L’Idéal scientifique des mathématiciens/Chapitre II

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Librairie Félix Alcan (p. 80-130).



CHAPITRE II

LA CONCEPTION SYNTHÉTISTE
DES MATHÉMATIQUES

Dès le commencement de l’ère chrétienne, le grand courant intellectuel qui avait donné naissance à la Mathématique hellénique était parvenu au terme de son parcours. Sans doute cette Mathématique resta en honneur et continua à être cultivée pendant une longue suite de siècles, dans le monde antique d’abord, chez les Arabes et chez les Occidentaux ensuite. Mais son progrès s’était arrêté, et elle n’était plus guère que la matière inerte d’un enseignement d’école. Pour susciter un mouvement de pensée originale, il fallut un fait nouveau. Ce fait fut la création de l’algèbre moderne. Pour en bien comprendre la portée il convient d’examiner avec quelques défaits dans quelles conditions est née l’algèbre, à quels besoins et à quelles tendances elle répondait, dans quels milieux et dans quel esprit elle se développa tout d’abord.


I. — Origines, objet et méthode de l’algèbre[1].

Un savant de Bagdad, Mohammed Ben Musa-Al-Khwarizmy composa au ixe siècle un traité qui eut une fortune remarquable : l’Al’djebr ou’al moukabalah. Ce titre est le nom d’une technique ou méthode de calcul pratiquée par les Arabes. Deux opérations fondamentales, effectuées l’une et l’autre sur les sommes de nombres relatifs[2], la caractérisent ; la djebr, qui fait passer d’un membre d’une égalité dans l’autre tous les termes affectés (précédés) du signe −, de manière à ne laisser subsister dans chaque membre que des termes affectés du signe +, la moukabalah ou réduction des termes semblables.

L’al’djebr ou al moukabalah est devenue l’algèbre et le nom d’Al-Khwarizmy, transformé en algorithme, s’est perpétué comme nom commun. Ainsi, à défaut d’autres témoignages, les mots suffiraient à attester la participation de l’Orient à la formation du calcul algébrique.

Dans quelles circonstances, cependant, ce calcul est-il né, et quel était le but que lui assignaient ses adeptes ? On sait que les Arabes avaient hérité des méthodes des calculateurs hindous. Ils ont, d’autre part, largement mis à profit les écrits mathématiques des Grecs. En fait, c’est la rencontre de deux traditions différentes qui a donné naissance au calcul algébrique arabe. Et lorsque plus tard en Occident[3], l’algèbre prit sa figure définitive, ce fut encore le rapprochement des méthodes orientales et des connaissances tirées de l’étude directe de la science antique qui lui donna un nouvel élan. Quelle part revient au juste dans l’œuvre des premiers algébristes à chacune de ces influences ?

Pour répondre à cette question, il convient d’en bien préciser le sens. Ce qui nous préoccupe, ce n’est pas de déterminer l’origine de telle ou telle notion ou démonstration particulière. C’est dans son ensemble que nous envisageons l’algèbre. Or d’où est venue l’inspiration créatrice, la conception originale, qui a donné naissance à la nouvelle science ? Peut-être pourrons-nous plus facilement nous en rendre compte, si, au préalable, nous cherchons à bien mettre en évidence, indépendamment de toute discussion historique, les caractères propres, les traits distinctifs, des théories algébriques.


L’algèbre se présente à nous comme une technique ayant pour objet le calcul et qui se flatte de nous procurer plusieurs avantages précieux. Grâce à la simplicité et à la fixité de ses procédés, elle prétend, en effet, opérer rapidement, sûrement, mécaniquement, pertinemment.

En premier lieu, l’Algèbre sera rapide. Elle se servira donc d’abréviations dans le langage et dans l’écriture. C’est ainsi que déjà Diophante d’Alexandrie employait des signes abrégés pour désigner les puissances, et que certains géomètres grecs représentaient par des lettres les grandeurs[4] ou nombres qui reviennent plusieurs fois dans un même calcul. Quant aux opérations — effectuées ou à effectuer — elles seront indiquées par des signes conventionnels (signes opératoires) : tels les signes =, +, −, ×, etc., de l’arithmétique élémentaire[5].

En second lieu, l’algèbre opérera à coup sûr parce qu’elle réduit les calculs à l’application de règles fixes et de formules données une fois pour toutes.

D’où viennent ces règles et ces formules ? Ce sont les définitions mêmes des opérations arithmétiques fondamentales qui nous y conduiront.

Le calcul arithmétique n’est autre chose que la combinaison de certains nombres suivant des lois déterminées. Cependant, lorsque pratiquement nous avons à faire un calcul, nous oublions, dans notre hâte d’arriver au résultat, les nombres combinés et la façon dont ils sont associés : l’édifice n’est pas plus tôt construit que nous perdons de vue l’agencement des matériaux qui nous ont permis de l’obtenir ; et, ainsi, la résolution d’un problème ne nous est d’aucun profit pour celle des problèmes suivants. En analysant cette faiblesse de l’arithmétique nous voyons comment il convient d’y remédier. Pourquoi ne ferions-nous pas, avant même de donner aux nombres sur lesquels nous opérons des valeurs déterminées, une étude formelle et a priori des différentes combinaisons qu’engendrent nos opérations ? Nous savons que ces combinaisons sont susceptibles d’être obtenues de plusieurs manières. Il serait dès lors fort utile de savoir à l’avance quelle est, parmi les différentes formes d’une même combinaison, celle qui sera le plus facile à calculer. D’ailleurs telle forme avantageuse dans un problème le sera moins dans un autre. D’où l’intérêt d’une étude systématique déterminant les diverses transformations auxquelles se prêtent les combinaisons d’opérations. Il conviendra, en outre, de nous mettre en mesure d’effectuer à première demande les transformations utiles, en en définissant le mécanisme par des formules immédiatement applicables.

Les premiers principes de l’Arithmétique nous fournissent déjà, directement, de telles formules de transformation : celles, par exemple, qui expriment les propriétés des opérations fondamentales. Ainsi les égalités a + b = b + a, a × b = b × a, etc., définissent des transformations qui restent légitimes quelles que soient les valeurs numériques figurées par les lettres a, b, c [la combinaison a + b est toujours équivalente à la combinaison b + a, la combinaison a × b à la combinaison b × a, etc.]. En associant ces égalités nous obtiendrons de nouvelles transformations s’exprimant par autant de formules que l’on appelle « formules algébriques ».

Ces premières « formules » — premières en simplicité, non en date, car on n’éprouva point tout de suite le besoin de les écrire explicitement — ces premières formules mettent en évidence les caractères fondamentaux que nous retrouvons dans toutes les autres. Ainsi les formules de l’algèbre devront porter de préférence sur des symboles qualitativement indéterminés tels que les lettres de l’alphabet[6], et c’est ainsi qu’elles fourniront à l’avance des règles invariables, applicables à une infinité de questions : autant de valeurs différentes on donne aux lettres, autant l’on a de problèmes pour lesquels vaudra la même règle. Autre caractère fondamental : l’analogie que l’algèbre établit entre les nombres fournis par des problèmes différents est une analogie de structure. Imaginons, par exemple, que deux questions fassent intervenir chacune, une quantité définie comme produit d’une somme de deux nombres par le carré d’un troisième : l’algèbre notera cette ressemblance en écrivant les deux quantités sous la même forme (a + b) × c² ou (a + b).c², et elle ne se préoccupera pas de savoir si les valeurs des nombres a, bc diffèrent d’une quantité à l’autre.

Les combinaisons et transformations de formules donnent lieu à un certain nombre de préceptes bien déterminés dont l’ensemble constitue l’Algèbre. L’Algèbre, en effet, est essentiellement une Règle, (Regula disaient les algébristes de la Renaissance, Ars certis legibus et præceptis contenta, dit un commentateur de Descartes)[7].

Ajoutons que, comme nous l’avons dit plus haut, les règles de l’algèbre visent à devenir mécaniques, c’est-à-dire applicables par tous et toujours, sans intervention de l’intelligence. C’est pourquoi Descartes se croit autorisé à nous donner les préceptes de son algèbre sous formes de commandements, sans les expliquer, sans nous demander de refaire l’effort intellectuel qu’il a lui-même accompli une fois pour toutes et pour tous les hommes : « L’addition, dit-il[8], se fait par le signe +… Comme pour ajouter a à b j’écris a + b. La soustraction se fait par le signe −. Comme pour soustraire a de b, j’écris ba, etc. ».

Il ne faut toutefois pas conclure de là que l’algèbre soit une règle aveugle ; c’est un art qui exige, chez celui qui l’exerce, de l’adresse et du savoir faire. En effet, parmi toutes les transformations possibles d’une formule, l’algébriste doit choisir celle qui est appropriée au calcul qu’il entreprend[9], et il peut faire ce choix plus ou moins pertinemment. Pour résoudre une équation, dit l’Indien Bhaskara, « on prépare adroitement deux membres en équilibre, en ajoutant, retranchant, multipliant ou divisant »[10] : la règle n’en dit pas plus long : à l’algébriste de voir par lui-même comment il apprêtera son équation.

Nous comprenons maintenant quelles sont les conditions auxquelles il faut satisfaire pour être un habile algébriste. Il faut savoir oublier la signification des éléments combinés pour ne plus faire attention qu’au mécanisme de la combinaison. Il faut considérer les formules comme des assemblages, que l’on retourne en tous sens, que l’on compose de toutes les manières — par la djebr, par la moukabalah ou d’autres procédés — afin de faire apparaître de nouvelles combinaisons intéressantes. L’algébriste jongle avec les formules ; il les triture, il les pulvérise, suivant l’heureuse expression employée par Brahmagoupta pour désigner une méthode fondamentale de son algèbre : « celui qui connaîtra l’usage de la méthode pulvérisatrice, des chiffres, des quantités négatives et positives, de l’élimination du terme moyen [transformation utilisée dans la théorie des équations], des symboles et expressions [algébriques], celui-là, dit Brahmagoupta, deviendra un maître parmi les savants[11] ».


Ces remarques nous explique l’histoire des origines de l’algèbre.

Les savants grecs ne pouvaient pas être de bons algébristes : ils prétendaient, en effet, saisir par l’intuition, voir d’une vue intellectuelle directe, des êtres mathématiques aussi réels ou plus réels que les objets sensibles ; comment, dès lors, auraient-ils pu oublier ces êtres parfaits, et faire table rase de la réalité pour opérer sur des symboles ? Sans doute les géomètres grecs possédaient-ils les principaux éléments dont devaient se servir les modernes pour constituer l’algèbre. Ils avaient inventé des méthodes de construction géométrique qui équivalaient à peu près à celle de notre calcul algébrique élémentaire. Mais ils n’avaient pas voulu reconnaître le parti qu’on peut tirer de ces méthodes lorsqu’on en généralise et qu’on en systématise l’emploi. Les véritables promoteurs de l’algèbre furent, en Grèce, ces logisticiens ou calculeurs, que Platon mettait au ban de la science, et l’une des principales innovations de l’Alexandrin Diophante — en qui l’on veut voir le premier algébriste — consista simplement à appeler arithmétique ce que l’on prenait avant lui pour de la logistique. « Il a, dit Paul Tannery[12], intitulé son ouvrage Arithmetica alors que la matière en avait été jusqu’à lui considérée comme appartenant à la logistique. Cette innovation est plus qu’une simple affaire de mots ; elle révèle le sentiment très juste que la matière dont il s’agit appartient à la science abstraite et primordiale et non pas à une science appliquée et concrète ».

