L’Homme qui devint gorille…/09

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L’Écho d’Alger (p. 80-95).

IX

L’ÂME DE ROLAND


Le boulevard de Courcelles n’offrait qu’une perspective déserte.

Un promeneur le suivait. Il allait d’un pas silencieux et rapide, le visage enfoui dans le collet relevé de son manteau, son chapeau de soie incliné sur les yeux ; il tenait ses mains enfoncées dans les poches du macfarlane et, de la droite, sa canne sortait, dressée contre l’épaule à la façon d’une épée.

C’était maintenant la solitude complète et le silence.

Pourtant, derrière lui, d’arbre en arbre, une silhouette se glissait, celle d’un rôdeur. Étendu sur un banc, il avait vu venir le noctambule et, alléché par le chapeau, les souliers vernis et la tache blanche d’un plastron entrevu au passage, dans l’entre-bâillement du macfarlane, il avait pris la chasse, supputant le butin probable pour se donner du courage.

Il lui en fallait, car la stature du promeneur était imposante et la carrure de ses épaules pouvait donner à réfléchir. Mais les poches de l’apache étaient vides. Puis, il comptait sur la surprise et sur son couteau affilé.

L’endroit était désert, le noctambule nullement sur ses gardes. Le chevalier du couteau bondit sa lame au poing.

— Ton pognon ou je te crève ! rugit-il.

Un bras gigantesque sortit brusquement du macfarlane, des ongles acérés s’enfoncèrent dans le poignet du rôdeur qui poussa un cri de douleur et lâcha le couteau.

L’autre bras du noctambule se dégagea du manteau, il empoigna l’apache et le souleva sans effort.

Suspendu de la sorte, geignant et gigotant, le rôdeur eut le temps d’apercevoir un bras velu, couvert d’une toison noire, une main, noire aussi, et, tout près de lui, un visage étrange, un masque effrayant et horrible, qui n’avait rien d’humain.

Le bizarre promeneur le balança un instant, comme s’il voulait l’écraser contre le sol. Puis, haussant tout à coup les épaules, il le lâcha, l’envoya rouler à terre d’une simple poussée de sa main puissante et continua paisiblement sa route, sans plus s’occuper de son chétif agresseur.

Derrière lui, l’apache se releva et s’enfuit dans la nuit en bégayant, fou de terreur.

— Une bête !… Une bête !…

En vérité, cette nuit-là, il suffisait d’avoir entrevu la face du gorille pour se sentir légitimement en proie à la plus démente des peurs.

Que faisait donc, si calme, si terriblement calme, le gorille évadé des Folies-Olympiques ? Où allait-il, à cette heure ?

Lorsqu’il était sorti de scène, traînant après lui la grappe humaine accrochée à ses membres, il s’était dirigé, sans faiblir un instant, vers l’étroit escalier conduisant aux loges d’artistes. Chacun de ses pas était une secousse furieuse détachant de ses flancs géants un pygmée humain ; il avançait, semant ses adversaires, qui roulaient, sur le parquet, épuisés et meurtris. C’est ainsi que Godolphin était demeuré en arrière, puis d’autres.

Quand il s’engagea dans l’escalier, il ne restait guère au gorille qu’une dizaine d’ennemis. Mais alors, la scène changea et aussi sa tactique. Entre les murs étroits, la bête s’élança d’un puissant effort, et son élan fut tel que le groupe attaché à lui se trouva entraîné et brusquement comprimé entre les parois, à la façon d’un bouchon que le marteau enfonce dans le goulot, en forçant.

Projetés soudain les uns contre les autres, en fouillis d’os craquants, de têtes cabossées et de côtes enfoncées, rudement heurtés contre les murs et invinciblement entraînés dans l’escalier-laminoir, les machinistes lâchèrent prise et demeurèrent en tas, sur les marches, tellement empêtrés et meurtris qu’il leur fallut quelques minutes et de l’aide pour se dégager.

Seul, le gorille avait foncé de l’avant et poursuivi son escalade. Comme un ballon délesté remonte d’un bond, en trois sauts, il fut en haut des marches.

