L’Homme roux/L’Homme roux/13

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La Librairie illustrée (p. 210-226).
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XIII

J’avais fait appeler mon père auprès de mon lit.

Hortwer, radieux, était debout, tenant ma main avec un solennel respect. Cette crise terrible, qui avait duré toute la nuit, avait abattu mes forces. Cependant, il m’en restait encore, puisque je dis au docteur d’une voix calme :

— Je désire que la cérémonie se fasse le plus tôt possible.

Mon père ajouta :

— Rendez ma fille heureuse, car elle ne l’a jamais été.

Il y eut un long silence. Le docteur baisa ma main et murmura :

— Je vous consacrerai tous mes soins, Ellen ; je tâcherai de vous rendre votre santé, qui est sérieusement atteinte. Vous aurez, chez moi, un repos complet.

Je remerciai du regard ; Hortwer se retira. Mon père causa encore avec moi du singulier parti que je venais de prendre ; puis, il me laissa à mes réflexions. Personne n’avait rien su de ce qui s’était passé entre mon beau-frère et moi ; personne ne saurait quelle était la raison qui me forçait à enchaîner, de nouveau, mon existence à un être que je n’aimais pas. L’odieux stratagème de James avait réussi : la honte d’un scandale de famille m’était épargnée.

Il m’est impossible de décrire l’état de mon âme au moment où le docteur, quittant ma chambre, ainsi que mon père, je me trouvai seule avec mes sombres pensées. Je me tordais sur mon lit en sanglotant… c’était le désespoir jusqu’à la fin de mes jours, et ce n’était même pas l’honneur sauvegardé, car il avait promis de me poursuivre, même quand j’aurais à défendre l’honneur d’un autre !

Madge vint dîner auprès de mon lit ; je ne pouvais me lever ; une fatigue accablante m’avait envahie.

Madge était inquiète ; nous parlâmes de l’alerte terrible que l’indisposition de son fils m’avait causée. Elle me dit qu’en le déshabillant, elle avait remarqué une trace livide à son cou. En me disant cela, elle me regardait, la malheureuse, elle me vit devenir verte.

Juliette pleurait sur mon oreiller. La pauvre fille me répétait, à tout instant, qu’elle sentait planer une grande catastrophe sur la maison depuis que je devais la quitter encore.

Madge ne comprenait rien à cette brusque décision. Elle me bégayait, à travers ses larmes, que je voulais l’abandonner malgré la recommandation de notre mère… puis elle m’accusait de manquer de confiance.

— Je suis sûre que tu me caches quelque chose, s’écriait-elle parfois, et elle se prenait la tête à deux mains en se lamentant.

Ensuite, elle revenait à James ; elle poussait souvent cette exclamation désolée :

— Il ne m’aime plus, je le sens, il ne m’aime plus ! J’en mourrai…

Je me levai deux jours après cette crise. Ma volonté domina mes douleurs. J’avais une dernière lutte à supporter ; un dernier combat à subir ; James savait que j’allais me remarier.

On descendit, pour moi, une chaise longue au salon ; je priai qu’on ne m’apportât point le baby, sa vue m’eut été trop pénible. Il allait mieux, le cher enfant ! Sa mère me l’assura. Elle ajouta très naïvement :

— Qui l’aimera ainsi quand tu seras loin ?

Pauvre Madge ! On me laissa seule : mon repos ne fut pas long ; James entra ; il referma la porte sans s’inquiéter de rien. Il vint à moi, se croisa les bras et me contempla avec ce regard profond et dur qui m’épouvantait.

— Ainsi, dit-il, ce n’était pas un moment de faiblesse que vous avez eu, l’autre jour ? Vous êtes toujours la même, toujours aussi puissante, aussi froide !… Cette femme que je vois devant moi, qui est jeune, qui a un cœur, est incapable de ressentir un seul mouvement de passion ! On la tuera lentement, sans obtenir un mot de pitié !… Je la verrai mourir, ou je mourrai moi-même, sans que sa haine s’apaise une seule seconde !

— James, dis-je résignée à mon supplice, je vais prendre un autre nom ; je ferai tout pour qu’il soit respecté. Je dirai, s’il le faut, que vous m’aimez, si vos infâmes poursuites continuent alors…

Il m’arrêta d’un geste.

— C’est inutile, c’est moi qui parlerai à Hortwer.

Je fermai les yeux, mes mains se joignirent.

— Mon Dieu, m’écriai-je, éloignez de moi cette affreuse tentation.

