! rendez-moi la boîte !

— Vous doutez donc de mon serment ?

— Non, reprit le vieillard, gardez-la et ne m’interrogez plus…

Il serra encore la main de M. Goefle, se rapprocha du feu, et retomba, en réalité ou à dessein, dans une surdité absolue. M. Goefle, pour le distraire, et dans l’espoir de le ramener un peu plus tard à des velléités d’épanchement, essaya de lui parler du procès principal dont le baron l’avait entretenu le matin. Cette fois, il fut forcé d’écrire ses questions, auxquelles le vieillard répondit avec sa lucidité ordinaire. Selon lui, les richesses minérales de la montagne en litige appartenaient à un voisin, le comte de Rosenstein. Il en donna de bonnes raisons, et, fouillant dans ses cartons, rangés et étiquetés avec le plus grand soin, il en fournit des preuves. M. Goefle observa que c’était son propre sentiment, et qu’il allait être forcé de se brouiller avec le baron, si celui-ci persistait à lui confier une mauvaise cause. Il ajouta encore quelques réflexions sur le méchant caractère présumé de son client ; mais comme Stenson ne paraissait pas entendre, et qu’une conversation écrite ne permet guère les surprises, M. Goefle dut renoncer à l’interroger davantage.

En retournant à la chambre de l’ourse, M. Goefle se demanda s’il devait confier à Christian la situation dans laquelle il se trouvait à l’égard de Stenson, et, réflexion faite, il se regarda comme engagé au silence. L’avocat, d’ailleurs, était peu porté à l’expansion dans ce moment-là. Il était agité de mille pensées bizarres, de mille suppositions contradictoires. Son cerveau travaillait comme si une cause ardue et pleine de problèmes eût été confiée à sa sagacité. C’était cependant tout le contraire : Stenson lui interdisait même la curiosité. Cela était bien inutile, et M. Goefle n’était pas le maître d’imposer silence à ses tumultueuses hypothèses. Il trouva Christian dans une situation qui rendait son silence bien facile. Christian, loin de songer à l’interroger, avait oublié le sujet de leur précédent entretien, et ne se préoccupait que de sa pièce. C’était, d’ailleurs, avec un grand découragement, et, quand l’avocat lui demanda s’il avait trouvé le moyen de se passer de son valet, il lui répondit qu’il cherchait en vain ce moyen depuis une heure. À la rigueur, Christian pouvait s’en passer, mais en risquant beaucoup d’accidents et de lacunes fâcheuses dans sa mise en scène. Il voyait là une si grande fatigue, une si grosse dépense d’esprit et de volonté, qu’il aimait mieux y renoncer.

— Vrai ! dit-il à M. Goefle, qui essayait de le stimuler, je vous jure, en style de bateleur, que le jeu ne vaudrait pas la chandelle ; en d’autres termes, que je m’épuiserais sans profit pour ma gloire, et que je volerais l’argent du baron. Allons, voilà une affaire manquée : n’y songeons plus. Savez-vous ce qu’il me reste à faire, monsieur Goefle ? C’est de renoncer à briller dans ce pays, c’est de remballer tout cela, de partir, sans tambour ni trompette, pour quelque ville où je me mettrai en quête d’un autre valet pouvant me servir de compère, et assez pieux pour tenir le serment, que j’exigerai de lui, de ne jamais boire que de l’eau, le vin coulât-il par torrents dans les montagnes de la Suède !

— Diable ! diable ! dit M. Goefle, vivement contrarié de l’idée de perdre son compagnon de chambre… Si je croyais pouvoir faire agir un peu ces bonshommes ;… mais, bah ! je ne saurai jamais.

— Rien n’est pourtant plus facile. Essayez : l’index dans la tête, le pouce dans un bras, le doigt du milieu dans l’autre bras… Mais vous y êtes ! c’est cela ! Voyons, saluez, levez les mains au ciel !

— Ce n’est rien, cela ; mais mettre le geste d’accord avec la parole ! et puis que dire ? Je ne sais improviser que le monologue, moi !

— C’est déjà beaucoup. Tenez, plaidez une cause ; élevez ce bras, oubliez que vous êtes M. Goefle, ayez l’œil sur la figurine que vous faites mouvoir. Parlez, et tout naturellement les gestes que feraient vos bras et toute l’attitude de votre personne vont se reproduire au bout de vos doigts. Il ne s’agit que de se pénétrer de la réalité du burattino, et de transporter votre individualité de vous à lui.

— Diantre ! cela vous est facile à dire ; mais quand on n’a pas l’habitude… Voyons donc un peu. Je suppose que je plaide… Que plaiderais-je bien ?

— Plaidez pour un baron accusé d’avoir fait assassiner son frère !

— Pour ? J’aimerais mieux plaider contre.

— Si vous plaidez contre, vous serez pathétique ; si vous plaidez pour, vous pourrez être comique.

