L’Homme roux/L’Homme roux/14

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La Librairie illustrée (p. 227-251).

XIV

L’agonie devait être bien longue. Les médecins m’avaient irrévocablement condamnée. Hélas ! je n’avais pas même le bonheur d’en finir tout de suite avec ma triste existence. Il fallait encore vivre, avec toute l’apparence de la santé sur le visage et la mort, une mort lente et douloureuse, dans le cœur. Dieu m’avait fait la grâce d’oublier, pendant trois mois, les dernières scènes que je viens de raconter. Le terrible désespoir que j’avais ressenti en présence du cadavre de ma sœur bien-aimée, avait peu à peu anéanti toutes mes facultés.

On crut, longtemps, que j’allais la rejoindre ; c’eût été le plus ardent de mes vœux… mais on m’avait préparé un calice de honte ; il fallait le boire jusqu’à la lie ! Ma seule consolation eût été d’arriver pure au lieu du repos ; en ce monde la consolation ne devait pas m’être connue. Je devais sombrer au moment d’entrer au port.

Dès que je fus en état de me lever, mon père, qui savait tout, m’abandonna. Ce fut une cruelle tristesse à ajouter à celle que j’avais eues jusqu’alors. Il m’accusait, peut-être en secret, d’avoir causé la mort de sa fille préférée ! Ensuite il ne pouvait pas rester dans cette maison qui appartenait à James. Il partit pour retourner à Londres, où il avait vécu dans sa jeunesse ; il me laissa le pauvre petit Henry. Il ne l’embrassa même pas en s’en allant ; pour lui, c’était le fils d’un assassin et non le fils de Madge. Je restai seule, avec cet enfant dont la responsabilité m’était confiée. Je restai, attendant James, s’il vivait encore, pour le lui rendre.

De quelque côté que je voulusse tourner les yeux, je ne trouvais pas une main amie tendue vers moi. Personne ne m’offrait un appui. Au surplus, que m’importait ? Ce n’était qu’une affaire de temps. Le médecin, que mon père envoyait quelquefois, me faisait, seul, prendre patience, car il n’avait guère d’espoir de guérison. Je comptais sur ma fin prochaine comme sur la délivrance de mes maux. Mais quelle est la créature qui peut s’écrier en face de la tombe : « C’est fini ! »

Il y avait dix mois que ma sœur était morte.

Henry avait près de deux ans. L’enfant courait, jouait, grandissait près de moi, sans se douter que cette femme, qui l’élevait si tendrement avait été cause de tous les malheurs qu’il comprendrait plus tard et dont il lui ferait, si elle existait, de sanglants reproches. Je le gardais sous mes yeux, nuit et jour. Je l’aimais comme on aime, lorsqu’on sait que d’un moment à l’autre, on va être séparé brusquement de l’objet de son affection. Je ne cherchais pas à lui inspirer la moindre tendresse pour moi ; au contraire, je me cachais souvent pour pleurer quand l’innocent m’appelait sa mère et qu’il me caressait ; ne devait-il pas maudire ma mémoire, une fois devenu homme ?

Je n’avais aucune nouvelle de James. Le vieux contremaître qui dirigeait l’usine ne savait pas même ce qu’il était devenu. Je m’occupais très peu des affaires de Peddry. Heureusement que ceux qui me remplaçaient étaient honnêtes et veillaient, à ma place, à la prospérité de la maison. J’avais renvoyé tous les domestiques, à l’exception de ma femme de chambre, Juliette, qui m’avait suppliée de la garder. Une partie des appartements du cottage étaient fermés et le sont encore. Je vivais presque toujours assise près de la fenêtre du salon, regardant, sur la route, les yeux fixés continuellement à la même place, attendant quelqu’un qui ne venait pas. Si je n’avais pas eu l’enfant, comme je serais partie, comme j’aurais pris la fuite pour aller m’enterrer dans le coin le plus obscur de l’Angleterre, pour chercher au moins la paix avant de m’en aller tout à fait !

