L’Homme qui a perdu son ombre/02

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Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 21-29).


II

Enfin je revins à moi, et me hâtai de quitter ce lieu, où j’espérais ne plus avoir rien à faire. Je commençai par remplir mes poches d’or, puis je suspendis la bourse à mon cou et la cachai sous mes vêtements. Je sortis du parc sans être remarqué ; je gagnai la grand’route, et je m’acheminai vers la ville.

J’approchais de la porte, lorsque j’entendis crier derrière moi : — « Jeune homme ! Eh ! jeune homme ! écoutez donc ! » — Je me retournai, et j’aperçus une vieille femme, qui me dit : — « Prenez donc garde, Monsieur, vous avez perdu votre ombre. » — « Grand merci, ma bonne mère, » lui répondis-je, en lui jetant une pièce d’or pour prix de son bon avis, et je continuai ma route à l’ombre des arbres qui bordaient le chemin.

À la barrière, la sentinelle répéta la même observation : — « Où celui-ci a-t-il laissé son ombre ? » Des femmes, à quelques pas de là, s’écrièrent : — « Jésus Marie ! le pauvre homme n’a point d’ombre. » Ces propos commencèrent à me chagriner. J’évitai avec le plus grand soin de marcher au soleil, mais il y avait des carrefours où l’on ne pouvait faire autrement, comme, par exemple, au passage de la grande rue, où, quand j’arrivai, pour mon malheur, justement les polissons sortaient de l’école. Un maudit petit bossu, je crois le voir encore, remarqua d’abord ce qui me manquait, et me dénonça par de grands cris à la bande écolière du faubourg, qui commença sans façons à me harceler avec des pierres et de la boue. — « La coutume des honnêtes gens, criaient-ils, est de se faire suivre de leur ombre quand ils vont au soleil. » Je jetai de l’or à pleines mains, pour me débarrasser d’eux, et je sautai dans une voiture de place que de bonnes âmes me procurèrent.

Aussitôt que je me trouvai seul dans la maison roulante, je commençai à pleurer amèrement. Déjà je pressentais que, dans le monde, l’ombre l’emporte autant sur l’or que l’or sur le mérite et la vertu. J’avais jadis sacrifié la richesse à ma conscience ; je venais de sacrifier mon ombre à la richesse. — Que pouvais-je faire désormais sur la terre ?

Je n’étais pas encore revenu de mon trouble lorsque la voiture s’arrêta devant mon auberge ; l’aspect de cette masure m’indigna ; j’aurais rougi de remettre le pied dans le misérable grenier où j’étais logé. J’en fis sur-le-champ descendre ma valise, je la reçus avec dédain, laissai tomber quelques pièces d’or, et ordonnai de me conduire au plus brillant hôtel de la ville. Cette maison était exposée au nord, et je n’avais rien à y craindre du soleil ; je donnai de l’or au cocher, je me fis ouvrir le plus bel appartement, et je m’y enfermai dès que j’y fus seul.

Et que penses-tu que je fisse alors ? Ô mon cher Adelbert, en te l’avouant, la rougeur me couvre le visage. Je tirai la malheureuse bourse de mon sein, et, avec une sorte de fureur semblable au délire toujours croissant de ces fièvres ardentes qui s’alimentent par leur propre malignité, j’y puisai de l’or, encore de l’or, sans cesse de l’or. Je le répandais sur le plancher, je l’amoncelais autour de moi, je faisais sonner celui que je retirais sans interruption de la bourse, et ce maudit son, mon cœur s’en repaissait. J’entassai sans relâche le métal sur le métal, jusqu’à ce qu’enfin, accablé de fatigue, je me roulai sur ce trésor. Je nageais en quelque sorte dans cet océan de richesses. Ainsi se passa la journée ; la nuit me trouva gisant sur mon or, et le sommeil vint enfin m’y fermer les yeux.

Un songe me reporta près de toi ; je me trouvai derrière la porte vitrée de ta petite chambre. Tu étais assis à ton bureau, entre un squelette et un volume de ton herbier ; Haller, Humboldt et Linnée étaient ouverts devant toi, et sur ton canapé Homère et Shakspeare. Je te considérai long-temps, puis j’examinai tout ce qui était autour de toi, et mes yeux te contemplèrent de nouveau, mais tu étais sans mouvement, sans respiration, sans vie.