— Soit, dit M. Goefle en allongeant le bras qui tenait la figurine et en gesticulant. Je plaide, écoutez. « Que pouvez-vous alléguer contre mon client, ô vous qui lui reprochez une action aussi simple, aussi naturelle que celle d’avoir supprimé un membre gênant de sa famille ? Depuis quand un homme qui aime l’argent et la dépense est-il astreint à respecter cette vulgaire considération que vous appelez le droit de vivre ? Le droit de vivre ! mais nous le réclamons pour nous-mêmes, et qui dit le droit de vivre, dit le droit de vivre à sa guise. Or, donc, si nous ne pouvons vivre sans une fortune considérable et sans les privilèges de la grandeur, si, faute de luxe, de châteaux, de crédit et de pouvoir, nous sommes condamnés à périr de honte et de dépit, à crever d’ennui, comme on dit en langue vulgaire, nous avons, nous revendiquons, nous prenons le droit de nous débarrasser de tout ce qui fait obstacle à l’épanouissement, à l’extension, au rayonnement de notre vie morale et physique ! Nous avons pour nous… »

Plus haut ! dit Christian, qui écoutait en riant le satirique plaidoyer de l’avocat.

— « Nous avons pour nous, reprit M. Goefle élevant la voix, la tradition de l’ancien monde, depuis Caïn jusqu’au grand roi Birger-Iarl, qui fit mourir de faim ses deux frères dans le château de Nikœping. Oui, messieurs, nous avons la vieille coutume du Nord et le glorieux exemple de la cour de Russie dans ces derniers temps. Qui de vous oserait opposer la petite morale aux grandes considérations de la raison d’État ? La raison d’État, messieurs ; savez-vous ce que c’est que la raison d’État ? »

— Plus haut ! reprit Christian ; plus haut, monsieur Goefle !

— « La raison d’État, cria M. Goefle en fausset, car sa voix ne se prêtait pas à un diapason très-élevé ; la raison d’État, c’est, à nos yeux… »

— Plus haut !

— Que le diable vous emporte !… Je m’y casserai le pharynx ! Merci, j’en ai assez, s’il faut hurler de la sorte.

— Eh ! non, monsieur Goefle ! je ne vous dis pas de parler plus haut ; depuis une heure, je vous élève le bras, et vous ne voulez pas comprendre que, si vous tenez ainsi la marionnette au niveau de votre poitrine, personne ne la verra, et que vous jouerez pour vous seul ! Regardez-moi : il faut que votre main dépasse votre tête. Allons, à nous deux, un dialogue ! Je suis l’avocat de la partie adverse, et je vous interromps, en proie à une indignation qui ne se contient plus. « Je ne puis en écouter davantage, et, puisque les juges endormis sur leurs siéges supportent un pareil abus de la parole humaine, en dépit de l’éloquence spécieuse de mon illustre et redoutable adversaire, je… » Interrompez-moi donc, monsieur Goefle ! il faut toujours interrompre !

— « Avocat, s’écria M. Goefle, vous n’avez pas la parole. » Je fais le juge.

— Très-bien ! mais alors changez de voix.

— Je ne saurais…

— Si fait ! Vous avez une main libre, pincez-vous le nez.

— Fort bien, dit M. Goefle en nasillant… « Avocat de la partie adverse, vous parlerez à votre tour… »

— Bravo ! « Je veux parler tout de suite ! je veux confondre les odieux sophismes de mon adversaire !… »

— « Odieux sophismes ! »

— Très-bien, oh ! très-bien ; le ton courroucé !… Je réplique : « Orateur sans principes, je te traduirai au ban de l’opinion publique !… » Donnez-moi un soufflet, monsieur Goefle.

— Comment ! que je vous donne un soufflet ?

— Eh ! oui, sur la joue de mon avocat, et que cela fasse du bruit surtout ; le public rit toujours à ce bruit-là. Tenez bien vos doigts, je vais vous arracher votre bonnet. Voyons, colletons-nous. Bravo ! faites sortir la marionnette de mes doigts avec les vôtres, et lancez-la dans le public. Les enfants courent après, la ramassent, la regardent avec admiration, et la relancent dans le théâtre. Prenez garde de la recevoir sur la tête ! On rit à se tenir les côtes dans le public, Dieu sait pourquoi, mais c’est toujours ainsi. Les injures et les coups sont un spectacle délicieux pour la foule ; pendant cette hilarité, votre personnage quitte la scène d’un air triomphant.

— Et nous respirons un peu, à la bonne heure ! J’en ai besoin, je suis égosillé !

— Respirer ! oh ! que non pas ! l’operante ne se repose jamais. Il faut nous hâter de prendre d’autres personnages pour la scène suivante, et, afin que le public ne se refroidisse pas devant le théâtre vide, il faut parler toujours, comme si les anciens acteurs se disputaient encore dans la coulisse, ou comme si les nouveaux approchaient en devisant sur ce qui vient de se passer.

— Peste ! mais c’est un métier de cheval que nous faisons-là !

— Je ne vous dis pas le contraire ; mais les nerfs s’excitent, et l’on va de mieux en mieux. Voyons, monsieur Goefle, à une autre scène ! Faisons comparaître…

— Mais j’en ai assez, moi ! Croyez-vous donc que je veuille montrer les marionnettes ?

— J’ai cru que vous vouliez m’aider à les montrer ce soir !

— Moi ! que je me donne en spectacle ?

— Qui saura que c’est vous ? On dresse le théâtre devant une porte donnant dans une pièce où personne ne pénètre. Une tapisserie vous isole du public. Au besoin, on se masque, si l’on risque d’être rencontré dans les corridors en entrant et en sortant.