Hélas ! il fallait demeurer au milieu des amers souvenirs qui m’entouraient. Il fallait que j’expie, moi, les crimes des autres.

Par une belle journée d’automne, j’étais encore accoudée à cette fenêtre, Henry tendait ses petites mains aux branches fleuries des plantes qui grimpaient autour de la barre d’appui de la croisée. Il s’accrochait à ma robe pour monter plus haut et voir aussi sur la route. Depuis une heure, il me disait :

— Porte-moi ! je veux que tu me portes !

L’enfant me rappelait, parfois, dans ses phrases naïves, l’accent dur et impérieux de son père. S’il me ressemblait au physique, il était bien son portrait au moral. Il était déjà volontaire, passionné, trépignant au moindre refus ; si je le châtiais, il ne se soumettait point pour cela ; seulement, il se faisait câlin, et, à force de caresses, il obtenait par lassitude ce qu’il ne pouvait obtenir par force. Ce qui me désolait surtout, c’était la tendresse emportée, tyrannique, qu’il avait pour moi.

Si un ouvrier ou Juliette voulait l’attirer ou le prendre, c’étaient des scènes épouvantables. Il se serait roulé à terre plutôt que de se laisser toucher par eux.

L’enfant finit par obtenir ce qu’il voulait. Je le pris dans mes bras et je le vis s’asseoir sur la balustrade. Il s’empara de toutes les fleurs qui étaient à sa portée, les ferma dans ses doigts crispés et les jeta à terre.

Je regardais, au fond de la route poudreuse, un point noir qui grossissait. C’était un homme. Il venait du côté du cottage, il allait à Wolwich… probablement.

L’enfant, ennuyé de jouer avec ses fleurs, me passa ses bras au cou et pencha sa tête sur ma poitrine. Il ferma les paupières, le soleil l’éblouissait.

— Veux-tu dormir ? lui demandai-je.

— Oui, je veux dormir, mais comme ça.

Il n’y avait rien à répliquer. Je savais que si je m’en allais, il allait crier et ne dormirait pas ; tandis qu’en restant un quart d’heure debout, je pourrais l’emporter sur mon lit sans l’éveiller.

L’homme approchait. Je me sentis envahir par un frisson. J’avais le pressentiment que c’était le père qui arrivait… Oui ! c’était le père… ou James ; l’affection ou la honte !…

L’homme s’arrêta à la grille ; il l’ouvrit sans la moindre hésitation ; il connaissait depuis longtemps la manière de l’ouvrir. Le gros Burrague s’élança de la remise en poussant des cris de joie. Il se mit à ramper sur le sable en approchant de cet homme ; il agitait son énorme tête avec des gémissements doux, pleins de contentement. Il tirait sa langue rouge et léchait son museau noir en frémissant de bonheur. Il avait reconnu le maître !… James s’arrêta, de nouveau, en face de la fenêtre, il se découvrit ; je vis ses lèvres murmurer, mais je ne compris point ce qu’il disait.

James avait alors vingt-cinq ans ; il était dans toute la force de sa jeunesse ; son visage était dans tout l’éclat de sa mâle beauté. Son costume était sombre et simple, ses bottes couvertes de poussière. Il devait être venu à pied de Londres. Son regard avait conservé sa pénétrante ardeur, mais sa lèvre superbe n’avait plus son sourire ironique et cruel. Il avait le teint hâlé ; ses cheveux, rejetés sans soin en arrière, s’harmonisaient mieux avec ce teint-là qu’avec son ancienne pâleur de femme. Il resta immobile devant nous, pendant une ou deux minutes ; mais il ne regardait pas son fils !… Puis, il prit le chemin de l’usine, passa près du perron sans s’arrêter, poussa la barrière verte et disparut.

— Qui c’est, celui-là ? fit le baby, éveillé par les aboiements du chien, et suivant d’un œil curieux l’homme qui passait.

