L’Idéal scientifique des mathématiciens/Chapitre III

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CHAPITRE III

L’APOGÉE ET LE DÉCLIN DE LA CONCEPTION SYNTHÉTISTE

I. — La synthèse algébrico-logique.

Nous avons cherché à déterminer, au début du chapitre qui précède, les caractères propres à la méthode algébrique. Nous avons indiqué ensuite comment cette méthode s’est développée au xviie siècle, dans le domaine du fini d’abord, puis dans celui de l’infini. Après Descartes, après Newton et Leibniz, l’algèbre avait définitivement affirmé sa puissance et pendant un siècle et demi nous la voyons régner en maîtresse absolue sur la science mathématique tout entière.

Au xviiie siècle, sans doute, les problèmes de la mécanique et de la physique mathématique commencent à occuper une place importante dans les études des savants. Mais c’est par l’algèbre que ces problèmes sont traités, et l’algèbre, clef de nos connaissances les plus précieuses, continue à être regardée comme la science par excellence. Voici, par exemple, comment Laplace définit, dans son Système du monde[1], le rôle que les mathématiciens de son siècle attribuaient à la méthode algébrique : « L’analyse algébrique — dit-il — nous fait bientôt oublier l’objet principal [de nos recherches] pour nous occuper de combinaisons abstraites, et ce n’est qu’à la fin qu’elle nous y ramène. Mais, en s’abandonnant aux opérations de l’analyse, on est conduit par la généralité de cette méthode et l’inestimable avantage de transformer les raisonnements en procédés mécaniques à des résultats souvent inaccessibles à la synthèse [géométrique]. Telle est la fécondité de l’Analyse qu’il suffit de traduire dans cette langue universelle les vérités particulières pour voir sortir de leurs seules expressions une foule de vérités nouvelles et inattendues. Aucune langue n’est autant susceptible de l’élégance qui naît d’une longue suite d’expressions enchaînées les unes aux autres et découlant toutes d’une même idée fondamentale. Aussi les géomètres de ce siècle, convaincus de sa supériorité, se sont principalement appliqués à étendre son domaine et à reculer ses bornes ».

À cela près que Laplace appelle « analyse » ce que nous avons appelé « synthèse », on reconnaît, dans cette description du rôle de l’algèbre au xviiie siècle, les traits distinctifs que nous avons déjà relevés dans l’algèbre primitive : emploi de procédés mécaniques, institution d’une langue symbolique universelle, progrès indéfini réalisé en formant des expressions de plus en plus compliquées, qui se laissent déduire les unes des autres comme une chaîne que l’on déroule.

Les résultats obtenus par les algébristes du xviiie siècle étaient bien propres à justifier la robuste confiance qu’avaient ces savants en l’excellence de leur méthode. L’algèbre élémentaire — sortie de la période des tâtonnements — avait clairement reconnu l’étendue exacte de son pouvoir, et avait fixé ses procédés. Le calcul des dérivées et des intégrales, le calcul des séries, avaient été codifiés et formaient désormais un ensemble aussi bien ordonné et aussi précis que l’algèbre proprement dite. La géométrie cartésienne, en perfectionnant de plus en plus son mécanisme, avait décidément supplanté les méthodes grecques de démonstration. La mécanique s’était constituée en science analytique en prenant modèle sur la géométrie.

Là même où les calculs algébriques paraissaient devoir céder le pas à d’autres procédés, c’étaient encore l’esprit et le point de vue de l’algèbre qui dirigeaient la pensée des mathématiciens. Nous pouvons nous en rendre compte en considérant l’histoire de la géométrie, laquelle se trouve être à ce point de vue particulièrement instructive.

On sait que, malgré le triomphe de la méthode cartésienne, une réaction se produisit, chez certains mathématiciens contre la réduction — poussée trop loin à leur goût — de la géométrie à l’algèbre. Pour instituer en géométrie une méthode de découverte plus rapide et plus puissante que celle des Grecs, il n’était ni nécessaire ni avantageux — pensaient ces savants — de toujours avoir recours au calcul ; des considérations purement géométriques pouvaient conduire, plus directement que l’algèbre, à des résultats aussi remarquables. Déjà au xviie siècle, Desargues avait conçu une méthode — fondée sur la transformation des figures par projection — qui lui avait permis de fonder[2] une théorie générale des sections coniques ayant un caractère géométrique. Pascal, dans ses premières études sur les coniques[3], avait appliqué la même méthode et ses travaux attirèrent tout spécialement — trente ans plus tard — l’attention de Leibniz. « Souvent — dit Leibniz dans son Projet d’un art d’inventer — les géomètres peuvent démontrer en peu de mots ce qui est fort long par la voie du calcul ; la voie de l’algèbre est assurée, mais elle n’est pas la meilleure »[4].

Cependant, les succès remportés par l’algèbre cartésienne eurent pour effet de reléguer provisoirement dans l’ombre et de faire délaisser pendant près d’un siècle les méthodes non-algébriques. Et c’est pourquoi la théorie inaugurée par Desargues et Pascal ne fut reprise et développée qu’au commencement du xixe siècle, — à la suite des travaux de Gaspard Monge, créateur de la géométrie descriptive. Dans son célèbre Traité des propriétés projectives des figuress[5], Poncelet, élève de Monge, fait ressortir l’infériorité des méthodes géométriques classiques par rapport à la méthode algébrique. « Tandis — écrit-il — que la géométrie analytique offre, par la marche qui lui est propre, des moyens généraux et uniformes pour procéder à la solution des questions qui se présentent… tandis qu’elle arrive à des résultats dont la généralité est sans bornes, l’autre procède au hasard ; sa marche dépend tout à fait de la sagacité de celui qui l’emploie et ses résultats sont presque toujours bornés à l’état particulier de la figure que l’on considère ». Poncelet se propose de remédier à « ce défaut de généralité et d’extension de la géométrie ordinaire » et de créer une méthode de géométrie pure qui puisse rivaliser avec l’ « Analyse géométrique ». Cette méthode est principalement fondée sur deux principes déjà pressentis par Monge, le principe de continuité et le principe de projection.

On comprendra la nature et la portée de ces deux principes en voyant en quels termes Poncelet nous donne la définition générale du premier. « Considérons — dit-il[6] — une figure quelconque, dans une position générale, et en quelque sorte indéterminée, parmi toutes celles qu’elle peut prendre sans violer les lois, les conditions, la liaison qui subsistent entre les diverses parties du système (constitué par la figure aux termes de sa définition) ; supposons que, d’après ces données, on ait trouvé une ou plusieurs relations ou propriétés, soit métriques, soit descriptives, appartenant à la figure. N’est-il pas évident que si, en conservant ces mêmes données, on vient à faire varier la figure primitive par degrés insensibles, ou qu’on imprime à certaines parties de cette figure un mouvement continu d’ailleurs quelconque, n’est-il pas évident que les propriétés et les relations trouvées pour le premier système demeureront applicables aux états successifs de ce système ? »

À lire ces considérations on devine sans peine ce qu’est devenue la géométrie préconisée par Poncelet. C’était, au fond, une algèbre déguisée. En effet, Poncelet et ses continuateurs font totalement abstraction de la « figure » en géométrie pour ne considérer que des lois, des conditions, des liaisons ; sous le nom de continuité, ils introduisent les notions de variable et de fonction ; enfin l’application de leurs principes les conduit à placer à la base de l’édifice géométrique une étude générale des transformations des figures, qui est en somme l’étude de certaines fonctions. Aussi n’est-il pas surprenant que la nouvelle géométrie — développée (en Allemagne notamment) sous le nom de géométrie synthétique pendant la première moitié du xixe siècle — ait finalement trouvé avantage à s’opprimer dans la langue du calcul et soit devenue aussi algébrique que la géométrie cartésienne.

Mais, ce qu’il est intéressant de remarquer, c’est que, sous sa forme primitive, et alors même qu’elle restait purement géométrique, la méthode de Desargues, de Monge et de Poncelet, méthode de synthèse, de combinaison et de généralisation, méthode à marche régulière où rien (selon Poncelet) ne devait plus être laissé au hasard, était au fond la méthode même de l’algèbre, appliquée à un objet autre que le calcul.

Aussi bien était-il évident a priori que le champ d’application de la méthode synthétique pratiquée par les algébristes dépassait infiniment le cadre du calcul classique. Les procédés que l’on avait employés pour combiner les opérations de l’arithmétique devaient permettre de combiner et d’étudier semblablement, soit des déplacements ou des transformations géométriques, soit même des composés ou des groupements d’autre nature, formés avec les éléments les plus divers. C’est ce que Leibniz avait bien pressenti lorsque, dans sa jeunesse, il rêvait de constituer une Combinatoire générale, c’est-à-dire une science qui, au moyen d’un symbolisme opératoire approprié (caractéristique universelle), étudierait l’ensemble des combinaisons auxquelles peuvent donner lieu les quantités, les figures, et, en général, toutes les notions mathématiques ou logiques. Cette science, « dont ce que nous appelons l’Algébre ou l’Analyse n’est qu’une branche fort petite »[7] ne serait limitée dans son pouvoir de construction arbitraire, que par la nécessité d’obéir aux règles de la logique formelle. Pour la distinguer du calcul spécial auquel le nom de combinatoire est resté attaché, on pourrait la nommer « synthèse algébrico-logique ».


Quelles sont, dans le domaine des Mathématiques, les applications possibles de la synthèse algébrico-logique ? Elles sont fort nombreuses et on les rencontre au seuil même du calcul algébrique moderne.

On peut dire[8] que l’algèbre élémentaire est l’étude de certaines combinaisons formées avec des nombres arithmétiques tels que 1, 2, 3, … et avec des lettres représentant des nombres relatifs (positifs ou négatifs), nombres et lettres étant reliés par certains signes opératoires déterminés, tels que +, −, × (ce dernier souvent sous-entendu) ou par les signes log, sin, cos, etc., qui indiquent une correspondance fonctionnelle rigoureusement définie. Cela étant, nous sommes naturellement portés à imaginer de nouveaux groupements de nombres — nombres arithmétiques ou nombres représentés par des lettres —, et à créer des symboles inédits pour désigner ces groupements dans l’écriture algébrique. En usant de cette faculté, nous pouvons obtenir de nouvelles expressions, qui donneront matière à des calculs variés.