— C’est vrai, personne ne vous voit, personne ne sait que vous êtes là ; mais ma voix, ma prononciation !… Tout le monde dira dès mes premiers mots : « Bon, c’est M. Goefle ! » Eh bien, cela fera un joli effet ! Un homme de mon âge, exerçant une profession grave ! C’est impossible, ne songeons point à cela.

— C’est dommage, vous alliez bien !

— Vous trouvez ?

— Mais certainement, vous m’auriez fait avoir un grand succès !

— Mais ma diable de voix, que tout le monde connaît…

— Il y a mille manières de changer son organe. En un quart d’heure, je vous en indiquerais trois ou quatre, et c’est plus qu’il n’en faudrait pour ce soir.

— Essayons. Si j’étais sûr que personne ne se doutât de ma folie ! Ah ! voici un instrument dont je comprends l’usage ; c’est un pince-nez… Et ceci est pour mettre dans la bouche, soit sur la langue, soit en dessous.

— Non, non, dit Christian, ce sont là des procédés grossiers à l’usage de Puffo. Vous êtes trop intelligent pour en avoir besoin. Écoutez-moi et imitez-moi.

— Au fait, dit M, Goefle après quelques essais promptement réussis, ce n’est pas bien malin ! J’ai joué la comédie de société dans mon jeune temps pas plus mal qu’un autre, et je savais bien comment il faut faire le vieillard édenté, le fat qui blaise, le pédant qui se lèche les lèvres à chaque parole. Allons, allons, pourvu que vous ne me fassiez pas trop parler et fatiguer le gosier, je me charge bien de vous donner la réplique pour trois ou quatre scènes. Il s’agit de répéter la pièce. Qu’est-ce que c’est ? où est-elle ? quel est le titre ?

— Attendez, attendez, monsieur Goefle : j’ai une quantité de canevas qu’il vous suffirait de lire une fois, vu que celui que l’on représente, écrit en gros caractères et résumé en peu de mots, est toujours attaché devant nous sur la face interne du théâtre ; mais ce que je voudrais pour jouer avec vous, c’est que la pièce vous fût agréable en se prêtant à votre fantaisie d’improvisation, et, pour cela, si vous m’en croyez, nous allons la faire nous-mêmes, à nous deux, et tout de suite.

— C’est une idée cela, une excellente idée ! dit M. Goefle. Vite, asseyons-nous ici ; faites de la place sur cette table. Quel sera le sujet ?

— Celui que vous voudrez.

— Votre propre histoire, Christian, ou du moins quelques parties de votre histoire, telle que vous me l’avez racontée.

— Non, monsieur Goefle, mon histoire n’est pas gaie, et ne m’inspirerait rien de divertissant. Il n’y a rien de romanesque dans ma vie que ce que précisément j’en ignore, et c’est sur cette partie-là que j’ai souvent brodé les aventures de mon Stentarello. Vous savez que le Stentarello est un personnage qui se plie à tous les caractères et à toutes les situations. Eh bien, une de mes fantaisies est de lui attribuer une naissance mystérieuse comme la mienne, dont il raconte souvent, au début, de mes pièces, les circonstances particulières, l’histoire, vraie ou feinte, que Sofia Goffredi tenait du petit juif. Je m’amuse à cela quelquefois, avec l’idée que je surprendrai dans mon public un mot, un cri qui me fera retrouver ma mère. Que voulez-vous ! c’est une fantaisie à moi ; mais parlons de Stentarello : c’est un type comique, tantôt jeune, tantôt vieux, selon que je lui cloue sur la tête une perruque blonde ou blanche. Or, pour être risible, il faut qu’il ait des ridicules. Dans la donnée dont je vous parle et que je vous propose, il va cherchant à découvrir les auteurs de ses jours, avec la prétention d’être au moins le bâtard d’un souverain. Il s’agit donc de le promener à travers des aventures absurdes, où il fait des bévues extravagantes, jusqu’à ce qu’enfin il découvre qu’il est le fils d’un rustre et s’estime encore bien heureux, après toutes ses disgrâces, de trouver chez son père l’asile et la nourriture.

— Très-bien, dit M. Goefle ; nous le ferons gourmand et le fils d’un rôtisseur ou d’un pâtissier.

— À merveille ! vous y êtes. Commençons.

— Écrivez, si vous êtes lisible ; moi, je ne le suis guère. Je trouve l’écriture trop lente pour rendre la parole, et je griffonne comme un chat. Diable ! quelle belle écriture vous avez !… Mais que faites-vous là ?

— J’écris d’abord les noms de nos personnages.

— Je le vois bien ; mais vous mettez au premier acte : Stentarello au maillot ?

— Voilà mon idée, monsieur Goefle. Je suis las de faire raconter à ce pauvre Stentarello le conte que l’on m’a fait de ma descente, au bout d’une corde, d’une fenêtre dans un bateau. Je veux, si vous y consentez, mettre cela en scène.

— Oui-da ! Et comment diable ferez-vous ?

— J’ai là, dans mes décors, un vieux château…

— Qu’allez-vous en faire ?

— Je vais en faire le Stollborg. Nous lui donnerons un autre nom, mais ce sera le paysage romantique dont j’ai été frappé sur le lac au soleil couchant, et dont j’ai fait un croquis.

— Vous allez peindre ?