Au rebours des savants grecs, les Hindous furent avant tout des calculateurs[13]. Esprits pratiques, ils ne se préoccupaient point de rendre leurs théories rigoureuses et belles. Il n’y a pas, dans leurs traités, de théorie scientifique à proprement parler, mais seulement des règles, formulées en vers le plus souvent, et sans démonstration. — « Dis-moi[14], chère et belle Lilavati — ainsi s’exprime Bhaskara — toi qui as les yeux comme ceux du faon, dis-moi quoi est le résultat de la multiplication, etc. ». Et la réponse suit. Bhaskara nous donne, sur ce ton, un ensemble de règles, qui constituent « une facile méthode de calcul, charmante par son élégance, claire, concise, douce, correcte, agréable à apprendre ». — Un recueil de recettes et de formules, voilà ce qu’est la science pour les Hindous. C’est pourquoi ils furent d’habiles algébristes[15].

Lorsqu’au début de la Renaissance, les tendances pratiques s’allièrent à de solides études scientifiques, l’algèbre prit définitivement son essor[16]. Cependant bien des algébristes des xve et xvie siècles se trouvent gênés par les habitudes d’esprit qu’ils tiennent de la tradition grecque. C’est le cas de François Viète, à qui l’algèbre doit tant par ailleurs. Les tours de passe-passe des algébristes hindous eussent été pour Victe des non-sens, car il ne pouvait pas raisonner sur les grandeurs sans se les représenter. Il se croit donc obligé de distinguer, et de traiter l’un après l’autre, une longue suite de problèmes qui ne diffèrent que par leur interprétation concrète et ne feraient qu’un pour un algébriste moderne.

En somme, aux premiers temps de l’algèbre, ceux qui ont réussi dans cette science sont ceux qui n’avaient pas de scrupules théoriques. Il fallait en être dépourvu, par exemple, pour se permettre d’opérer sur des quantités inconnues exactement comme si elles étaient connues. Or c’est là l’une des caractéristiques et, pour beaucoup de savants, la caractéristique principale de l’algèbre.

Avec l’assistance de Dieu — ainsi débute l’algèbre d’Omar Al Khayyam[17] — et avec son concours précieux, je dis : « l’algèbre est un art scientifique. Son objet, ce sont le nombre absolu et les grandeurs mesurables, étant inconnus mais rapportés à quelque chose de connu, de manière à pouvoir être déterminés ; les choses connues sont des quantités ou des rapports individuellement déterminés ainsi qu’on le reconnaît en les examinant attentivement ; ce qu’on cherche dans cet art, ce sont les relations qui joignent les données du problème à l’[inconnue], qui de la manière susdite forme l’objet de l’algèbre[18] ».

Supposons, par exemple, que l’on sache que le nombre 2, moins le triple d’une quantité inconnue, égale cette même quantité, plus le nombre 3/4 : nous désignerons la quantité inconnue par la lettre x, et nous écrirons l’égalité (équation) 2 − 3 . x = x + 3/4. Ajoutons, de part et d’autre du signe =, une même quantité 3 . x3/4 ; nous obtenons 4 . x = 2 − 3/4 = 5/4, d’où, en divisant par 4, la valeur de x ; x = 5/16.

Pour atteindre ce résultat, le géomètre ou le pur arithméticien prendra des voies détournées ; comment pourrait-il, en effet, introduire de but en blanc dans ses raisonnements la soustraction ou la division par 4 d’une quantité qui n’est pas connue ? Au regard de l’intuition une semblable opération n’a pas de sens. L’algébriste, lui, ne s’embarrasse pas pour si peu, et il parvient instantanément à la solution du problème.

— « Il est d’habitude, chez les algébristes, ajoute Khayyam, de nommer dans leur art l’inconnue qu’on se propose de déterminer : chose ». — Cette habitude se conserva longtemps. L’algèbre fut la Règle de la chose et il y eut en Allemagne une école d’algébristes que l’on appela Cossistes. En latin, l’inconnue était souvent désignée par le mot « radix » et son carré par le mot « census ». Ainsi, dans les relations où figurent l’inconnue et son carré, on distingue trois sortes de nombres : radix, census, numeri simplices (nombres ordinaires, connus). Quelle différence d’espèce y a-t-il entre ces nombres ? C’est là une question que l’algébriste conséquent avec lui-même ne se posera pas. La distinction des connues et des inconnues — de même que celle des déterminées et des indéterminées, des fixes et des variables — est essentielle à qui se préoccupe d’interpréter, par la géométrie ou d’une autre manière, les résultats de l’algèbre. Mais à l’algébriste proprement dit, nous ne saurions trop le répéter, la nature des symboles qu’il manie doit rester indifférente.

C’est faute d’avoir adopté franchement cette attitude que les algébristes furent longtemps retardés dans leur marche en avant. L’histoire du symbolisme algébrique nous en fournit la preuve. On s’habitua facilement à représenter les indéterminées ou les variables par des lettres (les lettres tenant ainsi la place de nombres dont on ne connaît pas la valeur). Mais n’était-ce pas pécher contre le bon-sens que de figurer par des lettres les quantités dont on pouvait écrire directement la valeur numérique ? Viète eut le grand mérite de comprendre le grand avantage que présente, en ce cas encore, l’usage des signes littéraux[19]. En effet, en ne déterminant pas tout de suite les valeurs des quantités connues, on obtient des formules qui sont applicables quelles que soient les valeurs (déterminées) que l’on donne ultérieurement à ces quantités dans tel ou tel problème particulier.

En résumé, plus le mécanisme combinatoire qu’est l’algèbre saura s’abstraire de la réalité, plus il étendra sa portée et son champ d’application. Une méthode universelle, une clef de toutes les sciences, voilà ce que, depuis le temps de Raimond Lulle (13e siècle), toute une génération de philosophes rêvait de constituer. Et, si ces philosophes on été pour la plupart de médiocres mathématiciens, ils n’en sont pas moins guidés par le principe même d’où procède l’algèbre. N’est-il pas bien significatif que l’on ait souvent donné cette science le nom même de la méthode pour laquelle s’enthousiasma Raimond Lulle ? L’Algèbre c’est la « méthode par excellence », c’est le « grand art », ars magna, l’ « art entre les arts », artium ars.


II. — L’algèbre cartésienne.

En cherchant à mettre en évidence les tendances propres à l’algèbre, nous avons devancé le cours de l’histoire. Ces tendances, en effet ne se manifestèrent complètement et ne furent érigées en principes de recherche que lorsque l’algèbre fut sortie de la période des tâtonnements. Pour nous rendre un compte exact des vues et des intentions des fondateurs du calcul algébrique, il nous faut étudier de plus près les difficultés qu’eut à surmonter ce calcul pour s’affranchir de la géométrie et pour devenir une science autonome.

Nous avons dit que l’algèbre fut primitivement une simple méthode de calcul pratique, qui, d’après les idées des géomètres grecs, ne méritait point le nom de science. Il y a plus. Les procédés de l’algèbre primitive reposaient sur certaines définitions incomplètes et sur certaines conceptions simplistes qui soulevaient de graves difficultés logiques. C’est pourquoi l’algèbre se développa tout d’abord chez les peuples de l’Orient, artisans et ingénieurs, mais dépourvus de scrupules théoriques.

Après le Moyen-Âge, cependant, et spécialement la fin de la Renaissance, le calcul algébrique change de caractère. Les savants du 16e siècle[20] sont, comme les Orientaux, utilitaires et pratiques, mais ils ont une connaissance approfondie de la géométrie grecque et ils constatent que cette géométrie est, avec l’arithmétique proprement dite, la seule science dont les principes soient rigoureusement établis. C’est pourquoi ils estiment que, dans la mesure où les règles de l’algèbre sortent du cadre de l’arithmétique, ces règles doivent être rattachées aux théorèmes de la géométrie, seules susceptibles de fournir les bases d’une véritable science des grandeurs. Dans cette pensée, ils se reportent à cet ensemble de théories géométriques auquel certains historiens ont donné le nom d’ « algèbre géométrique des Grecs » et que nous avons brièvement caractérisé à la fin de notre chapitre I.

Ce retour à l’antiquité était sans doute nécessaire pour consolider les principes de l’algèbre naissante, mais il présentait pourtant des inconvénients. En particulier, les constructions géométriques des anciens étaient liées, comme nous l’avons vu, à des procédés de démonstration compliqués ; l’emploi systématique de ces constructions aurait donc fait perdre au calcul algébrique les avantages principaux que l’on attendait d’elle, la brièveté, et la commodité. Et c’est pourquoi, — volontiers éclectiques, — les savants de la Renaissance, tantôt se donnent beaucoup de peine pour déduire rigoureusement les règles de l’algèbre des théories géométriques classiques, tantôt reviennent à l’improviste à la méthode orientale, qui consiste à poser ces règles sans les justifier ou, simplement, à traiter les quantités algébriques comme des nombres arithmétiques sans chercher aucunement à légitimer cette assimilation. Ainsi ont procédé en maintes circonstances, Viète, Albert Girard, Stevin, Hérigone.

La figuration géométrique, pourtant, était bien propre à fournir à l’Algèbre la base théorique qui lui faisait défaut. Mais il fallait, pour cela, que le principe en fût réformé. Cette réforme nécessaire fut accomplie par Descartes[21].

Tâchons de bien saisir, sur la question qui nous occupe, la pensée du grand philosophe ; cette pensée en effet n’a pas toujours été exactement comprise, sans doute parce qu’elle a été exposée en plusieurs fois, dans des ouvrages écrits à des points de vue différents, sans doute aussi parce qu’elle est d’un caractère subtil et devance, sur plusieurs points, les progrès techniques de la science.


On a souvent discuté sur la relation de l’Algèbre à la Géométrie dans l’œuvre de Descartes, — question d’autant plus naturelle que Descartes nous enseigne les règles de son algèbre dans un traité intitulé « Géométrie ». Sans reprendre ici cette discussion, disons que, en dépit de certaines apparences, l’opinion la plus généralement répandue sur le compte de la géométrie cartésienne ne paraît pas avoir été infirmée par les études récentes des historiens. Bien que le traité de 1637 contienne autant ou plus d’algèbre que de géométrie, et ait pour conclusion une théorie des équations, la géométrie cartésienne n’est nullement, dans la pensée de son auteur, une introduction à l’algèbre, mais au contraire une application de l’algèbre à la géométrie. En d’autres termes, l’algèbre, selon Descartes, précède logiquement les autres branches des Mathématiques, et elle n’est aucunement conditionnée par la nature des problèmes auxquels on l’applique.

