L’Honorable L.A. Dessaules et le système judiciaire des États-pontificaux/02

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II

L’honorable L. A. Dessaules, rédacteur du « Pays. »


Savant Monsieur,


Ce n’est point au troisième, mais au treizième siècle, que le Saint-Siège a condamné les ordalies.

Vous me reprochez mon laconisme ; pour sûr, je n’ai pas beau à rétorquer, car vous vous montrez d’une imperturbable loquacité.

Quelqu’un dira : Pourquoi, aussi, choisit-il des caractères si apparens pour ses divagations, et des caractères de notes pour la lettre de son adversaire ?… Ne voyez-vous pas qu’il se donne le haut du pavé ?

Pour moi, je n’entre point dans une aussi petite dispute.

Mais vous me fournissez bien des prétextes pour persister dans ma brièveté. Il devient, en effet, inutile d’ennuyer vos lecteurs d’une discussion touchant les sources de la législation des États-Pontificaux, puisque non-seulement Mgr de Montréal, qui connaît l’Italie pour y être allé trois fois, nous les fait connaître dans son excellente lettre pastorale ; mais vous-même aussi, monsieur : « elle est composée, dites-vous, de l’ancien droit romain d’abord. » Voilà bien la base trouvée, je crois.

Vous admettez ensuite des abus en Angleterre, (où la justice est si expéditive !  !  !) et même en France. Qui doute que cela n’invite aussi à être court ?… car, à quoi bon discuter des admissions ? Ne vaut-il pas mieux lire les œuvres de Jérémie Bentham, et le discours du cardinal Mathieu dans le Sénat ?

Je ne puis résister, cependant, à la tentation de citer deux ou trois exemples.

Trouvez-vous bien rationnel d’enfermer douze citoyens dans une chambre, au milieu de toutes les privations, jusqu’à ce que leur jugement soit à l’unisson ? Il n’est pas matériel le peuple qui a imaginé des moyens physiques de saisir la vérité !

Le prisonnier n’a droit à copie des dépositions qu’en payant ; trouvez-vous cela noble ?

Alfred de Vidil est condamné pour n’avoir pas voulu déposer contre son père ; cela vous paraît-il naturel, gentil ?

Mais ne prétendez-vous pas que je ne me suis attaqué qu’à une remarque incidente de votre diatribe ?

D’abord, on voit de suite que je n’ai pas prétendu vous prendre à partie sur tout ce qui fait le sujet de la polémique : il m’aurait fallu, pour le faire, avoir un journal à moi. Je n’ai fait qu’intervenir pour relever un quiproquo. Sachez, au reste, que ce n’est jamais dans le conseil de mes ennemis que je vais chercher des inspirations, et que, comme le vieux Frédéric, comme Napoléon Ier et autres gens d’esprit, mon ordre d’attaque est toujours l’ordre oblique ! Vous ne pouvez prétendre que le paragraphe sur lequel je tombe n’était qu’une remarque incidente qu’en tombant dans une erreur de jugement bien palpable. Il ne dépend pas que de vous, en effet, de faire un incident d’une horreur telle que celle de présumer un accusé coupable.

Au demeurant, ce serait peine bien inutile que de vous prendre à partie sur toutes vos dénonciations, car vous ne les avez point prouvées. Quand vous l’aurez fait, en allant d’abord vous informer sur les lieux, je ferai peut-être le voyage de Rome, pour revenir couvrir de ma voix vos clameurs. Quand le député turinois Margotti, dont le Pays n’a jamais rien cité, a voulu écrire Rome et Londres, il est allé voir ce que c’est que l’Angleterre, et il a bien vu. Comment ! M. Guizot nous dit que, de Paris, il ne peut pas bien juger entre les détracteurs et les défenseurs du régime pontifical, et vous, vous prétendez porter des jugements péremptoires de la ruelle Sainte-Thérèse ? Je produis un exemple des erreurs que l’on commet à distance ; vous vous trompez ici en répétant le chanoine Liverani évêque, comme on se tromperait à Rome si le bruit de votre dernière rencontre y parvenait, en supposant que vous y avez fait preuve de bravoure. Tout ce que je connais de l’Italie, moi, ce sont les traités de la Justice et des Lois de Lignori. S’ils étaient traduits en anglais et répandus, les Anglais qui ne sont libres que fictione chartæ, pourraient le devenir effectivement : ils connaîtraient du moins l’épikie, belle et bonne chose que ces insulaires ne soupçonnent pas même.

