L’Homme qui devint gorille…/08

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L’Écho d’Alger (p. 65-80).

VIII

OÙ LE GORILLE PARLE


Depuis les débuts du singe phénomène, les Folies-Olympiques, selon l’expression consacrée, refusaient du monde. Pour contenter la curiosité de tous les genres de public, en leur permettant de ne point se coudoyer, il avait fallu réserver aux familles une soirée par semaine.

Ces jours-là, la salle présentait un aspect très particulier, car, à côté des enfants venus applaudir l’élève de Goldophin, on voyait les personnalités les plus autorisées du monde savant, médecins et naturalistes, ethnologistes et philosophes, se presser en foule, avides de contempler cette exception qui faussait leurs doctes théories, ou nourrissant la secrète ambition d’expliquer l’énigme vivante. C’est ainsi que les boucles brunes et blondes des babies joufflus et turbulents voisinaient avec les crânes dénudés ou les solennelles perruques blanches d’un bataillon de vieux messieurs, en rupture d’institut, de faculté ou de laboratoire.

Et dès que le rideau se levait, mettant fin aux juvéniles trépignements qui réclamaient « master Charly », tous les yeux, ornés ou non de lunettes ou de binocles, se rivaient sur la scène, stupéfaits par l’extraordinaire apparition.

Un soir, parmi d’autres redingotes inélégantes, mais sentant leur savant à plein nez, également fourvoyés en ce lieu frivole, on remarquait un jeune homme, grave et taciturne, près d’un vieillard exubérant et inquiet : le professeur Fringue et le docteur Silence.

Quel bouleversement titanique, quelle invraisemblable catastrophe les avait détachés de leur laboratoire — leur alvéole naturelle — pour les transporter là ? Quelle mystérieuse attraction avait pu les arracher à leurs travaux et les décider à se mêler aux joies profanes ?

Inattentifs aux vains bruits du monde, les deux prêtres du Scalpel lisaient peu les journaux, à peine, de temps à autre, y jetaient-ils un regard distrait et dédaigneux. Particulièrement, la rubrique des spectacles et concerts leur demeurait étrangère et comme tout ce qui ressemblait à une chronique faisait fuir leurs yeux, sceptiques à l’endroit des documentations journalistiques, il paraissait presque certain que la gloire du gorille passerait ignorée d’eux.

Il en eût été certainement ainsi, si les revues scientifiques ne s’étaient emparées de la question et avisées de la poser en lettres capitales. L’en-tête, pour banal qu’il fût retint les regards du professeur Fringue. Il avait pourtant des airs de redites ; c’était une de ces questions, éternelles parce qu’insolubles, qu’on exhume périodiquement : « L’intelligence des singes. — Peut-elle égaler celle de l’homme ? — Faut-il voir, dans l’affirmative, un indice d’origine commune ? » Tout cela naturellement, en l’honneur du gorille.

Or, il arriva qu’un des ongles de Silence, — lequel lisait par-dessus l’épaule du professeur — s’abattit sur le papier et raya une ligne : « Ce singe semble vraiment posséder une pensée, osons dire une pensée humaine ».

L’apôtre du scalpel tressaillit et releva les yeux vers son disciple. L’index de celui-ci dessinait inconsciemment dans l’air comme un point d’interrogation. Le professeur Fringue en formula le sens.

— Serait-ce ?…

— Lui ?… acheva le docteur Clodomir.

— Il est certain qu’il doit se trouver quelque part…

— Puisqu’il nous a échappé…

— Sa pensée doit certainement être humaine.

Le regard du professeur Fringue retomba sur les pages placées devant lui.

— Les revues !… sourit-il.

— Les savants !… fit le docteur Silence, du même ton et même air.

Ils prolongèrent quelques secondes leurs sourires, également sarcastiques.

— Mais, est-ce lui ? reprit soudain le professeur, devenant soucieux.

— Voilà la question ! mima le geste de Silence.

— En somme, c’est une expérience incomplète… à laquelle manquent, tout au moins, les observations postérieures… Nous n’avons pas revu l’homme…

De la tête, le docteur Clodomir acquiesçait.

— Il a disparu… « L’autre, » aussi, poursuivit le professeur. Cela ne témoigne pas d’un grand souci de la science. Cela confirmerait votre hypothèse, docteur Clodomir.

Contrairement à ce qui eût dû être, ce dernier n’approuva point. Sa mine se fit dubitative.

— Non ! proféra Fringue, avec une grande énergie. Cette conduite n’est pas loyale. Jusqu’à un certain point, nous jouons un rôle de dupes… Nous avons eu la peine et nous n’aurons pas l’honneur. Pouvons-nous parler d’une expérience dont nous ignorons les suites et qui a tout juste la valeur d’un miracle chirurgical ?