Je m’éveillai. Il paraissait être encore de fort bonne heure ; ma montre était arrêtée ; j’étais brisé, et de plus je mourais de besoin : je n’avais rien pris depuis la veille au matin. Je repoussai avec dépit loin de moi cet or dont peu auparavant j’avais follement enivré mon cœur. Maintenant, inquiet, triste et confus, je ne savais plus qu’en faire. Je ne pouvais le laisser ainsi sur le plancher. J’essayai si la bourse de laquelle il était sorti aurait la vertu de l’absorber ; mais non, il ne voulait pas y rentrer. Aucune de mes fenêtres ne donnait sur la mer ; il fallut donc prendre mon parti, et, à force de temps et de peines, à la sueur de mon front, le porter dans une grande armoire qui se trouvait dans un cabinet attenant à ma chambre à coucher, et l’y cacher jusqu’à nouvel ordre ; je n’en laissai que quelques poignées dans mon appartement. Lorsque ce travail fut achevé, je m’étendis, épuisé de fatigue, dans une bergère, et j’attendis que les gens de la maison commençassent à se faire entendre.

Je me fis apporter à manger, et je fis venir l’hôte, avec lequel je réglai l’ordonnance de ma maison. Il me recommanda, pour mon service personnel, un nommé Bendel, dont la physionomie ouverte et sage m’inspira d’abord la confiance. Pauvre Bendel !! c’est lui dont l’attachement a depuis adouci mon sort, et qui m’a aidé à supporter mes maux en les partageant. Je passai toute la journée chez moi avec des valets sans maîtres et des marchands. Je montai ma maison et ma suite conformément à ma fortune actuelle, et j’achetai surtout une quantité de choses inutiles, de bijoux et de pierreries, dans le seul but de me débarrasser d’une partie du monceau d’or qui me gênait ; mais à peine si la diminution en était sensible.

Je flottais cependant, à l’égard de ce qui me manquait, dans une incertitude mortelle ; je n’osais sortir de ma chambre, et je faisais allumer le soir quarante bougies dans mon salon, pour ne point rester dans les ténèbres. Je ne pensais qu’avec effroi à la rencontre des écoliers ; cependant je voulais, autant que j’en aurais le courage, affronter encore une fois les regards du public, et donner à l’opinion l’occasion de se prononcer. La lune éclairait alors les nuits ; je m’enveloppai d’un large manteau, je rabattis mon chapeau sur mes yeux, et me glissai, tremblant comme un malfaiteur, hors de l’hôtel. Je m’éloignai à l’ombre des maisons, et ayant gagné un quartier écarté, je m’exposai au rayon de la lune, résigné à apprendre mon sort de la bouche des passants.

Épargne-moi, mon ami, le douloureux récit de tout ce qu’il me fallut endurer. Quelques femmes manifestaient la compassion que je leur inspirais, et l’expression de ce sentiment ne me déchirait pas moins le cœur que les outrages de la jeunesse et l’orgueilleux mépris des hommes, de ceux-là surtout qui se complaisaient à l’aspect de l’ombre large et respectable dont leur haute stature était accompagnée. Une jeune personne d’une grande beauté, qui semblait suivre ses parents, tandis que ceux-ci regardaient avec circonspection à leurs pieds, porta par hasard ses regards sur moi ; je la vis tressaillir lorsqu’elle remarqua la malheureuse clarté qui m’environnait. L’effroi se peignit sur son beau visage ; elle le couvrit de son voile, baissa la tête, et poursuivit sa route sans ouvrir la bouche. Des larmes amères s’échappèrent alors de mes yeux, et, le cœur brisé, je me replongeai dans l’ombre. J’eus besoin de m’appuyer contre les murs pour soutenir ma démarche chancelante, et je regagnai lentement ma maison, où je rentrai tard.