Qu’est-ce donc que la méthode algébrique, envisagée en dehors de ses applications ? Le cartésien Érasme Bartholin nous l’explique dans la Préface qu’il a écrite pour l’édition latine de la Géométrie[22]. « Dans les commencements — dit-il — il a été utile et nécessaire de donner des auxiliaires à notre faculté de spéculation pure : c’est pourquoi les géomètres ont eu recours aux figures, les arithméticiens aux signes numériques, d’autres à d’autres procédés. Mais de tels procédés paraissent peu dignes des grands génies et de ceux qui aspirent au nom de savant ». Le grand génie fut Descartes, qui a vu le premier, ajoute Bartholin, que l’on peut raisonner sur des quantités purement abstraites en les représentant par des lettres de l’alphabet. Effectivement Descartes nous a laissé l’ébauche d’un traité d’algèbre pure (connu sous le nom de Calcul[23] de Monsieur Descartes) qu’il présente comme une Introduction à sa Géométrie et où il s’efforce de traiter l’algèbre abstraitement sans recourir à la figuration géométrique. Il procède, — autant qu’on en peut juger d’après cet écrit incomplet — par voie de définitions verbales, c’est-à-dire qu’il se borne à poser les règles de l’algèbre sans chercher à les étayer par des démonstrations ou par des considérations intuitives. C’était là une méthode d’exposition que les prédécesseurs de Descartes avaient, nous l’avons dit, déjà employée. Mais, dans les ouvrages éclectiques de la Renaissance, cette méthode était le plus souvent mélangée à d’autres ; il est difficile de dire quelle valeur lui était attribuée. Descartes, au contraire, semble apercevoir le principe qui est appliqué de nos jours dans la méthode des « définitions conventionnelles ». Considérons les signes algébriques a, b, c, …, sans rien préjuger sur ce qu’ils représentent. On remarque qu’on peut définir conventionnellement une certaine combinaison, formée avec ces signes, que nous appelons addition, une autre que nous appelons soustraction, et ainsi de suite, — cela en satisfaisant simplement aux deux conditions suivantes : 1o qu’il n’y ait entre les définitions ainsi données aucune contradiction logique ; 2o que, lorsque les éléments combinés se trouvent être des nombres arithmétiques ou des rapports géométriques, il y ait coïncidence entre les opérations résultant de ces définitions et les opérations de même nom considérées en Arithmétique ou en Géométrie.

Cependant les conditions qui régissent et légitiment l’emploi de la méthode des définitions conventionnelles[24] n’avaient pas été étudiées d’assez près par Descartes pour qu’il pût se fier exclusivement à cette méthode. Le Calcul de M. Descartes n’est en somme qu’un mémento, où n’apparaît qu’un seul aspect de l’algèbre cartésienne. Pour se faire de celle-ci une idée complète, il la faut étudier dans le livre II de la Géométrie et dans les traités complémentaires ajoutés à cet ouvrage par les commentateurs de Descartes[25]. Or il résulte manifestement de ces écrits que Descartes, pour établir et exposer en détail les principes de son algèbre, ne croyait pas pouvoir se passer — en fait — de la figuration géométrique.

Cela admis, quelle portée au juste, quelle signification, faut-il attribuer à la figuration ainsi employée ? Si nous comprenons exactement son point de vue, Descartes, en recourant à la géométrie, cherchait seulement à donner un support à l’intuition algébrique pure, à fixer le raisonnement déductif, à soulager l’entendement, qui, théoriquement, pourrait se passer de la collaboration de l’imagination et des sens, mais qui ne doit négliger aucun des secours dont il dispose[26]. Ainsi, pensait-il, l’algébriste doit se servir d’images, mais pour que celles-ci remplissent convenablement leur missions, il importe qu’elles soient aussi réduites, aussi simples que possible[27].

Or, précisément, Descartes était en mesure de proposer un mode de figuration de quantités algébriques qui répondait bien à ces desiderata et d’où les considérations géométriques se trouvaient presque complètement éliminées.

Descartes part de cette remarque que le résultat de tout calcul effectué sur des quantités représentées par des grandeurs rectilignes peut être lui-même figuré par une grandeur rectiligne (ligne simple, disent les Cartésiens). C’est là le fait capital dont la constatation a permis de débarrasser le calcul des grandeurs des entraves que lui avaient imposées les Grecs. Dans la géométrie grecque, en effet, un produit de grandeurs d’une certaine espèce, se présentait le plus souvent comme une grandeur d’une autre espèce, circonstance qui contribuait plus que toute autre à limiter le champ d’application du calcul géométrique. Du point de vue de Descartes, au contraire, le produit est, comme chacun des facteurs, un segment rectiligne. « Et il est à remarquer, dit-il, que par a² ou b³, ou semblables, je ne conçois ordinairement que des lignes toutes simples, encore que, pour me servir des noms usités en algèbre, je les nomme des carrés ou des cubes »[28].

Sans doute les propositions géométriques sur lesquelles s’appuie Descartes pour justifier sa manière de voir ont un caractère banal, et bien d’autres que lui les ont mises à profit. Mais il en a tiré un principe qu’il est le premier à énoncer dans toute sa généralité : savoir, qu’il y a parallélisme absolu entre la notion de quantité algébrique et celle de longueur rectiligne ; par conséquent, pour faire de l’algèbre une science à la fois solide et simple, logiquement inattaquable et commode dans la pratique, il suffira de décider que les lettres de l’algèbre représenteront toujours — exclusivement — des longueurs rectilignes[29].

Toutefois, cette convention, comme le fait remarquer un commentateur de Descartes[30], n’a de raison d’être qu’en tant qu’elle nous permet de donner à l’algèbre un fondement solide et qu’elle en rend l’étude plus facile ; car l’algèbre, encore une fois, ne doit pas être regardée comme une science objective au même titre que l’Arithmétique ou la Géométrie grecques ; on n’a pas le droit de la définir par sa matière. Par conséquent, le fait que les algébristes utilisent des notions géométriques ne doit rien changer à l’idée que nous nous sommes faite plus haut de l’Algèbre pure. Celle-ci est une technique de calcul, vide de contenu par et elle-même. C’est une méthode. C’est même la méthode mathématique par excellence, qui n’est qu’une application particulière, une spécialisation de la Méthode générale dont Descartes se dit l’inventeur.


Ici se pose une question historique dont nous ne saurions nous désintéresser parce qu’elle met en cause le jugement que Descartes portait, au fond de lui-même, sur la valeur des Mathématiques. Quels rapports le système cartésien établissait-il au juste entre la science mathématique et la science générale de l’univers à laquelle devait nous conduire l’emploi de la Méthode ?

Nul doute que l’application de l’algèbre à la géométrie ne représentât pour Descartes le type parfait de la théorie scientifique. Mais, d’autre part, Descartes n’admettait point que toutes les sciences fussent réductibles aux Mathématiques. Quiconque, a-t-il dit[31], examinera attentivement ma pensée, s’apercevra que j’ai en vue une Science autre que les Mathématiques et dont celles-ci sont l’enveloppe plutôt qu’elles n’en font partie. Encore moins Descartes eût-il cru possible de ramener tous les problèmes de la Science à des problèmes quantitatifs et, par conséquent, de les traiter par l’algèbre[32]. Sans doute, lorsqu’il entreprend d’expliquer les lois de l’univers en termes d’étendue et de mouvement, il fait de la géométrie et de la mécanique la base de toutes nos connaissances scientifiques ; mais[33] la géométrie dont il veut ici parler ne paraît pas s’être confondue dans sa pensée avec celle, beaucoup plus spéciale, — consistant, à peu près exclusivement dans l’étude des courbes qualifiées « géométriques », — qu’il a cherché à exposer en langage algébrique dans son traité de 1637. En d’autres termes, la Mathématique universelle, c’est-à-dire la Science universelle, que Descartes entreprit de constituer, était ou devait être une explication mécanique de l’univers ; mais ce n’était point une algèbre.

Faut-il conclure de là qu’il y a solution de continuité entre les différentes parties de l’œuvre scientifique de Descartes ? Et doit-on effectivement distinguer dans cette œuvre deux géométries indépendantes l’une de l’autre ? M. Brunschvicg incline à le penser[34], et l’un des arguments qu’il invoque est le suivant : cette manière de voir lui permet d’expliquer le détachement singulier avec lequel Descartes a parlé de sa « Géométrie » et le dédain qu’il professe le plus souvent pour les études mathématiques. La Géométrie, a-t-on dit souvent, ne fut qu’un épisode dans la carrière philosophique de Descartes. Et, en effet, au lendemain même de la publication de ce traité, Descartes écrit à Mersenne[35] : « N’attendez plus rien de moi en Géométrie ; car vous savez qu’il y a longtemps que je proteste de ne m’y vouloir plus exercer ». Il a résolu de quitter « la recherche des questions qui ne servent qu’à exercer l’esprit[36] ». En 1638, il y a déjà plus de quinze ans qu’il fait profession de « négliger la géométrie »[37]. Et c’est tout juste si quelques années plus tard il ne renie pas son traité de 1637, indiquant que, s’il avait à le refaire, il le composerait autrement.

Sans méconnaître l’importance de ces déclarations, il importe d’en bien préciser la signification.

Descartes estime peu la pure Mathématique, non seulement celle de ses prédécesseurs, mais aussi celle qu’il a cultivée lui-même. Ce point paraît bien acquis. Mais une distinction s’impose, pourtant, entre la méthode et l’objet de la science. Nulle part, croyons-nous, Descartes ne met en doute la puissance et la portée de la méthode des mathématiques. Son dédain ne vise que l’objet auquel cette méthode est appliquée, et il nous en a lui-même indiqué clairement les raisons.

L’objet des mathématiques est sans valeur parce qu’il n’est d’aucune utilité dans l’étude de la nature. Ceux qui le cultivent sont des chercheurs oisifs[38], adonnés à un vain jeu de l’esprit. Trouverons-nous, du moins, dans la spéculation mathématique, l’occasion d’exercer nos facultés inventives et la satisfaction de déployer les ressources de notre ingéniosité et de triompher de difficultés subtiles ? Non, car, grâce à la méthode algébrique, la Mathématique devient une science mécanique, qu’il est désormais à la portée du premier venu de conduire à bien. — C’est pourquoi — nous reviendrons tout à l’heure sur ce point — Descartes ne poursuit pas lui-même l’œuvre ébauchée dans sa Géométrie. Il se contente de nous donner quelques indications sommaires — « Au reste — dit-il au Livre III de son traité[39] — j’ai omis ici les démonstrations de la plupart de ce que j’ai dit à cause qu’elles m’ont paru si faciles pourvu que vous preniez la peine d’examiner méthodiquement si j’ai failli ». Et, parlant, au début de l’ouvrage[40], des mathématiques en générât : « je n’y remarque rien de si difficile que ceux qui sont un peu versés en la géométrie commune et en algèbre, et qui prendront garde à tout ce qui est en ce traité, ne puissent trouver ».

On comprend, dès lors, que Descartes n’ait pas fait lui-même grand cas de sa Géométrie. Il ne voulait surtout pas laisser croire que la géométrie algébrique pût être, dans sa pensée, une branche essentielle de la Mathématique universelle, laquelle devait avoir pour objet l’explication de l’univers. Pourtant, il ne va pas jusqu’à dire que cette géométrie ne fasse pas partie de la science générale ; il déclare seulement que l’étude des figures ne peut servir à rien tant qu’on ne l’aura pas complétée par l’étude des mouvements.