Cette fois, le docteur Silence approuva sans réserve, en secouant nettement la tête.

— Car elle avait admirablement réussi, soupira le professeur. Je parle au point de vue médical. Les malades étaient en bonne voie de guérison. Je suis moralement certain qu’ils sont guéris à l’heure qu’il est. Mais, la certitude morale n’est point la certitude scientifique. Et, pour conclure, mon petit Silence, il faudrait que nous puissions étudier nous-mêmes, voir de nos yeux comment ces organes se comportent dans les milieux, en somme, étrangers. Pourquoi cet homme a-t-il disparu ? Qu’en a-t-on fait ? Nous devions le revoir.

Le professeur tapota la table d’un air agacé. Puis, tout à coup, il reprit :

— Mais, je regrette surtout l’autre… Celui-là pouvait être un merveilleux collaborateur. Il nous devait la notation exacte de ses sensations. Ah ! il avait un beau rôle à jouer !… Un bien beau rôle !…

Fringue soupira profondément. Silence aussi.

— En somme, docteur Clodomir, nous avons eu tort de nous rendre à son désir et de respecter sa personnalité dans sa forme nouvelle. L’intérêt de la science exigeait que nous le séquestrions.

Sans sourciller, le jeune savant admit cette nécessité. Même, il observa :

— Peut-être est-il encore temps.

Le professeur s’agita dans son fauteuil.

— Et où le prendre ? Où est le singe, docteur Clodomir ? clama-t-il, en lui jetant des regards désespérés.

— Là ! dit Silence, en abaissant son doigt sur l’article de la revue.

— Peut-être. Qui sait ? Comment faire ?

Le docteur Silence regarda bien en face son vieux maître et articula discrètement :

— Allons voir.

Telle était la raison qui amenait les deux savants aux Folies-Olympiques.

Mais, il y avait une autre présence, dont les gens au courant de certaine tragédie douloureuse eussent pu s’étonner également ; c’était celle de Violette Sarmange.

Le noir de ses vêtements, sa figure pâle et triste, sous l’éblouissement des cheveux d’or en faisaient une silhouette frêle et tragique, qui détonnait dans ce milieu, rempli de couleurs, de lumières, de rire et de joie.

Près d’elle, la placide Mme Sarmange s’éventait lentement, d’un petit mouvement rythmique et machinal ; derrière elle, d’une importance olympienne de banquier heureux, étalant son ventre aussi large qu’un coffre-fort, Flavien Sarmange causait avec Pasquale Borsetti, toujours sémillant et enveloppant Violette Sarmange, les yeux encore rougis par les larmes ! la bouche encore crispée de sanglots !

Que des prières — un ordre aussi, peut-être — il avait dû falloir pour l’amener là !

L’idée venait de Pasquale Borsetti. C’était lui, d’ailleurs, qui offrait l’avant-scène. Il avait aisément convaincu M. Sarmange de la nécessité d’imposer à sa fille quelques menues distractions.

En la circonstance, Pasquale Borsetti s’était vraiment montré serviable et plein de tact. Il s’était chargé de toutes les démarches nécessitées par l’internement de Roland et s’était occupé de régler les affaires du malheureux avec un zèle des plus louables.

Il avait beaucoup aidé le banquier, péniblement impressionné par l’événement, à surmonter cette crise morale. Mais, ce qui avait surtout touché M. Sarmange, c’est qu’à aucun moment le Corse ne s’était mis en posture de prétendant, rendu à l’espoir par la disparition définitive d’un rival. Très discrètement, il avait évité toute allusion à ses vœux antérieurs et aux possibilités que réservait l’avenir.

Ceci conduisit naturellement M. Sarmange à y songer pour lui. Il se fût révolté si Pasquale Borsetti en eût parlé le premier ; mais, en présence d’une réserve si louable, il envisagea l’éventualité de faire un jour — plus tard, beaucoup plus tard, quand la pauvre Violette serait consolée — un gendre de son associé.

Ses manières à l’égard du Corse se ressentirent de ces pensées secrètes ; il en arriva à le traiter plus familièrement, plus affectueusement et à l’introduire peu à peu dans son intimité. Rue Anatole-de-la-Forge, Pasquale Borsetti fut chez lui. Par la force de l’habitude, il sembla bientôt qu’il était de la famille ; on le traitait, en conséquence, sans préciser encore à quel titre il en ferait partie. Mais cela lui conférait des droits pour plus tard.

En somme, la discrétion du Corse le servait mieux que, les plus pressantes sollicitations.