L’algèbre s’est ainsi enrichie, depuis le xviie siècle, de deux sortes d’expressions. Les unes ne sont nouvelles que par la forme qui leur est donnée : ces expressions pourraient être définies au moyen des algorithmes de l’algèbre élémentaire, mais il est avantageux d’adopter, pour les représenter, un symbolisme nouveau, permettant d’abréger l’écriture et révélant le secret de leur composition. Les expressions de la seconde sorte, ou bien sont de pures fictions introduites pour des raisons de commodité, ou du moins représentant des grandeurs et combinaisons de grandeurs sur lesquelles l’algèbre classique n’aurait pas de prise.

Comme exemple d’expression de la première sorte, nous pouvons citer le déterminant[9], dont Leibniz[10] avait déjà entrevu la définition, et qui fut introduit en algèbre par Gabriel Cramer en 1750[11]. Il n’y a, dans le déterminant, d’autre élément nouveau qu’un certain symbolisme particulièrement heureux. Ce symbolisme ne rend pas seulement les calculs faciles et rapides ; il permet aussi de deviner, avant que les calculs soient achevés, certains caractères intéressants des résultats. La raison en est que le symbole du déterminant met et maintient en évidence la composition des nombres qu’il sert à représenter. De même que l’algèbre élémentaire n’effectue pas, d’ordinaire, les opérations simples (additions, multiplications ou divisions), afin d’avoir à sa disposition des expressions immédiatement démontables[12], de même la théorie des déterminants a affaire à certains groupements remarquables d’opérations simples qu’il vaut mieux ne pas résoudre en leurs parties, parce que c’est la structure de ces groupements qui nous intéresse, et non les résultats des opérations qui y entrent. Le symbolisme qu’introduit la théorie a été construit en conséquence. Il nous permet de traiter les déterminants, tels que a b
c d
, comme autant de blocs ou d’éléments unitaires, sur lesquels on calcule suivant certaines règles déterminées.

Quant aux expressions de la seconde sorte, et qui correspondent à des notions étrangères à l’algèbre élémentaire, elles se rencontrent principalement dans la théorie des quantités imaginaires. Pour obtenir cette théorie, on introduit, comme on sait, un symbole i dont le carré est par définition égal à −1 et auquel on convient, d’ailleurs, d’appliquer, sans modification, toutes les règles de calcul auxquelles sont soumis les signes littéraux ordinaires de l’algèbre. Combinant, alors, le symbole i avec des nombres ou des quantités algébriques quelconques, on obtient des expressions, qui ne représentent aucune grandeur ni aucun résultat d’opérations réelles, mais qui ont — formellement — une structure analogue à celle des véritables expressions algébriques.

On sait après quelles hésitations les mathématiciens se décidèrent à reconnaître la légitimité du calcul ainsi défini. Bien que l’utilité de ce calcul fût apparue dès le xve siècle[13] et que certains novateurs, notamment Albert Girard, en 1629[14], n’eussent pas craint d’en faire un usage un peu imprudent pour leur temps, la notion d’imaginaire continua pendant longtemps à étonner les mathématiciens (qui ne s’attendaient pas à la trouver si féconde) et à inquiéter les philosophes. Il suffit, cependant, de rapporter l’algèbre imaginaire à sa véritable origine pour que le mystère dont elle fut tout d’abord enveloppée, et le caractère révolutionnaire que certains lui ont attribué, s’évanouissent entièrement. Le calcul dit « imaginaire » est une application directe de la méthode synthétique algébrico-logique et il est, de plus, une condition indispensable du succès de cette méthode dans le domaine même de l’algèbre élémentaire.

En effet, nous avons vu que l’un des traits essentiels de la méthode algébrique est le caractère formel et mécanique du travail de combinaison auquel elle donne lieu. Le mathématicien, lorsqu’il opère sur les nombres et signes algébriques, fait abstraction de la signification de ces signes pour ne s’intéresser qu’à leur assemblement. Or, ce faisant, il se heurte à un écueil : il se trouve amené, en effet, à former des expressions — celles où entrent des racines carrées — qui n’ont pas toujours un sens réel[15] ; sans que rien soit changé à la composition et au mécanisme des opérations qui les définissent, ces expressions tantôt représentent de véritables grandeurs, tantôt n’en représentent point. Il s’ensuit que l’algébriste doit choisir entre deux partis : ou bien il s’astreindra à traduire en langage arithmétique ou géométrique la série entière de ses calculs afin d’être sûr que ceux-ci ne cessent jamais d’avoir un sens, — et alors il perd tout le bénéfice de la méthode algébrique et en violera le principe fondamental ; ou bien il se résignera à raisonner sur des formules qui eussent été des non-sens pour le géomètre grec.

Entre ces deux partis, le mathématicien de l’école synthétiste ne saurait hésiter. Il opte pour le second et entre dans la voie du calcul imaginaire. Or qu’arrive-t-il ? Si l’on convient que les signes littéraux de l’algèbre tels que a, b, c, …, x, y, … représentent tous sans exception des nombres complexes[16] de la forme α + βi, où α et β sont des nombres réels, positifs ou négatifs, et i un symbole auquel on donne pour carré −1, il se trouve que toutes les combinaisons algébriques formées avec ces signes représentent elles-mêmes des nombres de la forme α + βi. Ainsi, lorsqu’on effectue sur les nombres α + βi des opérations quelconques, on ne sort jamais du système de ces nombres. En d’autres termes, il suffit d’adjoindre aux quantités algébriques ordinaires, le seul nombre fictif i, pour que tous les calculs de l’algèbre deviennent légitimes dans tous les cas, et pour que l’on puisse par conséquent effectuer sans réserve toutes les combinaisons algébriques imaginables en faisant totalement abstraction des objets — réels ou fictifs — que représentent celles-ci.

Voilà, exactement, ce qu’il y a au fond de l’algèbre imaginaire : aucune notion mystérieuse, mais simplement une propriété générale des composés qui résultent de la combinaison formelle des opérations algébriques.

Nous n’avons envisagé ci-dessus que des expressions (ou combinaisons de signes) isolées. Or l’algébriste a souvent l’occasion d’étudier simultanément plusieurs expressions différentes, associées suivant certaines règles. Comment pourra-t-il utiliser à cet effet la méthode algébrico-logique ?

Une « expression algébrique » exprime, comme on sait, une correspondance fonctionnelle établie entre quantités variables ; mais on peut aussi la regarder comme l’indication d’une opération. Soit, par exemple, f(x, y, z) l’expression d’une fonction des quantités x, yz. Posant u = f(x, y, z), nous dirons que le nombre u est le résultat d’une opération[17] effectuée sur les nombres (indéterminés) x, yz. Cette « opération » qui peut être, mais qui peut aussi ne pas être, une combinaison d’opérations arithmétiques élémentaires, est entièrement définie, quant à ses effets, lorsque la fonction f est connue. Ainsi nous pourrons regarder une fonction quelconque comme définissant un mécanisme opératoire.

Grâce à cette extension du sens primitif du mot « opération », il sera possible de formuler très simplement les questions relatives aux combinaisons formées d’expressions algébriques. Il s’agit de déterminer l’effet de plusieurs mécanismes opératoires, dont les actions se groupent et se combinent de telles manières qu’on voudra. Pour faire cette étude, l’algébriste considère les opérations comme des unités, comme des éléments simples, et il fait abstraction de leur structure, de même que, en étudiant les expressions, il a fait abstraction de la valeur numérique des lettres assemblées. Et ainsi s’ouvre un nouveau chapitre de la science combinatoire : l’algèbre des opérations, qui a ses définitions, ses notations, ses formules propres.

La branche la plus importante de cette algèbre est la théorie des substitutions et des groupes de substitutions, théorie dont l’exposé systématique fut fait au xixe siècle par Serret et par Jordan, mais dont les bases étaient déjà posées à la fin du 18e siècle[18]. Appelons substitution et désignons par une lettre telle que (S), (T), … l’opération consistant à changer une quantité (indéterminée) x en f(x) [f(x) étant une certaine fonction de x]. Autant de fonctions f(x), autant de substitutions. Or on peut considérer la substitution obtenue en opérant successivement une substitution (S), puis une substitution (T) comme constituant le produit de ces deux substitutions. D’une manière analogue, on peut définir les puissances positives ou négatives d’une substitution. On envisage, d’autre part, certains ensembles remarquables de substitutions que l’on appelle groupes. L’étude de ces groupes et l’ensemble des calculs auxquels ils donnent lieu, forme une algèbre spéciale que l’on peut rendre entièrement indépendante de la définition quantitative des substitutions par des fonctions, et qui a été utilisée avec grand profit dans des ordres de recherches extrêmement variés.


Arrêterons-nous là notre revue des applications mathématiques de la synthèse algébrico-logique ? Les grandeurs et les opérations sont-elles les seuls éléments mathématiques que l’on puisse grouper et combiner ? Non, certes. Il est autre chose qui est continuellement objet de combinaison dans le système des mathématiques, comme d’ailleurs dans toutes les sciences fondées sur le raisonnement : c’est la proposition, — la proposition logique, — soit que celle-ci formule une définition, soit qu’elle énonce un axiome ou un théorème. Toute notion secondaire nouvelle est obtenue par combinaison des notions premières fournies par les définitions. Tout théorème nouveau est démontré par combinaison des axiomes et des théorèmes déjà acquis. L’édifice mathématique construit à l’époque d’Euclide, — agrandi depuis lors, et flanqué de nouvelles annexes — se présente en somme à nous comme le résultat d’une vaste synthèse logique effectuée sur des propositions.

Qu’est-ce qui nous empêche dès lors d’appliquer à cette synthèse une méthode analogue à celle de l’algèbre ? Partant des propositions les plus simples, nous en étudierons a priori les combinaisons en faisant abstraction de leur contenu ; nous comparerons ces combinaisons, nous apprendrons à reconnaître dans quels cas elles sont équivalentes, dans quels cas elles sont compatibles[19] ou incompatibles, nous les transformerons les unes dans les autres.

La science des propositions ainsi étendue a permis de consolider et de perfectionner sur de nombreux points l’édifice euclidien. C’est grâce à elle que l’on a pu surmonter — ou à peu près — les difficultés relatives aux définitions ou axiomes, qui si longtemps embarrassèrent les géomètres.