Nul, maintenant, ne tentait de lui barrer le passage. Attirés par les cris et le bruit de la lutte, quelques artistes se tenaient sur les portes de leurs loges. Mais, à la vue de la bête monstrueuse, ruée en avant, ils rentrèrent précipitamment et se barricadèrent, en poussant des clameurs d’effroi.

Une seule porte demeura ouverte, celle de la loge que le gorille partageait avec Godolphin. Il y entra et jeta un coup d’œil rapide dans la glace accrochée à la muraille. La lutte qu’il venait de soutenir n’avait pas été sans endommager ses vêtements.

Mais, contre un des murs de la loge, à un porte-manteau, étaient suspendus des vêtements de rechange, en tout semblables à ceux que le gorille portait sur lui ; un huit-reflets les surmontait. C’était un encas, destiné à parer à l’imprévu. Sans perdre une seconde, le gorille rafla le tout, se coiffa du chapeau et sortit de la loge.

Tout cela avait été si rapide que les poursuivants ne se montraient point encore. Peut-être aussi étaient-ils moins pressés de se mesurer de nouveau avec le redoutable singe.

Profitant de cette accalmie, le gorille escalada l’escalier menant aux cintres. Une tabatière ouvrait sur les toits. ; le fugitif la souleva mais se garda bien de prendre ce chechemin. Il se borna à assurer la tige de fer qui devait maintenir dressé le panneau de verre et, revenant sur ses pas, s’en fut ouvrir une porte, percée dans la muraille, à moitié de l’escalier, Elle donnait sur un balcon de fer, aménagé pour faciliter, en cas d’incendie, les opérations de sauvetage. Scellés au mur extérieur, des crampons métalliques descendaient vers le sol ou montaient jusqu’aux toits. Ce fut cette dernière voie que le gorille choisit, après avoir tiré la porte sur lui.

Sans paraître effrayé par le précipice d’ombre qu’il dominait, il grimpa avec agilité le long de la muraille, nullement gêné par la brassée de vêtements qu’il portait.

Une fois arrivé sur le toit, le gorille se redressa et s’orienta.

Il ne tarda pas à découvrir ce qu’il cherchait : partant des gouttières longeant les fenêtres du sixième étage, un double tuyau descendait vers le sol. Sans hésiter, se suspendant au rebord supérieur d’une des fenêtres, qui arrivait au niveau du toit, il se laissa glisser le long de la pente ardoisée ; ses pieds se posèrent sur la gouttière. Dans cette situation périlleuse — car le moindre faux mouvement devait le précipiter dans le vide — un homme fût demeuré collé au toit, suant d’angoisse. Mais le gorille avait un merveilleux sens d’équilibre et une souplesse presque miraculeuse. Insensiblement, son corps se ploya, sans que ses pieds bougeâssent ; une de ses mains empoigna le tuyau et l’encercla solidement ; puis, son autre main, passant entre son corps et le bord du toit, se fixa de même. Alors, les pieds, abandonnant l’appui de la gouttière, descendirent en raçlant la muraille et le gorille se trouva suspendu aux tuyaux, uniquement maintenu par la viguer de ses poignets. Les pieds arc-boutés pour diminuer le poids du corps, il se laissa glisser vers le sol par petites secousses, déplaçant alternativement l’une, puis l’autre main. Trois minutes après, il touchait le trottoir, ayant accompli cet invraisemblable tour de force sans qu’un muscle de sa face tressaillit.

Il était dans la rue, libre, protégé par la nuit qui faisait de lui un passant quelconque.

Il se mit à marcher droit devant lui. Après s’être débarrassé de l’apache le gorille parcourut quelques mètres, sans donner le moindre signe d’émotion. Puis il s’arrêta et fouilla ses poches. Elles contenaient un étui à cigares et un briquet qui lui servaient en scène. Il prit un cigare, l’alluma et se remit en route, en tirant de voluptueuses bouffées.

Par l’avenue de Wagram et la place de l’Étoile, il gagna l’avenue Carnot, et, s’étant assuré d’un coup d’œil qu’elle était déserte, il tourna dans la rue Anatole-de-la-Forge.