— Oui, pendant que vous écrirez mal ou bien, peu importe ; j’ai tant déchiffré d’hiéroglyphes avec mon pauvre Goffredi ! Songez que le temps presse ; j’ai là tout ce qu’il me faut pour modifier mes décors selon les besoins du moment : un peu de colle figée dans une boîte de fer-blanc, quelques petits sacs de poudre de diverses couleurs… Ma toile n’est pas plus grande que le fond de mon théâtre, et, d’ailleurs, cela sèche en cinq minutes. Il ne m’en faut guère plus pour faire une fenêtre à mon donjon carré. Regardez, monsieur Goefle : d’abord je la rends praticable en découpant la toile… j’ai là mes ciseaux ; puis je fais chauffer ma colle au poêle… Avec du fusain, j’esquisse mon tas de gros galets, comme cela, vous voyez. Il y en a qui surplombent… J’ai bien observé, c’était merveilleux… Je donnerai le ton de la glace à ce terrain… Oh ! mais non ! il faut que ce soit de l’eau, puisque nous avons une barque…

— Où la prendrez-vous ?

— Dans la boîte aux accessoires. Croyez-vous que je n’aie pas de barque ? et des navires, et des voitures, et des charrettes, et des animaux de toute sorte ? Pourrais-je me passer de ce magasin de découpures qui rend toutes mes pièces possibles et qui tient si peu de place ? Oh ! encore une idée, monsieur Goefle ; je place la barque sous cette voûte formée par les galets.

— À quoi bon ?

— À quoi bon ? Cela nous donne une scène du plus grand effet ! Écoutez bien ; nous supposons la naissance de l’enfant très-mystérieuse ?

— Cela va sans dire.

— Environnée de périls ?

— Nécessairement.

— C’est un enfant de l’amour ?

— Comme il vous plaira.

— Un mari jaloux… Non, point d’adultère ? Si, par hasard, c’est réellement ma propre histoire, j’aime mieux n’être pas le fruit d’un amour coupable. Ma mère…, la pauvre femme ! je n’ai peut-être rien à lui reprocher, me soustrait à la vengeance d’un frère ou d’un oncle farouche… capable de me tuer pour cacher une mésalliance, un hymen clandestin !

— Très-bien ; je retiens le rôle de l’oncle implacable, quelque noble espagnol qui veut tuer l’enfant ! On cache l’innocente créature au fond du lac, au risque de la noyer un peu, après l’avoir jetée par la fenêtre pour la sauver de tout péril.

— Ô monsieur Goefle, vous vous envolez dans les régions du fantastique ! Ce n’est pas mon école. Je reste toujours dans une certaine vraisemblance romanesque, parce qu’on ne fait ni rire ni pleurer avec des situations impossibles. Non, non, représentons de véritables assassins, laids et grotesques comme il y en a. Tandis qu’ils errent sur les galets, surveillant la fenêtre, la barque, qui heureusement a déjà reçu furtivement le précieux dépôt (style consacré), glisse mollement et sans bruit sous les rochers, là, juste au-dessous des sbires qui ne se doutent de rien. Le public s’attendrit d’autant plus qu’il rit de la figure des assassins. Il aime beaucoup à rire et à pleurer en même temps… Et le rideau tombe sur la fin du premier acte au bruit des applaudissements.

— Excellent, excellent ! s’écria M. Goefle. Vous ferez donc mouvoir la barque ! Mais il n’y aura personne à la fenêtre ?

— Si fait ! N’ai-je qu’une main ? Tandis que de la gauche je pousse mon esquif sur les ondes limpides, de la droite je tiens à la fenêtre la fidèle camériste qui a fait descendre le panier, et qui élève vers le ciel ses beaux petits bras de bois, dans une attitude suppliante, en s’écriant d’une voix douce : « Divine Providence ! veille sur l’enfant du mystère ! »

— Ah ça ! et la mère, on ne la verra pas ?

— Non, ce ne serait pas convenable.

— Et le père ?

— Le père est en Palestine. C’est toujours là qu’on envoie les acteurs dont on n’a que faire.

— Je ne demande pas mieux ; mais, si les sbires sont sur pied, s’il y a un frère à honneur castillan et une fidèle camériste, Stentarello sera donc de noble famille ?

— Ah ! diable ! comment arranger cela ?

— Rien de plus simple. L’enfant que nous faisons descendre par la fenêtre est bien le jeune Alonzo, fils de la duchesse. Stentarello est le fils du pâtissier de monseigneur.

— Mais que viendra faire là ce pâtissier ?

— Est-ce que je sais, moi ? C’est à vous de trouver quelque chose. Si vous faites de la peinture, vous ne m’aiderez pas du tout !

— Oh ! regardez donc, monsieur Goefle, comme mon ciel vient bien !

— Il vient trop, il vient en avant !

— Vous avez raison. Diable ! vous avez de l’œil, monsieur l’avocat ! Je vais foncer un peu mon donjon.

— Très-bien. Le ciel rose est joli à présent et rappelle assez les nuages brillants de notre atmosphère ; mais ce n’est pas là un ciel d’Espagne ?

— Mettons la scène en Suède, pourquoi pas ?

— Oh ! non, par exemple ! Savez-vous que, dans notre acte… et surtout avec cette vue du Stollborg que vous venez de faire, il y aurait lieu, si l’imagination voulait se donner carrière, à certains rapprochements.