Le but à atteindre est le suivant : construire l’édifice mathématique en partant de postulats aussi simples et, surtout, aussi peu nombreux que possibles. Or, lorsque nous établissons la suite des théorèmes, il se trouve qu’en fait nous nous appuyons à maintes reprises sur des vérités indémontrées qui sont de nature intuitive. Ces vérités sont-elles des conséquences logiques des postulats simples dont la liste est donnée au début de la science (en ce cas elles sont démontrables et il convient d’en formuler la démonstration), ou sont-elles indépendants de ces postulats (auquel cas elles constituent des postulats nouveaux que l’on doit ajouter à la liste) ?

Telle est la délicate question que l’étude logique des combinaisons de postulats a permis d’approfondir au cours du xixe siècle, spécialement pour ce qui regarde la géométrie. En la résolvant, on n’a pas seulement mis en évidence les différentes formes qu’il est possible de donner au système de la géométrie classique : mais on a reconnu en même temps la possibilité de construire un grand nombre d’autres géométries, qui ne satisfont pas aux mêmes postulats que la nôtre, mais qui sont, au regard de la logique, tout aussi légitimes.

Ces résultats apparaissent clairement dans l’un des ouvrages les plus importants qui aient été consacrés à la question des postulats géométriques, les Grundlagen der Geometrie de David Hilbert[20].

Hilbert énonce et classe les axiomes de la géométrie d’une manière nouvelle en les répartissant entre cinq groupes. Il montre ensuite comment sur chacun de ces cinq groupes d’axiomes, et sur leurs combinaisons, on peut fonder une série de géométries hiérarchiquement organisées. Notre géométrie classique est celle qui satisfait à la totalité des axiomes énoncés ; pour chacune des autres (que l’on nomme géométrie partielle), une partie seulement de ces axiomes seront vérifiés.

Ainsi se trouvent définitivement élucidées, en particulier, les questions qu’avait fait naître, à son apparition, la « géométrie non-euclidienne. »

On sait que pendant des siècles les géomètres s’étaient en vain appliqués à démontrer logiquement la proposition qui fait l’objet du cinquième Postulat d’Euclide : « Si deux droites d’un plan forment avec une troisième droite de ce plan, et du même côté de celle-ci, deux angles intérieurs dont la somme est inférieure à deux droits, ces deux droites, prolongées, se rencontrent du côté où les angles sont plus petits que deux droits » (ce qui revient à dire — si l’on tient compte des autres postulats et axiomes — que « par un point extérieur à une droite donnée on peut mener une seule parallèle à cette droite »). Or, non seulement, les efforts des géomètres n’avaient pas abouti, mais Saccheri[21] avait établi (vers 1730) — sans d’ailleurs se rendre bien compte de la conclusion qui résultait de ses recherches — qu’à supposer rejeté le cinquième Postulat, on pouvait néanmoins déduire des autres hypothèses euclidiennes une longue suite de théorèmes rigoureusement enchaînés et exempts de toute contradiction. Tel est le fait dont, vers 1830, Lobatscheffsky et Bolyai[22] prouvèrent sans contestation possible la réalité, et qui leur permit de fonder une nouvelle géométrie dans laquelle on peut mener par un point plusieurs parallèles à une même droite. Voilà qui bouleversait, semble-t-il, toutes les idées reçues en géométrie. Pourtant les deux novateurs, en considérant qu’une science construite suivant les règles de la construction logique est nécessairement légitime, ne faisaient que tirer les conséquences naturelles de la théorie synthétiste des mathématiques. Ils avaient créé la première et la plus simple des géométries partielles. Riemann, en 1854, en créa une seconde[23] en rayant des axiomes de la géométrie, non seulement le cinquième postulat d’Euclide, mais aussi certains axiomes relatifs aux lignes droites (dans la géométrie de Riemann, les lignes droites ne sont pas indéfiniment prolongeables et se coupent toutes entre elles, en sorte qu’il n’existe pas de droites parallèles)[24].


Après avoir déterminé les relations logiques qui lient les postulats et la géométrie et étudié les différentes combinaisons que l’on en peut former, il était naturel de soumettre à une investigation analogue les notions premières, objets des définitions de la science mathématique, et notamment les notions fondamentales de nombre, de grandeur et de quantité.

La difficulté que l’on éprouve à donner une définition arithmétique satisfaisante des nombres irrationnels et des opérations relatives à ces nombres avait été, nous l’avons rappelé, l’une des pierres d’achoppement de la mathématique hellénique. Aussi les modernes ont-ils dû chercher de nouveaux moyens de surmonter cette difficulté. Leurs efforts ont principalement tendu à dégager, sous une forme aussi simple que possible, les postulats grâce auxquels on peut déduire la notion de nombre irrationnel de celle de nombre entier. Certains d’entre eux espéraient ainsi réaliser cette unification des mathématiques, que l’on a parfois appelée « arithmétisation de l’analyse », et qui permettrait de faire découler toutes les théories algébriques de l’arithmétique des nombres entiers.

On sait que la tentative faite en ce sens par certains analystes a donné naissance à une doctrine philosophique (soutenue par Renouvier) dans laquelle le nombre est considéré comme la réalité primordiale sur laquelle repose l’édifice mathématique. La conception qui inspire cette doctrine est toutefois restée étrangère aux principaux mathématiciens qui ont fait une étude technique des bases de l’arithmétique (notamment Weierstrass, Cantor, Kronecker, Méray, Jules Tannery). Si certains d’entre eux ont un culte pour le nombre entier, ils ne lui attribuent pas de vertu spéciale. Ils se bornent à appliquer à la notion générale du nombre les méthodes de construction algébrico-logiques. Aussi bien la définition la plus parfaite du nombre irrationnel (celle qui présuppose le moins de postulats) fait-elle dépendre principalement celui-ci d’une notion assez différente de celle du nombre entier, et plus générale : la notion de classe. Si[25] l’ensemble total des nombres rationnels est partagé en deux classes telles que tout nombre de la première classe soit inférieur à tout nombre de la seconde classe, et tout nombre de la seconde classe supérieur à tout nombre de la première, et telles, d’autre part, qu’il n’y ait dans la première classe aucun nombre plus grand que tous les autres et dans la seconde classe aucun nombre plus petit que tous les autres, — alors le couple des deux classes constitue un élément de raisonnement que l’on appelle « nombre irrationnel ». En partant de cette définition on peut construire un calcul des couples de classes qui est l’équivalent exact du calcul des quantités algébriques.

C’est à l’aide de la même notion de classe que certains logiciens modernes ont essayé d’expliquer les propriétés caractéristiques, non seulement du nombre irrationnel, mais du nombre entier lui-même. Ils ont institué à cet effet une logique des classes, ou étude des relations entre classes d’éléments quelconques, qui fait pendant à la logique des propositions dont nous avons parlé plus haut. Nous n’insisterons pas toutefois sur cette nouvelle logique, dont l’utilité pour les mathématiciens paraît contestable (du moins tant que l’on n’y introduit pas la notion d’infini)[26]. En fait toutes les tentatives[27] effectuées pour ramener la notion de nombre entier à des notions plus simples n’ont pas permis d’éviter les pétitions de principe ou présentent des lacunes indéniables. Elles n’ont donc pas exercé d’influence appréciable sur les progrès de la pensée mathématique.

La logique des classes finies, cependant, n’est point dépourvue d’intérêt pour le mathématicien parce qu’elle a donné l’occasion d’appliquer à un ensemble de notions extra-mathématiques[28] (les notion de classes logiques, de sous-classes, de classes équivalentes, etc.) les principes de combinaison, et même l’écriture symbolique, dont l’usage était autrefois réservée à l’algèbre classique. Ainsi, après de nombreux tâtonnements, les logiciens sont finalement parvenus à constituer une véritable « algèbre de la logique » qui procède du même esprit et emploie les mêmes procédés que l’algèbre mathématique. Dans le cadre de cette nouvelle algèbre entrent, avec la logique des classes, la logique des propositions et aussi la logique dite « des relations », qui étudie les combinaisons de relations logiques quelconques, exactement comme le mathématicien étudie les combinaisons des relations fonctionnelles.

L’algèbre logique ainsi conçue a, ou du moins s’efforce d’avoir, une portée très générale. Si elle réussissait à dépasser le stade élémentaire où elle est actuellement confinée, elle deviendrait à la lettre, suivant la formule de Leibniz, caractéristique universelle. Grâce à l’algèbre logique, en effet, on n’a plus, comme le dit Couturat[29], à faire attention au contenu réel des idées et des propositions ; il suffit de les combiner et de les transformer suivant des « règles algébriques ». Ce serait — si c’était possible — le triomphe du mécanisme intellectuel, la réalisation du rêve de Raimond Lulle.

Malheureusement la science universelle n’a jamais existé jusqu’ici, qu’à l’état de projet. Descartes — on l’a vu — avait prétendu l’instituer, mais il n’a réalisé qu’une faible partie de son programme. Leibniz, bien qu’il eût une idée plus nette du caractère et de la forme symbolique qu’il voulait donner à cette science, renonça lui aussi à son plan et s’adonna, dans le domaine mathématique, à des recherches plus immédiatement utiles. Quant aux logiciens contemporains, leurs travaux ont clarifié, sans doute, les principes de l’algèbre logique, et lui ont permis de prendre décidément place au rang des sciences exactes ; mais le champ d’application de leurs méthodes est resté, malgré leurs efforts, extrêmement limité.

Quoi que l’on pense, cependant, de l’algèbre logique, on doit admettre que l’essor remarquable pris par cette science dans les dernières années du xixe siècle est un fait historique important. Il faut y voir la dernière manifestation, l’aboutissement tardif, du grand mouvement de pensée qui, préparé par les premiers algébristes, affermi par Descartes, s’est développé avec ampleur au cours du xviiie siècle et a transformé peu à peu la physionomie de la science mathématique.


Apres avoir passé en revue les principales théories auxquelles le mouvement dont nous parlons a donné naissance, nous sommes à même de discerner plus nettement qu’auparavant les vues générales et les tendances intellectuelles dont ces théories sont connexes.

Quelle est — en somme — la conception de la science mathématique que la pratique de la méthode algébrico-logique et la confiance en l’omnipotence de cette méthode devaient naturellement suggérer aux mathématiciens ?

À la base de cette conception se trouve, comme nous le savions déjà, l’idée que la Mathématique parfaite serait une science synthétique et mécanique dont les calculs s’effectueraient, pour ainsi dire, automatiquement. Sur cette idée fondamentale viennent, cependant, s’en greffer deux nouvelles, que nous ne trouvons pas encore chez Descartes et chez Leibniz, mais qui sont conformes à l’orientation générale donnée par ces savants à la pensée mathématique : savoir, d’une part que les théories mathématiques sont une création libre de l’esprit humain ; d’autre part, que ces théories jouent dans la science générale, le rôle de simples intermédiaires, qu’elles sont seulement des instruments de démonstration fabriqués par le savant pour atteindre certaines fins.