Devant l’hôtel du banquier Sarmange, il s’arrêta.

La façade, aux larges baies vitrées, pour l’instant fermées par des Persiennes de fer, ne comportait qu’une porte basse, réservée au service et donnant dans le sous-sol. La porte cochère — une grille — s’ouvrait sur un passage compris entre le corps de logis et l’immeuble voisin ; il permettait à l’auto du banquier de gagner le garage, situé au fond du jardin, et aux voitures en général, d’amener les visiteurs au bas du perron, qui protégeait une marquise courant latéralement à l’habitation. La loge du concierge se trouvait dans le sous-sol, près de la grille.

Cette disposition facilitait singulièrement l’escalade audacieuse que méditait le gorille.

D’un bond formidable, il atteignit les barreaux auxquels ses mains s’agrippèrent. Il se hissa et engagea ses pieds dans l’intervalle, des barreaux. Un nouveau bond l’amena alors sur le toit de la marquise, recouverte d’un solide treillis de fil de fer. Il se trouvait ainsi à la hauteur des fenêtres du premier étage qu’il se mit à passer en revue.

Il compta et fit halte devant l’une d’elles ; les persiennes en étaient fermées ; mais ses ongles, glissés entre les lamelles métalliques, firent l’office de pinces. Tordues entre les doigts puissants, deux d’entre elles s’écartèrent assez pour que le bras pût passer et atteindre l’espagnolette. Sans bruit, la poignée tourna et les persiennes s’ouvrirent. La fenêtre était simplement entre-baillée. Le gorille n’éprouva donc aucune difficulté à pénétrer dans la pièce. Il referma la persienne, recroisa les battants de la fenêtre et, ayant remis toutes choses en état, s’avança dans la chambre.

C’était une chambre de jeune fille, claire et coquette, mignarde et pomponnée, une symphonie de tons crèmes, blancs et roses.

Du col étroit d’un frêle vase de cristal cerclé d’or, une rose mauve sortait languissamment, semblant s’incliner vers une photographie. Le gorille s’approcha et regarda l’image devant laquelle se fanait la fleur, offrande mélancolique au souvenir d’un disparu.

C’était une épreuve identique à celle qui ornait le cabinet du banquier. Elle représentait Roland Missandier.

Un rauque sanglot s’échappa de la gorge du gorille. Il inclina son front jusqu’à heurter le marbre de la cheminée et pleura devant l’image.

Un bruit, venu du dehors, le fit soudain tressaillir. Précipitamment, il se redressa, marcha vers la porte entr’ouverte d’une penderie et disparut dans un fouillis de robes.

Dehors, la grille grinça en tournant sur ses gonds ; une auto vira, s’engagea dans le passage et s’arrêta devant le perron.

Flavien Sarmange rentrait, avec sa femme et sa fille.

L’alerte qui les avait dressés, terrifiés, dans leur loge et leur avait fait quitter précipitamment les Folies-Olympiques avait été de courte durée. Une fois dans la rue, ils retrouvèrent leur sang-froid, et le banquier fut le premier à plaisanter et à railler leur terreur.

Vers une heure du matin, on se sépara et le Corse s’éloigna à pied, tandis que les Sarmange remontai eut dans leur auto.

Après avoir souhaité une bonne nuit à ses parents, Violette, rentrée dans la chambre et la porte close, quitta son masque de résignation mélancolique ; le chagrin comprimé durant toute la soirée remonta brusquement de son cœur à sa gorge et à ses yeux ; ses lèvres tremblèrent, ses cils s’humectèrent et des perles oscillèrent au bord de ses paupières avant de rouler le long de ses joues. Comme le gorille, l’instant d’auparavant, elle fut s’accouder au marbre de la cheminée, écarta de la photographie la mélancolie de la rose, pour y substituer celle de ses yeux voilés de larmes. Longuement elle contempla le fiancé chéri.