Mais cette dernière étude, comment se fera-t-elle ? Rien ne nous autorise à croire que Descartes ait considéré la méthode de la mécanique comme devant être radicalement distincte de celle de la géométrie des courbes. En maints passages, il affirme au contraire l’unité de la Méthode. Il pense, d’ailleurs, que la Méthode générale nous est précisément révélée par l’étude des mathématiques ; mais — dit-il[41], « ne l’ayant point assujettie [cette méthode] à aucune matière particulière, je me promettais de l’appliquer aussi utilement aux difficultés des autres sciences que j’avais fait à celle de l’algèbre [entendons : l’algèbre appliquée à la géométrie] ». Aussi bien est-il évident, que Descartes ne pouvait manquer d’apercevoir les services qu’était susceptible de rendre le calcul algébrique dans l’étude de la mécanique.

Concluons donc que si l’activité mathématique de Descartes n’a été, en effet, qu’un épisode de sa carrière, il n’en est pas de même de son admiration pour la méthode algébrique. La méthode algébrique, et, par conséquent, l’algèbre même, — puisque l’algèbre pure, considérée en dehors de ces applications, se réduit à une méthode — auraient certainement joué un rôle capital dans l’élaboration de la Mathématique universelle cartésienne, si jamais celle-ci avait vu le jour.


Revenons maintenant aux conséquences qui résultèrent de l’emploi de la nouvelle méthode dans le domaine spécial des Mathématiques. Au point de vue historique, ces conséquences furent considérables. Jusqu’au milieu du xviie siècle, en effet, la démonstration euclidienne n’avait pas cessé d’être considérée comme le type parfait et intangible du raisonnement mathématique. Les algébristes les plus convaincus n’avaient point songé un seul instant à détrôner l’œuvre d’Euclide, mais seulement à l’enrichir d’une technique nouvelle. Au contraire, Descartes met à nu la faiblesse de la Mathématique grecque et il prétend apporter une conception toute nouvelle de la science. Cette conception est une conception synthétiste. En effet l’algèbre, telle que la comprend Descartes, est essentiellement une méthode de combinaison. Son rôle consiste associer des éléments simples, de façon à en former progressivement des composés dont la structure soit de plus en plus compliquée.

Cette conception du rôle de l’algèbre est parfaitement conforme, remarquons-le, aux vues qui inspiraient les algébristes du Moyen-Âge et de la Renaissance que nous avons, plus haut, rapproches de Raimond Lulle. Mais ce qui était, chez ces précurseurs, un rêve à demi fantaisiste, est devenu, avec Descartes, une réalité. Dans la Géométrie de 1637, Descartes systématise le point de vue des créateurs de l’algèbre, et, avec un remarquable pouvoir de divination, il aperçoit l’avenir qui est promis à la science si elle s’engage dans les voies qu’il lui indique.

Dans la Géométrie, qu’il présente comme un échantillon de sa Méthode, Descartes s’est proposé de montrer comment par le moyen de l’algèbre il est possible de résoudre les problèmes relatifs aux grandeurs et aux figures en suivant une voie sûre et régulière et en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés[42].

La sûreté, la régularité de la méthode, voilà donc ce qui doit distinguer la science moderne de la géométrie ancienne, ce champ clos où les virtuoses de la démonstration pouvaient seuls se mouvoir et accomplir leurs prouesses. Descartes se propose expressément de rompre avec la tradition grecque, et c’est par là qu’il diffère profondément de Fermat.

C’est un fait sur lequel certains historiens modernes ont insisté que Fermat pratiquait pour son compte la méthode cartésienne des coordonnées et qu’il l’avait exposé dans un traité didactique antérieur de plusieurs années à la Géométrie : le Ad locos planos et solidos Isagoge[43]. Le procédé consiste[44] à définir une courbe par une relation entre les coordonnées de ses points rapportés à deux axes rectangulaires ou obliques ; après quoi l’on cherche à ramener l’étude de la courbe à l’étude de la relation algébrique. Dans ce procédé, Fermat découvre des possibilités jusqu’alors insoupçonnées : mais le principe n’en est pas nouveau, car on le trouve déjà chez Apollonius, qui s’en sert — dans un cas restreint, il est vrai — pour étudier les propriétés des sections coniques. Prenant pour axe des abscisses un diamètre d’une conique, pour axe des ordonnées la parallèle aux cordes conjuguées à ce diamètre menée à une de ses extrémités, Apollonius raisonne sur « l’équation » de la courbe qui s’écrit en langage moderne :

y² = 2pxp/a x² dans le cas de l’ellipse ;
y² = 2px + p/a x² dans le cas de l’hyperbole ;
y² = 2px dans le cas de la parabole.

Telle est la méthode de démonstration, que Fermat, restituteur d’Apollonius[45] reprend et précise dans son Isagoge et qu’il applique à la recherche générale des lieux géométriques.

En exécutant ce travail, il est exact que Fermat ouvre la voie à la géométrie analytique. Cependant il ne prétend pas déconsidérer la géométrie antique dont il se dit l’héritier ; il croit à un progrès continu de la science ; si cette découverte, — dit-il après avoir exposé sa méthode, — « eût précède notre restitution déjà ancienne des deux livres des Lieux plans, les constructions des théorèmes et lieux eussent été rendues beaucoup plus élégantes ; cependant nous ne regrettons pas cette production… ; il est important pour l’esprit de pouvoir contempler pleinement les progrès cachés de l’esprit et le développement spontané de l’art[46] (artem sese ipsam promoventem) ».

Si l’on y réfléchit, d’ailleurs, on reconnaîtra qu’il n’y a dans la méthode des coordonnées aucune difficulté mathématique : les théorèmes les plus élémentaires de la géométrie y sont seuls supposés. Aussi ne peut-on pas considérer comme une découverte le fait d’avoir détermine la forme de l’équation d’une droite, d’un cercle ou d’une section conique. La découverte — si découverte il y a — consiste à prévoir et à montrer que l’usage systématique des coordonnées met en œuvre une méthode d’une puissance et d’une universalité jusqu’alors inconnues en mathématiques ; que cette méthode dispense de toutes celles qui ont été imaginées auparavant et qu’elle les supplantera en effet ; que, par l’intermédiaire de la notion de fonction, elle va révolutionner et régénérer toutes les sciences qui sont en relation avec l’espace et le temps.

Pour Fermat, comme pour ses prédécesseurs, les questions relatives aux figures sont des questions de géométrie : si l’algèbre y intervient, ce n’est qu’à titre d’adjuvant et par procuration. Avec Descartes, c’est l’algèbre qui passe au premier plan : l’algèbre, avec tous ses caractères spécifiques que nous avons fait ressortir plus haut.

Nous avons dit que l’algèbre n’est pas un recueil de résultats, mais bien une méthode de combinaison et de construction. Appliquée à l’étude des figures, cette méthode permettra de reconstruire de toutes pièces la géométrie en faisant table rase des connaissances que nous a léguées l’antiquité. Nous l’édifierons sur un plan nouveau, mieux ordonné et beaucoup plus vaste que l’ancien. Car, après avoir dit, par exemple : « les droites sont les figures définies par les équations polynomales du premier degré en x et y (de la forme ax + by + c = 0) ; les sections coniques sont les courbes définies par les équations polynomales du second degré en x et y (de la forme ax² + bxy + cy² + dx + ey + f = 0) », rien ne nous empêchera d’ajouter : « j’appelle courbes du 3e ordre les courbes définies par les équations polynomales du 3e degré en x et y, courbes du 4e ordre les courbes définies par les équations polynomales du 4e degré en x et y, … ; et des équations de ces courbes je vais déduire leurs propriétés, ainsi que je l’ai fait pour les sections coniques. » Ainsi, par le simple jeu du mécanisme algébrique, nous faisons surgir un monde géométrique illimité que ne nous eût jamais révélé l’intuition directe de la figure.

En rapprochant ces vues techniques de la théorie de la connaissance exposée dans les Regulæ, nous sommes amenés à préciser comme il suit l’idée qu’un Cartésien doit se faire des théories mathématiques.

Les vérités mathématiques sont des faits intuitifs : sur ce point, Descartes, quant à lui[47] est presque d’accord avec les anciens. Toutefois, — et c’est là ce que les Grecs ont méconnu — il est avantageux pour étudier ces faits de suivre une voie détournée (autre que celle de l’intuition). On ne doit pas essayer de les pénétrer d’emblée mais, en partant d’éléments simples combinés suivant les règles de l’algèbre, on essayera de les reconstruire. Ainsi, aux touts perçus par l’intuition, l’on substituera des composés dont la structure et tous les éléments nous sont exactement connus. Dès lors la science, au lieu d’être, comme le croyaient les anciens, une contemplation d’objets idéaux, se présentera comme une construction de l’esprit. La tâche essentielle du savant ne consistera plus à apporter une nombreuse ou belle collection de résultats, mais bien à mettre sur pied de bons instruments de combinaison, à constituer une méthode puissante et efficace.


Descartes estimait qu’une fois posés les principes de la « géométrie analytique », les conséquences devaient se dérouler naturellement par voie de transformation et de combinaison algébrique. La construction effective des formules était, dans sa pensée, comme nous l’avons dit déjà, simple affaire de métier, ne réclamant de notre part aucun effort d’invention. C’était là, certes, un jugement un peu hâtif : car les progrès de la géométrie, rendus solidaires de ceux de l’algèbre, devaient désormais attendre ces derniers, et de graves difficultés techniques restaient à vaincre que Descartes n’avait fait qu’effleurer. Aussi arriva-t-il que Newton dut se référer encore à Apollonius, lorsqu’il eut besoin d’approfondir l’étude des sections coniques : il crut nécessaire d’y chercher des secours que la géométrie cartésienne ne paraissait pas en état de lui fournir.

Mais, cette réserve faite, il nous faut constater que la méthode de Descartes répondit bien aux espérances de son auteur et que très vite elle accrut son rendement dans des proportions absolument inconnues auparavant. Une ère nouvelle s’ouvre alors en mathématiques, que M. Zeuthen compare fort justement à l’ère de la grande industrie dans le monde moderne. C’est l’usine succédant au métier. Les résultats obtenus sont si nombreux que la difficulté n’est point de les découvrir, mais bien de faire un choix entre eux et de les classer. La recherche mathématique est devenue, à la lettre, un travail de manufacture.

Voilà ce que, derrière le contenu objectif de l’ouvrage, nous devons surtout remarquer dans la Géométrie. Descartes a eu l’idée très nette que l’emploi des méthodes qu’il proposait devait amener la rénovation complète de la science mathématique. Et, c’est ce qui est arrivé en effet. Descartes a été bon prophète. Il a deviné mieux qu’aucun autre les destinées de la synthèse algébrique. C’est pourquoi, bien qu’il n’ait pas laissé un très gros bagage de découvertes techniques, son nom doit rester le premier parmi ceux des algébristes du xviie siècle.


III. — La synthèse infinitésimale.

Lorsque nous abordons l’étude des conceptions mathématiques qui se développèrent pendant la seconde moitié du xviie siècle, nous nous trouvons tout d’abord en présence d’un problème historique assez délicat.