— C’est ton père, balbutiai-je en fondant en larmes.

— Père ! répéta l’enfant qui savait ce mot, car je le lui avais appris. Puis, il glissa sur le plancher, prit, sous une table, le timon d’une petite charrette, son jouet favori, et s’en alla dans l’antichambre.

Je montai chez moi pour me remettre un peu, L’émotion avait été plus étrange, peut-être, que douloureuse.

Juliette vint me rejoindre.

— Que faut-il faire, mistress, pour le recevoir ?

— Vous l’avez vu, Juliette ? Il faut attendre. Il ne restera pas ici, certainement. Prenez son fils et amenez-le lui tout de suite, allez à l’usine, il faut qu’il le garde à présent.

Juliette redescendit ; elle voulut emmener le petit Henry, il se sauva dans l’escalier, puis dans ma chambre. Pendant une heure, on employa tous les moyens pour l’attirer dehors ; il résista et menaça de se mettre en fureur. Alors, je l’emportai et me dirigeai vers l’usine,

J’allai, instinctivement, à la maisonnette du contre maître. Je m’arrêtai sur le seuil.

James était assis près du lit, il s’appuyait du coude sur une vieille table vermoulue. Sur la table il y avait un verre d’eau ; devant James, le père d’Henry, Herking et l’autre vieux contre-maître, se tenaient debout et parlaient tous à la fois.

Quand j’entrai, tous ces hommes se retirèrent en s’inclinant avec tristesse ; tous savaient à peu près ce qui s’était passé à Peddry. Je m’approchai ; James était dans la même position que le jour où j’avais eu la funeste idée de soigner sa brûlure. Il se leva et attendit, les yeux fixés au sol que je lui parlasse.

— Voici votre fils, James, murmurai-je, reprenez-le ; maintenant, ma tâche est remplie.

— Viens, dit-il en tendant la main au baby.

Celui-ci, que j’avais posé, le regarda avec défiance. Il hésita un moment, enfin, il mit ses bras derrière le dos :

— Non ! dit-il résolument.

Il y eut un pénible silence.

— Henry, dis-je à voix basse, c’est ton père, il faut y aller.

Le petit secoua ses cheveux blonds, tourna autour de James d’un air dédaigneux ; il s’approcha de la table et, touchant au verre plein d’eau, il se retourna vers moi :

— Il n’y a pas de sucre ! dit-il en faisant la moue.

James eut un sourire amer.

— Je t’en prie, Henry, sois sage, balbutiai-je ; je vais partir.

J’allai à la porte, un cri déchirant me retint. Le père s’était emparé de son fils et le couvrait de baisers ; l’enfant se tordait pour se dégager.

— Je ne veux pas ! criait-il avec rage, laisse-moi tranquille, toi !

Je m’appuyai à la muraille, il continuait à crier.

— Je veux aller avec Ellen ; Ellen, viens ici !

Je me bouchai les oreilles ; le baby reprit sa liberté et bondit sur moi, il se cramponna à ma robe et se cacha le visage dans mes mains.

— Vous lui avez appris à me haïr ? demanda James, sans colère, d’un accent très doux.

— Non, seulement la mère lui a manqué pour lui apprendre ce qu’il devait au père !

Il devint livide.

— C’est bien, Ellen, revenez au cottage avec lui ; demain, peut-être, il sera plus calme et je pourrai le reprendre.

Je sortis en entraînant l’enfant et en étouffant mes sanglots.

