L’Homme qui a perdu son ombre/03

La bibliothèque libre.
Traduction par Hippolyte von Chamisso.
J. Tardieu (p. 30-36).


III

De quoi serviraient des ailes à qui gémirait dans les fers ? elles ne feraient qu’accroître son désespoir. J’étais, comme le dragon qui couve son trésor, dépourvu de toute consolation humaine, et misérable au sein de mes richesses ; je les maudissais comme une barrière qui me séparait du reste des mortels. Seul, renfermant au dedans de moi-même mon funeste secret, réduit à craindre le moindre de mes valets, et à envier son sort, car il pouvait se montrer au soleil et réfléchir devant lui son ombre, j’aigrissais ma douleur en y rêvant sans cesse. Je ne sortais ni jour ni nuit de mon appartement ; le désespoir peu à peu s’emparait de mon cœur, il le brisait, il allait l’anéantir.

J’avais un ami cependant, qui, sous mes yeux, se consumait aussi de chagrin : c’était mon fidèle Bendel, qui ne cessait de s’accuser d’avoir trompé ma confiance en ne reconnaissant pas l’homme dont je l’avais chargé de s’informer, et auquel il devait croire que se rattachaient toutes mes douleurs. Pour moi, je ne pouvais lui faire aucun reproche ; je ne sentais que trop dans tout ce qui s’était passé l’ascendant mystérieux de l’inconnu.

Un jour, pour tout essayer, j’envoyai Bendel avec une riche bague de diamants chez le peintre le plus renommé de la ville, en le faisant prier de passer chez moi. Il vint. J’éloignai tous mes gens ; je fermai soigneusement ma porte ; je fis asseoir l’artiste à mon côté, et après avoir loué ses talents, j’abordai la question, non sans un serrement de cœur inexprimable. J’avais cependant pris la précaution de lui faire promettre le plus religieux secret sur la proposition que j’allais lui faire.

— « Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindre une ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs, aurait perdu la sienne ? » — « Vous parlez, Monsieur, de l’ombre portée ? » — « Oui, Monsieur, de l’ombre portée, de celle que l’on jette à ses pieds au soleil. » — « Mais, poursuivit-il, par quelle négligence, par quelle maladresse cet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ? » — « Il importe peu, repartis-je, comment cela s’est fait ; cependant je vous dirai (et je sentis qu’il fallait mentir effrontément) que, voyageant l’hiver dernier en Russie, son ombre, par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu’il lui fut impossible de l’en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur était arrivé. » — « L’ombre postiche que je pourrais lui peindre, répondit l’artiste, ne résisterait pas au plus léger mouvement ; il la perdrait encore infailliblement, lui qui, à en croire votre récit, tenait si faiblement à celle qu’il avait reçue de la nature. Que celui qui ne porte point d’ombre ne s’expose pas au soleil ; c’est le plus raisonnable et le plus sûr. » Il se leva à ces mots, et s’éloigna, en me lançant un regard pénétrant que je ne pus supporter. Je retombai dans mon fauteuil, et je cachai mon visage dans mes deux mains.

Bendel, en rentrant, me trouva dans cette attitude, et, respectant la douleur de son maître, il allait se retirer en silence. Je levai les yeux ; je succombais sous le fardeau de mes peines ; il les fallait alléger en les versant dans le sein d’un ami. — « Bendel, lui criai-je, Bendel, toi le seul témoin de ma douleur, qui la respectes, et ne cherches point à en surprendre la cause, qui sembles t’y montrer sensible et la partager en secret, viens près de moi, Bendel, et sois le confident, l’ami de mon cœur. Je ne t’ai point caché l’immensité de mes richesses ; je ne veux plus te faire un mystère de mon désespoir. Bendel, ne m’abandonne pas. Tu me vois riche, libéral, et tu penses que le monde devrait m’honorer et me rechercher. Cependant tu me vois fuir le monde ; tu me vois mettre entre lui et moi la barrière des portes et des verrous. Bendel, c’est que le monde m’a condamné ; il me repousse, me rejette ; et peut-être me fuiras-tu toi-même, lorsque tu sauras mon effroyable secret. Bendel, je suis riche, généreux, bon maître, bon ami, mais, hélas ! je n’ai plus…… Comment achever, grand Dieu !… Je n’ai plus… mon ombre. » — « Plus d’ombre ! s’écria-t-il avec terreur, plus d’ombre ! » Et ses yeux se remplirent de larmes. « Misérable que je suis, d’être condamné à servir un maître qui n’a point d’ombre. » — Il se tut, et mon visage retomba dans mes deux mains, dont je le couvris de nouveau.

— « Bendel, repris-je en hésitant, après un assez long silence, Bendel, maintenant tu connais mon secret, et tu peux le trahir. Va, dénonce-moi ; élève contre moi ton témoignage. — Je m’aperçus qu’un violent combat se passait en lui. Enfin je le vis se précipiter à mes pieds. Il saisit mes mains, les arrosa de ses pleurs, et s’écria : — « Non, quoi qu’en pense le monde, je ne puis ni ne veux abandonner mon maître parce qu’il a perdu son ombre. Si je n’agis pas selon la prudence, j’agirai du moins selon la probité. Je demeurerai près de vous ; je vous prêterai le secours de mon ombre ; je vous rendrai tous les services qui pourront dépendre de moi ; je pleurerai du moins avec vous. » À ces mots, je jetai mes bras autour de son cou, je le serrai contre mon cœur, étonné d’un si admirable dévoûment, car je voyais bien que ce n’était point le vil appât de l’or qui le portait à se sacrifier ainsi pour moi.