Il se pencha.

— Une tentation, Ellen, laquelle ?

— Celle du suicide !

Il se redressa en ricanant.

— Je pensais bien que ce devait être une tentation semblable !

Il arpenta le salon.

— Voilà une créature que je ne pourrai obtenir qu’en la prenant à la tombe !… C’est inouï, monstrueux ! Je crois qu’il me faudra l’écraser !

Je me levai à demi ; je tendis les mains, vers lui :

— Faites, James… Tuez-moi ! Vous avez failli en faire autant de votre enfant, le fils de ma sœur chérie que vous avez torturée et que vous torturerez toute sa vie ! Allons, achevez votre œuvre de destruction morale en y ajoutant la destruction physique… Vous n’êtes pas loin du crime… Allons, encore un pas !…

James prit mes deux mains.

— Veux-tu que j’essaie, Ellen ? il ne faudrait point un grand effort pour t’enlever le souffle !

— J’attends ! dis-je en plongeant mon regard dans le sien.

Et, réellement j’espérais qu’il irait jusque-là.

Il me lâcha et alla à la fenêtre.

— Je vois le docteur, dit-il, je vais lui apprendre ce qu’il en est. Il aura peur et vous resterez libre.

Il traversa la pièce, ouvrit la porte. Je l’entendis pousser une exclamation de rage. La porte se referma sur lui et je restai immobile, sans avoir conscience de ce qui s’était passé.

Je ne revis pas Madge de la journée. Mon père me dit qu’il l’avait aperçue dans sa chambre, qu’il l’avait appelée et qu’elle était restée dans la position où elle se trouvait. Je chargeai Juliette d’aller me la chercher ; Juliette me dit qu’elle avait frappé inutilement à sa porte. Elle s’était enfermée, elle n’avait pas répondu. Mon cœur se déchira… Je pris le bras de mon père et j’allai chez elle ; Madge n’y était plus… Je la rencontrai dans ma chambre ; elle était suivie de la nourrice qui portait son enfant.

— Où vas-tu ? lui demandai-je, effrayée de sa pâleur.

Elle se mit à rire aux éclats :

— J’emporte mon fils : Je ne crains pas qu’il te gêne, cette nuit… Pourquoi es-tu si curieuse ? Ne dirait-on pas que je vais m’envoler ?

Je ne fus qu’à demi rassurée ; ce rire m’avait glacée.

Après dîner, le docteur me demanda un entretien particulier. Cet homme devait tout savoir. Je vins à lui, dans le salon avec un tremblement nerveux ; il allait, peut-être, me jeter son mépris à la face. Il me dit à voix basse et rapidement :

— Je connais la passion que votre beau-frère a pour vous… je sais que vous êtes une honnête femme, Ellen, mais, moi… ce James m’effraie…

Il s’épongea le front ; je lui tendis la main.

— Docteur Hortwer, dis-je froidement, je vous rends votre parole.

Il respira, baisa le bout de mes doigts en balbutiant et sortit du salon. Une heure après, il quittait le cottage en faisant part à mon père du changement de ma décision. Il déclara qu’il en était bien peiné, mais qu’au demeurant j’étais si bien entourée de tendresse à Peddry, que la sienne ne m’était pas utile.

Et voilà comment mon dernier espoir s’évanouit.

Je n’ai jamais revu le docteur Hortwer depuis cette époque.

Mon père ne fit que m’approuver ; il ne me demanda même pas le motif de ce refus… refus qui, hélas ! ne venait point de moi.

À la nuit j’étais encore sur la pelouse, marchant lentement, tournant autour comme dans un cercle dont je ne pouvais sortir. Là-bas, près de l’usine, la fusion rouge s’élevait du haut fourneau en cascade de feu… les démons s’agitaient joyeusement dans leur enfer… leur chef, James, était venu déjà deux fois près de la barrière ; il avait dardé sur moi son regard qui brillait dans les ténèbres ; ce regard gardait un reflet de l’enfer qui venait de l’éblouir… Puis, quand il s’était assuré que sa victime était toujours là, il revenait surveiller l’activité du monstre.