Une semaine s’écoula. James s’était installé chez notre nouveau contre-maître, un vieux silencieux qui le laissait faire à sa guise dans la petite maison située entre le cottage et l’usine. James ne franchissait plus certaines limites : quand il arrivait près de la barrière verte, il tournait le dos, tout de suite, et s’en allait d’un pas pressé. J’envoyais Juliette, la femme de chambre, pour lui faire annoncer que son dîner était toujours servi dans sa demeure, car en somme il était resté le propriétaire de Peddry, mais il la chargeait d’une réponse invariable : « Je remercie mistress Veedil. Ma place n’est pas chez elle. » Chaque fois que j’avais essayé de lui ramener son enfant il y avait eu des scènes terribles : Henry avait décidément horreur de son père. Moi, durant cette semaine de tortures, je ne me levais plus de ma chaise longue ayant la peur folle de rencontrer cet homme ou sur la pelouse ou dans les bureaux. Un samedi soir il ajouta à sa réponse quotidienne un billet tout aussi laconique : « Mistress Veedil veut-elle me recevoir un instant ? Il faut que je lui parle. »

Ce soir-là, je m’en souviens bien, j’étais si souffrante que je ne me sentais pas la volonté de refuser cette dernière visite, je devinais que ce devait être sûrement la dernière. Je ne descendis pas au salon, je l’attendis, inerte, au milieu de mes oreillers, le cœur rempli d’une telle angoisse que je me croyais proche de ma mort. Il faisait un temps un peu plus froid, plein de brouillards, et le vent pleurait par les fentes des fenêtres. Je songeais en tremblant à la cruelle Banhsée des légendes écossaises, les spectres des trépassées amoureuses se lamentant dans les glaciales brises d’octobre et heurtant leurs mains décharnées pour applaudir à l’on ne savait quelle triomphante vengeance. Lorsque James monta les marches du perron, il me sembla qu’une tête se fracassait encore sur l’angle de la pierre fatale.

Le meurtrier rentrait donc chez nous ! Il allait me réclamer son enfant, celui de la victime… puis… mes frissons augmentèrent… le bruit de ses pas à travers le corridor me faisait l’effet d’un bruit surnaturel. Je dis à Juliette qui tirait les rideaux et enlevait les courtines de mon lit :

— Croyez-vous que ce soit lui ?…

Cette fille s’effraya de mon air égaré.

— Mistress… faut-il rester ? demanda-t-elle, anxieuse, car elle n’aimait pas James et savait beaucoup de choses.

J’eus une minute d’hésitation. Il était derrière la porte. Enfin, je répondis très vite, pour ainsi dire malgré moi :

— Non, non ! sortez ! Je vous appellerai si j’ai besoin de vous. Habillez l’enfant, il veut peut-être le reprendre. Ah ! quelle affreuse pensée !… Est-ce bien lui ?

La voix de James retentit, impérieuse… toujours sa même voix d’homme brutal.

— C’est moi, mistress !

Juliette lui ouvrit, et, en me regardant de côté, tristement, elle murmura :

— Mistress a tort, elle va se faire du mal ! Je me sentais seule devant James comme une orpheline toute craintive, près de recevoir un maître inconnu qui va changer tout d’un coup sa destinée. Mon cœur battait de plus en plus fort, je retombai dans les coussins de ma chaise, n’osant pas envisager ce bourreau.

Je ne m’expliquais plus ce qu’il fallait maudire. Était-ce sa présence ? Était-ce le trouble extraordinaire qui bouleversait tous mes sens ? Oui, j’avais tort de recevoir James, le séducteur de ma pauvre sœur bien-aimée, dans mon intimité de malade. J’aurais dû descendre au salon. Ce n’était point convenable, à cette heure avancée. Le feu flambait gaîment, le lit était préparé, les plis lourds des rideaux massés contre les vitres obstruaient la bise glacée du dehors, la bise peuplée de fantômes, et il eût été utile que ces fantômes, en écoutant aux croisées me rappelassent à tous mes devoirs de juge sans pitié. Pour la première fois, oui, j’avais tort. Qu’allions-nous nous dire ? L’enfant ! Il n’avait qu’à le prendre… moi, je me trouvais toujours de trop entre le père et le fils. Il voulait, à ce que prétendaient les ouvriers, s’embarquer pour l’Amérique, il avait une vaste affaire, là-bas, une autre usine à exploiter pour le compte d’un grand industriel ; il se rangeait, cet homme, il faisait du commerce par seul amour du commerce et non plus pour séduire les filles de bonne maison ! Un veuf est bien plus libre, n’est-ce pas ? Il spéculerait à outrance désormais, sans entrave, sans remords, possédant notre argent, et il ferait de son fils un citoyen très révolté, du pays de tous les furieux, de tous les extravagants. Cela, c’était son droit.

