L’Idéal scientifique des mathématiciens/Chapitre V

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Librairie Félix Alcan (p. 230-272).



CHAPITRE V

LA MISSION ACTUELLE DU MATHÉMATICIEN

De la conception de la science qu’adopte, ou vers laquelle incline le mathématicien, doit résulter l’idée qu’il se fait lui-même de sa mission. Ainsi, après l’étude à laquelle nous avons procédé, nous devrions pouvoir facilement définir le rôle que s’attribue l’analyste contemporain, la place qu’occupent ses travaux dans l’ensemble de la science, l’orientation qu’il jugera convenable de donner à l’enseignement des mathématiques. En réalité, cependant, nous éprouvons quelque peine à interpréter fidèlement, sur ces points, la pensée des savants professionnels, car il s’en faut que ceux-ci dégagent toujours avec netteté les conséquences des principes scientifiques qui prédominent à leur époque. D’ailleurs, la doctrine « intuitioniste », telle qu’elle nous paraît ressortir d’un examen attentif de l’Analyse moderne, ne s’impose pas nécessairement aux analystes sous forme explicite et absolue : elle est, seulement, l’expression d’une tendance, qui, chez beaucoup d’entre eux, ne se manifeste qu’incomplètement. Aussi n’est-il point surprenant que les hommes de science continuent à avoir, sur les questions que nous indiquons, des opinions fort divergentes. Nous allons, dans le présent chapitre, examiner quelques-unes de ces opinions et chercher à les apprécier à la lumière des conclusions auxquelles nous sommes parvenus plus haut.


I. — Les Mathématiques et la Physique[1].

La première question qui retient notre attention, lorsque nous cherchons à déterminer la mission du mathématicien moderne, a trait aux relations de la science théorique avec la science expérimentale, ou, plus précisément, à la fonction de l’Analyse mathématique par rapport à la physique.

C’est, comme on sait, au xviie siècle, que la Mécanique et la Physique prirent la forme de sciences rationnelles ou théories logiques, reposant sur un certain nombre de principes et de faits expérimentaux, et tirant — par déduction — de ces données les diverses conséquences qui en découlent. Les faits pris ici pour points de départ (de même que ceux que l’on cherche à découvrir) ayant le plus souvent un caractère quantitatif, il est a priori vraisemblable que la méthode de la Mécanique et de la Physique rationnelles sera principalement mathématique. C’est là, du moins, ce que devaient naturellement penser les savants qui adoptèrent au xviie siècle la conception synthétiste des Mathématiques, plaçant l’algèbre au premier plan (comme le voulaient les Cartésiens) et en faisant, avant tout, une méthode, applicable à la résolution de tous les problèmes quantitatifs.

Cependant Descartes lui-même n’aperçut pas la conséquence qui résultait fatalement de ses principes. Sans doute il prétend bien faire de la Physique une théorie mathématique, puisqu’il veut en traiter les problèmes en termes d’étendue et de mouvement. Mais l’on ne voit pas exactement quel lien il établit entre cette théorie et la méthode algébrique, dont pourtant il fut par ailleurs l’un des principaux promoteurs. La pensée de Descartes présente ici une lacune que nous avons déjà signalée lorsque nous avons fait allusion aux jugements portés par le philosophe sur son traité de la Géométrie. À ce propos, nous avons indiqué la raison probable de l’attitude de Descartes. Bien qu’il attribue certainement une portée générale à la méthode posée dans la Géométrie, il ne voit pas comment les problèmes contenus dans ce traité peuvent être utilisés en mécanique. Et c’est pourquoi il se désintéresse de ces problèmes. Cependant, l’arrêt que subit de ce fait le développement de la pensée scientifique ne fut que de courte durée. Grâce à la création du calcul infinitésimal, Newton et Leibniz purent réaliser l’œuvre qu’avait ébauchée Descartes : la réduction au calcul des problèmes fondamentaux de la mécanique. De nouveaux progrès furent accomplis dans cette voie au cours du xviiie siècle, et ainsi fut bientôt constituée, sous le nom de Mécanique analytique et de Physique mathématique, un ensemble de théories extrêmement remarquables, qui empruntent la méthode de l’algèbre, mais l’appliquent à d’autres objets que ceux auxquels s’attache d’ordinaire le pur mathématicien.