— Avec l’histoire de la baronne de Waldemora ?

— Eh ! qui sait ? Dans la réalité, il n’y en a pas, puisqu’il n’y a pas eu d’enfant ; mais certains esprits pourraient s’imaginer que nous représentons la prétendue captivité de la dame grise. Non, Christian, la scène en Espagne ! cela vaudra beaucoup mieux.

— Va pour l’Espagne ! Donc, nous disons que le pâtissier a un marmot qui vient de naître, et qui sera l’illustre Stentarello. Or, le cuisinier du château, qui envoyait à ce pâtissier, de la part du baron…

— Du baron ?

— Vous m’avez remis le baron en tête en me parlant de rapprochements possibles. Notre traître s’appellera don Diego ou don Sanche.

— À la bonne heure ! Donc le cuisinier du baron… Bon ! m’y voilà aussi, moi ! je veux dire de don Sanche. Que lui envoie-t-il ?

— Un magnifique pâté dans une corbeille, pour qu’il ait à le faire cuire.

— J’y suis, j’y suis ! Il avait déposé cette corbeille dans la barque. Le batelier chargé d’enlever et de sauver l’enfant du mystère n’y fait pas attention et emporte les deux corbeilles : puis il se trompe, porte le pâté en nourrice, et envoie au pâtissier un enfant à mettre au four !

— Et le bon pâtissier élève les deux enfants, ou bien il s’embrouille et garde celui de la duchesse. De là, par la suite, des quiproquos sans fin, et nous marchons au dénoûment avec certitude. Courage, monsieur Goefle ; j’ai fini de peindre, et je reprends la plume. Mettons les scènes en ordre. « Scène première : le Cuisinier seul. »

— Attendez donc, Christian. Pourquoi n’a-t-on pas descendu tout bonnement l’enfant par un escalier ?

— Oui, au fait, d’autant que le Stollborg a un escalier dérobé ; mais il est gardé par des sbires.

— Incorruptibles ?

— Non, mais la duchesse est à court d’argent, et le traître en a les poches pleines. « Seconde scène : don Sanche, l’oncle féroce, arrive pour surveiller le crime. »

— Que ne monte-t-il lui-même dans le donjon, où la victime est sa prisonnière, et que ne jette-t-il l’enfant par la fenêtre sans tant de cérémonie ?

— Ah ! cela, par exemple, je n’en sais rien. Mettons que l’enfant ne soit pas encore né, et que l’on attende le moment fatal !

— Très-bien. L’enfant va donc naître, et c’est pendant que don Sanche entre dans le donjon et monte l’escalier, que Paquita, la camériste, descend l’enfant qui vient de voir la lumière ! Dites-moi, verra-t-on l’enfant ?

— Certes ! je vais le peindre dans le berceau. Un bout de ficelle représentera la corde. Tout cela sera en découpure et vu dans l’éloignement.

— Alors le traître est fort désappointé de trouver l’oiseau envolé ? Que va-t-il faire ? Si nous le faisions tomber par la fenêtre et se briser la tête contre les rochers ?

— Non pas ! Gardons cela pour le dénoûment de la pièce, c’est une excellente fin !

— Eh bien, dans sa rage, il tue sa malheureuse nièce. On entend un cri, et le meurtrier paraît en disant : « Mon honneur est vengé ! »

— Son honneur !… J’aimerais mieux qu’il dit : « Ma fortune est faite. »

— Pourquoi ?

— Parce qu’il hérite de la duchesse : ne le faisons pas scélérat à moitié, puisque nous sommes résolus à lui rompre le crâne au dénoûment !

— Certainement, c’est logique ; mais…

— Mais quoi ?

— Oh ! c’est que nous retombons en plein dans l’histoire du baron Olaüs, telle que la racontent ses ennemis : une parente emprisonnée, disparue…

— Qu’est-ce que ça fait, puisque vous êtes sûr que l’histoire n’est pas vraie ?

— J’en suis aussi sûr que possible, et pourtant… Tenez, vous m’avez rendu tout à fait visionnaire avec votre voix mystérieuse, votre idée d’une prisonnière dans les souterrains, votre explication de ma propre vision de cette nuit et vos paroles de la Bible !

— Comme il n’y a très-probablement dans tout cela qu’un amusement de nos imaginations, nous ne risquons d’offenser personne, et, d’ailleurs, monsieur Goefle, quand même, sous le masque et le pseudonyme de Christian Waldo, je réveillerais quelque maussade souvenir dans l’esprit de M. le baron, que m’importe, je vous le demande ? Quant à vous, qui serez parfaitement incognito à mes côtés…

— Quant à moi, qui serait épié et signalé au baron, pour peu qu’il le commande à ses méchants laquais…

— Si vous courez vraiment quelque risque, n’en parlons plus, et cherchons vite un autre sujet de comédie.