Au moment même où la méthode cartésienne commence à être universellement adoptée et à manifester toute sa fécondité, un événement capital se produit qui a pour effet de la reléguer temporairement dans l’ombre : nous voulons parler de la création du calcul infinitésimal. Le rôle considérable que joua immédiatement ce calcul dans toutes les parties des mathématiques le fit bientôt regarder comme la base fondamentale et l’instrument par excellence de la Mathématique pure, si bien que les chaires d’université où cette Mathématique était enseignée furent baptisées, et sont encore appelées aujourd’hui en France et en Angleterre, chaires de calcul infinitésimal ou chaire de calcul différentiel et intégral. D’ailleurs les difficultés philosophiques auxquelles semblait donner lieu la notion d’infini, le mystère qui l’enveloppait en apparence, incitaient naturellement les analystes à considérer le nouveau calcul comme radicalement différent de l’ancien. On crut donc de bonne foi que l’on était entré dans une ère nouvelle et que les découvertes de Newton et de Leibniz avaient révolutionné la science mathématique.

Du point de vue auquel nous nous plaçons dans cet ouvrage, les faits ne sauraient pourtant apparaître sous ce jour. Sans doute le calcul infinitésimal soulevait certaines questions délicates. Mais il ne contenait rien qui fût contraire aux principes de l’algèbre finie. Si d’ailleurs l’on examine en détail l’enchaînement historique des théories de l’Analyse, on constate que, loin de s’opposer l’une à l’autre, la méthode cartésienne et la méthode newtonienne ou leibnitienne ont été, dans ces théories, constamment associées. Descartes, en somme, s’était contenté de tracer un programme ; il avait ouvert une voie aux mathématiques ; or il suffisait de parcourir cette voie pour aboutir tout droit aux procédés de calcul qui se développèrent à la fin du xviie siècle.


C’est, comme on sait, le Père Jésuite Bonaventure Cavalieri, professeur au gymnase de Bologne, qui osa le premier affirmer la légitimité du calcul des infiniment petits, en publiant en 1635 sa Géométrie des Indivisibles[48]. Entendons par là : la Géométrie qui a pour objet de construire le continu avec les indivisibles, ou éléments infiniments petits. Le point de vue de l’auteur, la hardiesse de son langage ne pouvaient manquer d’attirer l’attention. Effectivement, de vives discussions s’engagèrent bientôt autour du livre de Cavalieri. Elles se poursuivirent à l’occasion des travaux de Wallis, de Leibniz, de Newton, et restèrent à l’ordre du jour jusqu’à la fin du xviiie siècle. De plus en plus, cependant, ces discussions s’écartèrent des problèmes techniques pour mettre aux prises des idées purement philosophiques. Ainsi que le remarquait déjà Cavalieri[49], c’est lorsqu’ils quittent le terrain géométrique que les savants cessent de s’entendre sur la question de l’infini.

La principale innovation de Cavalieri consiste à introduire, non seulement une terminologie, mais certains procédés d’exposition, qui choquaient les algébristes épris des traditions et de rigueur logique. Aux critiques que lui adressaient ces algébristes, cependant, Cavalieri était à même de répondre facilement. Il pouvait observer que les géomètres auxquels ses travaux l’apparentaient — Képler notamment[50] — en avaient usé beaucoup plus librement que lui-même avec la logique. Ceux-ci, en effet, dans leurs calculs relatifs aux aires et aux volumes, s’étaient le plus souvent bornés à imiter les méthodes d’Archimède, mais en supprimant les détours et en négligeant les précautions qui avaient permis au grand géomètre grec de justifier sa manière de faire. C’est que les savants en question appartenaient à cette école de la Renaissance qui faisait bon marché de la signification objective des calculs pourvu que ceux-ci fussent féconds en résultats utiles. Et, se plaçant au même point de vue, Cavalieri pouvait estimer à bon droit que ses procédés de calcul devaient être, pour le chercheur en quête d’inventions nouvelles, particulièrement commodes et subjectifs.

En somme l’histoire du calcul des indivisibles fut celle de toutes les théories algébriques. La surprise que causa ce calcul et les objections qu’il souleva tiennent à la façon dont il fut d’abord présenté. Mais, dès que les principes dont il procède eurent été épurés et étudiés à la lumière de la géométrie grecque, il entra tout naturellement dans le giron de la science classique. Ce fut Cavalieri lui-même qui commença le travail de mise au point. Ma méthode, dit-il en substance[51], n’oblige nullement à considérer les surfaces ou corps géométriques comme effectivement composés de figures ayant un moins grand nombre de dimensions : elle n’a d’autre objet que d’établir des égalités entre des rapports d’aires ou de volume et des rapports de longueurs ; or ces égalités conservent leur sens et leur valeur quelque opinion que l’on ait sur la composition du continu.

En termes plus précis, Pascal, dans ses Lettres[52] de Detonville, mit en lumière les raisons pour lesquelles il ne saurait y avoir désaccord entre le calcul infinitésimal et la géométrie classique et il conclut : « Tout ce qui est démontré par les véritables règles des indivisibles se démontrera aussi à la rigueur et à la manière des anciens. Et c’est pourquoi je ne ferai aucune difficulté, dans la suite, d’user de ce langage des indivisibles… » C’est d’une façon analogue qu’Archimède[53], on se le rappelle, signalait la possibilité de démontrer à la manière géométrique les résultats qu’il avait obtenus par la méthode mécanique.

Les remarques par lesquelles Cavalieri et Pascal défendent le calcul des infiniment petits s’appliquent plus spécialement au calcul dit intégral. Quant au calcul différentiel, il est comme on sait, intimement lié au problème connu sous le nom de « problème des tangentes ». Le rapport des accroissements infiniment petits (ou différentiels) de deux variables x et y dépendant l’une de l’autre, est une quantité en général finie, calculable par les méthodes de l’algèbre élémentaire (c’est la dérivée de y par rapport à x), et cette quantité est égale au coefficient angulaire de la tangente en un point d’une courbe. Ainsi les problèmes relatifs aux différentielles s’expriment immédiatement en termes finis, et ont, de plus, une signification géométrique précise.

C’est ce qui apparaît clairement si l’on se reporte à l’histoire des découvertes mathématiques du xviie siècle. Dès 1636, en effet, Fermat imagine pour la construction des tangentes une méthode où intervient la considération du maximum ou minimum, et par conséquent de la dérivée d’une fonction[54], mais qui ne nous oblige point à raisonner sur des infiniment petits. Peu après, Roberval propose à son tour une solution mécanique du même problème, où il fait appel à la notion de vitesse, algébriquement équivalente à celle de dérivée[55]. On voit donc que le calcul des dérivées (quantités finies) a précédé historiquement le calcul des différentielles (quantités infinitésimales) dont Leibniz et Newton furent les promoteurs. Et l’origine de ce calcul se trouve être un problème de géométrie qui est en relation directe avec les théories cartésiennes fondamentales ayant trait à la représentation des fonctions algébriques par des courbes, ou inversement, à la définition des courbes par des fonctions[56].

On pourra, il est vrai, faire valoir, à l’encontre du rapprochement que nous cherchons à établir, l’attitude de Descartes lui-même, qui n’a point reconnu l’intérêt de la méthode de Fermat et qui l’a critiquée au contraire dans les termes les plus vifs. Mais ce fut là, de la part de Descartes, l’un de ces accès d’humeur dont on ne saurait tirer aucune conséquence sérieuse. Toujours mal disposé envers les géomètres qui n’étaient pas de son école, Descartes, chose curieuse, semblait redoubler de sévérité à leur égard dans les moments où ils se rapprochaient le plus de son point de vue. Il avait d’ailleurs, pour voir d’un mauvais œil la démonstration de Fermat, une raison que M. Brunschvicg a fort bien mise en lumière. En effet, Fermat, fidèle ses habitudes de prudence et à sa prédilection pour les cas particuliers minutieusement traités, n’avait appliqué sa méthode qu’au cas de la parabole et n’avait point cherché à lui donner une forme générale. Ainsi l’on ne voyait pas immédiatement que cette méthode fût valable dans le cas d’une courbe quelconque et qu’elle pût être exprimée en termes de géométrie analytique. C’est pourquoi Descartes la repoussa. Il suffisait, cependant, d’apercevoir qu’il y a identité entre la dérivée d’une fonction (telle qu’elle apparaît dans le calcul des maxima) et le coefficient angulaire de la courbe correspondante, pour constater que la méthode de Fermat s’adaptait parfaitement aux principes de la géométrie cartésienne et qu’elle en était même une conséquence naturelle.

En résumé, pas plus dans le calcul des « différentielles » que dans le problème de l’ « intégration », nous ne voyons intervenir un principe nouveau dont on puisse dire qu’il a révolutionné le cours de la Science. Mais la Mathématique inaugurée par Newton et Leibniz n’était point limitée à ces deux calculs : la partie la plus remarquable et la plus féconde de cette nouvelle mathématique était incontestablement la théorie des développements en série, qui a rendu possible l’étude générale des fonctions. Or, quels sont les caractères propres de cette théorie ? Dans quel esprit, pour quelles fins, a-t-elle été créée ?


Pour comprendre comment est né le calcul des séries, remontons un instant au point de départ de l’algèbre.

L’algèbre, nous l’avons vu, est l’art de combiner des signes littéraux (représentant des grandeurs) au moyen d’opérations connues. En principe ces opérations peuvent être quelconques et arbitrairement définies : toutefois les premiers algébristes ne connaissaient d’autres opérations que celle de l’arithmétique, c’est-à-dire l’addition, la soustraction, la multiplication, la division, l’élévation à une puissance entière et l’extraction d’une racine d’ordre entier. En combinant ces opérations d’une manière quelconque, et les faisant porter sur une ou plusieurs quantités variables et sur des nombres fixes, on obtient une grande variété de « fonctions » d’une ou plusieurs variables. D’ailleurs on peut accroitre le nombre de ces fonctions en utilisant la notion de relation implicite : soit F(x, y) une fonction déjà connue (définie au moyen d’une combinaison d’opérations connues) de x et y : la relation F(x, y) = 0 peut être considérée comme définissant y en fonction implicite de x. Par ce détour, les algébristes obtiennent une riche famille de fonctions d’une variable, d’allures très diverses, que l’on appelle aujourd’hui « fonctions algébriques ». Quelque vaste, cependant, que soit cette famille, on constate bien vite qu’elle ne comprend pas la totalité des relations quantitatives entre grandeurs variables que les mathématiciens peuvent se proposer d’étudier. Déjà dans la science du xviie siècle, il existait tout un ensemble de calculs irréductibles, en partie au moins, aux opérations fondamentales de l’arithmétique : nous voulons parler des calculs où interviennent des lignes trigonométriques et des logarithmes[57]. Ces calculs doivent le plus souvent être effectués au moyen de tables, ce qui les distingue radicalement des calculs ordinaires de l’algèbre. La question suivante se pose dès lors : dans quelle mesure les expressions sin x, cos x, log x, etc. (appelées aujourd’hui transcendantes) peuvent-elles et doivent-elles être assimilées aux fonctions algébrique ?