— Roland… murmura-t-elle tout bas, Roland !…

Appel insensé, sans espoir d’être entendu, puérile et touchante invocation, peut-être adressée à l’âme, persistante et toujours présente là où on se souvient d’eux, de ceux que nous aimons, ou balbutiement involontaire, plainte, cri de douleur et de regret, Violette ne savait. Ses lèvres, après son cœur, prononçaient le nom pour mieux évoquer l’être.

Et soudain, derrière elle, une voix répondit :

— Violette !…

Mais cette voix était atroce à entendre. Tout ce qu’elle exprimait peut-être, amour, désespoir, prière, se voilait se faussait dans l’horrible râclement des syllabes ; elle était la pensée humaine broyée, défigurée, parce que, pour surgir, elle devait emprunter le cri d’une bête. Et à cause de cela elle faisait frissonner.

Ce cri, ces syllabes rauques et rudes, violentes et gémissantes, la jeune fille les avait déjà entendues une fois au cours de la soirée.

Elle frémit d’horreur.

En même temps, derrière et au-dessus de la photographie, la glace lui révélait une effroyable silhouette, celle d’un monstre gigantesque, à la face hirsute et grimaçante, et qui portait des habits d’hommes. Lui aussi, Violette, pâle et muette d’effroi, le reconnaissait.

Le gorille venait de sortir de sa cachette.

Il se tenait à trois pas d’elle. Le nom qu’elle avait prononcé l’avait attiré invinciblement. Nulle prudence, nul raisonnement, nul plan arrêté d’avance ne subsistaient plus en lui. Mais la vue du visage terrifié, la vue du cri — oui, la vue, car il ne l’avait point entendu et elle ne l’avait point poussé, mais il le vit réellement monter de sa gorge palpitante et mourir sur les lèvres grises, d’où toute vie semblait s’être brusquement retirée — toutes ces marques d’une terreur subite et folle avaient brisé son élan. Maintenant, il n’osait plus avancer, car il comprenait, il devinait que son apparition effrayait au-delà des forces humaines. Et lui aussi trembla.

Il était arrêté, mais, dans la glace, Violette le voyait et cela suffisait pour qu’elle mourût d’épouvante.

Le gorille recula encore, disparut de la glace.

La jeune fille était demeurée immobile, incapable de fuir et d’appeler. Torture indicible, elle n’était plus, dans un corps paralysé, qu’une angoisse vivante qui attendait la mort — la plus horrible des morts.

Le gorille disparu, elle échappa à l’effroi frénétique de la vision ; elle put faire un geste, porter ses mains à ses yeux, les cacher, faire le noir en elle.

De son horrible voix, la bête parla, humble, suppliante, désespérée. Et cette voix qui parlait, que Violette comprenait, cette voix qui voulait rassurer, demeurait effrayante parce qu’elle était un mystère, parce qu’elle semblait venir du gouffre béant de l’inconnu, du monde invisible que frôle peut-être chacun des gestes de l’homme, mais dont il ne saurait, sans trembler, supporter la révélation. Cette voix extra-humaine, semblait surnaturelle, parce qu’elle était antinaturelle.

— C’est cela, cachez vos yeux… Ne regardez pas, dit le gorille. Mais ne tremblez pas, Violette. Je ne suis pas une bête… Je suis un homme…

Un homme, ce monstre ? Un homme, cette affolante apparition ?

Violette retrouvait les sensations de cauchemar qu’elle avait éprouvées lors de la folie de son fiancé. L’homme se taisait ; la bête parlait ; mais l’épouvante était la même.

— Je suis… Il ne faut pas que vous trembliez, Violette… Je voulais vous épargner cette horreur… Je voulais que vous ignoriez… Je voulais me résigner… Je n’ai pas pu. C’est trop affreux ! Le supplice est trop atroce ! Je deviens fou ! fou ! fou !…

Qui pourrait rendre l’hallucinante impression que produisaient ces mots saccadés, ces phrases hachées que le gorille semblait arracher de son être comme d’horribles lambeaux !

En les écoutant, la jeune fille, jetée hors de la réalité, perdait pied et roulait, prise de vertige, dans de fantastiques ténèbres où passaient des fulgurations monstrueuses.