M. Goefle demeura absorbé quelques instants, à la grande impatience de Christian, qui ne voyait pas sans inquiétude marcher l’aiguille de la pendule. Enfin l’avocat, se frappant le front et se levant avec une vivacité nerveuse, s’écria en se mettant à marcher par la chambre :

— Eh bien, qui sait si ce n’est pas reculer devant la recherche de la vérité ? Serai-je donc un courtisan poltron de ce personnage problématique ? N’en aurai-je pas le cœur net une bonne fois ? Sera-t-il dit qu’un aventurier, c’est-à-dire un beau et bon enfant du hasard, digne à coup sûr d’un meilleur sort, trouvera, dans son insouciance, le courage de braver un puissant ennemi, tandis que moi, serviteur officiel de la vérité, défenseur attitré de la justice humaine et divine, je m’endormirai dans une paresse égoïste voisine de la lâcheté ?… Christian ! ajouta M. Goefle en se rasseyant, mais toujours très-exalté, passons au deuxième acte, et faisons une pièce terrible ! Que vos marionnettes s’illustrent aujourd’hui ! qu’elles deviennent des personnages sérieux, de vivantes images, des instruments de la destinée ! que, comme dans la tragédie d’Hamlet, ces acteurs représentent un drame qui fasse frémir et pâlir le crime triomphant, à la fin démasqué ! Voyons, Christian, à l’œuvre ! Supposons… tout ce que l’on suppose dans ce pays-ci sur le compte du baron : qu’il a empoisonné son père, assassiné son frère, fait mourir de faim sa belle-sœur…

— Oh ! justement dans cette chambre !… dit Christian, qui rêvait un décor de troisième acte… Voyez quelle belle scène à faire ! Je suppose que l’enfant… Puisque nous supposons un enfant, supposons que le fils de la duchesse revienne au bout de vingt-cinq ans pour rechercher la vérité et punir le crime ! Voyez-vous nos marionnettes enfonçant la muraille mystérieuse, et trouvant là… derrière ces briques… On ferait vite un décor ad hoc, j’en aurais le temps…

— Trouvant quoi ? dit M. Goefle.

— Je ne sais pas, dit Christian devenu tout à coup pensif et sombre. Il me passe par la tête des idées si noires que je renonce à cette donnée. Elle m’ôterait tout mon entrain, et, au lieu de continuer la pièce, je me mettrais à démolir ce mur avec une rage de curiosité…

— Allons, ne devenez pas fou, mon ami Christian ! C’est bien assez que je le sois, car tout ceci est une rêverie, et ma conscience me défend d’ailleurs de m’arrêter à des soupçons qui sont le résultat d’un estomac fatigué ou d’un cerveau malade d’inaction. Achevez la pièce, et faites-la inoffensive, si vous voulez la faire divertissante ; moi, je vais décidément travailler un peu, car j’ai là à dépouiller un carton que Stenson vient de me remettre, et sur le contenu duquel il faut que je me fasse une opinion définitive, vu que, d’un moment à l’autre, le baron peut me faire demander la solution que ce matin je lui ai promise.

Christian se mit à écrire sa pièce de théâtre, et M. Goefle à lire ses pièces de procédure, chacun sur un bout de la grande table, vers le milieu de laquelle ils avaient repoussé les mets du déjeuner. Ulphilas vint les renouveler en silence. Il était dans son état habituel d’ivresse semi-lucide, et il eut avec M. Goefle une assez longue dissertation, que n’entendit et n’écouta point Christian, à propos d’une soupe faite avec du lait, de la bière et du sirop, plat national que M. Goefle voulait avoir à son souper, et qu’Ulphilas se vanta de savoir faire aussi bien que personne en Suède. Il désarma, par cette promesse, le courroux de l’avocat, qui lui reprochait d’avoir grisé son petit laquais, reproche auquel Ulphilas jurait ne rien comprendre, et peut-être le jurait-il de bonne foi, lui qui portait les alcools avec tant d’aplomb et de sérénité.

À six heures, Christian avait fini, et M. Goefle n’avait pas travaillé, inquiet, agité ; et Christian, lorsqu’il levait par hasard les yeux vers lui, rencontrait les siens fixes et préoccupés. Pensant que c’était sa manière de travailler, il ne voulut le distraire par aucune réflexion, jusqu’au moment où Christian lui demanda avec un peu d’inquiétude s’il lui plairait de lire le canevas.

— Oui, certes, dit M. Goefle ; mais que ne me le lisez-vous ?

— Impossible, monsieur Goefle. Il faut que je choisisse mes personnages, que je mette un peu d’ensemble dans leurs costumes, que je rassemble les pièces de mes décors, que je charge tout cela sur mon âne, et que je m’en aille vite au château neuf pour prendre possession du local qui nous est destiné, monter la baraque, placer l’éclairage, etc. Je n’ai plus une minute à perdre. Il faut commencer à huit heures.

— À huit heures ! Diable ! voilà une heure détestable. On ne soupera donc qu’à dix heures au château ? Et quand souperons-nous, nous autres ?

— Ah ! oui, le cinquième repas de la journée ! s’écria avec désespoir Christian, tout en faisant ses préparatifs à la hâte : au nom du ciel, monsieur Goefle, soupez tout de suite et soyez prêt dans une heure. Vous lirez la pièce en mangeant.

— Oui-da ! vous me mettez là à un joli régime ! manger sans appétit et lire en mangeant pour ne pas digérer !

— Alors, n’y songeons plus. Je vais essayer de jouer à moi seul. Je ferai comme je pourrai. Bah ! quelque bon génie me viendra en aide !

— Non pas, non pas ! s’écria M. Goefle, je veux être ce bon génie ; je vous l’ai promis, je n’ai qu’une parole.