Quant à moi, dédaignée, sacrifiée, je me consumerais peu à peu, n’ayant plus que l’espérance de mourir promptement, d’effacer, avec ma personne, tous les souvenirs amers !

Voilà une destinée de femme ! J’étais jeune, on m’avait dite très belle et j’avais été passionnément aimée ! Cette sensation de ne plus être aimée, surtout, m’exaspérait. Mon père s’était lassé de me regarder souffrir, et le petit Henry allait m’oublier dans une nouvelle existence, pleine de joyeux tapages ! Un cri de détresse gonflait mes lèvres et, pourtant, ne s’échappait pas. Oh ! comme j’aurais béni celui qui, à cette heure de crise, se serait assis près de moi, ses bras m’entourant la taille, me disant : « Ellen ! tu as assez souffert pour plaire à Dieu, maintenant tu m’appartiens tout entière, corps et âme, et puisque tu dois mourir, puisque tu es irrévocablement condamnée, meurs au moins en souriant, dans l’étreinte d’un amour permis. Tu peux aimer, Ellen, car tu mérites une récompense ! »

James demeurait debout, le front haut.

— Mistress Veedil, commença-t-il très calme, avec une apparence d’indifférente froideur qui me poigna étrangement, j’ai réglé toutes vos affaires et les miennes, ici. Je pars demain matin pour un long voyage… je ne reviendrai jamais. C’est bien décidé. Vous garderez l’enfant… et la fortune. En restant près de vous, Henry court les chances de devenir un honnête homme. Il ne m’aime pas, moi, je vous avoue que cela m’est égal. Je ne suis pas plus un bon père que je n’ai été un bon mari. Je ne comprends rien aux devoirs sacrés… je suis une mauvaise nature, vous me l’avez tellement répété jadis qu’aujourd’hui j’en suis bien convaincu. L’usine rapportera ce qu’elle rapportait de mon temps, je crois que le vieux contre-maître que j’ai choisi est un brave ouvrier, incapable de voler une femme malade. Surveillez-le tout de même et dites-lui quelques mots affectueux… Voyez-vous, la fierté ne sert à rien avec nous autres, les pauvres.

Il s’arrêta, un rictus méchant à la bouche. Moi, je retenais ma respiration, fascinée par son regard dur, son regard des vilains jours. Le gentleman avait fait place à l’ancien contremaître, au garçon débauché qui avait le mépris des robes de soie des ladies et des manières élégantes du baronnet sir Stow ; ce n’était plus James, mon beau-frère, mais James l’ouvrier, le bâtard, le vagabond, le coureur de tavernes mal famées. Peut-être même avait-il repris son habitude grossière de boire de l’eau-de-vie. Il portait une veste de drap usée aux manches, un pantalon d’une étoffe épaisse et rude, semblable à de la bure, comme en ont les galériens, et ses cheveux, ses abondants cheveux fauves, étaient tout embroussaillés, mais ses yeux conservaient leur éclat superbe et ses dents éblouissaient sous ses lèvres pourpres. Son teint de roux, encore éclairci par la lueur des bougies que Juliette avait allumées dans mes candélabres, présentait l’aspect de la cire.