Nous voyons comment ces vues achèvent de ruiner la conception classique de la science.

Pour ceux qui les adoptent, en effet, la Mathématique cesse d’être une science objective et les notions qu’elle étudie n’ont plus de valeur par elles-mêmes. Désormais on ne doit plus voir dans l’algèbre ou dans la démonstration géométrique qu’une méthode qui réussit. Les propriétés mathématiques ne sont ni vraies, ni fausses, ni belles ou intéressantes ; elles sont seulement conformes aux définitions et aux axiomes, aux hypothèses d’où elles résultent. Ces hypothèses sont d’ailleurs conventionnelles, et, lors même qu’elles choqueraient le sens commun, elles n’en seraient pas moins légitimes si elles n’impliquent aucune contradiction logique. Quant à leur opportunité on ne peut l’apprécier que d’après deux critères : l’utilité et la commodité de la science que l’on fonde sur eux. En modifiant définitions et axiomes, nous pourrions construire une infinité de sciences différentes : tout naturellement, parmi ces sciences, nous choisirons celle qui est le plus conforme à nos habitudes d’esprit et à nos besoins.

Il s’en faut, bien entendu, que tous les mathématiciens qui pratiquent la méthode synthétique en tirent des conclusions aussi absolues. La conception que nous venons d’exposer n’existe, chez la plupart d’entre eux, qu’à l’état latent. C’est bien elle qui les inspire cependant, et c’est en elle qu’ils trouvent leur justification, lorsqu’ils construisent de nouveaux systèmes qui ont un caractère de plus en plus artificiel et fictif.


II. — Les limites de la logique[30].

La théorie de la science mathématique que nous venons d’esquisser ne fut formulée d’une manière complète que dans les dernières années du xixe siècle. Elle le fut principalement par les soins ou sous l’influence des logiciens qui eurent le mérite de discerner nettement les principes de la méthode algébrique et qui n’hésitèrent pas à accepter toutes les conséquences découlant de ces principes. La plus remarquable des conséquences ainsi admises était que la méthode mathématique, en se rapprochant de l’idéal vers lequel la faisait tendre l’école algébrico-synthétiste, perdait du même coup sa spécificité. Se réduisant à l’application mécanique de certains procédés de combinaison logique, la Mathématique cessait d’être une science distincte pour se fondre dans une logique générale, une sorte de panlogique[31], ayant pour objet l’étude des diverses relations que l’on peut établir formellement entre des concepts abstraits. Et les adeptes de cette panlogique pouvaient soutenir avec apparence de raison que l’étude de leur science devait précéder et primer celle des mathématiques puisqu’elle permettrait de découvrir, sous une forme générale, les lois des combinaisons dont les mathématiciens ne considèrent que des cas particuliers.

Lorsque cette doctrine s’affirma cependant, et dévoila toute son ambition, elle fut aussitôt vivement combattue par la plupart des hommes de science. On peut penser que ceux-ci furent défavorablement impressionnés en entendant les logiciens se déclarer prêts à les supplanter. Mais la répulsion que leur inspira la doctrine panlogique tenait — on ne tarda pas à s’en apercevoir — à des causes plus profondes. Non seulement cette doctrine était trop absolue, mais elle ne venait pas à son heure, elle se présentait trop tard. En effet, les conceptions d’ordre mathématique qui en avaient été le point de départ, et qui dominaient le monde savant au xviiie siècle, avaient cessé depuis lors de diriger les progrès de la science. Si les mathématiciens ne les avaient pas encore ouvertement reniées, on pouvait reconnaître à des signes certains qu’ils ne croyaient plus en leur vertu. Les premiers, ils avaient entrepris l’épuration logique des principes de la science, les premiers, ils avaient eu l’idée de l’algèbre universelle ; mais, à l’époque où cette idée semblait devoir porter tous ses fruits, ils l’avaient, quant à eux, déjà abandonnée.

Que s’était-il donc passé ? Nous pouvons facilement nous en rendre compte si nous observons l’évolution subie par la Mathématique pure au cours de la période moderne.

Le trait le plus frappant de l’histoire des mathématiques entre 1640 et 1780 est sans doute, la rapidité et la facilité avec laquelle se développaient alors et se multipliaient les théories. Comme l’avait très justement remarqué Descartes, le travail mathématique, n’exigeant plus d’effort d’invention, avait pris un caractère mécanique, automatique. Pour réaliser des progrès, le mathématicien de ce temps n’avait qu’à suivre une voie tracée à l’avance, en allant du simple au composé, et du composé au plus composé ; sa tâche consistait essentiellement — suivant une expression qui a été longtemps en faveur dans la langue scientifique — à généraliser, c’est-à-dire à appliquer dans un champ de plus en plus large des procédés déjà éprouvés. Or, après cent cinquante années d’une fécondité extraordinaire, la puissance des méthodes suivies commença visiblement à s’épuisera[32]. Le rendement de la machine algébrique diminua d’une manière inquiétante. Les résultats nouveaux qu’elle permettait d’obtenir étaient, en effet, d’un médiocre intérêt et ne paraissaient pas susceptibles d’applications utiles. Par contre, certains problèmes que la mécanique, la physique, et aussi des considérations purement théoriques, posaient au mathématicien, ne pouvaient être traités algébriquement qu’au prix de grandes difficultés ou même n’offraient aucune prise au calculateur. Il semblait en vérité que l’on fût arrivé au terme du développement de l’algèbre, au faîte de l’édifice dont Descartes et Leibniz avaient posé les bases. De là un sentiment de malaise et d’inquiétude qui s’empara des mathématiciens à la fin du xviiie siècle et dont nous trouvons l’expression dans un rapport rédigé par Delambre en 1810. Exposant[33] au nom de l’Académie des Sciences l’état de la science mathématique, Delambre écrit : « Il serait difficile et peut-être téméraire d’analyser les chances que l’avenir offre à l’avancement des mathématiques ; dans presque toutes les parties, on est arrêté par des difficultés insurmontables ; des perfectionnements de détail semblent la seule chose qui reste à faire. Toutes ces difficultés semblent annoncer que la puissance de notre analyse est à peu près épuisée, comme celle de l’algèbre ordinaire l’était par rapport à la géométrie transcendante au temps de Leibniz et de Newton, et qu’il faudrait des combinaisons qui ouvrent un champ nouveau au calcul des transcendantes et à la résolution des équations qui les contiennent ».

On voit par cette dernière phrase que Delambre reste fidèle à la conception synthétiste ; il admet que c’est en construisant de nouvelles « combinaisons » algébriques que l’on parviendra à enrichir la science. Et, pour préciser son idée, Delambre signale les intégrales définies — étudiées par Euler — comme pouvant donner matière à de telles combinaisons. En fait, c’est en adoptant un point de vue différent que l’Analyse mathématique a réalisé au xixe siècle des progrès remarquables. Mais, pour l’instant, nous ne voulons retenir qu’une chose du rapport de Delambre. Nous y voyons que les théories mathématiques ont cessé, dès l’an 1800, de se dérouler ou de se développer mécaniquement. Pour progresser le mathématicien a besoin de trouver un nouveau fil conducteur ; il lui faut, contrairement à ce que prévoyait Descartes, faire un effort d’inventeur, accomplir un travail de découverte qui n’a point un caractère synthétique et où les méthodes logiques et algébriques ne lui seront que d’un faible secours.

Cherchons à déterminer d’une manière plus précise les causes qui limitent le pouvoir de ces deux méthodes, — méthode logique et méthode algébrique — en nous attachant tout d’abord à la première, considérée sous sa forme la plus générale.

Si l’on voulait faire une étude approfondie des rapports de la Mathématique et de la Logique, il faudrait commencer par définir rigoureusement ce que l’on entend par ces deux mots. Or, ce n’est pas là chose aisée et c’est pourquoi la question qui nous préoccupe a donné lieu, si souvent, à des malentendus.

Comment obtenir, en effet, une définition générale des Mathématiques ? Pour y parvenir, on devrait, semble-t-il, rapprocher toutes les théories qui relèvent de cette science, et chercher à en dégager les caractères communs. Mais, outre que l’on se mettra difficilement d’accord sur l’importance relative des divers caractères observés, qui ne voit qu’une définition ainsi donnée a posteriori sera presque certainement trop étroite ? Sous le nom de Mathématique, en effet, nous comprenons non seulement toutes les théories déjà construites par les mathématiciens mais aussi toutes celles qu’ils étudieront dans l’avenir. Et, pour le savant moderne en quête de découvertes nouvelles, la question principale est précisément de savoir comment on pourra s’écarter des routes déjà frayées sans cependant détourner la Mathématique de sa destination finale.

La plupart des penseurs qui ont étudié les fondements de l’Analyse définissent cette science par son objet. Parce que l’Analyse opère d’ordinaire sur des quantités algébriques continues, et parce que la notion de quantité continue paraît équivalente à celle de grandeur géométrique, on dira, par exemple, que l’Analyse est la science des relations spatiales. Louis Couturat semblablement — se fondant sur les tentatives effectuées par certains logiciens anglais pour ramener la notion de nombre irrationnel (quantité algébrique) à la notion d’ordre — définissait la Mathématique, en 1904, comme « la science formelle des relations d’ordre ». Et il écrivait[34] : «Il semble donc que l’objet essentiel et même unique de la Mathématique pure, soit non plus l’idée de nombre, mais l’idée d’ordre ».

Cependant, pour déterminer les caractères spécifiques de « l’Analyse » suffit-il d’indiquer la genèse des notions premières sur lesquelles raisonne cette science ? Nous avons le droit d’en douter, car les théories relatives à la définition des quantités continues, par exemple, ne sont, à proprement parler, qu’une introduction aux mathématiques pures. Sans doute, il est question en Analyse de variables qui passent par des séries de valeurs ; mais ces variables ne jouent un rôle qu’en tant que l’on pose à leur sujet certains problèmes d’une nature spéciale. Or, ces problèmes, croit-on les caractériser suffisamment en se bornant à affirmer qu’ils mettent en évidence des « relations spatiales » ? Ou espère-t-on définir tous en disant qu’ils se rattachent à la notion d’ordre ? Il suffit de regarder les théories les plus notoires de l’Analyse moderne pour y discerner un grand nombre de problèmes qui font intervenir d’autres notions et pour comprendre en même temps pourquoi les définitions auxquelles nous faisons allusion sont fatalement condamnées à être imparfaites. Ainsi que nous l’expliquerons plus loin, en effet, les problèmes dont s’occupe aujourd’hui l’Analyse sont en partie indéterminés. La forme qu’ils prennent dans nos théories a un caractère variable et provisoire. On ne voit donc pas comment il serait possible de les embrasser dans une définition limitative arrêtée une fois pour toutes.