« Les méthodes que j’expose, dit Lagrange[2], — auteur du premier traité systématique de mécanique analytique — ne demandent ni constructions, ni raisonnements géométriques ou mécaniques, mais seulement des opérations algébriques assujetties à une marche régulière et uniforme. Ceux qui aiment l’Analyse verront avec plaisir la Mécanique en devenir une nouvelle branche et me sauront gré d’en avoir ainsi étendu le domaine ». Cette conception de la Mécanique fit rapidement fortune et elle exerça une grande influence sur le mouvement des idées philosophiques[3]. Elle fut même, à proprement parler, le point de départ du système d’Auguste Comte, et c’est pourquoi ce dernier proclame « l’éminente supériorité philosophique de Lagrange sur tous les géomètres postérieurs à Descartes et à Leibniz ».

La grande découverte qu’aurait faite Lagrange si l’on en croit Comte consistait, en somme, à reconnaître que la méthode des sciences mathématiques peut être entièrement détachée de son objet traditionnel et rapportée à des objets nouveaux. En conséquence, on pourra construire des théories portant sur les lois du monde physique et se composant de deux parties nettement discernables : une forme qui est purement mathématique (analytique, algébrique), une matière qui est fournie par l’expérience.

Cette doctrine, séduisante par sa simplicité, s’est perpétuée au cours du xixe siècle et nous la retrouvons, telle quelle, dans l’esprit ou dans les écrits de nombreux physiciens contemporains.

Écoutons, par exemple, Pierre Duhem, l’un des grands théoriciens de la physique de notre temps. Dans un récent ouvrage, Duhem définit en ces termes la théorie physique[4] : « C’est un système de propositions mathématiques, déduites d’un petit nombre de principes, qui ont pour but de représenter aussi simplement, aussi complètement et aussi exactement que possible, un ensemble de lois expérimentales ». La théorie, ajoute Duhem, doit passer par les stades suivants : en premier lieu, le savant choisit un certain nombre de propriétés physiques simples qui jouent pour lui le rôle de qualités premières et d’hypothèses, c’est-à-dire de définitions et d’axiomes ; puis il combine ensemble ces définitions et ces axiomes suivant les règles de l’Analyse mathématique ; enfin, il traduit les résultats obtenus en un certain nombre de jugements susceptibles d’être confrontés avec l’expérience. Des trois stades ainsi définis, cependant, c’est le second qui a le plus d’ampleur, et, dans ce second stade, la théorie doit être dirigée suivant une méthode et d’après des considérations purement mathématiques.

Sans doute on rencontre des physiciens que leur instinct ou leurs préjugés portent à se méfier de la spéculation a priori. Ceux-ci ne veulent voir dans les mathématiques qu’un langage commode, exprimant, sous une forme brève et facilement maniable, les faits concrets fournis par l’expérience. Ils exigent que la Physique mathématique ne soit, d’un bout à l’autre, qu’une traduction juxtalinéaire de la réalité sensible. Ils demandent donc que toutes les transformations algébriques utilisées par cette science aient un sens physique. Ils ne consentent à raisonner, suivant une formule de Gustave Robin[5], « que sur des opérations réalisables ».

Contre une pareille doctrine, Duhem s’élève de toutes ses forces. Il adopte une attitude exactement opposée à celle de Gustave Robin. « Les exigences de la logique algébrique, écrit-il, sont les seules auxquelles le théoricien soit tenu de satisfaire. Les grandeurs sur lesquelles portent ses calculs ne prétendent point être des réalités physiques, les principes qu’il énonce dans ses déductions ne se donnent point pour l’énoncé de relations véritables entre ces réalités ». Selon Duhem, la confrontation entre la théorie mathématique et l’expérience ne doit venir qu’à la fin, lorsque la théorie est achevée. Aussi bien n’est-il pas possible de contrôler une théorie physique proposition par proposition au fur et à mesure de son développement : une théorie ne peut être examinée qu’en bloc parce qu’elle se compose de parties indissolublement liées les unes aux autres. « Le seul contrôle expérimental de la théorie physique qui ne soit pas illogique consiste à comparer le système entier de la théorie physique à tout l’ensemble des lois expérimentales et à apprécier si celui-ci est représenté par celui-là d’une manière satisfaisante ».

À l’appui de cette thèse, Duhem apporte une longue suite de preuves. Lorsque, dit-il, on cherche à interpréter en langage théorique une expérience de laboratoire, ce n’est pas une loi que l’on affirme, c’est un très grand nombre de lois. Pour faire une expérience il faut des instruments : or l’usage de l’instrument le plus simple suppose que l’on adhère à tout un ensemble de théories. S’agit-il, par exemple, d’interpréter exactement une opération faite à la loupe ? On est obligé de faire appel aux lois de la dioptrique, à la théorie de la dispersion[6]. Que si, pour vérifier une première loi, on voulait utiliser le résultat brut d’une expérience, on devrait apporter à ce résultat une série de corrections, et, pour faire ces corrections, on s’appuierait nécessairement sur des lois non encore vérifiées. « En résumé[7], le physicien ne peut jamais soumettre au contrôle de l’expérience une hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble d’hypothèses ; lorsque l’expérience est en désaccord avec ses prévisions, elle lui apprend que l’une au moins des hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et doit être rejetée : mais elle ne lui désigne pas celle qui doit être changée ». De là, Duhem conclut que l’appui de l’expérience ne peut venir en aide au physicien que lorsqu’il a fini de composer son œuvre. Toute la peine jusque là, tout le travail constructeur, incombe à l’Analyse mathématique.