— Il faut que je parle, haleta le gorille, il faut que je dise à quelqu’un qui sache… en qui je croie… à vous !… Il faut que je confie le secret… et le doute torturant… Que suis-je ? Que suis-je ?… C’est peut-être un rêve ! Mais alors, qu’il cesse !… qu’il cesse, car je n’en puis plus !… Par pitié, Violette, avancez jusqu’à ce fauteuil, asseyez-vous, sans vous retourner… Vous m’écouterez sans me voir… Et ensuite, vous me direz… vous me direz…

Tandis que la jeune fille obéissait machinalement, le gorille étreignait son crâne velu, le meurtrissant de ses ongles, en proie au plus farouche désespoir.

— Violette, clama-t-il, — et cette fois la douleur qui le tenaillait était si vive qu’elle lui fit trouver des intonations presque humaines. — Violette, je suis Rolland Missandier !

La fiancée frissonna.

— Je suis Roland !… Roland !… affirma frénétiquement le gorille. Vous vous souvenez de Roland, petite fleur ?

Ce nom ! Seul Roland le donnait à Violette. Elle tressaillit.

— Ah ! je vous convaincrai ! reprit le monstre avec une ferveur désespérée. Tâchez de répondre, Violette, de répondre sans me regarder, en oubliant ma forme actuelle. Roland existait, n’est-ce pas ?

— Oui, murmura-t-elle faiblement.

— Il y a six mois !… six mois ! gémit douloureusement le gorille. Oh ! je me rappelle… je me rappelle jusqu’au mystère. Dites, petite fleur, Roland existe-t-il encore ?

— Oui, murmura de nouveau la voix frêle.

— Il existe ! s’écria le gorille avec une indéfinissable expression. Il existe !… Que suis-je donc ?

Sa tête retomba sur sa poitrine, d’un mouvement las et accablé.

— Où vit-il ? Que fait-il ?

— Il est… il est souffrant, dit Violette. Une pudeur touchante la retint. Devant celui qui se disait Roland, elle ne voulait pas avouer où était le vrai Roland, ni ce qu’il était devenu.

Machinalement elle ajouta :

— Depuis six mois…

— Il est souffrant, depuis six mois… depuis… depuis… s’écria le gorille, dont l’agitation redoubla.

Un éclair de joie brilla dans ses yeux.

— Écoutez-moi, petite fleur. Écoutez-moi et croyez-moi ! Peu importe le corps de Roland… Je suis son âme !

De nouveau, Violette tressaillit : l’âme de Roland ? l’âme du fou l’âme de celui qui n’avait plus d’âme ? Elle poussa un faible cri :

— Est-ce possible ?

En même temps, elle fit un mouvement pour se retourner.

— Ne bougez pas !… cria le gorille, avec une impression d’angoisse. Restez comme vous êtes, sans me regarder. Écoutez-moi seulement… Oui, cela est possible ! L’âme de Roland est en moi… Je le sens… Maintenant, je ne me crois plus fou. J’admets le miracle. Qu’importe mon apparence ? Mon souvenir est intact ; mon passé m’appartient, puisqu’il vit toujours en moi, jusqu’à… jusqu’à… Oh ! Violette ! s’écria-l-il avec un redoublement d’ardeur, il faudra bien croire !

— Comment croire ? gémit la jeune fille.

— Parce que beaucoup de mon passé est le vôtre. Ce qui vit dans ma mémoire vit aussi dans la vôtre. Si j’étais ce que je parais être, saurais-je ce que je sais ? D’où me serait venue votre image ? Comment vous aurais-je reconnue ? Pourquoi ce fol élan, rompant brusquement la chaîne acceptée pour l’amour de vous m’aurait-il précipité ici ? Oubliez la voix, Violette ! C’est, malgré tout, Roland Missandier qui parle et qui va dire ce que lui seul peut dire et que vous reconnaîtrez !

Subjuguée, emportée dans le tourbillon de cette conviction ardente, Violette s’abandonnait, les yeux fermés. Comme le voulait le gorille, elle oubliait la voix, elle s’efforçait de n’entendre que la pensée de Roland, qui allait se révéler.