Mais, renonçant pour l’instant à définir d’emblée la Mathématique, voyons s’il ne serait pas possible d’aborder par l’autre bout la question qui nous intéresse. En partant de la Logique, ne pourrons-nous pas établir entre celle-ci et les théories de l’Analyse un lien de dépendance et de subordination.

Sans entrer ici dans une discussion détaillée du rôle de la Logique, nous devons noter entre les points de vue adoptés par divers philosophes contemporains une différence fondamentale. Les uns voient dans la Logique une science déterminée ayant des postulats distincts et un rôle propre. Les autres ne croient pas que la Logique puisse être ainsi isolée, et ils l’identifient plus ou moins avec la forme de toutes les sciences. C’est manifestement la première de ces doctrines qu’adoptaient vers l’année 1900 les partisans convaincus des nouvelles théories logiques. Ainsi M. Itelson, au Congés de philosophie[35] de 1904, proclamait l’indépendance de la logique et la définissait Wissenschaft der Gegenstände überhaupt. Nous observons dans les Principes des mathématiques[36] de Bertrand Russell une tendance analogue. Pour Russell, sans doute, la Logique n’est pas une science spéciale, puisqu’elle comprend, par exemple, toutes les Mathématiques ; mais c’est une science fixe et définie ; c’est une science qui route sur des constantes logiques absolument déterminées et immuables[37], dont le nombre est limité et constant. En ce sens, la logique est une science particulière. — Mais, d’autre part, Couturat paraît prendre le mot Logique dans une acception beaucoup plus générale et vague lorsqu’il écrit[38] : « De ce qu’une relation appartient par sa compréhension à tel ou tel ordre de connaissances, il ne faut pas conclure qu’elle ne relève pas en même temps de la Logique par sa forme », ou encore : « La logistique est invincible, car, selon l’ingénieuse remarque de M. Itelson, pour combattre la Logique il faut encore faire de la logique ».

Certes, si par opération logique on entend une opération quelconque de l’esprit, alors il est clair que toutes les sciences rentreront dans la Logique. Mais Couturat soutient une thèse plus précise lorsqu’il entreprend d’expliquer la genèse des postulats mathématiques : ce n’est point d’une logique quelconque mais du calcul logique moderne ou logistique et, plus précisément, de la logique des relations, qu’il fait dériver ces postulats. Que faut-il penser de cette manière de voir ?

Si la logistique est une science distincte, elle a des postulats distincts qui ne sont pas ceux des Mathématiques. On prétendra peut-être que ces derniers sont un cas particulier des postulats logiques. Mais alors il faudra expliquer comment est obtenu ce cas particulier. Une particularisation est nécessairement un choix : or l’opération qui consiste à choisir, est, croyons-nous, absolument étrangère au calcul logique.

Supposons, au contraire, que la logistique ne soit pas une science distincte, et considérons-la en tant que forme de la science mathématique. Par là même nous reconnaissons qu’elle ne se suffit pas à elle-même et que le point de départ de ses déductions doit être cherché en dehors d’elle. Ce point de départ, ce sera un ensemble de notions et de postulats, que le logicien transformera, soit pour en tirer des propositions conséquentes, soit pour les ramener à des notions et à des postulats plus simples. Où donc ira-t-il chercher sa provision de données initiales ?

Ici, peut-être, on voudra nous répondre qu’en ce qui concerne les Mathématiques la question est sans importance ; étant donné, dira-t-on, que les postulats mathématiques sont arbitraires, aucune règle ne régit le choix que nous en faisons, et le travail scientifique ne commence pour le savant que lorsqu’il en vient à l’élaboration de ces postulats.

A priori, cette thèse ne soulève aucune objection et elle est conforme à la conception de l’Algèbre et de l’Analyse qui prévalut pendant le xviiie siècle. Mais, du jour où l’on s’aperçut que l’application pure et simple de la méthode synthétique ne permettait plus de réaliser de nouveaux progrès, on devait reconnaître que, par delà la logique, la question du choix des notions des postulats et des théories joue en réalité un rôle fondamental, peut-être le rôle principal, dans la découverte mathématique. Ainsi nous avons dit plus haut comment David Hilbert effectua une reconstruction logique de la géométrie en la faisant reposer sur cinq groupes d’axiomes. Dans l’œuvre ainsi réalisée par le géomètre de Göttingen, où résidait la principale difficulté, où l’effort d’invention a-t-il dû particulièrement s’exercer ? Le travail de synthèse, logique et mécanique, auquel Hilbert a dû se livrer une fois les axiomes énoncés et interprétés était relativement aisé. Mais discerner sans en oublier aucune, formuler sans pétition de principe, et dans les termes les plus simples, les propositions cachées de notre géométrie, — classer, d’autre part, et ordonner ces propositions de manière à mettre en lumière leurs connexions et à découvrir du même coup les différentes géométries partielles que l’on peut former avec elles, — là était le problème délicat, la difficulté fondamentale dont Hilbert a triomphé. Et c’est en accomplissant ce travail de discernement et de choix, avec un flair et une science particulièrement heureux, que Hilbert, a fait œuvre, non seulement de logicien, mais de mathématicien.

Louis Couturat ne reconnaît pas la distinction que nous établissons ici. « Tout l’effort des logisticiens, dit-il[39], porte sur le choix des définitions et des postulats. Et s’il est vrai que la découverte mathématique consiste dans un choix de postulats, c’est aussi en cela que consiste la découverte logique. » L’œuvre des logisticiens, précise Couturat, « consiste dans un double travail de réduction : réduction des notions premières, par la définition ; réduction des propositions à des propositions premières, par la déduction logique formelle ».

Peut-être, en effet, est-il permis de dire dans certains cas que les découvertes logiques consistent dans un choix de postulats ; mais, alors, le mot choix n’a plus exactement le même sens que tout à l’heure. Le travail de réduction logique peut être brièvement esquissé comme il suit : On se donnera un système S de notions et de postulats, et, par déduction ou combinaison logique, on transformera ce système en un système équivalent S′, formé de notions et postulats moins nombreux ou plus simples, que l’on conviendra d’adopter comme définitions. Ici, le choix s’effectue entre un certain nombre de systèmes S′ équivalents à S et exactement déterminés ; et l’hésitation n’est pas possible, puisque, de deux systèmes S′, on voit immédiatement lequel est le plus simple ou comprend le moindre nombre de postulats. Le travail qu’accomplissent les logiciens lorsqu’ils effectuent la « réduction des postulats », c’est en somme, suivant la conception de l’école de Peano, la décomposition des postulats en leurs éléments[40]. Or, pareille décomposition est manifestement impossible lorsqu’il s’agit de la formation des postulats mathématiques.

Les postulats primordiaux des mathématiques ne comportent point d’éléments. On peut en général les décomposer d’une infinité de manières, en se plaçant à une infinité de points de vue différents, et parmi toutes les décompositions possibles nous n’avons à première vue aucune raison de choisir l’une plutôt que l’autre. Chercher laquelle est la plus « simple » est le plus souvent une question dépourvue de sens. Et, d’ailleurs, ce qui importe au savant lorsqu’il cherche à fixer le point de départ d’une théorie, ce n’est pas que ce point de départ soit simple, mais qu’il soit fécond. Or, par quelle opération logique pourrait-on reconnaître à l’avance qu’un système de postulats nous conduira à des découverts utiles, nous fera pénétrer au cœur de la réalité mathématique ?

En fait, il n’existe pas de théorie algébrique ou géométrique, fondée sur un système donné de postulats, qui permette d’atteindre pleinement ce but, et c’est pourquoi les conceptions de mathématiciens doivent être constamment révisées, modifiées, enrichies. Ces conceptions sont essentiellement indéterminées, et c’est par ce caractère qu’elles s’opposent aux conceptions des logiciens ; car ces dernières, ne s’attachant qu’aux relations et au groupement des choses, supposent nécessairement des éléments fixes combinables ou décomposables, c’est-à-dire des notions rigoureusement déterminées en compréhension et en extension, qui puissent se prêter à des opérations mécaniques. Voilà pourquoi, sans prétendre donner une définition complète et définitive de la Mathématique et de la Logique, nous pouvons en tous cas affirmer que la première n’est pas enfermée dans la seconde. Nous allons nous en rendre compte d’une manière plus précise en examinant, à titre d’exemple, l’une des notions les plus importantes de l’Analyse moderne : la notion de fonction.


À en croire les auteurs qui veulent faire de l’Analyse mathématique un chapitre de la logique, la correspondance entre quantités variables étudiée par les mathématiciens sous le nom de fonction ne serait qu’un cas particulier de la relation logique telle que la considèrent Peano, Russell et les « logisticiens » contemporains. Or, ceux qui examinent de près la notion de fonction ne sauraient, croyons-nous, souscrire à cette conclusion.

La définition logique de la relation est, simplement, la définition d’un symbole. Nous convenons, par exemple, d’écrire xRy pour exprimer que la relation R existe entre x et y. Partant de là, nous énonçons une série d’axiomes tels que[41] « toute relation a sa converse » (ce qui veut dire que la relation xRy entraîne une relation de la forme yR′x), ou encore « s’il y a une relation entre x et y et une autre entre y et z, il y a entre x et z une troisième relation qui est uniformément déterminée par les deux premières ». Puis de la combinaison de ces axiomes nous tirons un système de propositions ou théorèmes, auquel on a donné le nom de « logique des relations ».