C’est une thèse analogue que soutient M. Bouasse, dans un livre récent[8], où il expose la « méthode de la Physique ». « La Physique, dit M. Bouasse, cherche à reconstruire le monde, à le déduire par voie purement syllogistique d’un principe général une fois admis ». Sitôt, donc, que le principe est trouvé (on l’obtient en tâtonnant, et généralement par hasard), le mathématicien est seul à l’œuvre ; il doit déduire les conséquences du principe, « créer une forme » et en « dévider les propriétés suivant un sorite par nature indéfini », « construire un barème de sorites » ; quant à l’expérience, « elle ne doit plus intervenir que pour vérifier à mesure les divers théorèmes rencontrés ».

Voilà en quels termes s’expriment de nombreux physiciens contemporains. Certes, les mathématiciens ne se plaindront pas du rôle qu’on veut ici leur attribuer. Toutefois, ils inclineront à penser que les physiciens dont nous rapportons les idées emploient le mot « mathématique » dans un sens un peu trop étroit. M. Bouasse semble ne voir dans le travail de l’analyste que le traitement logique d’un sorite. Pareillement Duhem, a maintes reprises, fait des termes logique, abstrait, des synonymes exacts de mathématique. Il déclare que le théoricien n’est tenu d’obéir qu’à la Logique. Et, pour préciser sa pensée, il nous propose comme un modèle de science parfaite la géométrie classique, où il discerne les opérations suivantes[9] : l’abstraction qui fournit les notions de nombre, de ligne, de surface ; l’analyse philosophique qui de ces notions tire les axiomes et les postulats ; enfin la déduction mathématique ou logique « qui s’assure que ces postulats sont compatibles et indépendants, qui patiemment, dans un ordre impeccable, déroule la longue chaîne de théorèmes dont ils sont gros ».

Le type de science logique ainsi défini par Duhem est celui que nous devons toujours, selon lui, chercher à réaliser. Dans un de ses plus brillants chapitres, nous voyons Duhem partir en guerre contre certains physiciens anglais, qui n’écrivent pas une formule sans en chercher immédiatement une représentation matérielle, qui ne peuvent concevoir la science sans une collection compliquée de modèles mécaniques. « Voici, s’indigne Duhem à propos d’un ouvrage de O. Lodge[10], voici un livre destiné à exposer les théories modernes de l’électricité : il n’y est question que de cordes qui s’enroulent sur des poulies ; de tubes qui pompent de l’eau, d’autres qui s’enflent et se contractent ; nous pensions entrer dans la demeure paisible et soigneusement ordonnée de la raison déductive ; nous nous trouvons dans une usine ». S’inspirant de Pascal, Duhem établit un parallèle entre deux sortes d’esprits : les esprits amples mais faibles, les esprits profonds mais étroits. Il range les disciples de Maxwell, chez qui l’imagination prime la faculté logique de raisonner, parmi les esprits amples, en compagnie de Shakespeare et de Napoléon. Mais il donne lui-même la préférence aux esprits profonds, tels que Descartes, Newton, et la plupart des physiciens continentaux. « Pour un Français, une théorie physique est essentiellement un système logique ».

Remarquons d’ailleurs, que la logique dont parle ici Duhem n’est nullement celle des « logisticiens » modernes[11]. Duhem classe, en effet, tous les adeptes du calcul symbolique parmi les esprits amples, mais faibles[12]. Il y a plus. Les algébristes, déjà, feraient à l’imagination certaines concessions que Duhem semble regretter un peu. « Les mathématiciens, dit-il, ont imaginé des procédés qui substituent à la méthode purement abstraite et déductive une autre méthode où la faculté d’imaginer ait plus de part que le pouvoir de raisonner. Au lieu de traiter directement des notions abstraites qui les occupent, de les considérer en elles-mêmes, ils profitent de leurs propriétés les plus simples pour les représenter par des nombres, pour les mesurer ; alors, au lieu d’enchaîner dans une suite de syllogismes les propriétés de ces notions elles-mêmes, ils soumettent les nombres fournis par les mesures à des manipulations… L’auteur de certaines découvertes algébriques, un Jacobi par exemple, n’a rien d’un métaphysicien ; il ressemble bien plutôt au joueur qui conduit à une victoire assurée la tour ou le cavalier. En maintes circonstances, l’esprit géométrique vient se ranger, auprès de l’esprit de finesse, parmi les esprits amples, mais faibles[13] ».