— Non, monsieur Goefle, je vous remercie ; vous n’avez pas l’habitude de ces choses-là. Vous êtes un homme raisonnable, vous ! vous ne sauriez vous affranchir de vos graves préoccupations pour vous mettre sur la tête le bonnet à grelots de la folie ! J’étais un grand indiscret d’accepter.

— Ah çà ! s’écria M. Goefle, pour qui me prenez-vous ? pour un hâbleur qui promet ce qu’il sait ne pouvoir tenir, ou bien encore pour un vieux pédant, incapable de se livrer à un agréable badinage ?

Christian vit que la contradiction était le meilleur stimulant pour ramener l’avocat à son projet, et qu’au fond le digne homme tenait à accomplir ce tour de force de se transformer en agréable baladin sans autre préparation que celle nécessaire à Christian lui-même. Il l’excita donc encore par une feinte discrétion et ne le quitta que lorsqu’il le vit presque piqué de ses doutes, résolu ou plutôt acharné à se mettre en mesure, dût-il manger sans appétit sa soupe au lait et à la bière, et sortir absolument et violemment de ses petites habitudes.

Christian était à la moitié du trajet entre le Stollborg et Waldemora, lorsqu’il se trouva face à face avec une sorte de fantôme noir qui voltigeait par bonds inégaux sur la glace. Il ne lui fallut pas beaucoup de réflexion pour reconnaître M. Stangstadius, porteur comme lui d’une petite lanterne sourde, et se disposant à lui adresser la parole. Comme Christian était bien sûr de ne pas être reconnu par un homme aussi insoucieux des autres, il jugea inutile de baisser son masque sur sa figure et de changer son accent pour lui répondre.

— Holà ! mon ami, lui dit le savant, sans daigner même le regarder, vous venez du Stollborg ?

— Oui, monsieur.

— Vous y avez vu le docteur Goefle ?

— Non, monsieur, répondit Christian, qui s’avisa aussitôt de la perturbation fâcheuse qu’une telle visite apporterait aux bonnes résolutions de son collaborateur.

Comment ! reprit Stangstadius, le docteur Goefle n’est pas au Stollborg ? Il m’avait dit qu’il y était logé.

— Il y était tantôt, répondit Christian avec aplomb ; mais il est parti pour Stockholm il y a deux heures.

— Parti ! parti sans attendre ma visite, quand je lui avais annoncé ce matin que j’irais souper avec lui dans la vieille tour ? C’est impossible.

— Il l’aura sans doute oublié.

— Oublié ! oublié ! quand il s’agit de moi ? Voilà qui est trop fort, par exemple !

— Enfin, monsieur, reprit Christian, allez-y si bon vous semble, vous ne trouverez ni souper, ni convive.

— Alors j’y renonce ; mais voilà bien la chose la plus extraordinaire !… Il faut qu’il soit devenu fou, ce pauvre Goefle !

Et M. Stangstadius, revenant sur ses pas, se mit à marcher auprès de Christian, qui continuait sa route vers le château. Au bout de quelques instants, le naturaliste se ravisa, et, se parlant à lui-même à haute voix, comme il en avait l’habitude :

— Goefle est parti, dit-il, soit ! c’est un cerveau brûlé, un extravagant ; mais son neveu ! car il a un neveu, un charmant garçon avec qui l’on peut causer, et celui-là, sachant par lui que j’irais dîner là-bas, doit m’attendre. Il faut que j’y aille, certainement il le faut.

Puis, s’adressant à Christian :

— Dites-moi, mon ami, reprit-il, je veux aller au Stollborg décidément… J’ai beaucoup marché aujourd’hui dans la neige, et je suis très-las ; prêtez-moi votre petit cheval ?

— Ce serait avec grand plaisir, monsieur ; mais, si c’est pour trouver le neveu de M. Goefle…

— Oui, certainement, Christian Goefle, il s’appelle comme cela. Vous l’avez vu ? vous êtes homme de service au Stollborg, vous, n’est-ce pas ? eh bien, retournez-y, donnez-moi votre bête, marchez devant, et allez faire préparer le souper. C’est une bonne idée, cela !

Et, sans attendre l’agrément de Christian, M. Stangstadius, séduit par la petite taille et l’allure paisible de Jean, qu’il s’obstinait à prendre pour un cheval, voulut monter dessus, sans s’inquiéter de son chargement, qui s’y opposait de la manière la plus absolue.

— Laissez donc cet animal tranquille ! lui dit Christian, un peu impatienté de son insistance. Le neveu de M. Goefle est parti avec son oncle, et le Stollborg est fermé comme une prison.

— Le jeune homme est parti aussi ! s’écria Stangstadius émerveillé. Mon Dieu ! il faut que quelque chose de fâcheux soit arrivé à cette famille pour que l’oncle et le neveu aient pu oublier ce que je leur avais promis ; mais ils ont dû laisser une lettre pour moi. Il faut que j’aille la chercher.

— Ils n’ont pas laissé de lettre, reprit Christian, s’avisant d’un nouvel expédient ; ils m’ont chargé de dire à un certain M. Stangstadius, au château neuf, qu’ils étaient forcés de partir, et c’est pour cela que je vais au château neuf.

— Un certain M. Stangstadius ! s’écria le savant indigné ; ils ont dit un certain ?