Mais, dans le système ainsi obtenu, que signifient au juste les lettres x, y, z ? Si ces lettres désignent des éléments déterminés ou arbitrairement choisis dans des collections définies, les axiomes et les propositions de la logique des relations auront un sens parfaitement clair. Mais il n’en est plus de même quand on veut leur faire représenter des nombres variables ? Lorsqu’on applique, par exemple, à deux variables mathématiques l’axiome « toute relation a sa converse », cet axiome devient un postulat qui, dans l’Algèbre la plus générale, se trouverait en défaut : il peut arriver en effet que, tandis qu’à toute valeur de x correspond une valeur de y, certaines valeurs de y n’aient aucun correspondant, ou bien qu’elles en aient une infinité, indéterminés dans le champ de la variable x. Pareillement, le second axiome énoncé plus haut ne sera pas toujours vrai en mathématiques. Ainsi donc, si l’on veut passer de la théorie connue sous le nom de « logique des relations » à la théorie des fonctions mathématiques les plus générâtes, on sera obligé de modifier l’un après l’autre les axiomes d’où l’on part. La seconde théorie ne saurait-elle donc être présentée comme une application, mais tout au plus comme une extension de la première.

Mais serrons la question de plus près. Une fonction d’une variable établit une correspondance entre une infinité de couples de valeurs, x et y, u et v, etc. Peut-on exprimer ce fait en disant que les valeurs u et v sont liées par la même relation[42] que x et y ? Du point de vue logique, une pareille affirmation ne peut être légitime que si on la regarde comme un postulat. Qu’entend-on en effet par le mot même ? Lorsque l’on passe du couple (x, y) au couple (u, v), qu’est-ce qui reste le même ? Si je dis, par exemple, qu’en géométrie analytique il y a une même relation entre les nombres 0 et 1, +1 et e = 2,718…, −∞ et 0, j’énonce une proposition, ou dépourvue de sens, ou purement arbitraire, à moins que je ne sache déjà que les points ayant ces nombres pour abscisses et ordonnées sont sur une même courbe, celle de la fonction exponentielle.

Pour parer à cet inconvénient, Peano introduisit naguère — à côté du symbole f correspondant à la notion générale de relation fonctionnelle — un nouveau symbole, F, qui, dans son Formulaire[43], s’appelle « fonction définie » et qui est « l’ensemble d’une fonction f et de la classe des valeurs prises par la variable indépendante ». Moyennant cette définition, il espérait que l’on pourrait établir par voie logique les propriétés des fonctions mathématiques[44].

La définition des relations F est, en effet, logiquement, satisfaisante mais elle ne nous donne qu’une représentation fragmentaire des fonctions mathématiques, puisqu’elle ne les considère que pour certaines classes de valeurs de la variable. Il est vrai que l’on pourrait étendre infiniment cette classe de valeurs, et définir alors la fonction, ainsi que te propose Couturat, « par la totalité de son extension, c’est-à-dire par tous les couples de valeurs des variables qui le vérifient[45] ». Mais cette vue soulève de graves objections. En admettant, en effet, que l’on puisse considérer comme légitime au point de vue de la pure logique une définition dans l’énoncé de laquelle entrent une infinité de conditions, encore devra-t-on s’assurer que ces conditions sont réalisables. Or c’est précisément une question discutée par les mathématiciens de savoir ce qu’on est en droit d’appeler la totalité de l’extension d’une fonction. Pour ne citer qu’un exempte, rappelons qu’une même série de fonctions rationnelles, convergeant dans différentes régions du plan, peut représenter des fonctions différentes absolument quelconques. Aussi les géomètres ne sont-ils pas d’accord sur la détermination des conditions sous lesquelles une même série de fonctions rationnelles pourra être considérée comme représentant une même fonction de tout le plan. C’est à ce problème que l’on est ramené lorsqu’on cherche quel peut être le prolongement d’une fonction au delà d’une ligne singulière fermée. Il ne s’agit pas d’autre chose que de déterminer l’extension totale de la fonction.

Il semble donc que, loin de pouvoir être posée de prime abord, l’extension d’une fonction soit au contraire l’un des objets que nous poursuivons. C’est l’une des tâches qui incombent à l’analyste, que de conclure de l’extension partielle d’une fonction son extension totale. Or, précisément, il se trouve que le prolongement d’une fonction ne constitue pas, en lui-même, un problème déterminé. On ne peut le résoudre qu’en particularisant la question, c’est-à-dire en imposant à l’idée générale de fonction telles ou telles conditions restrictives qu’il est nécessaire de dégager.

De quelque manière que nous abordions la notion de fonction nous nous trouverons toujours ramenés à la conclusion formulée plus haut. La notion de fonction est avant tout, pour le mathématicien, un indéfini, un indéterminé. L’idée que nous en avons est plus riche et plus pleine que toutes les définitions ou expressions que nous pouvons donner ou construire. Par conséquent une théorie logique des fonctions, quelque parfaite soit-elle, — c’est-dire avec quelque soin qu’en aient été choisis les postulats et quelque loin qu’en soient déroulées les conséquences — ne pourra jamais satisfaire la curiosité et les aspirations du mathématicien. Pour acquérir sur les fonctions des connaissances neuves et fécondes, il est indispensable de retoucher sans cesse les définitions et les principes sur lesquels on opère. En d’autres termes, les progrès les plus importants que réalisent les mathématiciens sont obtenus, non en perfectionnant la forme, mais en modifiant le fond de la théorie. Ces progrès ne sauraient être regardés comme étant d’ordre logique.


Dans la discussion qui précède, nous nous sommes attachés aux postulats des théories parce que c’est à l’occasion de ces postulats que l’insuffisance des méthodes logiques apparaît le plus clairement. Mais les remarques que nous avons faites trouvent à s’appliquer, non seulement au point de départ, mais d’un bout à l’autre de l’œuvre mathématique.

Les systèmes ou théories que construisent les mathématiciens présentent toujours, en effet, certains caractères bien déterminés qui ont été mis en évidence par les géomètres grecs et qui tiennent à la forme logique de ces systèmes. Ils se présentent sous l’aspect d’une chaîne de propositions ; nous voulons dire qu’ils sont constitués par une suite de propositions, déduites méthodiquement les unes des autres, et se succédant dès lors dans un certain ordre que nous dictent les nécessités de la démonstration. La préséance ainsi établie entre un ensemble de propriétés — par exemple, les propriétés du cercle ou de l’ellipse — est fondamentale au point de vue logique : parmi ces propriétés, en effet, il en est qui sont plus rapprochées que d’autres des définitions et des postulats, et qui doivent par suite être classées les premières ; il en est au contraire qui sont complexes et manifestement dérivées.

Pourtant cette notion d’ordre, sur laquelle sont fondées nos méthodes de démonstrations, s’impose-t-elle d’une façon absolue à l’esprit du mathématicien ? C’est ce que nous ne saurions admettre. Lorsque, en effet, une fois une théorie édifiée, nous l’envisageons dans son ensemble, lorsque nous cherchons à embrasser cette théorie d’un seul coup d’œil, à en comprendre le sens général et la portée, nous constatons que non seulement l’ordre des propositions nous devient indifférent, mais qu’il prend un caractère tout à fait artificiel.

Soit, par exemple, une ellipse. Cette courbe jouit de différentes propriétés : elle est la projection du cercle sur un plan ; elle est le lieu géométrique des points équidistants d’un cercle et d’un point pris à l’intérieur, le lieu des points dont les distances à deux points fixes ont une somme constante, et ainsi de suite. Parmi ces propriétés y en a-t-il une qui soit primordiale, qui doive nécessairement être énoncée la première ? Rien ne nous l’indique. En fait, les géomètres peuvent choisir arbitrairement celle qu’ils préfèrent pour définir l’ellipse, et en déduire successivement toutes les autres. Nous sommes par conséquent obligés d’admettre que le classement des propositions dans la théorie de l’ellipse a une valeur toute relative. Entre les diverses propriétés de l’ellipse, il n’y a pas d’ordre de préséance qui puisse se justifier a priori. Considérées d’un point de vue absolu, ces propriétés sont simultanées et non successives.

Quelle conclusion tirer de ces remarques ? Celle même à laquelle déjà nous avions abouti plus haut : à savoir qu’en enfermant les vérités mathématiques dans un moule de forme rigide et rigoureusement définie, la logique restreint d’une manière artificielle et fortuite le champ de la spéculation mathématique. De même que, pour mettre sur pied une théorie, il nous faut limiter par un choix initial les principes que nous plaçons à la base, de même, pour poursuivre la théorie, nous devons renoncer à l’embrasser tout de suite dans son entier ; nous y distinguons donc des parties que nous étudions séparément, des étapes que nous parcourons successivement. Toutefois, si nous opérons ainsi, c’est toujours en vertu d’un acte volontaire dont nous avons parfaitement conscience. Pour donner aux théories mathématiques une structure solide, nous avons décidé de leur donner la forme de systèmes logiques ; mais, constatant que ces systèmes sont artificiels et peuvent d’ailleurs être diversifiés l’infini, nous comprenons qu’ils ne constituent ni toute la Mathématique, ni le principal de ces science. Derrière la forme logique il y a autre chose. La pensée mathématique ne se borne pas à déduire et à construire ; et, tout en rendant hommage à l’œuvre accomplie par les logiciens du xixe siècle, on est en droit de dire, avec M. Winter[46] : « La logique est fondée, l’ère des difficultés scientifiques commence ».


III. — Les limites de l’Algèbre.

La conception d’après laquelle la Mathématique se réduisait à un système de combinaisons logiques est, nous l’avons vu, une suite naturelle des succès remportés par la méthode algébrique. Or, cette conception, lorsqu’elle fut précisée et exposée au grand jour, ne se trouva plus conforme à l’orientation qu’avait prise l’Analyse au cours du xixe siècle. Celle-ci, pour les raisons que nous avons indiquées, paraissait s’écarter désormais du point de vue synthétique. C’est dire — si l’on admet notre définition de l’algèbre — que non seulement elle se séparaît de la logique, mais qu’elle s’éloignait également de l’idéal algébrique et que ses progrès cessaient d’être solidaires de ceux de la science du calcul. Si les faits mathématiques ne peuvent plus être envisagés comme les résultats de constructions synthétiques, l’algèbre doit être impuissante à nous les révéler.

Cette diminution du rôle et de la portée de l’algèbre s’est-elle ouvertement manifestée dans les théories mathématiques écloses au xixe siècle ? A-t-elle été reconnue et admise par les mathématiciens contemporains ? Pour nous éclairer à ce sujet, nous ne saurions mieux faire que de considérer, à titre d’exemple, la théorie mathématique des fonctions qui occupe une place centrale dans l’œuvre des analystes du xixe siècle[47]. En nous reportant à l’origine de cette théorie, en considérant les étapes qu’elle a successivement franchies, nous serons à même d’apprécier les difficultés qu’y a rencontrées l’algèbre et nous comprendrons les conséquences historiques qui résultent de ces difficultés.


