L’Homme gras

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Ollendorff (p. 131-138).


L’Homme gras


Assis dans un fauteuil de cuir souple, l’homme gras examinait sa chambre avec joie. Il était vraiment gras, ayant au cou un épais collier, la poitrine bardée, le ventre couvert ; ses bras semblaient noués aux articulations comme des saucisses et ses mains se posaient sur ses genoux comme de grosses cailles plumées, rondes et blanches. Ses pieds étaient des miracles de pesanteur, ses jambes des fûts de colonne et ses cuisses des chapiteaux de chair. Il avait la peau luisante et grenue comme de la couenne ; ses yeux bouffaient de graisse et son quadruple menton étayait solidement sa face débordante.

Et tout, autour de lui, était solide, rond et gras ; la table de chêne massif, aux larges pieds, fortement assise, polie sur les bords ; les vieux fauteuils avec leur dos ovale, leur siège renflé et leurs gros clous sphériques ; les tabourets accroupis par terre comme des crapauds gras, et les tapis lourds, à longue laine emmêlée. La pendule s’épatait sur la cheminée ; les trous de clef s’ouvraient comme des yeux dans son cadran convexe ; le verre qui l’emboîtait se gonflait comme le hublot du casque d’un scaphandre ; les flambeaux paraissaient les branches d’un arbre en cuivre noueux, et les chandelles y pleuraient du suif. Le lit s’enflait comme un ventre rembourré ; les bûches qui brûlaient dans le feu faisaient craquer leur écorce, dodues et pétillantes ; les carafons du buffet étaient trapus, les verres avaient des bosses ; les bouteilles, un nœud puissant au goulot, à demi-pleines de vin, étaient encastrées dans leurs cercles de feutre comme des bombes vermeilles de verre. Et par-dessus tout il y avait dans cette grosse chambre ventrue, joyeuse et chaude, un homme gras, riant largement, ouvrant une bouche aux lippes saines, fumant et buvant.

La porte en ogive, fermée à bon bouton, qui emplissait bien la main, donnait sur la cuisine, où cet homme passait le meilleur temps de sa vie. Car il rôdait dès le matin parmi les casseroles, trempant du pain dans les sauces, torchant les lèche-frites avec un bout de mie, humant des bols pleins de bouillon ; et il plongeait dans les marmites une cuiller en bois qui dégouttait, pour comparer ses ragoûts, cependant que le feu ronflait sous la tôle. Puis, ouvrant la petite porte de la fournaise, il laissait entrer la lumière rouge qui s’épandait sur sa chair. Ainsi, dans le crépuscule, il avait l’air d’une énorme lanterne dont sa figure était la vitre, éclairée par le sang et la braise.

Et dans la cuisine, l’homme gras avait une nièce potelée, blanche et rose, qui brassait les légumes avec ses manches relevées, une nièce souriante, pleine de fossettes, dont les petits yeux sautaient à force de bonne humeur, une nièce qui lui tapait sur les doigts quand il les trempait dans le plat, qui lui envoyait les crêpes chaudes sur la figure quand il voulait retourner la poêle, et qui lui faisait mille bonnes petites choses sucrées, dorées, mijotées à point, avec des croûtons réjouissants.

Sous la grande table de bois blanc dormait un chat, panse pleine, dont la queue était grasse comme celle d’un mouton d’Asie, et le caniche, appuyé contre la briquetterie du fourneau, clignait des yeux à la chaleur, laissant pendre les gros plis de sa peau tondue.

Dans sa chambre, l’homme gras regardait voluptueusement un gobelet de verre, où il venait de verser doucement du vin de Constance 1811, quand la porte de la rue tourna sans bruit. Et l’homme gras fut si surpris qu’il ouvrit la bouche et resta immobile, la lèvre inférieure baissée. Il y avait devant lui un homme maigre, noir, long, dont le nez était mince et la bouche rentrée ; ses pommettes étaient pointues, sa tête osseuse, et, chaque fois qu’il faisait un geste, on croyait voir sortir des esquilles de ses manches ou de son pantalon. Ses yeux étaient caves et mornes, ses doigts semblaient des fils de fer, et sa mine était si grave qu’on devenait triste à le regarder. Il portait à la main un étui à lunettes et il chaussait de temps en temps des verres bleus, en parlant. Dans toute sa personne, la voix seule était onctueuse et attachante, et il s’exprimait avec tant de douceur que les larmes vinrent aux yeux de l’homme gras.

« Ho, Marie, cria-t-il, nous avons un monsieur à dîner. Vite en route, mets la table ; voici la clef du linge ; cherche une nappe, prends des serviettes ; fais monter du vin — celui de gauche, les bouteilles du fond — peut-être aimez-vous le bourgogne, monsieur ? Ho, Marie, tu apporteras du Nuits ; veille à la poularde, celle de l’autre jour était une idée trop cuite. Monsieur, un doigt de ce Constance. Vous devez avoir faim, nous dînons trop tard. Marie, presse-toi, monsieur meurt de faim. As-tu mis le rôti ? Il faut tailler la soupe. N’oublie pas les petits verres. Et le thym, y as-tu pensé ? J’étais sûr. Mets un bouquet de suite. Et ce monsieur qui aime peut-être le poisson : justement nous n’en avons pas. Excusez-moi, monsieur. Dépêche-toi, Marie, décante ce vin, pousse ces chaises, avance la soupière, passe le beurre, dégraisse cette sauce, donne le pain. Cette soupe est délicieuse, n’est-ce pas ? Il fait bon vivre. Prenez-vous de ce sucre avec vos crevettes ? C’est excellent.

— Savez-vous ce que c’est que le sucre ? dit l’homme maigre, d’une voix placide.