Il est heureux, après tout, que vous vous soyez fâché, car si vous n’écriviez point ab irato, vous ne chargeriez pas tant le tableau que vous faites des abus réels ou prétendus du régime pontifical, et je n’aurais point, si beau à vous appliquer l’axiome de la dialectique : qui nimis, nil probat. Vous faites comme le brigand Garibaldi, qui dit de Pie IX qu’il salit tout ce qu’il touche, ou comme le charlatan Gladstone, qui l’appelle un mendiant sanguinaire. (Voir le Pays.) Je me réserve, du reste, de mettre prochainement toute votre argumentation en forme syllogistique. Il y aura des ergo qui seront incompatibles avec vos protestations extérieures de respect pour le Pape ; mais si je déduis rigoureusement les conclusions de vos prémisses, vous n’aurez rien à redire, car vous savez ou vous ne savez pas que tout discours sensé doit pouvoir revêtir la forme probante.

Vous ne savez pas si le duc de Gramont est satisfait, si le général de Goyon est satisfait ; et comment le sauriez vous, si vous n’avez sous les yeux que le Siècle ?

Ce n’est point vous qui parlez dans vos remarques incidentes ; c’est le Siècle : on le voit bien, car je ne reconnais pas le mot prévenu comme venant du droit criminel qui nous régit.

Je vous dois cependant l’occasion de récidiver et d’argumenter de nouveau ex etymologia, parce que cette argumentation fait partie de la logique judiciaire : chacun sa langue.

« Prévenu est celui qu’on présume coupable d’un crime, » dit Bescherelle.

Mais cela est trop faible ; prévention est beaucoup plus fort que présomption ; prévention est une opinion si bien arrêtée, que l’on n’en revient que difficilement. C’est sans doute pour cela que, quand on est une fois entré dans la boîte de la justice ou injustice criminelle, on est taré de cela seul, lors même qu’on ne succombe pas.

À propos de votre dictionnaire Italien, je remarque que vous n’êtes laconique que quand vous citez ; citez donc in extenso, surtout si c’est un dictionnaire de jurisprudence. Si vous étiez dans le cas de le faire, votre sagacité devrait encore n’être pas si en défaut que de ne pas vous attendre à ce que je vous demanderais encore quel dictionnaire de jurisprudence italienne vous citez — romain, piémontais, napolitain, toscan, modénois, parmesan ou autre ; car il n’est pas permis d’ignorer qu’il n’y a pas qu’un seul code criminel en Italie, et c’est du droit criminel romain qu’il s’agit. Vous trouvez mauvais qu’à Rome on emploie en justice la langue latine[1] ; si on y emploie la langue latine, on n’y dit donc pas il reo.

J’oubliais de dire tout-à-l’heure que quand Bonaparte a voulu imposer le Code Napoléon à Pie IX, celui-ci lui a offert de nommer une commission de jurisconsultes italiens, pour discuter avec des légistes français, nommés d’autre part, le mérite comparatif des deux législations, et que l’empereur des Français, qui aurait voulu l’emporter de haute lutte, n’a point jugé à propos de se commettre.

Parmi les pièces que j’ai regretté de ne pas vous voir reproduire, je puis encore vous citer une remarquable lettre du général Ulloa à lord Palmerston, voire même celle d’un ministre anglican sur les épouvantables cruautés des Piémontais dans le royaume de Naples. Vous ne nous avez point dit combien de villes ils ont incendiées. Vous nous avez dit qu’une faculté de Palerme s’est prononcée contre le pouvoir temporel du Pape ; mais vous avez oublié de nous dire que toutes les facultés avaient été consultées, et qu’en général elles avaient répondu défavorablement aux Piémontais. Vous vous êtes borné à vouloir nous faire accroire que Chiavone est un malandrin. Comment comprendriez-vous le patriotisme, n’étant vous-même qu’un homme de parti ? Vous qui procurez si bien la victoire aux hordes du Nord sur la Confédération du Sud, que n’alliez-vous à l’aide des sept ou huit lieutenans du roi galant homme qui se sont déjà succédé à Naples, pour le déloger de ses montagnes ? Vous avez reproduit une pièce de la chancellerie autrichienne dont vous dépréciez fort le style, bien qu’il soit infiniment moins obscur, redondant et ridiculement exagéré que celui de la chancellerie anglaise. Il s’est passé de fraîche date bien des horreurs en Irlande ; mais les Irlandais ! vous vous souciez bien peu de ce peuple-là. Vous ne paraissez point vous intéresser davantage à ce petit peuple hellénique qui, dans les Îles Ioniennes, lutte contre la tyrannie anglaise. N’auriez-vous pas pu nous donner quelques extraits du livre intitulé Révolutions des Deux-Siciles, où un Canadien d’origine, le baron Juchereau d’Harvey, fait justice des odieux mensonges d’un Gladstone ? Avec tant soit peu de bonne volonté, ne pourriez-vous point reproduire quelques passages des derniers écrits de M. Guizot et de lord Normanby ?… Mais vous me direz, comme vous avez dit à Minerve au sujet du désaveu du cardinal Marini : J’avais coupé tout cela, mais le tout s’est envolé… Le Siècle n’a pas dit, et le Pays non plus, qu’à l’heure qu’il est, l’Anglais, qui donne la chasse aux négriers, vend ses captures aux habitans de l’île Sainte-Hélène sous le nom spécieux de laboureurs. Vous avez fait du persifflage au sujet d’un article du Propagateur Catholique de la Nouvelle-Orléans ; mais ne l’ayant point cité textuellement, vous vous êtes ainsi fait votre propre témoin.