Nous avons déjà indiqué dans un chapitre précédent[48] comment l’idée mathématique[49] de la fonction était née de la pratique des opérations algébriques ; nous avons dit aussi dans quelles conditions, grâce à la création du calcul des séries de puissances, cette idée avait acquis, vers la fin du xviiie siècle, une extension que n’avaient pas prévue les premiers algébristes. Ainsi fut constituée, peu à peu, une théorie générale qui comprenait toutes les fonctions susceptibles d’être étudiées par les méthodes de l’algèbre[50]. Ces fonctions sont aisées à caractériser. Ce sont (pour nous borner au cas d’une seule variable) celles qui peuvent être définies comme sommes de séries de Taylor[51], ou séries de la forme

(T) a0 + a1(xx0) + a2(xx0)2 + … + an(xx0)n + …,

procédant suivant les puissances de la différence (xx0), et dans lesquelles x est la variable (dont dépend la fonction) et x0 une valeur particulière fixe prise par cette variable.

Quelque considérable que fût l’extension ainsi donnée à la notion de fonction, cette extension pouvait-elle, cependant, satisfaire pleinement les mathématiciens ?

On le crut, tout d’abord ; mais vers la fin du xviiie siècle, il devint manifeste que la théorie des fonctions ne saurait indéfiniment rester enfermée dans le cadre que lui imposait la méthode des séries de puissances. Les problèmes posés par la physique devaient, en effet, nécessairement la faire déborder de ce cadre en obligeant les mathématiciens à étudier des fonctions discontinues non développables en séries de Taylor[52]. Il y a plus. Du point de vue même des mathématiques pures, une extension nouvelle de la notion de fonction apparaissait nécessaire. On constatait, en effet, qu’il existe des expressions algébriques[53] dépendant d’une variable x — par conséquent, des fonctions définies en termes purement mathématiques — qui ne sont pas développables en séries de Taylor : c’est le cas notamment pour les séries convergentes de sinus et de cosinus connues sous le nom de « séries de Fourier »[54]. Ayant reconnu ce fait, on fut tout d’abord amené à préciser la terminologie jusqu’alors en usage. Sous le nom de fonctions analytiques, on continua d’étudier les fonctions développables en séries de Taylor ; mais on se réserva de donner une suite à la théorie de ces fonctions en abordant plus tard les fonctions non-analytiques.

Et, aussi bien, même dans le domaine restreint des fonctions analytiques, l’insuffisance de la méthode fondée sur les séries ne devait pas tarder à se faire sentir.

Le postulat de cette méthode, est, en effet, que, si l’on veut bien se contenter d’une approximation déterminée à l’avance, on est en droit de remplacer, dans tous les calculs, les séries par des polynomes. Or, supposons que cette condition soit remplie, pour une certaine série, lorsque l’on donne à la variable x certaines valeurs particulières, par exemple des valeurs voisines de zéro. Nous ne savons pas si pour les grandes valeurs de x la condition sera encore satisfaite. Nous savons même pertinemment qu’elle ne le sera pas en général : la réduction d’une série de la forme (T) à un polynome n’est le plus souvent légitime que pour un ensemble limité de valeurs de x, ensemble que l’on appelle « domaine de convergence de la série ».

Allons-nous en conclure que la fonction mathématique n’est définie, logiquement, que dans le même domaine limité ? Contre une pareille conclusion, l’instinct du mathématicien proteste. Quand je dis : y est fonction de x, mon esprit ne voit pas du tout la combinaison compliquée d’opérations et de symboles qui s’écrit : y = a0 + a1x + … ; il se représente une loi de correspondance entre x et y, qui, en général, n’a point de raison de s’évanouir lorsque x devient plus grand que 1 ou que 2. Si ma formule se dérobe à ce moment, c’est qu’elle est imparfaite : il faut la remplacer par une autre.

Et c’est ainsi, en effet, que procède l’analyste. En combinant les nombres a0, a1, … [coefficients de la série (T)], il réussit à calculer une nouvelle série (T1), qui coïncide avec la première là où toutes deux sont définies, mais qui est convergente pour de nouvelles valeurs de la variable. Et ainsi, de proche en proche, il obtient, pour une valeur quelconque de x, la valeur de la fonction y primitivement représentée par (T). Le mot « fonction » n’est plus alors synonyme du mot « série » mais signifie : ensemble de séries se déduisant mécaniquement les unes des autres.

Ainsi, il est théoriquement possible de construire une fonction analytique dans tout son domaine d’existence. Malheureusement, la construction ne pourra être effectivement réalisée qu’au prix de calculs d’une complexité inextricable, qui ne sauraient trouver place dans une théorie générale. Ces calculs sont l’affaire du praticien. Le théoricien, quant à lui, fera tout son possible pour les éviter, cherchant à prévoir à l’avance les résultats auxquels on serait conduit si on avait la patience de les mener à bout.

Examinons d’ailleurs d’un peu plus près la théorie du prolongement analytique. Il est exact qu’elle nous fournit un moyen d’étudier une fonction analytique quelconque ; mais elle ne nous fournit ce moyen, si l’on peut dire, qu’en puissance ; car, pour représenter complètement y, il faudrait former une infinité de séries convergentes. Or cette circonstance nous met en présence de problèmes d’un ordre nouveau. Comme à l’époque où Newton abordait l’étude des fonctions transcendantes, mais dans des conditions plus délicates, et cette fois inéluctables, la marche régulière de l’analyse se trouve arrêtée.

Jusqu’ici, nous avons fort bien su ce que nous étudiions : c’étaient des expressions algébriques combinaisons de symboles représentant des fonctions soit exactement, soit avec une approximation déterminée, écrites explicitement sur le papier ou au tableau noir. Or voici que maintenant, nous voulons raisonner sur des fonctions que nous ne sommes pas capables d’écrire au tableau. Nous n’en avons qu’un succédané, qu’il faudra tout à l’heure remplacer par un second, puis par un troisième, et ainsi de suite indéfiniment. C’est pourquoi un mathématicien ne considérera pas comme connue la fonction y(x) si son savoir se borne à un moyen de calculer de proche en proche les coefficients des séries (T). Son esprit ne sera satisfait que s’il connaît des propriétés de cette fonction qui soient complètes en elles-mêmes et qu’on puisse embrasser d’un seul coup d’œil. Savoir, par exemple, que la fonction y ne prend jamais plusieurs valeurs distinctes pour une même valeur de x ; ou qu’elle reste finie pour toute valeur (finie) de x ; ou qu’elle se reproduit périodiquement lorsque x parcourt une certaine série d’intervalles ; ou qu’elle est constamment liée par une relation simple avec d’autres fonctions connues : voilà ce qui intéresse l’analyste, voilà ce qu’il attend comme résultat de ses recherches. Pour atteindre ce but, le mathématicien, sans doute, continuera à se servir de l’algèbre. Il construira et combinera des séries. Mais nous voyons que, désormais, cet appareil de calcul n’est plus le principal objet de son attention. Plutôt que comme une fin, nous devons le considérer comme un instrument, comme un moyen de raisonner sur des correspondances fonctionnelles qui ne sont point écrites, mais que notre esprit devine derrière les formules.

Nous pouvons d’ailleurs pousser plus loin ces remarques. Il suffit d’analyser la définition initiale que l’on donne de la fonction quand on se place au point de vue du calcul des séries — c’est-à-dire au point de vue de la construction algébrique — pour reconnaître combien ce point de vue est artificiel.

Comment en effet procède l’algébriste ?

Aux fonctions définies par l’algèbre élémentaire, ou fonctions algébriques, il nous demande d’adjoindre une infinité de fonctions nouvelles définies sous la forme :

(S) y = a0 + a1x + a2x2 + …

(nous supposons ici pour simplifier, que la valeur x0 envisagée tout à l’heure est égale à 0). Or cette définition est-elle suffisante, ou, plus exactement, dans quel cas le sera-t-elle ?

Manifestement, l’expression (S) n’offre un sens que si nous savons calculer de proche en proche les coefficients a0, a1, a2, …, et, pour cela il est nécessaire : 1o que la valeur de chaque coefficient ai dépende uniquement de la valeur d’un nombre fini de quantités, A1, A2…, Ap (ainsi que de l’indice i, qui est un nombre entier) ; 2o que chacun des coefficients ai soit une fonction connue de A1, …, Ap et i.

Or nous imaginons que nous ne connaissions encore que les fonctions algébriques Les coefficients ai devront donc être des fonctions algébriques de A1, etc. ; et ainsi se trouvera définie en toute rigueur une famille de fonctions transcendantes que nous pouvons appeler transcendantes de la première classe.

Cette classe de transcendantes comprend, vrai dire, les fonctions les plus usuelles de l’Analyse. Cependant notre faculté de conception la dépasse infiniment. Nous constatons immédiatement que nous pouvons construire une seconde classe de transcendantes, définies elles aussi par la série (S), mais pour lesquelles chaque coefficient ai sera une fonction transcendante de la première classe des quantités A1, …, Ap (et de i). Et rien ne nous empêchera de continuer indéfiniment. De proche en proche nous définirons un ensemble infini de classes de fonctions de plus en plus compliquées. Réussirons-nous, cependant, à épuiser par ce moyen le groupe des fonctions qui sont représentables sous la forme (S) ? Non ; car nous pouvons toujours imaginer une définition du nombre ai, assurant la convergence de la série S, et telle, cependant, que ai ne soit pas une fonction connue d’un nombre fini de quantités. Sans doute, en poursuivant notre construction, nous obtiendrions des expressions s’approchant de plus en plus des fonctions qui sont réfractaires à nos formules, mais jamais ces fonctions elles-mêmes. Les correspondances qu’elles représentent ne sont algébriques qu’en puissance.

Telle est la conclusion qui, à la suite des travaux de Lagrange et des grands analystes de son époque, s’imposait naturellement à l’esprit. Évidemment, il ne serait pas défendu, si nous y trouvions avantage, de donner au mot Analyse un sens plus étroit, de restreindre volontairement notre conception de cette science, et de limiter son rôle à l’étude des transformations successives d’égalités déterminées. Par exemple, nous définirions, suivant le procédé indiqué plus haut, une suite de classes de fonctions représentables par des séries (S), et nous rejetterions de parti pris toute fonction étrangère à ces diverses classes, de même que Descartes excluait de la géométrie les courbes qu’il appelait mécaniques.