Quand un laps de temps suffisamment décent se fut écoulé, M. Sarmange exigea de Violette, qu’elle reparût dans le monde, qu’elle frôlât la joie des autres pour s’en imprégner, et s’en étourdir. Elle dut accompagner ses parents dans les théâtres convenables, subir les orchestres les plus bruyants et les foules les plus tapageuses.

La méthode réussit avec certaines natures, suffisamment extériorisées pour être sans cesse la proie des milieux dans lesquels elles évoluent et refléter l’état d’esprit moyen de la masse. D’autres, possédant la faculté de se concentrer et s’isoler en elles, continuent à vivre leur chagrin au milieu du tumulte.

Violette était de ces dernières. Un cadre sombre n’était point indispensable à sa tristesse. Elle céda au vœu de son père, mais n’oublia point.

Le programme des Folies-Olympiques entre ses doigts fins — ce programme dont la couverture représentait la silhouette du merveilleux gorille — c’était à Roland Missandier qu’elle songeait. Et chose bizarre, dont l’obsession la faisait frissonner, elle revoyait le dément dans une attitude infiniment plus simiesque que celle prêtée au gorille par l’illustrateur du programme.

Après des airs américains, accompagnant des clowneries ou des acrobaties, le rideau se releva enfin sur le « numéro » du gorille.

De deux portants se faisant face surgirent deux gentlemen, vêtus avec infiniment de chic du même complet habit, dévoilant l’éblouissant plastron, piqué des scintillements du strass des boutons, du même mac-farlane aux revers de satin, portant le même chapeau « tout-reflets » et jouant avec la même badine désinvolte. Des escarpins vernis au banal camélia des boutonnières, tous les détails avaient été combinés pour rendre les silhouettes identiques et, pour compléter l’illusion, Godolphin et son élève se présentaient, avançant du même pas et saluant du même geste.

Stupéfait, le public hésita un court instant, ses regards allant de l’un à l’autre des deux « sosies » sans pouvoir distinguer le singe de l’homme.

Et il fallut que tous deux s’arrêtassent, simultanément et côte à côte, devant la rampe le chapeau à la main, pour que les faces différentes fussent enfin identifiées.

Enthousiasmés, les spectateurs constatèrent alors que le gorille avait l’air infiniment plus « distingué » que son montreur, incontestablement, il était plus à l’aise dans son habit et ses saluts surpassaient, en élégance et naturel, ceux de Godolphin, légèrement empruntés.

Puis, après quelques mots prétentieux du saltimbanque, petit discours appris par cœur et destiné à présenter la merveille aux spectateurs, le gorille commença la première partie de ses exercices.

Il but et mangea, fuma, fit semblant de lire un journal, toutes choses que l’assistance avait l’habitude de faire, ou voir faire quotidiennement autour d’elle, mais qu’elle acclama avec des cris déchirants parce que ces banalités s’accomplissaient sur une scène de music-hall et que, de la part du gorille, elles étaient des tours de force.

Ceci sortait vraiment de l’ordinaire et on était bien forcé de reconnaître au gorille une intelligence stupéfiante.

Dans l’avant-scène de droite, Violette, distraite, n’accordait peut-être pas au spectacle toute l’attention qu’il méritait ; mais, par contre, Pasquale Borsetti ne ménageait pas les exclamations admiratives et laudatives. Le jeu du singe le passionnait véritablement.

— Stupéfiant !… Miraculeux ! criait-il à tout instant, en se dressant pour mieux voir. Ce singe mériterait d’être un homme !

— Très curieux, vraiment, concédait le banquier, en étouffant un bâillement.

Le gorille, n’étant point une valeur de spéculation, l’intéressait médiocrement.

Si les gestes du gorille n’étaient ni gauches, ni embarrassés, on ne pouvait dire, néanmoins, que l’acteur improvisé montrait, sur les planches, l’aplomb d’un vieux cabot. Pour des yeux professionnels, son inexpérience de la scène fût apparue certaine. Des sentiments évidemment complexes dictaient ses attitudes, sa bonne volonté était indéniable, mais, en même temps apparaissait en lui une certaine répugnance à jouer un rôle de fantoche. Et c’était encore une preuve d’intelligence consciente. Il se forçait à jouer, faisant effort pour chasser des soucis ; mais cela lui coûtait beaucoup, sans qu’on pût deviner à quel mobile il obéissait en acceptant cette corvée. Son regard trahissait une sorte de dédain du public, et pourtant, par instants, comme un comédien qui cherche à mesurer la portée de ses effets, il paraissait observer anxieusement quelle impression il produisait sur les spectateurs. Il semblait vouloir oublier la salle et lui-même ; et l’une et l’autre le préoccupaient sans cesse, en le désespérant.