Cette question, aussi ancienne en somme que le calcul trigonométrique, se précisa et s’imposa à la discussion dans les premières années du xviie siècle. Si. en effet, il pouvait être permis auparavant de regarder comme étranger l’un à l’autre, et de séparer par une cloison étanche, le domaine des calculs algébriques et celui de la trigonométrie, pareille attitude devenait insoutenable le jour où, par la théorie des dérivées, des liens directs se trouvèrent établis entre les deux domaines. On reconnut, par exemple que la fonction arc sin x doit être considérée comme la fonction primitive[58] de 1/1 − x² ; de même 1/x a pour fonction primitive log x. Il y avait là une apparente anomalie qu’il était indispensable d’expliquer.

Aussi bien suffisait-t-il d’un peu de réflexion pour s’apercevoir que la difficulté rencontrée n’était pas nouvelle et que c’était, au fond, celle-là même qui avait tant occupé et troublé les géomètres grecs. La confrontation des fonctions algébriques et des fonctions non algébriques (fonctions transcendantes) soulève un problème de tous points comparable à celui qu’a posé, à son apparition, la théorie des nombres irrationnels. Or comment a-t-on résolu ce dernier problème ? En ayant recours aux méthodes du calcul approché, plus précisément en faisant appel à l’idée d’approximation arbitrairement grande ou de convergence. C’est cette idée qui est la base du raisonnement par exhaustion tel que nous le trouvons dans les traités d’Euclide et d’Archimède. Chez les moderness, Viète a appliqué une méthode semblable[59] pour définir certains nombres par des expressions arithmétiques : ainsi il représente le nombre π par l’expression , où une infinité de radicaux sont superposés (si l’on calcule cette expression, arrêtée successivement à son 2e, 3e, …, ne radical, on a une valeur de π « de plus en plus approchée »). Vers la même époque, Bombelli de Bologne définissait des expressions convergentes d’un autre type[60] (1579) et, en 1655, Wallis, dans son Arithmetica infinitorum, faisait le premier une étude systématique des séries arithmétiques et autres expressions convergentes qui permettent de représenter des nombres irrationnels quelconques. Ainsi la voie que devaient suivre les fondateurs de la théorie des fonctions se trouvait ouverte. Pour surmonter une difficulté analogue à celle qu’avaient rencontrée les arithméticiens, ils n’avaient qu’à employer des procèdes semblables.

De même, en effet qu’il est possible de représenter un nombre irrationnel par une expression arithmétique convergente, de même il est possible de représenter, avec une approximation arbitrairement grande, des fonctions telles que ex, log x, sin x, par des expressions algébriques convergentes où entre une variable x. C’est ainsi qu’en 1668, Mercator[61], pour étudier les logarithmes népériens, utilisa la formule suivante :

log(1 + x) = xx²/2 + x³/3 + …

où le second membre est, pour toute valeur de x inférieure à 1, une série convergente.

Ce mode de définition des fonctions fut précisé et généralisé par Newton. Newton découvrit en effet, la forme du développement du binôme (1 + x)m pour une valeur quelconque (positive ou négative, rationnelle ou irrationnelle de l’exposant)[62] ; il obtint, d’autre part, le développement de la fonction arc tang x

arc tang x = xx²/3 + x/5 + …

et de même celui de arc sin x : enfin, en trouvant le moyen d’inverser une série, Newton passa de ces développements, et de celui du logarithme, aux développements des fonctions ex, sin x, tang x, etc. Par l’effet de ces découvertes la puissance de la méthode algébrique se trouva accrue dans des proportions que les plus hardis novateurs eussent été incapables de soupçonner avant la fin du xviie siècle. Au lieu de rester limitée, en effet — comme il semblait à première vue qu’elle dût l’être — à un champ restreint et fermé, celui des « fonctions algébriques », l’algèbre désormais, pouvait viser à étudier des relations fonctionnelles absolument quelconques : il suffisait qu’elle renonçât à en écrire la formule algébrique complète et se contentât d’en calculer une expression approchée, avec une « approximation arbitrairement grande ».

Tette est la constatation à laquelle conduisaient les travaux de Newton et qui devait exercer une influence prépondérante sur la marche de la science. N’est-ce point alors, demandera-t-on, que se produit cette brusque rupture avec le passé, qui aurait résulté, s’il faut en croire certains historiens, de la création du calcul infinitésimal ?

Newton, quant à lui, ne paraît pas avoir eu le sentiment qu’il allait changer la figure des mathématiques. Non seulement il adopta et mit à profit l’algèbre cartésienne ; mais respectueux de la tradition, il se référa également aux méthodes des géomètres grecs comme si ses propres méthodes eussent été la suite naturelle de celles-ci. Visiblement, d’ailleurs, Newton avait de la répugnance pour les notations et les vocables nouveaux que se plaisent à multiplier certains auteurs. Avant tout soucieux de précision et d’objectivité, le géomètre anglais se méfiait des généralisations trop hâtives. Tout autre était le tempérament de Leibniz, qui étudia en même temps que Newton (et tout d’abord indépendamment de lui) le problème de la définition des fonctions. Leibniz était, comme Descartes, un homme à système, un homme qui voyait grand. Aussi la portée lointaine des développements convergents ne pouvait-elle lui échapper. Il n’hésite pas à déclarer qu’une science nouvelle vient de voir le jour, et il tire argument de ce fait pour déprécier les études de son précurseur français[63] J’ai montré — écrit-il — combien la géométrie de M. Descartes est bornée. « Les problèmes les plus importants ne dépendent point des équations auxquelles se réduit toute la géométrie de M. Descartes ». « Je ne pouvais m’empêcher de rire quand je voyais qu’il [Malebranche] croit l’algèbre la plus grande et la plus sublime des sciences. » L’algèbre, en effet, c’est-à-dire la science cartésienne, diffère de la science leibnitienne (dont la méthode essentielle est la méthode du développement en série)[64] comme « l’analyse » de la « synthèse »[65].

La sévérité de ces jugements ne tire pas en elle-même à conséquence, et elle est naturelle de la part d’un novateur et d’un esprit tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Mais la différence de nature que Leibniz croit discerner entre la méthode algébrique et la science synthétique serait, si elle était réelle, un fait objectif d’une importance capitale, qui effectivement nous obligerait à tracer une coupure dans l’histoire de la science aux environs de l’année 1680. L’assertion de Leibniz demande toutefois à être examinée de près en raison de l’équivoque qui n’a cessé de planer, depuis l’antiquité, sur la signification de ces deux mots si commodes, mais si obscurs, « analyse » et « synthèse ». Pour éviter de nous égarer, à notre tour, dans des confusions verbales, il convient ici d’ouvrir une parenthèse et d’indiquer, avec précision, dans quelle acception les savants du xviie siècle ont employé ces mots et quel sens nous voulons leur attribuer nous-mêmes.


On sait que les Grecs distinguaient, en géométrie, plusieurs espèces d’analyse, qui constituaient des formes de démonstration ou des parties de raisonnement bien déterminées et très spéciales[66]. Au xviie siècle, cependant, le mot « analyse » était d’ordinaire employé dans un sens beaucoup plus gênerai. Consultons, par exemple, le Cours mathématique d’Hérigone (1635) ou le Dictionnaire mathématique d’Ozanam (1691). Nous y voyons qu’analyse, ou résolution, est devenue synonyme de « méthode d’invention », tandis que la synthèse ou composition — étant ce qui s’oppose à l’analyse — est la « méthode de doctrine » ou « d’exposition ». Tel était du temps de Descartes, la signification correcte des mots analyse et synthèse, et c’est dans cette acception qu’il les prend le plus souvent. Ainsi Descartes nous dit dans un passage souvent cité, que les anciens géomètres avaient coutume de se servir seulement de la synthèse dans leurs écrits, « non qu’ils ignorassent entièrement l’analyse, mais parce qu’ils en faisaient tant d’état qu’ils la réservaient pour eux seuls comme un secret d’importance »[67]. En d’autres termes, la découverte était, pour les anciens comme pour les modernes, un travail d’analyse. Seulement — comme l’explique Ozanam dans son Dictionnaire — les anciens effectuaient l’analyse par la géométrie[68] tandis que les modernes l’opèrent par l’algèbre, et c’est pourquoi une association d’idée toute naturelle conduisit certains auteurs à regarder les termes analyse et algèbre comme strictement équivalents.

Vers la fin du xviie siècle, cette dernière acception du mot analyse était devenue courante. Newton, en particulier, la fit sienne et c’est ainsi qu’à l’arithmétique vulgaire, où le calcul se fait avec des nombres, il oppose l’Analyse, où le calcul se fait avec des lettres, c’est-à-dire l’Algèbre. Et lorsqu’il crée le calcul infinitésimal et le calcul des séries, il se borne (croit-il) à prolonger l’Algèbre, il institue une Algèbre ou « Analyse » perfectionnée : « Quidquid vulgaris Analysis per æquationes ex finito terminorum numero constantes (quando id est possibile) perficit, hæc per æquationes infinitas semper perficiet ». De là le nom d’Analyse infinitésimale, consacré définitivement par Euler[69], qui s’est transmis jusqu’à nous, et qui signifie historiquement : Algèbre de l’infini.

Si le langage de Newton est, sur le point qui nous occupe, d’une clarté parfaite, il n’en est pas de même de celui de Leibniz, et de là vient que nous éprouvons une certaine difficulté à saisir exactement la pensée de ce dernier. L’une de ses idées favorites est que le nouveau calcul doit être regardé comme une synthèse, une combinatoire (combinatoria). Mais pourquoi, dans certains écrits, oppose-t-il radicalement la synthèse ainsi entendue à la mathématique cartésienne, et comment est-il conduit à établir cette sorte de proportion que nous indiquions tout à l’heure : « la synthèse (ou la combinatoire) est à l’analyse ce que l’algèbre est au calcul de l’infini » ? On s’explique d’autant moins cette manière de voir qu’un bon nombre d’assertions de Leibniz paraissent la contredire. Il lui arrive d’appeler l’algèbre élémentaire une « synthèse »[70] ou de déclarer que les fondements de l’algèbre se trouvent dans la combinatoire[71]. Un jour il nous déclare que la méthode des anciens était la synthèse et que l’on n’a pas réussi à changer cette méthode en analyse[72], et, ce jour-là, il prend manifestement « analyse » dans le sens pur et simple de « méthode d’invention » comme il le fait quand il écrit à Tschirnhaus[73]. « Il s’en faut beaucoup que [Malebranche] ait pénétré bien avant dans l’analyse et généralement dans l’art d’inventer ». Mais ailleurs c’est la combinatoire qui devient le véritable art d’inventer. Ainsi[74] la pensée de Leibniz paraît avoir oscillé entre des conceptions différentes[75].