J’étais lasse, bien lasse de moi et de lui !… Il n’y avait plus qu’à aller se jeter dans ce fleuve de métal liquide, dont les ondes de flammes anéantiraient mon être et le détruiraient complètement. Cette pensée m’obsédait… Je montai le perron, je m’appuyai sur la balustrade, je regardai le ciel… ce beau ciel, si profond et si pur ! Les étoiles scintillaient… tous ces yeux-là ne connaissaient ni les éclairs ni larmes ! La lune rayonnait dans sa course tranquille ; rien ne la troublait au milieu de sa longue route aérienne. Cette boule d’or allait, inconsciente, poussée du doigt par le Créateur, sur le tapis céleste… Et moi, il me fallait suivre seule, et sans l’appui d’en haut, le chemin couvert d’épines que l’on m’avait tracé !

Ma chambre me semblait triste autant qu’un cachot. L’enfant n’était pas là, dans son berceau soyeux ! La mère me l’avait repris… Je ne l’entendrais pas, le lendemain, s’éveiller en gazouillant !

Madge ! où était-elle ?… Mon père ne l’avait pas vue au moment de se retirer ; il était rentré chez lui sans l’avoir trouvée.

Je ne me couchai point. Le sommeil n’était plus fait pour moi. J’attendais… quoi ? Madge !…

La nourrice passa ; elle était inquiète.

— Mistress James est dans sa chambre, dit-elle, avec son fils. Quand j’ai voulu lui parler, elle ne m’a pas répondu. Elle regarde le petit avec des yeux étranges !

Je voulus suivre la nourrice… quelqu’un me barra le passage… on me repoussa.

La femme ne se retourna pas. Elle descendit l’escalier pour aller dormir avec Juliette.

— Il faut que je rejoigne ma sœur ! Laissez-moi aller près d’elle… Elle est malade depuis ce matin.

— Non, Ellen, il est trop tard !… Elle sait tout !

James m’entraîna en me disant encore :

— Elle écoutait quand nous étions dans le salon !

James alla à la fenêtre, l’ouvrit, se pencha et regarda du côté de la grille, puis il se tourna vers moi :

— Ellen, le tilbury est là ; il nous attend. Dans une heure nous serons à Londres ; ensuite, nous irons où vous voudrez. J’abandonne mon fils… Madge n’a pas conscience de ce qui lui arrive. Elle est chez elle avec l’enfant ; elle le caresse comme si elle ne savait pas que son époux aime une autre femme !… Il faut fuir cette maison, on y étouffe !…

Il respira longuement :

— Allons, Ellen, prépare-toi ! C’est bien fini maintenant. Tu oublieras !…

J’étais clouée au sol. Fuir, moi… Oublier avec cet homme !

Il s’approcha.

— Viens de bonne volonté, ou je t’emporte de force !

Je reculai lentement devant ces yeux qui me fascinaient. Soudain, je le vis reculer à son tour.

— Oh ! s’exclama-t-il avec colère, la voilà !

— Oui, James, la voilà, dit ma sœur d’une voix claire, regarde-la bien !

Elle était entrée sans aucune agitation ; elle paraissait calme. Elle se dirigea du côté de la cheminée, elle alluma tranquillement les bougies de mes candélabres.

— Il faut, dit-elle, que tu puisses me reconnaître !

Le portrait de ma sœur, cette nuit-là, s’est gravé d’une manière ineffaçable dans mon cœur. Elle était vêtue d’une longue robe de mousseline transparente, serrée à la taille par une écharpe de soie bleue. Ses cheveux flottaient sur ses épaules ; ils étaient débouclés et tombaient très bas. Son visage était d’une blancheur de marbre ; ses lèvres avaient perdu leur incarnat ; une teinte de bistre entourait et agrandissait ses yeux ! Elle s’approcha de James. Il demeura impassible pendant que je m’appuyais, chancelante, au dossier d’un fauteuil. Elle lui posa les mains sur l’épaule :

— James, dit-elle doucement, je veux que tu me redises ce que tu lui as dit, ce matin. James, m’écoutes-tu ?

— Laisse-moi, s’écria-t-il, laisse-moi, ou je vais devenir fou !

Elle se mit à rire d’un rire navrant.

— Fou d’amour ! n’est-ce pas ? Tu te souviens de la réponse que tu m’as faite, une nuit, quand je t’ai demandé si tu ne m’aimais pas !… Alors, tu étais un pauvre ouvrier, moi j’étais une belle jeune fille. Tu n’avais rien, moi, j’avais tout !… Je t’ai tout donné, cette nuit-là. Tu m’as tout pris et tu me rends aujourd’hui, en échange de mon aveugle affection, des injures et du dédain !

Il y eut un moment de mortel silence. Je tendis les bras à la malheureuse enfant.