— Remontons ensemble l’allée que votre absence a rendue douloureuse, reprit l’être étrange. Revenons à l’époque heureuse ou les griffes du cauchemar ne vous avaient point encore saisie. Rappelez-vous, c’était votre fête et je n’avais point de fleurs ! Vous étiez dans le petit salon, vous parliez de vos fiançailles et moi j’allais partir. Imprudent ! Insensé ! Devrait-on jamais s’éloigner ?

Tous deux frissonnèrent au souvenir. Comment n’avaient-ils pas vu sur la muraille l’ombre menaçante du malheur ?

— Je suis parti… Il le fallait. Vous savez pourquoi, Violette ? Je vous l’ai dit.

— Redites-le, supplia-t-elle. C’est cela qu’il faut redire ; car j’ai gardé le secret, et à part… à part Roland, nul autre que moi ne sait les paroles que nous avons échangées.

— Je me souviens… Oh ! oui, des moindres mots… Vous croirez ?

Il se recueillit, tremblant de tous ses membres et pressant son crâne entre ses mains de singe, comme pour retenir le précieux souvenir. Et la crainte du mauvais sort qui l’avait frappé mettait de l’angoisse dans sa voix. La mystérieuse puissance n’allait-elle pas lui ravir cette dernière chance de salut, cette clarté de souvenir qui le faisait lui en dépit de sa forme ? Fiévreuses, ses mains la protégeaemt.

— J’étais assis à vos pieds. Je vous ai dit : « J’ai découvert une trame horrible. Quelque chose nous menace et menace votre père. Il faut que je m’éloigne pour surveiller le danger et l’écarter. Alors, vous avez parlé, Violette. Vous avez répondu… »

— Quelle est cette chose qui nous menace ? dit la jeune fille, revivant elle aussi l’heure passée.

— L’homme qui a demandé votre main, l’associé de votre père, prétend le ruiner pour l’obliger à nous séparer. Ce soir, j’aurai la preuve de l’infamie de Pasquale Borsetti.

— Que dites-vous ? Êtes-vous sur ?… Ces mots encore — les mêmes qu’elle avait prononcés, alors — étaient reproduits machinalement par le mécanisme de son souvenir. La volonté, plus forte, du gorille l’avait plongée dans une sorte d’hypnose. Elle se trouvait brusquement reportée en arrière, de six mois de là, et sa pensée nouvelle suivait inconsciemment le sillon de l’ancienne, tracé sur les cellules nerveuses des circonvolutions cérébrales.

Elle frémit, parce qu’en les prononçant alors, elle avait frémi. Ne venait-elle pas d’être frappée d’un rapprochement : la demande de Borsetti, l’étrange appréhension de son père et l’explication qu’en donnait Roland.

Le Corse, à cause d’elle — à cause d’eux — voulait et pouvait ruiner M. Sarmange. Le banquier l’avait laissé entendre, le fiancé l’affirmait et précisait.

— Comment ? Pourquoi ?

Le cylindre de jadis, ineffacé, tournait. Les pensées renaissaient ; les mots se reproduisaient. Il n’y avait de changé que les voix, alternant, du gorille et de la jeune fille.

— Borsetti ne me hait point, mais il vous aime. Et, pour parvenir à ses fins, tous les moyens lui ont été, lui seront bons. Il est venu vers votre père avec ses vingt-cinq millions, chaîne d’or à l’entrave desquelles M. Sarmange a tendu les bras. Mais, il ne peut pressentir l’étendue de la catastrophe qui le menace. Le retrait des vingt-cinq millions ne sera que la chose destinée àdéclencher le mécanisme infernal. Après la ruine viendra le déshonneur.

— C’est atroce ! gémit Violette.

— Du danger, je sais qu’il existe sans connaître l’enchevêtrement de la trame. J’ignore tout de l’art perfide des spéculations, des pièges où l’on peut entraîner, sans qu’il s’en doute, l’ennemi qu’on veut perdre. Il y a un secret. Je le saurai ce soir.

— Oui vous l’apprendra ?