Pourtant, entre tous ses contemporains, c’est Leibniz qui a vu juste lorsqu’il a reconnu que sa méthode mathématique présentait tous les caractères d’une synthèse. Cette méthode est, en effet, un calcul, donc une combinaison de signes : elle consiste à partir d’éléments simples pour les assembler et en former des composés de plus en plus compliqués[76]. Mais il en était exactement de même de l’algèbre cartésienne, et si Descartes avait fait usage du mot « synthèse » dans le sens que lui a donné Leibniz, nul doute qu’il n’eût reconnu lui-même le caractère synthétique de sa méthode. Descartes eût fait, il est vrai, cette restriction que la synthèse doit toujours être précédée d’une analyse. Avant de combiner les éléments ou « idées » simples, il faut, comme nous l’avons vu, commencer par les dégager[77]. Mais, cette opération préliminaire une fois accomplie — et Descartes la croyait terminée pour l’algèbre — la science se réduira à un travail de combinaison mécanique, elle deviendra purement synthétique[78].

Ainsi il nous apparaît que l’opposition établie par Leibniz entre son œuvre et celle de Descartes réside en partie dans les mots. Ces deux œuvres, en réalité procèdent d’une même conception — la conception synthétiste de la science. Quels sont donc exactement les caractères qui les distinguent l’une de l’autre ?

C’est ici qu’il faut se garder de confondre les vues philosophiques des deux penseurs avec leurs idées proprement mathématiques. Sur la nature et l’objectivité des notions scientifiques, sur les principes du mécanisme et de la physique, sur les conditions de la connaissance mathématique et sur le rôle de l’intuition (nous reviendrons plus loin sur ce dernier point), Descartes et Leibniz ont des doctrines différentes. Mais ces doctrines — qui dépassent infiniment le champ où se meut la Mathématique du xviie siècle et même celle de notre temps — n’ont point exercé d’influence directe sur la construction de leurs systèmes algébriques. Ces systèmes se distinguent surtout par cette circonstance que l’un effectue sur des combinaisons infinies ce que l’autre fait sur le fini. Or, est-ce là, du point de vue technique, une différence essentielle ?

Comme l’algèbre cartésienne, celle de Leibniz s’appuie sur la représentation géométrique des fonctions par rapport à des axes de coordonnées[79] ; l’une et l’autre pratiquent les mêmes opérations et ramènent l’étude des problèmes à la résolution de certaines équations ; l’une et l’autre procèdent en combinant des signes algébriques et ont par conséquent pour base un système d’écriture symbolique. Ce dernier caractère de l’algèbre a surtout été mis en évidence par Leibniz, qui, dans sa jeunesse, avait conçu le plan de généraliser le symbolisme mathématique jusqu’à en faire une caractéristique universelle ; mais Leibniz, en cela, ne faisait que suivre la voie où conduisaient directement les conceptions cartésiennes.

On peut, il est vrai, opposer l’algèbre du fini et celle de l’infini en soutenant que cette dernière est liée à une conception en quelque sorte dynamiste des Mathématiques ; elle étudie — dira-t-on — des notions qui n’existent qu’en puissance et non actuellement ; elle repose sur cette idée que l’aboutissement d’un processus indéfini, le résultat d’une opération qui n’est jamais achevée, peut-être regardé comme une réalité mathématique. Nous dirons plus loin en quel sens ces remarques nous paraissent fondées[80]. Nous croyons cependant que pour les créateurs de la théorie des séries, elles n’ont d’autre valeur que celle d’un rapprochement. Le calcul des séries n’est pas — au point de vue technique — d’une autre nature que le calcul algébrique élémentaire ; seulement il ne nous conduit pas directement au but parce qu’il ne nous donne ce que nous cherchons que d’une manière approchée. Or l’idée d’approximation — presque aussi vieille, nous l’avons rappelé, que la géométrie et l’arithmétique grecques — n’a rien à voir avec le dynamisme. À moins, toutefois, que l’on ne veuille admettre que l’existence du fait mathématique obtenu par approximation est le résultat de cette approximation même. Mais c’est là une vue que Leibniz lui-même n’eût pas adoptée et qui, d’ailleurs, est d’ordre purement métaphysique. Le problème de l’existence des notions de l’Analyse — et spécialement des fonctions — ne pouvait se poser en ces termes à la fin du xviie siècle, puisque les fonctions étudiées se rattachaient directement à des questions mécaniques concrètes. Au surplus, il est probable qu’aucun mathématicien ne s’est jamais laissé inspirer, dans ses recherches techniques, par une idée semblable.

En résume, c’est Newton qui était dans le vrai — croyons-nous — lorsqu’il a vu dans l’algèbre (analyse) de l’infini telle qu’on la concevait à son époque (c’est-à-dire en tant que méthode de calcul) une suite de l’algèbre du fini. Euler, au xviiie siècle, a adopté le même point de vue. Et Lagrange, dans sa Théorie des fonctions analytiques, affirme d’une manière très nette que l’Analyse n’est qu’une généralisation de l’algèbre élémentaire. « On appelle, dit-il[81], fonction d’une ou plusieurs quantités toute expression de calcul dans laquelle ces quantités entrent d’une manière quelconque. Le mot fonction a été employé par les premiers analystes pour désigner en général les puissances d’une même quantité. Depuis on a étendu la signification de ce mot à toute quantité formée d’une manière quelconque d’une autre quantité. » « Les[82] fonctions représentent les différentes opérations qu’il faut faire sur les quantités connues pour obtenir les valeurs de celles que l’on cherche et elles ne sont proprement que le dernier résultat de ce calcul. »

En d’autres termes, l’Analyse est un calcul comme l’algèbre, et la fonction — qu’elle soit algébrique ou transcendante — est le résultat d’une combinaison d’opérations. « La principale différence des fonctions — a écrit Euler[83] — consiste dans la combinaison de la variable et des quantités constantes qui la composent. » Et, précise-t-il, le calcul des fonctions transcendantes se distingue du calcul algébrique « parce qu’il répète une infinité de fois les combinaisons de ce dernier. »