Je regrette encore que la glose que vous faites de ma lettre contienne autant de fiel contre ceux qui ne pensent point comme vous, que la lettre du chanoine Liverani en décèle contre les défenseurs du Pape.

Au fait, vous avez une manière tout-à-fait gentille d’accuser réception des travaux qu’on vous envoie. Pour moi, comme je ne me mêle point, comme vous, des élections politiques du noble système anglais, je m’avoue peu capable de lutter avec vous d’incivilité. Mais je vous dirai, comme Thémistocle à Euribiade : Frappe, mais écoute !

Vous vous trompetez beaucoup plus instruit que moi. Que dirai-je ? Puis-je me juger moi-même ? Mais devrai-je m’avouer aussi que ça été en effet de ma part une grande présomption que d’oser m’égaler à vous comme jurisconsulte ? Pour ce qui est de vous, j’avoue qu’elles doivent être bien variées les connaissances d’un rédacteur de journal, mais, de grâce, est-ce là une preuve que vous les possédiez ? Émile Souvestre a bien raison de dire que, pour passer pour savant aujourd’hui, il ne faut que se suspendre un écriteau par derrière.

Vous vous gaussez à propos de mon mot d’écollé ; il ne faut point avoir peur d’un mot que je dérive sans travail de la belle langue latine : mais moi, j’ai à bon droit frayeur des mois exclusivisme, conservatisme, esclavagiste, libertaire, statutaire, diplômé, politicien et de tant d’autres mots vandales. Les Iroquois ont leur harmonie, peut-être ; mais les Italiens et les Français ont bien aussi la leur ! je conjugue encore mes verbes comme me l’ont appris mes précepteurs, et non comme le fait le prince des poètes français du jour, par l’intermédiaire de madame de Lamartine ; je ne marie point une fille, je n’adresse point un auditoire, je n’oppose pas un parti, je ne réponds pas une lettre, parce que je ne juge point la langue anglaise assez belle pour sentir le besoin de lui prostituer la mienne, — qui fut aussi celle de Fénélon et de Racine. Je n’absous pas même du défaut de patriotisme la plupart de ceux qui parlent de la sorte.

J’étais peiné des épithètes que vous prodigue journellement Minerve ; mais après tout je ne vois que trop qu’elles sont à bonne adresse.

Je suis, Monsieur,
Votre très-humble serviteur,
MAXIMILIEN BIBAUD.


P. S. — Une autre fois, quand j’aurai besoin des colonnes du Pays, je m’adresserai directement au propriétaire ou aux directeurs, parce que le rédacteur n’a point été avec moi assez gentilhomme. En attendant, je les blâme solidairement de la partialité de leur rédaction passée, et je me félicite après l’écrivain qui a réfuté M. Dessaules au sujet des réformes et des finances romaines, de ce que, grâces à la polémique actuelle, ce monsieur s’exécute au point de nous donner, à côté des mauvais cancans de la Georges Sand, des extraits de bon aloi enfin, voire, par exemple, l’écrit contre le ministre franc-maçon Persigny sur la Saint-Vincent-de-Paul en France. Je rappellerai ici qu’en 1849, j’offris aux treize de l’Avenir de discuter avec eux sur le pouvoir temporel du Pape, et que, sur abstention de leur part, j’exigeai que mon défi fût imprimé dans leur journal. Ainsi fut fait.

Bibaud.



  1. Pays du 13 décembre.