— Celui qui m’a donné l’alerte. Tout homme a des ennemis. Tout traître est guetté par un traître. Qu’importe que celui qui veut me livrer le nôtre soit méprisable ? Il faut sauver votre père.

— Il le faut, Roland !

— Il y a quelque temps, j’ai reçu d’un employé de Borsetti, une lettre ambiguë, m’offrant sur l’associé de votre père des renseignements confidentiels qui m’intéressaient. J’ai déchiré la lettre. Mais, d’autres sont venues, plus pressantes, plus précises aussi. Il y était question de votre père, de vous, des projets de Pasquale Borsetti, de ses machinations. J’aurais voulu m’en ouvrir à M. Sarmange. Mais, à ce moment, je remarquai dans ses manières envers moi un étrange changement.

— Hélas !

— Il m’apparut soucieux. J’eus l’intuition d’une influence agissant hypocritement, l’inquiétant, l’écartant de moi ; je devinai la sape dont parlaient les lettres et, malgré ma répugnance, j’écrivis au mouchard. Je considérai que c’était mon devoir.

— Et alors ?

— Il demanda de l’argent. Ceci n’était rien. Je payai et promit ce qu’il voulut. Il dévoila son plan, sa contre-mine. Devais-je refuser ses services ? Il se fit fort non seulement de m’apporter les preuves des agissements de Borsetti, mais encore de me fournir des armes contre ce dernier, dont je pourrais annihiler les perfidies, bref, le salut de votre père. Pour cela, je dois feindre un voyage. Car tout se passera à l’insu de M. Sarmange. Il sera sauvé sans même se douter qu’un danger était suspendu sur sa tête. Ce soir, j’ai rendez-vous avec l’homme. Voilà pourquoi je pars. Dites que ce n’est pas mon devoir.

— C’est votre devoir. Merci, Roland !

Il y eut un silence. Tous deux se réveillèrent. Violette murmura :

— Roland !… Roland !…

Il fallait croire. Il fallait croire qu’un mystère effrayant enveloppait cette existence, qu’une invraisemblable transformation avait eu lieu, qu’il y avait bien, tout proche d’elle, la pensée de Roland — l’âme de Roland.

Il fallait croire. Elle venait de l’entendre se souvenir. Mais, cela pouvait-il se concevoir sans qu’elle devînt folle ?

— Je crois. Mais, que dois-je croire ? Cela peut-il être ?

— Cela est. Songez à mon supplice.

— Qu’est-il arrivé ?… Dites-moi !… Oh ! tâchez de me faire comprendre…

— Comprendre ! s’écria amèrement le gorille. Comprendre, quand moi je ne peux pas ! je ne sais pas !…

Inerte, affaissée dans le fauteuil, paralysée par la défense qui lui était faite de tourner la tête et aussi par l’angoisse de la vision qu’elle rencontrerait quand elle se retournerait, Violette s’efforçait douloureusement de rassembler sa pensée éparse et de fixer le mystère.

Mais il dépassait ce que peut concevoir l’esprit humain, il était « l’inimaginable ».

Faisant effort pour parler, elle dit au monstre — à ce monstre qui se souvenait d’avoir été Roland :

— Tâchez de vous rappeler… Depuis l’instant où vous m’avez quittée, que s’est-il passé ? Comment le… le cauchemar… le mystère a-t-il commencé ?

— Oh ! gémit le gorille, je me suis bien souvent posé cette question. La résoudre eût été mettre fin à mon supplice. Mais, que sais-je ? Entre mes deux existences je ne vois qu’un trou noir… des ténèbres… une nuit… Et puis je me suis réveillé… tel que je suis.

— Mais, quand ? Comment ? Dites !

— Faut-il vous faire le récit de mes tortures ? Il ne peut apporter aucune clarté… Pourtant, j’ai besoin qu’on me plaigne… Et vous me plaindrez, Violette. Écoutez donc ce récit effroyable et dites si jamais damné pourrait souffrir autant que j’ai souffert.

Et, tantôt sourde, tantôt déchirante, sans que la jeune fille répondit autrement que par des frissons d’horreur et d’épouvante, la voix parla.