— Mistress, continua-t-il, je n’emporte de la fortune qui vous appartient, à vous et à mon enfant, que le prix de mon passage sur le paquebot ; je vais en Amérique pour tenter les aventures : je suis courageux et, ensuite, le travail est une distraction. Nous ne nous reverrons plus. Votre maladie, c’est moi, n’est-ce pas ? Dès que vous me saurez loin pour ne jamais revenir, vous guérirez. La haine s’apaise quand celui que l’on déteste a disparu… que ferais-je chez vous ? Ce métier de tueur de femmes n’est plus possible. Tâchez de vous remarier selon votre fantaisie. Une créature vertueuse doit se marier pour mettre au monde des hommes vertueux. D’ailleurs, je suis tranquille au sujet de mon petit, vous l’aimez, j’ai bien deviné cela, et cela m’a consolé de tout, mistress. Je vous laisse des livres très en ordre, vous ne serez pas inquiétée par les fins de mois, j’ai réglé toutes les notes en retard. Il faut seulement que vous lisiez ce papier devant les ouvriers pour qu’ils soient au courant.

Il me remit une note détaillée de l’état de la caisse et de la situation de chaque ouvrier à l’usine. Il feuilletait son carnet, un carnet tout crasseux, avec un flegme inouï. Ses doigts ne tremblaient point. Sa mine restait froide. Moi, j’étouffais.

— Je vous fatigue, mistress ? reprit-il d’un ton sourd ; excusez-moi, je m’en vais.

Il fit un pas de retraite. Je me dressai dans un effort suprême, essayant de rester comme lui, très digne, sans un retour vers le passé.

— Pourquoi, balbutiai-je, ne pas attendre qu’Henry soit plus raisonnable ? N’est-il plus votre enfant, mon Dieu ? Vous l’aimiez autrefois… Certes, j’aurais mon dernier bonheur ici bas en le regardant, mais je vous dois votre fils ! Il est si beau ! Pouvez-vous donc vous séparer de lui ?…

Il ne répondit pas, sa tête tomba sur sa poitrine.

— Vous l’aimiez autrefois !… répétai-je avec une sorte de vertige… vous l’aimiez !…

— J’ai tant aimé que je n’aime plus, mistress !

Il eut un ricanement et haussa les épaules. Que venait-on lui parler d’amour, à présent ?

Alors, un déchirement s’opéra dans mon malheureux cœur, mon cœur lâche de femme qui a peur de mourir abandonnée ; ce cœur se fondit comme un flocon de neige se fond au rayon d’une aurore de printemps. De tout ce que James avait dit, je ne retins que ces mots : Je n’aime plus. Étaient-ils pour son fils, ces mots-là ?… non, ils étaient pour moi !… Pour moi, la haine, pour moi, la vertu !

James se rapprocha de ma chaise longue ; il poussait du pied, un tabouret, par contenance.

— Lisez, mistress, il le faut, je ne veux pas que vous m’accusiez un jour d’avoir négligé vos intérêts. Vous verrez que je suis un régisseur fidèle, et, en humble serviteur, je me mets à vos ordres jusqu’à demain matin… Ne nous fâchons pas. Gardez vos grands airs. Est-ce que je vous insulte ?

— Oh ! que je souffre ! — criai-je, ne sachant pas ce que je disais.

Le papier glissa sur ma robe. Il le ramassa et le posa sur le coin de la cheminée.

— Mistress, je vous demande pardon. Si j’avais su que vous fussiez vraiment malade… je ne serais pas monté.

— James, dis-je, en m’exaltant d’une façon qui m’étonna moi-même, James, je veux que vous aimiez votre fils ! Vous êtes donc toujours un monstre de cruauté, et vous ne comprenez donc rien ?…

Les paroles s’échappaient de mes lèvres, malgré moi ; je n’avais plus conscience de notre situation, et quand il toucha la porte pour se retirer je me penchai, les bras tendus.

— Adieu, mistress ! ajouta-t-il se retournant.

— James ! râlai-je, ne partez pas encore !

Je me levai d’un bond : une force prodigieuse me lançait vers lui.