Le sommeil n’approcha point, cette nuit, de ma paupière. Mon premier soin, dès que le jour parut, fut de faire chercher l’homme en habit gris. J’espérais, si je parvenais à le retrouver, que peut-être notre étrange marché pourrait lui sembler aussi onéreux qu’à moi-même ; j’appelai Bendel. Il était actif et intelligent ; je lui dépeignis exactement l’homme entre les mains duquel était un trésor sans lequel la vie ne pouvait plus être pour moi qu’un supplice. Je l’instruisis du temps et du lieu où je l’avais rencontré, et je lui dis encore que, pour des renseignements plus particuliers, il eût à s’informer curieusement d’une lunette d’approche, d’un riche tapis de Turquie, d’un pavillon magnifique, et enfin de trois superbes chevaux de selle noirs, objets dont l’histoire, que je ne lui racontai pas, se rattachait essentiellement à celle de l’homme mystérieux que personne n’avait semblé remarquer, et de qui l’apparition avait détruit le repos et le bonheur de ma vie.

Tout en parlant, je lui donnai autant d’or que j’en avais pu porter ; j’y ajoutai des bijoux et des diamants d’une valeur encore plus grande, et je poursuivis : — « Voilà ce qui aplanit bien des chemins, et rend aisées bien des choses qui paraissent impossibles. Ne sois pas plus économe de ces richesses que moi-même. Va, Bendel, va, et ne songe qu’à rapporter à ton maître des nouvelles sur lesquelles il fonde son unique espérance. »

Il revint tard et triste. Il n’avait rien appris des gens de M. John, rien des personnes de sa société. Il avait parlé cependant à plusieurs, et aucune ne paraissait avoir le moindre souvenir de l’homme en habit gris. La lunette était encore entre les mains de M. John ; le pavillon, tendu sur la colline, couvrait encore le riche tapis de Turquie. Les valets vantaient l’opulence de leur maître, mais tous ignoraient également d’où lui venaient ces nouveaux objets de luxe. Lui-même y prenait plaisir, sans paraître se rappeler celui de qui il les tenait. Les jeunes gens qui avaient monté les chevaux noirs les avaient encore dans leurs écuries, et ils s’accordaient à célébrer la générosité de M. John, qui leur en avait fait présent.

Le récit long et circonstancié de Bendel m’éclairait peu ; cependant, quelque infructueuses qu’eussent été ses démarches, je ne pus refuser des louanges à son zèle, à son activité et à sa prudence mesurée. — Je lui fis signe, en soupirant, de me laisser seul.

— « J’ai, reprit-il, rendu compte à Monsieur de ce qu’il lui importait le plus de savoir ; il me reste à m’acquitter d’une commission dont m’a chargé pour lui quelqu’un que je viens de rencontrer devant la porte, en retournant d’une mission où j’ai si mal réussi. Voici quelles ont été ses propres paroles : — Dites à M. Pierre Schlémihl qu’il ne me reverra plus ici, parce que je vais passer les mers, et que le vent qui vient de se lever ne m’accorde plus qu’un moment ; mais que d’aujourd’hui dans un an j’aurai moi-même l’honneur de venir le trouver, et de lui proposer un nouveau marché qui pourra lui être alors agréable. Faites-lui mes très humbles compliments, et assurez-le de ma reconnaissance. » — Je lui ai demandé son nom ; il m’a répondu : — Rapportez seulement à votre maître ce que je viens de vous dire, et il me reconnaîtra. »

« Comment était-il fait ? » m’écriai-je avec un sinistre pressentiment. Et Bendel me dépeignit, trait pour trait, l’homme en habit gris, tel qu’il venait de le signaler lui-même dans son récit. — « Malheureux ! m’écriai-je, c’était lui-même. » Et tout à coup, comme si un épais bandeau fût tombé de ses yeux : — « Oui ! s’écria-t-il avec l’expression de l’effroi, oui, c’était lui, c’était lui-même. Et moi, aveugle, insensé que j’étais, je ne l’ai pas reconnu, malgré la peinture exacte que vous m’en aviez faite, et j’ai trahi la confiance de mon maître ! »

Il éclata contre lui-même en reproches amers, et le désespoir auquel je le voyais se livrer excita ma compassion. Je cherchai à le consoler ; je l’assurai que je ne doutais nullement de sa fidélité ; mais je lui ordonnai de courir aussitôt au port, et de suivre, s’il en était encore temps, les traces de l’inconnu. Il y vola, mais un grand nombre de vaisseaux, retenus depuis longtemps par les vents contraires, venaient de mettre à la voile pour toutes les contrées du monde, et l’homme en habit gris avait disparu, hélas ! comme mon ombre qu’il emportait, sans laisser de vestiges.