  1. Une partie de ce paragraphe a été publiée dans la Revue de Métaphysique en mars 1913 et au t. I de nos Principes de l’Analyse mathématique, Hermann, 1914.
  2. Nombres positifs ou négatifs.
  3. Dans la préface de son traité d’algèbre (Liber Abbaci compositus a Leonardo filio Bonacci Pisano in anno 1202), Léonard de Pise, qui fut l’un des premiers à répandre les méthodes algébriques en Occident, nous avertit qu’il s’est instruit à la double école de l’Inde et de la Grèce. « Quare — dit-il, amplectens strictius ipsum modum Indorum et attentius studens ex eo, ex proprio sensu quædam addens et quædam etiam ex subtilitatibus Euclidis geometriæ artis apponens, summam ejus libri… componere laboravi ».
  4. Les Grecs faisaient usage de ce langage abrégé dans les démonstrations géométriques du type euclidien. Il fut introduit plus tard dans le calcul proprement dit (cf. notamment, Jordanus de Nemore, au xiiie siècle).
  5. Ces signes n’ont été employés, pour la plupart, qu’à partir du xve ou xvie siècle.
  6. Voir, cependant, infra, p. 88, note 3. Ce fut Viète qui, en établissant une distinction systématique entre la logistica numerosa (calcul numérique} et la logistica speciosa (calcul portant sur des lettres), constitua l’algèbre moderne en science autonome. [Cf. le Cours mathématique d’Herigone, t. II, 1635 où les deux algèbres sont appelés algèbre nombreuse et algèbre spécieuse].
  7. Érasme Bartholin dans son Épître dédicatoire de l’édition latine de la Géométrie (cf. infra, p. 95).
  8. Calcul de Monsieur Descartes, Œuv. de Descartes, t. IX (voir plus bas, page 96). — Cf. le Cours mathématique d’Herigone cité ci-dessus.
  9. Excogitanda ab artifice — dit Viète (De recignitione æquationum ap. Opera Mathem., Leyde, 1646, p. 92) — et tentanda, quæ suo fini magis inservire conjiciet figmenta.
  10. Cité par Rodet, Journal asiatique, t. XI, 1878, p. 17.
  11. Colebrooke (Algebra from the sanscrit of Brahmagupta and Bhaskara), 1817, p. 325.
  12. La Géométrie grecque, 1888, p. 50.
  13. La science hindoue subit-elle indirectement des influences grecques ? C’est là une question obscure que nous ne saurions trancher ; il est fort possible que l’on ait eu aux Indes quelques écho des travaux de Diophante. L’algèbre dont nous nous occupons ici est celle qui se développa dans l’Inde pendant l’ère chrétienne et dont les trois principaux représentants sont Aryabhata (5e siècle), Brahmagoupta (7e siècle), Bhaskara (12esiècle).
  14. Colebrooke, op. cit., (supra, p. 87, note 1), p. 6. Le traité intitulé Lilavati (La charmante) est dédié à une femme à laquelle Bhaskara s’adresse.
  15. L’algèbre des Hindous n’est point une algèbre spécieuse au sens de Viète (supra, p. 84, note 1) : nous voulons dire que dans cette algèbre les nombres ne sont point systématiquement remplacés par des lettres. Ce caractère de la science hindoue, est souligné par les historiens des mathématiques qui veulent voir dans l’emploi des symboles littéraux une condition essentielle de l’algèbre [cf. Nesselmann, Gesch. d. Algebra d. Griechen, passim ; voir aussi Heath, Diophantus of Alexandria (Cambridge), 1910, p. 49]. Nous croyons cependant que l’absence des formules littérales n’empêche pas la science hindoue de manifester à un haut degré les tendances par lesquelles nous avons défini plus haut l’esprit algébriste. Aussi bien ne faudrait-il pas exagérer l’importance des services rendus par les lettres dans le calcul. On peut fort bien établir les formules générales de l’algèbre lors même qu’on remplace les lettres par des nombres ordinaires, à condition que l’on ne fasse état, à aucun moment de la démonstration, des valeurs particulières de ces nombres. C’est ainsi que procède encore Pascal au xviie siècle.
  16. Voir plus bas p. 93 et suivantes.
  17. L’Algèbre d’Omar Alkhayyami, traduct. Wœpcke, Berlin, 1851, p. 5 (xiie siècle).
  18. L’algèbre — dit plus rapidement Herigone (Cours mathématique, t. II, 1634) — est l’art de trouver la grandeur inconnue en prenant comme si elle était connue et trouvant l’égalité entre elle et les longueurs données.
  19. Pendant longtemps, cependant, on n’osa figurer par des lettres que les nombres positifs qui seuls représentent de véritables grandeurs. Les Cartésiens (Hudde, De reductione æquationum, 1657) furent les premiers à désigner indifféremment par des symboles littéraux non affectés de signes (tels que a, b, c, …, x, …) des nombres pouvant être à volonté positifs ou négatifs.
  20. Citons notamment Luca Paciuolo, qui, après avoir exposé au point de vue abstrait les règles du calcul algébrique, consacre un chapitre de son traité (Summa de Arithmetica, Venise, 1494) à la démonstration géométrique de ces règles. — Viète, qui composa notamment un important ouvrage sur la construction des racines des équations du second degrés (Francisci Vietæ Effectionum geometricarum canonica recensio, 1593). — Marino Ghetaldi de Raguse (1567-1626).
  21. Cf. le Descartes de Louis Liard (F. Alcan, Paris, 1882), liv. II, notre étude sur l’Imagination et les Mathématiques selon Descartes, 1900, et les Étapes de la philosophie mathématique de L. Brunschvicg, chap. VII et VIII.
  22. Geometria à Renato Descartes, 2e éd., t. I, 1639, p. 4.
  23. Le Calcul de M. Descartes, déjà cité plus haut, p. 85. Cet opuscule, retrouvé à Hanovre en 1895 par M. H. Adam, est probablement de 1638. On ignore si Descartes l’a écrit lui-même ou s’il l’a fait écrire sous sa direction.
  24. Le type de la définition conventionnelle est la définition du nombre qu’a donnée Christian Wolf en 1717 et que nous avons rapportée plus haut (page 72) : Quidquid refertur ad unitatem ut linea recta ad aliam rectam numerus dicitur. En fait ce ne peut être qu’au moyen d’une série de conventions que l’on élargit progressivement la notion du nombre susceptible d’être représenté par un signe algébrique nombre entier, puis rationnel, — puis irrationnel défini par une opération arithmétique (comme √2), — puis rapport (ou mesure de longueurs ou de grandeurs de même espèce), — puis nombre relatif (positif ou négatif), — plus tard, nombre imaginaire. — Descartes évite, en algèbre, de se servir du mot nombre, employant de préférence le mot quantité.
  25. Traités publiés dans l’édition latine de la Géométrie.
  26. Sollus intellectus equidem percipiendæ veritatis est capax : qui tamen juvandus est ab imaginatione, sensu et memoria, ne quid forte quod in nostra industria positum est omittamus (Regulæ ad directionem ingenii, XII).
  27. Compendiosæ figuræ quæ modo sufficiant ad cavendum lapsum ; quo breviores, eo commodiores existunt (Regulæ, XII).
  28. La Géométrie, liv. I, Œuvres, édit. Adam-Tannery, t. VI, p. 171.
  29. Cf. Schooten, dans ses Principia Matheseos (édit. latine de la Géométrie, t. II, p. 2 et suiv.) : « Attamen quia tum phantasiæ, tum sensibus ipsis nihil simplicius nec distinctius exhiberi posse occurrit quam rectæ lineæ, quæque relationes et proportiones quæ inter omnes alias res inveniuntur exprimere valent, præstat per prædictas litteras solummodo lineas rectas concipere ».
  30. Florimond de Beaune, dans ses Notæ breves (édit. latine de la Géométrie, t. I, p. 1 et suiv.) : « Optimum vero est, ad stabilienda hujus scientiæ præcepta et ad cognitionem ejus assequendam, ut generaliter rationes hasce in lineis consideremus, etc. »
  31. Regulæ, IV.
  32. Cf. Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique, p. 107 et suiv.
  33. Dans une lettre à Mersenne écrite le 27 juillet 1638, Descartes oppose ces deux géométries : la seconde est la « géométrie abstraite », la première est « une autre sorte de géométrie qui se propose pour questions l’explication des phénomènes de la nature ». (Œuvres de Descartes, édit. Adam-Tannery, t. II, 268).
  34. Brunschvicg, loc. cit., p. 124.
  35. Lettre à Mersenne, 12 septembre 1638, Œuv. de Descartes, t. II, p. 361.
  36. Lettre à Mersenne, 27 juillet 1638, ibid., t. II, p. 268.
  37. Lettre à Mersenne, 31 mars 1638, ibid., t. II, p. 95.
  38. « Insania problemata… quibus logistæ vel Geometræ otioso ludere consueverunt » (Regulæ, IV).
  39. Œuvres, édit. Adam-Tannery, t. VI, p. 464.
  40. Ibid., p. 374.
  41. Discours de la méthode, I.
  42. Discours de la Méthode, II.
  43. Œuvres de Fermat, édit. Tannery-Henry, t. I, p. 91. Ce traité ne fut publié qu’après la mort de Fermat, en 1671.
  44. On sait que cette méthode, ou, plus exactement, la méthode inverse, consistant à figurer par une courbe la variation d’une quantité variable, avait déjà été appliquée dans l’étude de certains problèmes par Nicole Oresme, évêque de Lisieux, dans son Tractatus de latitudinibus formarum (1380).
  45. Fermat a laissé un écrit intitulé : Apollonii Pergæi libri duo de locis planis restituti.
  46. Ad locos planos et solidos Isagoge, trad. Paul Tannery, Œuvr. de Fermat, t. III, p. 96. Signalons également ce passage de la préface du traité qui indique bien que Fermat n’a d’autre prétention que de « généraliser » les résultats obtenus par les géomètres anciens : De locis, écrit Fermat, quam plurima scripsisse veteres haud dubium. Testis Pappus initio libri septimi, qui Apollonium de locis planis, Aristæum de solidis scripsisse asseverat. Sed, aut fallimur, aut non proclivis satis ipsis fuit locorum investigatio ; illud auguramur ex eo quod locos quam plurimos non satis generaliter expresserunt, ut infra patebit. Scientiam igitur hanc propriæ et peculiari analysi subjicimus ut deinceps generalis ad locos via pateat.
  47. Voir chapitre premier.
  48. Geometria indivisibilibus continuorum nova quadam ratione promota, Bologne, 1635.
  49. Exercitationes geometriæ sex, 1647, p. 241 : « In his enim jurgiis et disputationibus potius philosophicis quam geometricis, mihi fere semper ægrotanti nequaquam quod superest tempus inaniter terendum esse censeo. » — Cf. Brunschvicg, les Étapes de la philosophie mathématique, p. 187.
  50. Dans la Nova Stereometria Doliorum Vinariorum, accessit Stereometria archimedeæ supplementum, Linz, 1615.
  51. Quoad continui compositionem, manifestum est ex præostensis ad ipsum ex indivisibilibus componendum nos minime cogi ; solum enim continua (les corps) sequi indivisibilium proportionem, et e converso, probare intentum fuit.
  52. Œuv. de Pascal, 1914, t. VIII, p. 352.
  53. Voir chapitre premier.
  54. Methodus ad disquirendam maximam et minimam, Œuv. de Fermat, édit. Tannery-Henry, t. I, p. 133 et suiv.
  55. Observations sur la composition des mouvements et sur les moyens de trouver les touchantes des lignes courbes, publiées dans les Mémoires de l’Académie des Sciences, t. VI, 1730, p. 25 et suiv.
  56. Ce problème est celui du triangle caractéristique, étudié par Leibniz. Le triangle caractéristique est un triangle rectangle ayant pour hypoténuse la corde infiniment petite joignant deux points M, M′ très voisins sur une même courbe et dont les cathètes (côtés de l’angle droit) sont parallèles à deux axes de coordonnées rectangulaires, l’un horizontal, l’autre vertical. La tangente de l’angle que fait l’hypoténuse MM′ avec la cathète horizontale est égale au rapport de la différence des ordonnées à la différence des abscisses de M et M′. Lorsque d’autre part, M et M′ tendent à se confondre sur la courbe, cette tangente d’angle tend vers le coefficient angulaire de la tangente géométrique menée au point M à la courbe. Barrow, maître de Newton, avait, dans ses Lectiones Geometricæ (1669-70), traité des questions analogues, que nous résolvons aujourd’hui à l’aide des dérivées, et qui se ramenaient alors à la détermination géométrique des tangentes à une courbe donnée.
  57. Le calcul trigonométrique était déjà en usage chez les astronomes alexandrins. Il fut développé par les Arabes. Viète consacra à ce calcul un important ouvrage. Les bases du calcul des logarithmes furent posées dans l’ouvrage de Néper, publié à Edinburgh en 1614 : Mirifici logarithmorum canonis recensio
  58. C’est-à-dire que 1/1 − x² est la dérivée de arc sin x.
  59. Variorum de rebus mathematicis responsorum liber VIII, 1597.
  60. Expressions analogues à celles que nous appelons aujourd’hui fractions continues.
  61. Logarithmotechnia sive Methodus constituendi logarithmos, Londres, 1668.
  62. Exemple : (1 + x)1/2, ou1 + x² = 1 + 1/2 x1/8 x² + ….
  63. Cf. Brunschvicg, Les Étapes de la philosophie mathématique, p. 133.
  64. « L’opération synthétique la plus générale — dit Couturat d’après Leibniz — consiste dans la formation d’une série au moyen d’une table ou d’une loi de formation continue » (L. Couturat, La logique de Leibniz, p. 270, F. Alcan).
  65. Cf. L. Couturat, loc. cit., p. 297.
  66. Voir plus haut, chapitre premier.
  67. Réponses aux secondes objections faites contre les Méditations, Œuvres, éd. Adam-Tannery, t. IX, p. 121-122.
  68. Dans le Discours de la méthode, Descartes emploie l’expression « Analyse des anciens » dans le sens de « géométrie ».
  69. Dans son Introductio in Analysis infinitorum, 1748.
  70. Opuscules et fragments inédits de Leibniz, éd. Couturat, p. 558 : Algebra qua scilicet incognitum pro cognito sumimus, est synthesis quædam…
  71. Ibid., p. 560 : Imo ipsa fundamenta Algebræ per Combinatoriam sunt constituta.
  72. Projet d’un art d’inventer ; Ibid., p. 181.
  73. Briefwechsel mit Mathematikern, éd. Gerhahrd, t. I, 1899, p. 465. Cf. Brunschvicg, loc. cit., p. 132.
  74. On sait que l’on relève des oscillations semblables dans les appréciations émises par Leibniz sur les rapports de la logique et des mathématiques.
  75. Cf. L. Couturat, La logique de Leibniz, 1901, p. 295.
  76. Methodus vero synthesis est cum a simplicioribus notionibus progredimur ad compositas. Cf. L. Couturat, loc. cit., p. 179.
  77. Cf. infra, chapitre III.
  78. Observons que, s’il est difficile de déterminer la signification mathématique exacte des termes analyse et synthèse, ces mots sont encore plus ambigus lorsqu’ils sont pris dans leur sens métaphysique. Ainsi, dans ses Réponses aux secondes Objections faites contre les Méditations (Œuv., éd. Adam-Tannery, t. IX, p. 121-122), Descartes déclare que « l’analyse fait voir comment les effets dépendent des causes », tandis que « la synthèse examine les causes par leurs effets ». Mais il se reprend aussitôt pour dire de la synthèse : « bien que la preuve qu’elle contient soit souvent aussi des effets par les causes ». Leibniz, d’autre part, s’exprime aussi, dans un fragment qu’a publié L. Couturat (Opusc. et fragm. inéd. de Leibniz, p. 513) : « Methodus combinitoria est a causis ad effectus, seu a mediis ad finem, seu a re ad rei usum. Analytica ab effectu ad causam, a fine ad media ».
  79. Leibniz a signalé lui-même l’influence qu’avait exercée sur son esprit la lecture de la Géométrie de Descartes (en même temps que la lecture de Pascal) au moment où son attention fut portée sur le triangle caractéristique relatif à la tangente à une courbe (Voir plus haut, p. 115).
  80. Infra, chapitre III.
  81. Théorie des fonctions analytiques, Paris, 1798, p. 1-2.
  82. Leçons sur le calcul des fonctions, 1806, apud Journ. de l’Éc. polytechn., 12e cahier, p. 4.
  83. Introductio in Analysis infinitorum, 1748. Préface.