— Madge !… Oh ! ne me crois pas coupable ! J’ai fait tout au monde pour m’éloigner de lui !

Elle me regarda avec un triste sourire.

— Je le sais, Ellen, tu as dû cruellement souffrir, car tu es honnête. Mais si j’ai commis une grande faute, tu peux me la pardonner. Je l’expie à cause de toi… Le désespoir qui va me tuer purifiera toute mon existence !

Elle jeta ses bras autour du cou de son mari ; sa tête pâle se pencha en arrière.

— James, s’écria-t-elle, je t’aime encore, je t’aimerai toujours. Pour que tu sois heureux il faut que je meure. Oh ! tu vas m’éveiller de mon horrible rêve !… Tu vas me dire que je me suis trompée !… par pitié, un seul mot de tendresse !… Dis-moi que tu ne peux pas haïr celle qui t’aime tant !… James, réponds ; je le veux !

Il eut un mouvement de fureur… il se contint ; sa voix siffla entre ses dents.

— Laisse-moi ! répéta-t-il.

— Oh ! tu me repousses, je suis ta femme, je suis la mère de ton enfant, d’Henry, de notre Henry ! et tu me repousses !… Quel monstre es-tu donc ? Que t’ai-je fait pour que tu me détestes ainsi ? Oh ! je veux bien mourir, sois tranquille, mais on ne t’aimera jamais comme je t’ai aimé ! Non, jamais ! Ellen, dis-le lui !

Un sanglot étouffa ses paroles. Je voulus courir à elle ; il me sembla qu’une pince de ter m’étreignait le cœur.

James essaya de nouveau d’éloigner Madge. Elle tomba à ses pieds, elle joignit les mains en s’écriant :

— Je ne veux pas mourir encore ! James, je veux que tu me dises que tu l’aimes ; je veux t’entendre me le répéter !… Vois-tu, je n’y croirai que quand tu le diras devant moi !

— Eh bien ! oui… Je l’aime ! Malheureuse… Je l’aime, comme un insensé, depuis trois ans… depuis qu’elle est venue ici. Je ne t’ai épousée, toi, que parce qu’elle m’y a forcé !

— Lâche ! m’écriai-je.

Un flot de sang me monta aux lèvres ; je me courbai sous la douleur ! Le parquet devint rouge. Puis, je tamponnai mon mouchoir sur ma bouche ; je m’avançai, je saisis la robe de ma sœur d’une main.

— Viens ! laisse-le ! nous allons nous en aller avec ton fils ! nous partirons ; il ne nous verra plus… Viens !

— Non, dit-elle, d’un accent de sauvage passion, nous mourrons toutes les deux devant lui !

Elle me prit la main et voulut m’attirer. Je me rejetai en arrière ; elle se releva, tenant toujours ma main, elle la plaça avec une force irrésistible dans celle de James.

— Eh bien ! tu seras heureux, mon bien-aimé. Qu’importe ma vie ? Puisque tu ne m’aimes plus, je te la sacrifie ! Je ne me placerai plus entre vous deux ! Ellen ! c’est moi qui te supplie d’avoir pitié de cet homme !

Elle devenait folle, sans doute ; elle regarda James.

— Adieu, dit-elle, je ne te demande qu’une chose. Oh ! c’est bien peu, va… C’est presque une aumône ; tu ne me la refuseras pas, puisque je vais te donner le bonheur !

Elle tendit son beau front, qui s’empourpra de honte.

— Un baiser, dit-elle, James, c’est le dernier, embrasse-moi !…

— Madge, c’est une infamie ! Tu implores ce misérable ; mais regarde-moi donc, je n’ai plus que le souffle et je le maudis !…

Je ne pus continuer, le sang m’étouffait. James s’élança vers moi.

— Oh ! mon Dieu ! elle se meurt !

Il écarta Madge et vint tomber à genoux, devant moi, dans le sang qui tachait le parquet. Ma sœur bondit vers la fenêtre ; elle éclata d’un rire strident :

— Sois heureux, James, si je ne suis pas tout à fait morte, tu viendras m’achever !…

Je poussai un cri horrible. James se releva et s’enfuit…

Je me souviens que je me traînai, comme je le pus, à la porte de ma chambre ; je vis passer dans le corridor, mon père affolé et Juliette en pleurs. Ils portaient Madge dans leurs bras ; elle s’était ouvert la tempe à l’angle d’une des marches du perron. Elle était morte !

Pendant ce temps, une voiture roulait sur la route de Londres.