Depuis ce moment mon sort et ma manière de vivre changèrent. On ne saurait croire avec quel zèle, avec quelle adresse Bendel savait remédier à ma déplorable infirmité. Toujours et partout il était près de moi, devant moi, prévoyant tout, prenant les plus ingénieuses précautions, et si quelque péril venait à me menacer, plus prompt que l’éclair, il accourait et me couvrait de son ombre, car il était plus grand et plus puissant que moi. Alors je pus me hasarder de nouveau parmi les hommes, et reprendre un rôle dans la société. Ma situation me forçait, à la vérité, à affecter diverses bizarreries, mais elles siéent si bien aux riches ! et tant que la vérité demeurait cachée, je jouissais doucement des honneurs et des respects que l’on doit à l’opulence. — J’attendais avec plus de tranquillité l’époque à laquelle le mystérieux inconnu m’avait annoncé sa visite.

Je sentais cependant très bien que j’aurais tort de m’arrêter long-temps dans un lieu où j’avais été vu sans mon ombre, et dans lequel je pouvais être reconnu d’un moment à l’autre. Je me rappelais aussi, et peut-être étais-je le seul à y songer, l’humble manière dont je m’étais présenté chez M. John, et ce souvenir m’était désagréable. Je ne voulais donc qu’apprendre et répéter ici mon rôle, afin de le jouer ailleurs avec plus d’assurance. Cependant, je fus arrêté quelque temps par ma vanité.

Fanny, la beauté du jour, celle même que j’avais vue briller chez M. John, et que je rencontrai ailleurs sans qu’elle se doutât de m’avoir jamais vu, Fanny, dis-je, m’honora de quelque attention, car maintenant j’avais de l’esprit, de l’agrément, de la délicatesse ; on m’écoutait dès que j’ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j’avais pu apprendre si vite à manier la parole avec tant d’art, à diriger la conversation avec tant de supériorité. L’impression que je crus avoir faite sur cette dame produisit en moi tout l’effet qu’elle désirait ; elle me tourna la tête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger, à la faveur de l’ombre et du crépuscule. J’étais vain de la voir mettre son orgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à faire passer jusque dans mon cœur l’ivresse de ma vanité.

Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d’une histoire aussi vulgaire. Toi-même souvent tu m’en as raconté de semblables, dont tant d’honnêtes gens ont été les héros ! Cependant, la pièce usée, dans laquelle je jouais un rôle rebattu, eut cette fois un dénoûment nouveau et fort inattendu.

Un soir où, suivant ma coutume, j’avais rassemblé dans un jardin magnifiquement illuminé une société nombreuse et choisie, je m’enfonçai avec ma maîtresse dans un bosquet écarté. Je lui donnais le bras ; je lui disais des douceurs ; son regard était modestement baissé, et sa main répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, lorsque inopinément la lune apparut derrière nous, sortant du sein d’un épais nuage. Elle ne réfléchit que la seule ombre de Fanny, qui, surprise, me regarda d’abord, puis reporta ses yeux à terre, y cherchant, avec inquiétude, l’image de celui qui était à ses côtés. Ce qui se passait en elle se peignit d’une manière si bizarre sur sa physionomie, que je n’aurais pu m’empêcher d’en rire aux éclats, si, au même moment, songeant à moi-même, un frisson glacial ne m’eût saisi.

Cependant Fanny perdit l’usage de ses sens. Je la laissai se dégager de mes bras, et perçant comme un trait la foule de mes hôtes, je gagnai la porte, me jetai dans la première voiture qui se rencontra, et revins précipitamment à la ville, où, pour mon malheur, j’avais laissé cette fois le circonspect Bendel. Le désordre qui se peignait dans tous mes traits l’effraya d’abord ; un mot lui révéla tout. Des chevaux de poste furent à l’instant commandés. Je ne pris avec moi qu’un seul de mes gens, un certain Rascal. C’était un insigne vaurien, mais adroit, expéditif, industrieux. Il avait su se rendre nécessaire, et d’ailleurs il ne pouvait se douter de ce qui venait d’arriver. Je laissai derrière moi, cette nuit-là même, plus de trente lieues de pays. Bendel était resté pour congédier mes gens, répandre de l’or, régler mes affaires, et m’apporter tout ce dont on a besoin en voyage. Quand, le jour suivant, il m’eut rejoint, je me jetai dans ses bras et lui jurai, sinon de ne plus faire de sottises, du moins d’être plus circonspect à l’avenir. Nous poursuivîmes jour et nuit notre route, passâmes la frontière, traversâmes les montagnes, et ce ne fut qu’après avoir mis cette barrière entre le théâtre de mes infortunes et moi, que je consentis à m’arrêter pour respirer. Des bains que l’on disait peu fréquentés se trouvaient dans le voisinage. Ce fut là où je résolus de me rendre pour me remettre de mes fatigues.