Ces nuances échappaient au public, mais point au professeur Fringue ni au docteur Silence.

Ces éminents vivisecteurs, accoutumés à épier les tressaillements de douleur de leurs « sujets », à suivre à travers la matière palpitante le fil conducteur des nerfs qui les menaient jusqu’au siège de la pensée ; — les centres supérieurs, — à démontrer, en quelque sorte, le mécanisme de la vie consciente, — ou tout au moins sensible, — dans l’espoir d’en surprendre le secret, lisaient comme dans un livre ouvert dans les yeux du singe. Impitoyables, parce que la science expérimentale exige qu’on fasse abstraction du facteur douleur, ils suivaient avec un prodigieux intérêt les tortures du gorille ; elles étaient pour eux les manifestations prévues, attendues même, de phénomènes d’ordre purement scientifique. Ils étaient aussi froidement attentifs que dans leur laboratoire devant des réactions successives révélant la composition chimique du corps analysé.

Épaule contre épaule, leurs deux têtes se frôlant, ils échangeaient leurs réflexions à voix basse, sans quitter des yeux le gorille.

— C’est bien lui ! répétait de temps à autre le professeur Fringue.

— C’est bien lui ! confirmait la tête du docteur Clodomir, en s’agitant de haut en bas.

— Remarquez les transformations déjà subies par le corps, dont le cerveau a violenté les habitudes. La taille s’est redressée ; le port de tête n’est plus le même ; les articulations des genoux se sont disloquées pour permettre les attitudes nouvelles. La flamme du regard, reflet d’une activité intellectuelle, a suffi pour enlever à la face son caractère de bestialité. Une loi s’impose, mon petit Silence : l’influence cérébrale domine l’être et détermine son caractère physique. La forme n’est qu’une adaptation de la matière selon le vœu du cerveau. Cette adaptation commença au début des espèces ; elle est devenue spontanée et parfaite dès la naissance par suite des lois ataviques ; mais elle doit être lentement modifiable et nous le prouverons par une suite raisonnée d’expériences à laquelle celle-ci servira de point de départ.

Un grognement satisfait du docteur Silence témoigna qu’il goûtait la saveur de ces déductions.

— Une chose m’intrigue, reprit le professeur, suivant toujours des yeux les évolutions du gorille. Pourquoi cette bête… cet être, a-t-il préféré ce misérable état d’histrion au rôle glorieux que nous lui réservions ? S’exhiber en public me semble infiniment plus dégradant que satisfaire aux curiosités scientifiques de deux savants. Si son égoïste amour de l’indépendance devait l’amener sur ces planches, je conçois mal qu’il ait prétendu demeurer le maître de sa destinée.

Il dirigea sa jumelle sur la face du gorille et l’observa avec une profonde attention.

— Eh ! mais, docteur Clodomir, s’exclama-t-il involontairement, en voici bien d’une autre !… On dirait… Oui, ma foi, on dirait…

Ici, le coude de son compagnon, entrant brusquement en contact avec ses côtes, le rappela à la nécessité de tempérer l’éclat de son verbe, qui commençait à attirer l’attention des voisins.

— On dirait, continua-t-il, en baissant notablement le ton, que sa responsabilité nouvelle l’étonne et le chagrine. Voyez donc il a tout à fait la mine de quelqu’un à qui on a fait endosser contre son gré un costume déplaisant et qui ne sait comment on s’y est pris pour l’en affubler… Voyez donc, docteur Clodomir, voyez donc ! Par instant, il y a dans ses yeux de la fureur… et du désespoir et presque de la démence.

Par petits hochements de tête, le disciple approuvait l’exactitude de ces diverses constatations.

— C’est inconcevable ! murmura le professeur Fringue. Il sait cependant aussi bien que nous…

Abandonnant la scène et le gorille, le regard du docteur Silence décrivit un quart de cercle. Le professeur le sentit sur lui et quitta la lorgnette pour en rencontrer l’interrogation muette.

— Oh ! oh ! docteur Clodomir, fit-il stupéfait de ce qu’il y lut, prétendrez-vous insinuer que… que notre individu ne se souvient pas ?

Sa voix trahit une soudaine inquiétude. Il se pencha davantage vers son voisin et murmura mystérieusement.

— Est-ce que… Est-ce qu’il serait… par aventure… devenu fou ?

La moue du docteur Silence exprima le doute.