— Non, monsieur ; c’est moi qui dis cela. Je ne le connais pas, moi, ce M. Stangstadius !

— Ah ! c’est toi qui dis cela, imbécile ! Un certain Stangstadius ! que tu ne connais pas, double brute ! C’est bon, à la bonne heure. Eh bien, apprends à me connaître : c’est moi qui suis le premier naturaliste… Mais à quoi bon ? Il y a d’étranges crétins sur cette pauvre terre !… Arrête donc ton cheval, animal ! Ne t’ai-je pas dit que je voulais monter dessus ? Je suis fatigué, te dis-je ! Crois-tu que je ne sache pas conduire n’importe quelle bête ?

— Voyons, voyons, monsieur le savant, reprit Christian avec sang-froid, quoiqu’il se sentît très-ennuyé de cette rencontre, qui le retardait encore ; vous voyez bien que cette pauvre bête est chargée jusqu’aux oreilles.

— La belle affaire ! Pose-là ton chargement, et tu reviendras le reprendre.

— C’est impossible, je n’ai pas le temps.

— Quoi ! tu me refuses ? Quel sauvage es-tu donc ? Voici le premier paysan suédois qui refuse son assistance au docteur Stangstadius !… J’en porterai plainte, je t’en réponds, malheureux ! Je porterai plainte contre toi !

— À qui ? au baron de Waldemora ?

— Non, car il te ferait pendre, et tu n’aurais que ce que tu mérites… Je veux que tu saches que je suis bon ; je suis le meilleur des hommes, et je te fais grâce.

— Bah ! reprit Christian qui ne pouvait s’empêcher de se divertir un peu des figures hétéroclites qui se croisaient dans sa vie errante, je ne vous connais pas, et il vous plaît de vous faire passer pour qui vous n’êtes point. Un naturaliste, vous ? Allons donc ! Vous ne distinguez pas seulement un cheval d’un âne ?

— Un âne ? reprit Stangstadius, heureusement distrait de sa fantaisie d’équitation ; tu prétends avoir là un âne ?…

Et il promena sa lanterne autour de Jean, qui, grâce aux soins de son maître, était si bien enveloppé de peaux de divers animaux, qu’il était vraiment d’un aspect fantastique.

— Un âne ? Cela ne se peut point ; un âne ne vivrait point sous cette latitude… Ce que tu appelles un âne, dans ta crasseuse ignorance, n’est tout au plus qu’une sorte de mulet !… Voyons, je veux m’en assurer ; ôte-lui toutes ces peaux d’emprunt.

— Tenez, monsieur, dit Christian : Stangstadius ou non, vous m’ennuyez… Je n’ai pas le temps de causer ; bonsoir.

Là-dessus, il chatouilla d’une houssine les jarrets du fidèle Jean, qui prit le trot, et tous deux laissèrent vite derrière eux le docteur ès-sciences. Le bon Christian, toutefois, eut bientôt un remords. Comme il atteignait la rive, il se retourna et vit le pauvre savant qui le suivait de loin, péniblement, en faisant de nombreuses glissades. Il fallait qu’il fût réellement bien fatigué pour s’en apercevoir, lui qui ne vivait que par le cerveau et la langue, et surtout pour en convenir, lui qui avait la prétention d’être l’homme le plus robuste de son siècle.

— Si la force lui manque, pensa Christian, il est capable de rester là sur la glace, et, dans ce pays, un instant de repos forcé pendant la nuit peut être mortel, surtout à un être aussi chétif. Allons, attends-moi là, mon pauvre Jean !

Il courut à M. Stangstadius, qui s’était effectivement arrêté, et qui songeait peut-être à poursuivre son projet de dîner au Stollborg. Cette pensée, qui vint à Christian, lui fit doubler le pas ; mais Stangstadius, qui n’était pas en toute occasion aussi vaillant qu’il le prétendait, et qui avait conçu de fortes préventions contre un inconnu si peu prosterné devant son mérite, lui attribua soudainement de mauvais desseins contre sa personne, et, retrouvant ses jambes, il se mit à fuir dans la direction du Stollborg. Cela ne faisait pas le compte de Christian, qui se mit à courir aussi, et qui l’eut bientôt rejoint. — Misérable ! s’écria d’une voix entrecoupée le savant, dont la terreur et la lassitude étaient au comble, tu viens m’assassiner, je le vois ! Oui, tu es payé par mes envieux pour éteindre la lumière du monde. Laisse-moi, malheureuse brute, ne me touche pas ! Songe sur qui tu vas porter la main !…

— Allons, allons, calmez-vous donc, monsieur Stangstadius, dit Christian en riant de sa frayeur, et connaissez mieux les gens qui veulent vous rendre service. Voyons, montez sur mon dos et dépêchons-nous, car je me suis mis en sueur à vous poursuivre, et je n’ai pas envie de me refroidir.

Stangstadius céda avec beaucoup de répugnance ; mais il se rassura en voyant le robuste jeune homme l’enlever légèrement et le porter jusqu’au rivage. Là, Christian le déposa sur ses pieds et se remit en marche pour échapper à sa générosité ; car, dans sa reconnaissance, le bon Stangstadius cherchait dans sa poche une petite pièce de monnaie de la valeur de deux sous, persuadé que c’était royalement payer un être qui avait eu le bonheur de lui rendre service.