— Oui, » répondit l’homme gras, surpris, et laissant tomber de nouveau sa lèvre de dessous, en s’arrêtant, la cuiller à la bouche. « C’est-à-dire non, j’en mange avec certains plats — le sucre m’est égal. C’est bon, le sucre. Qu’est-ce que vous avez à dire du sucre ?

— Mon Dieu, rien, dit l’homme maigre, ou presque rien. Vous savez bien que vous absorbez de la saccharose, ou sucre de canne ; et vous tirez des féculents et des matières hydro-carburées d’autres sucres que vous transformez en sucre animal, sucre interverti ou glycose…

— Et que voulez-vous que cela me fasse ? dit l’homme gras, en riant. Saccharose ou glycose, le sucre est bon. J’aime les plats sucrés.

— D’accord, dit l’homme maigre, mais si vous fabriquez trop de glycose, vous aurez le diabète, cher ami. Bien vivre donne le diabète ; je ne serais pas étonné que vous en eussiez quelques traces. Prenez garde, en aiguisant ce couteau.

— Et pourquoi ? dit l’homme gras.

— Mon Dieu, reprit l’homme maigre, pour cette simple raison : c’est que vous avez probablement le diabète, et que si vous vous coupez ou si vous vous piquez, vous allez courir un grand danger.

— Grand danger ! dit l’homme gras. Bah, quelles inventions ! Buvons et mangeons. Et quel danger donc ?

— Oh, reprit l’homme maigre, la plupart du temps toutes les réserves nutritives s’éliminent avec le trop-plein de la glycose ; on ne peut plus se refaire de tissu ; la plaie ne se cicatrise pas et on a la gangrène. Cela décompose la main (l’homme gras laissa tomber sa fourchette), puis le bras se pourrit (l’homme gras resta sans manger), et ensuite le reste y passe (on vit sur la figure de l’homme gras l’expression d’un sentiment qui n’y avait jamais paru, et qui était l’effroi). Hélas ! reprit l’homme maigre, qu’il y a de maux dans la vie ! »

L’homme gras réfléchit un moment, la tête basse ; puis il dit tristement : « Vous êtes médecin, monsieur ?

— Oui, pour votre service, docteur en médecine, oui ; je demeure place Saint-Sulpice et j’étais venu…

— Monsieur, interrompit l’homme gras d’un ton suppliant, vous pouvez m’empêcher d’avoir le diabète ?

— Nous pouvons essayer, cher monsieur, dit l’homme maigre, pourvu que Dieu nous aide. »

La figure de l’homme gras s’enfla de nouveau, sa bouche s’épanouit : « Touchez-là, dit-il, et soyez mon ami. Vous demeurerez avec moi : nous ferons ce qu’il faudra et vous ne vous plaindrez de rien.

— Soit, dit l’homme maigre, et je réglerai votre vie.

— Entendu, repartit l’homme gras. Allons manger de la poularde.

— Permettez, s’écria l’homme maigre. De la poularde ! Il ne vous en faut point. Faites-vous faire un œuf avec du thé, une once de pain grillé. » La désolation couvrit le visage de l’homme gras. « Seigneur, et qui mangera la poularde ? » pleura la pauvre Marie. Alors l’homme gras dit à l’homme maigre, avec un sanglot dans la voix : « Docteur, mangez, je vous en prie. »

Dès lors, ce fut l’homme maigre qui régna. Il y eut un amincissement progressif des choses ; les meubles s’allongèrent et furent anguleux ; les tabourets grincèrent sous les pieds ; le parquet ciré sentit la vieille cire ; les rideaux devinrent flasques et se moisirent ; les bûches eurent l’air de grelotter ; les poêles de la cuisine se rouillèrent ; les casseroles pendues se piquèrent de vert-de-gris. Le fourneau ne chanta plus, ni le joyeux pot-au-feu ; on entendait parfois tomber quelque charbon éteint sur un lit de vieille cendre. Le chat fut maigre et galeux ; il miaulait la désolation. Le chien, devenu hargneux, creva un jour les carreaux, de son échine osseuse, en fuyant avec un morceau de morue.

Et l’homme gras suivit la pente de sa maison. Peu à peu sa graisse s’amassa dans des dépôts jaunes, sous sa chair ; sa gorge faisait peine à voir et il avait le cou ridé comme un dindon ; sa figure était couverte de plis entrelacés, et la peau de son ventre flottait comme un gilet à jabot. Sa charpente osseuse, qui avait poussé à proportion, se balançait sur deux bâtons minces qui avaient été des cuisses et des jambes. Il lui pendait des lambeaux le long des mollets. Et il était poursuivi par la crainte du diabète et de la mort. L’homme maigre lui représentait le danger, plus cruel de jour en jour, et qu’il fallait penser à son âme. Et le pauvre homme gras soignait son diabète et son âme.

Mais il pleurait sur sa joie passée, sur sa nièce Marie qui avait maintenant une figure de cire et de petits os menus. Un jour qu’il présentait au feu les misérables tiges tremblotantes qui avaient été ses doigts, affaissé sur une chaise de bois dur, un petit livre relié de cuir sur ses genoux pointus, Marie lui passa la main sur le bras et murmura à son oreille : « Mon oncle, voyez donc votre ami : il engraisse ! »

Au milieu de cette désolation, l’homme maigre se remplissait graduellement. Sa peau se gonflait et devenait rosée. Ses doigts commençaient à tourner. Et son air de douce satisfaction allait toujours croissant.

Alors l’homme qui avait été gras souleva piteusement la nappe de peau qui pendait sur ses genoux, — et la laissa retomber.