— Il y a pourtant quelque chose de cela… Voyez les yeux, docteur Clodomir. Ce ne sont pas les yeux d’un… d’un être qui se rend pleinement compte de ce qui lui arrive… Diable !… Diable !… Voici qui serait fâcheux, excessivement fâcheux pour notre expérience.

— On pourrait… voir… suggéra le docteur Silence, en pointant discrètement son index vers la scène.

— Oui… oui ! vous avez raison, dit le professeur dont l’agitation allait croissant. Il faut le voir de près… l’examiner… l’interroger.

— L’acheter…

— Le voler, s’il le faut ! prononça héroïquement le professeur Fringue. Nous l’avons retrouvé, il ne faut plus qu’il nous échappe. Nous irons…

— À l’entracte, chuchota le docteur Clodomir, en calmant du geste l’impatience de son compagnon.

Et tous deux, reprenant leurs jumelles, les braquèrent de nouveau sur le gorille.

Les exercices du phénomène touchaient à leur fin. Il venait de gagner une partie de dames, entamée contre un spectateur de bonne volonté, et se relevait en laissant à son maître le soin de triompher pour lui.

À ce moment, l’éventail de Mme Sarmange, échappant à sa main nonchalante, tomba sur la scène, presque aux pieds du gorille, dont l’attention, fut attirée par le petit cri que poussa la bonne dame.

Machinalement, il se baissa pour le ramasser, aux applaudissements de la salle en délire. Ses yeux, en même temps que son formidable bras, se levèrent vers l’avant-scène pour y chercher la propriétaire de l’objet et le lui rendre.

Déjà, Mme Sarmange, un peu confuse de l’ovation ironique qu’elle partageait avec le singe, se penchait pour essayer d’attraper l’éventail.

Mais l’attitude du gorille avait brusquement changé. Il demeurait cloué sur place, le bras à demi-levé, les yeux fixes, fascinés, la poitrine haletante. Un son rauque s’échappait de sa gorge.

Il venait d’apercevoir ceux qui garnissaient l’avant-scène : le banquier et Borsetti, Mme Sarmange, Violette. Mais ses yeux ne semblaient voir que cette dernière. Ils se fixaient sur elle, hagards, affolés, désespérés et suppliants.

Cela n’avait duré que quelques secondes. Nul — hormis, peut-être, les deux savants — n’avait eu le temps de s’apercevoir de l’émoi du gorille, quand un grand cri étrange, un cri dont les intonations n’avaient rien d’humain et qui, pourtant, était fait de syllabes humaines, retentit, glaçant l’assistance de stupeur et d’épouvante.

— Violette !

Ç’avait été une plainte désespérée, une clameur de bête à l’agonie, rugissement rauque déchirant la gorge d’où il s’échappait.

Violette entendit et, brusquement réveillée de sa douloureuse songerie, crut être le jouet d’une imagination. Il était si invraisemblable que le gorille eût prononcé son nom !

Effrayée, néanmoins, à cause de la visible surexcitation du gorille, elle pâlit et se rejeta en arrière.

Dans la loge, tous, avaient également pâli et tous s’étaient brusquement levés — le banquier Pasquale Borsetti, se dressant derrière les deux femmes, comme pour les protéger. Pâle et résolu, le Corse avait vivement plongé sa main dans une de ses poches, y cherchant sans doute une arme.

L’attitude du gorille justifiait ce geste. Elle était effrayante. Évidemment pris de folie, il venait de se précipiter contre le manteau d’Arlequin et mesurait du regard la hauteur qui le séparait de l’avant-scène. Il allait escalader, bondir…

Toute la salle, debout, hurlait d’effroi.

Les longs bras se haussaient pour atteindre le rebord pourpre. Retenu, empoigné à bras-le-corps, tiré par les jambes, le gorille se démenait pour se débarrasser de la grappe humaine qui venait de s’élancer et de s’accrocher à lui — Godolphin et cinq ou six machinistes, surgis des coulisses.

— Emportez-le !… Liez-le !… clamait Pasquale Borsetti d’une voix affolée.

Et le banquier, fou de terreur, répétait ses cris.

Dans le tumulte déchaîné, parmi les cris des femmes et les pleurs des enfants, les mêmes objurgations augmentaient l’affolement.

— Emmenez-le !… Baissez le rideau !… le rideau !

À présent, autour du gorille, les hommes étaient plus de vingt : ils réussirent à le faire reculer d’un pas ; alors, le rideau, brusquement manœuvré, s’abattit, les séparant de la salle.

Dans l’avant-scène, Borsetti et le banquier s’empressaient d’emmener les deux femmes frémissantes.

Aux issues, la foule s’écrasait, prise de panique.

Le docteur Silence entraîna le professeur Fringue.