— Ah ! m’écriai-je, puisque je dois mourir bientôt !… les médecins l’assurent. Puisque tout est fini… vous devez rester, pour l’enfant… Songez qu’il n’aura plus que vous après moi… Une maladie de cœur, c’est toujours mortel… toujours, James ! Moi, je vous pardonne ! Restez !…

Il me regardait attentivement. S’il partait, ma vie allait partir avec lui. Il allait tout entraîner, oui, tout, la vertu et la haine ; il ne me laisserait qu’un regret éternel, le regret de l’avoir perdu. Je m’accrochai à son épaule robuste pour ne pas chanceler.

— James, je vous pardonne !… bégayai-je, du plus profond de mon âme. Vous m’avez tuée ; mais ne l’ai-je pas tuée, elle ? C’est moi qui suis coupable, je vous ai unis en dépit de l’affection que vous aviez pour une autre ! C’est une complicité, cela ! Mon Dieu ! pourquoi me regardez-vous ainsi, de ce regard sombre ?… Je suis changée, n’est-ce pas ? Encore un an, et je m’en irai plus loin, bien plus loin que vous. Restez !…

James eut un éclair dans les yeux.

— Que dois-je comprendre, mistress, que vous n’osez pas m’expliquer ?

À ce moment, je faisais un rêve merveilleux et terrible. J’étais la morte, j’étais Madge, la chérie, je mendiais ma vie à celui que j’adorais, j’avais eu une jouissance infinie à pardonner, ma voix s’adoucissait dans ma gorge et trouvait des accents de tendresse navrante. Mon front s’inclinait sur sa poitrine large, il m’entourait de ses bras puissants, il me disait : Viens avec moi, mon Ellen… Sans doute, j’étais folle ; mais comme ce moment de folie me rendait heureuse, presque fière, vivante, enfin !

Juliette ouvrit la porte. Elle poussa l’enfant entre nous.

— Mistress, déclara-t-elle, me faisant un signe d’intelligence pour me prouver qu’elle veillait dans le corridor et qu’elle saurait bien empêcher, au besoin, un acte de violence ; mistress, je crois que notre baby sera bien sage, ce soir !

La porte se referma, mes mains se joignirent.

— Mon Dieu ! soyez béni, vous êtes juste ! — pensai-je, pendant que James, le sourcil froncé, reculait devant son enfant.

Celui-ci dormait à moitié, il se précipita sur ma robe en grondant comme un jeune animal que l’on tourmente.

— Mistress, dit James, les lèvres pâlies par une émotion soudaine, si je m’en vais, c’est que je ne me sens pas digne de votre pardon. Voyez-vous, tout à l’heure, vous vous êtes appuyée sur moi. Eh bien !… la pitié, cela vous procure comme une illusion d’amour… quand on n’a pas meilleur à prendre. Eh bien ! j’ai failli vous manquer de respect, mistress ! L’enfant ne serait pas entré…

— Allez-vous-en ! murmurai-je épouvantée en me rejetant en arrière. Oh ! vous avez raison ! Allez-vous-en et ne revenez jamais !…

Il eut un rire strident.

— C’était pour avoir le plaisir de me chasser elle-même, rugit-il, j’aurais dû m’en douter ! L’orgueilleuse ! Elle me traite comme un chien ! « Reste, si tu peux me servir ou va-t’en si tu veux me caresser. » Ah ! je te souhaite d’aimer, à ton tour, qui ne t’aimera pas ! Ce sera ma vengeance… Orgueilleuse… misérable orgueilleuse !…

Et il sortit, rageusement, sans plus s’occuper de son fils. Je cachai mon visage, pourpre de honte, dans les blonds cheveux du petit Henry.

— Je t’aime ! je t’aime ! répétai-je ivre de désespoir, car je n’avais plus besoin d’être orgueilleuse…

Le lendemain matin, James fuyait notre maison, me laissant son enfant…

 

Voici un an qu’il est parti : je vais mourir, dit-on, et c’est tant mieux, car j’irais le chercher, si je m’en sentais la force…

Seigneur, vous êtes juste.

FIN DE l’homme ROUX