La construction d’une telle Analyse est possible, quoique laborieuse, et nous en trouvons les bases dans les travaux de Kronecker continués et interprétés par MM. J. Drach et É. Borel. Le point de vue de ces analystes, en arithmétique par exemple, « peut être caractérisé par le fait que l’on ne fait jamais intervenir dans chaque question qu’un nombre limité de nombres entiers au moyen desquels tous les éléments de la question sont explicitement définis… Certains esprits verront là une lacune ; d’autres penseront, au contraire que, pratiquement, tout nombre, pour être connu effectivement, doit pouvoir être caractérisé par un nombre fini de mots, et, par suite, doit trouver sa place dans le système de M. Drach, convenablement complété[55] ». La méthode employée consiste à découper dans l’Analyse ordinaire un système fermé, dit système logique, tel que toute opération faite sur des éléments appartenant à ce système conduise à une solution s’exprimant par des éléments du même système. — Ne sommes-nous pas en droit, dans l’Analyse ainsi entendue, de regarder la fonction comme une notion entièrement définie en termes algébriques ?

Quelque séduisante que soit l’analyse de Kronecker et Drach, il ne faut pas oublier, qu’elle est loin d’avoir été constituée dans toutes ses parties, et qu’en tout cas on s’est passé d’elle jusqu’à ces années dernières. Les théories auxquels travaillent actuellement les analystes ne sont rien moins que « fermées » et l’on ne saurait par conséquent prétendre qu’en dehors « des systèmes logiques » il n’y a point d’enchaînement logique possible.

Ainsi le principe adopté par MM. Borel et Drach n’est pas pour l’Analyse une condition d’exigence. Il exprime seulement la tendance qui porte cette science à prendre la forme d’un édifice logique. Et, pour revenir à la fonction, il est manifeste que cette notion est parfaitement claire et réelle aux yeux du mathématicien alors même que l’on n’impose aux coefficients a1, a2, … de la série (S) aucune des restrictions dont nous avons parlé. Mais, s’il en est ainsi, nous retombons fatalement dans la difficulté logique que nous avions voulu éviter en particularisant ces coefficients. Nous voyons en effet que, définir une fonction — c’est-à-dire une correspondance entre variables — par une série de Taylor, c’est, en somme, définir une correspondance entre un nombre entier n et un autre nombre an qui sera par hypothèse le coefficient de xn dans la série considérée. Et cette nouvelle correspondance, nous ne pouvons à moins de commettre une pétition de principe, la représenter à son tour par un développement en série ; nous ne savons absolument pas en quoi elle consiste, ni s’il est possible de la considérer comme une résultante de correspondances plus simples. Elle a un caractère extra-algébrique.

Ainsi, à quelques détours que nous ayons recours, pour perfectionner la définition algébrique de la fonction, nous aboutissons toujours à la même constatation. Notre définition reste incomplète, et inadéquate à l’idée que l’Analyse moderne se fait de la fonction. La puissance de spéculation du mathématicien dépasse le pouvoir constructeur de la synthèse algébrique.


  1. Exposition du système du monde, 1799, liv. V, chap. V. C’est en parlant de Newton que Laplace est conduit à ces réflexions.
  2. Principalement dans le Brouillon projet d’une atteinte aux événements des rencontres d’un cône avec un plan, 1639.
  3. Études inachevées qui conduisirent Pascal aux théorèmes exposés dans son Essai pour les coniques, 1640.
  4. Opuscules et fragments inédits de Leibniz, éd. Couturat, p. 181.
  5. Traité composé en grande partie pendant la campagne de Russie et publié en 1822.
  6. Loc. cit., p. 28.
  7. De la méthode de l’universalité, apud Opuscules et fragments inédits de Leibniz, p. 98.
  8. Cf. supra, page 119.
  9. Rappelons que le déterminant du second ordre a b
    c d
    est défini comme étant égal à adbc ; le déterminant du troisième ordre a b c
    d e f
    g h k
    est défini comme étant égal à
    a . e f
    h k
    b . d f
    g k
    + c . d e
    g h
    ,

    et ainsi de suite.

  10. Cf. une lettre de Leibniz à l’Hospital (Acta Eruditorum, Leipzig, 1700).
  11. Dans l’Introduction à l’Analyse des lignes courbes, Genève, 1750.
  12. Cf. supra, chap. II, § 1.
  13. Par exemple, à Nicolas Chuquet et à Luca Paciuolo.
  14. Invention nouvelle en l’Algèbre, Amsterdam, 1629.
  15. La racine carrée ne représente une grandeur réelle que si la quantité sous le radical est positive ou nulle.
  16. Imaginaires, en général du moins. Dans le cas particulier où β = 0, le nombre α + βi devient réel.
  17. Au lieu du mot opération, on emploie aussi le mot transformation.
  18. La notion de groupe fut mise à profit par Cauchy dans les premières année du xixe siècle. C’est sur elle que reposent, d’autre part, les travaux de Galois (1811-1832) relatifs aux racines des équations algébriques.
  19. Ou, plus généralement, dans quel cas une proposition quelconque est ou non compatible avec un groupe donné de propositions simultanées, c’est-à-dire vraies en même temps.
  20. 1899 ; 3e éd..
  21. Dans son Euclides ab omni nævo vindicatus, Milan, 1733.
  22. Lobatscheffsky dans un mémoire présenté à l’université de Kazan en 1826, Bolyai dans un ouvrage publié en 1832.
  23. Il en exposa les principes dans sa thèse de l’université de Göttingen : Ueber die Hypothesen welche der Geometrie zu Grunde liegen.
  24. Comme exempte remarquable de « géométrie partielle », citons également la géométrie non archimédienne qui a fait l’objet d’études intéressantes. Cette géométrie écarte le postulat dit « d’Archimède » d’après lequel étant donné deux grandeurs de même espèce, il existe toujours deux multiples de la plus petite telle que la plus grande soit comprise entre ces deux multiples.
  25. C’est là à peu près la définition donnée par Dedekind dans son ouvrage fondamental : Stetigkeit und irrationale Zahlen, Brunswick, 1872.
  26. La logique des classes infinies intervient dans la théorie connue sous le nom de « théorie des ensembles ».
  27. Nous faisons ici allusion, non seulement aux tentatives de Bertrand Russell et d’autres logiciens contemporains, mais aussi à celle de Hilbert, exposée dans deux appendices ajoutés à la 5e édition des Grundlagen der Geometrie : Ueber den Zahlegriff, Ueber die Grundlagen der Logik und der Arithmetik. — Cf. H. Poincaré, Science et méthode, chap. IV.
  28. Principalement, les notions que M. M. Winter appelle grammatico-logiques (La méthode dans la phil. des mathém., passim).
  29. La logique de Leibniz, p. 101.
  30. Une partie de ce paragraphe a fait l’objet d’une communication au 2e congrès international de philosophie, Genève, 1904. Discussion : Rev. de métaph., juillet, 1905.
  31. Eu égard à l’écriture symbolique dont cette logique fait généralement usage, Louis Couturat et quelques autres logiciens lui ont donné le nom de « logistique ».
  32. Ce n’est qu’au cours du xixe siècle, comme nous l’avons vu, que furent développées ou définitivement mises au point certaines des applications les plus importantes de la méthode algébrico-logique. Néanmoins l’insuffisance de cette méthode pour atteindre certaines fins ou progresser dans certaines directions était apparue dès la fin du siècle précédent aux analystes clairvoyants.
  33. Rapport historique sur les progrès des Sciences Mathématiques depuis 1789 et sur leur état actuel, Paris, 1810.
  34. Les principes des Mathématiques, apud Revue de Métaphysique, juillet 1904, p. 675.
  35. Cf. le compte-rendu du IIe Congrès de philosophie, Revue de Métaphysique, novembre 1904, p. 1037 et suiv.
  36. The Principles of Mathematics, Cambridge, 1900.
  37. Which deals with logical constants absolutely definite (loc. cit., p. 6 et suiv.). M. Russell a modifié depuis lors sa théorie des constantes logiques, mais il en a conservé le principe.
  38. Voir Revue de Métaphysique, novembre 1904, p. 1046-55.
  39. Revue de Métaphysique, novembre 1904, art. cité p. 1047, note.
  40. Cf. Formulaire des Mathématiques, t. IV, Turin, 1903, p. 253.
  41. Cf. Couturat, Les principes des Mathématiques, apud Revue de Métaphysique, janvier 1904, p. 40-41.
  42. Cf. Couturat, Revue de Métaphysique, janvier, 1904, p. 39.
  43. Voir plus haut, p. 163, n. 1.
  44. Le symbole F ainsi défini par M. Peano a été défini différemment, d’une part par M. Burali-Forti qui le déduit des classes de couples d’objets, d’autre part par M. Russell qui l’a déduit de sa théorie des « relations entre deux objets ».
  45. Revue de Métaphysique, novembre 1904, art. cité, p. 1050.
  46. M. Winter, La méthode dans la philosophie des Mathématiques, p. 72.
  47. Cf. Vito Volterra : « Je n’ai pas hésité en 1900, au Congrès des Mathématiciens de Paris, à appeler le xixe siècle le siècle de la théorie des fonctions » (apud Henri Poincaré, Alcan, 1914, p. 14).
  48. Chapitre II.
  49. Remontant aux origines historiques de l’étude mathématique des fonctions, nous laissons de côté dorénavant les théories purement logiques des relations fonctionnelles, que l’on a essayé de construire à la fin du xixe siècle.
  50. (Le calcul des séries était, dans la pensée de ses auteurs, un prolongement de l’algèbre élémentaire). Cf. supra, chapitre II.
  51. Ces séries sont, au fond, celles mêmes dont faisaient usage Newton et Leibniz. La forme sous laquelle elles sont aujourd’hui employées a été indiquée par Brook Taylor dans la Methodus incrementorum directa et inversa, publiée à Londres en 1715.
  52. L’étude systématique des fonctions de cette nature fut inaugurée par Fourier dans sa Théorie analytique de la chaleur, Paris, 1822.
  53. Au sens le plus large du mot « algébrique » ; lorsque ces expressions sont transcendantes, on les appelles d’ordinaire « expressions analytiques ».
  54. Ces séries introduites par Fourier dans l’ouvrage cité ci-dessus avaient déjà été considérées dans des cas particuliers, à partir de 1748, par Euler, Clairaut, Lagrange.
  55. Émile Borel, Contribution à l’analyse arithmétique du continu, apud Journal de Mathématiques pures et appliquées, 1904.