Voilà qui fixe bien l’opinion de Duhem. L’esprit profond qu’il nous vante s’efforcera d’être exclusivement logique, et de réduire la Mathématique à une chaîne de syllogismes ; celle-ci ne sera pour lui qu’une forme ou un moule, vide de tout contenu objectif.

Or, si une pareille thèse eût été accueillie avec faveur par les algébristes du xviiie siècle, elle constitue pour les mathématiciens d’aujourd’hui un véritable anachronisme. Elle est incompatible, à notre avis, avec les conceptions actuelles des analystes sur la nature et le rôle de leurs recherches.

Que la science faite puisse prendre la forme d’une suite bien enchaînée de syllogismes, nul ne voudra, certes, le contester. Mais Duhem ne s’occupe pas de la science faite ; il s’occupe de la science qui se fait. Personne ne croira, en effet, que la physique de la lumière, l’électro-dynamique et la mécanique chimique soient arrivées, comme par exemple la théorie des équations du second degré, aux derniers stades de leur évolution. Les livres que l’on écrit sur ces matières sont des œuvres provisoires qui seront plus tard aussi oubliées que les écrits de Tartaglia ou de Viète sur les équations algébriques. Or, qui reprocherait à ces vieux auteurs de n’avoir pas suffisamment suivi l’ordre logique dans des ouvrages que nous ne lisons pas ? On ne demande qu’une chose aux créateurs, c’est d’avoir des idées, quitte à laisser à d’autres le soin de ranger ces idées à la place exacte qu’elles doivent occuper dans l’édifice logique de la science.

La seule question en litige est donc la suivante : quel est, dans la physique théorique, le principal instrument de la découverte ? Duhem ne veut pas que ce soit l’expérience car, dit-il, on ne peut établir expérimentalement une ou plusieurs lois physiques sans pécher à chaque instant contre la Logique. Il s’adresse donc aux Mathématiques. Mais, nous le demandons, les Mathématiques peuvent-elles être une science féconde et créatrice sans sortir, à leur tour, de la pure logique ? Certes, c’est un problème de savoir comment une science fondée sur les faits peut s’accorder avec la Logique. Mais Duhem ne résout pas ce problème : il ne fait que reculer la difficulté en la renvoyant de la Physique aux Mathématiques. S’il se trouvait qu’au regard de la Logique l’Analyse mathématique fût sujette aux mêmes infirmités que la méthode expérimentale, l’argumentation de Duhem serait tout au moins incomplète.

L’erreur commise par Duhem consiste, croyons-nous, à postuler que l’on peut opposer les vérités mathématiques aux faits physiques comme on oppose la théorie à la pratique. Or, si les conclusions de nos deux derniers chapitres sont exactes, la Mathématique pure ne serait nullement la science parfaite et exceptionnelle que suppose cette manière de voir, et le développement des parties les plus abstraites de cette science ressemblerait par de nombreux traits à celui des sciences expérimentales. Loin d’atténuer cette ressemblance, l’argumentation de Duhem nous paraît au contraire l’accentuer. En la lisant, on a sans cesse l’impression que l’on pourrait appliquer à la Mathématique ce que Duhem dit si bien de la Physique. C’est ce que nous allons chercher à montrer par quelques exemples.


Qualités premières. — Le théoricien de la Physique, dit Duhem[14], part d’un certain nombre de qualités premières qu’il traduit en notions mathématiques. Ces qualités, traitées comme irréductibles, le sont en fait, non en droit, et toujours à titre provisoire. Effectivement, il arrive fréquemment qu’une qualité, regardée à tort comme première, ne soit en réalité qu’une « combinaison de qualités déjà connues et acceptées ».

Point n’est besoin de commentaire pour appliquer ces vues aux notions mathématiques. C’est en effet par les mathématiciens qu’elles furent pour la première fois formulées, et Duhem se borne à les transporter dans le domaine de la Physique. Mais nous nous arrêterons un instant sur le mot « traduction » fréquemment employé par Duhem.

Le développement mathématique d’une théorie physique, — nous dit-on, — ne peut se souder aux faits observables que par une traduction, une version qui remplace le langage de l’observation concrète par le langage des nombres. « Mais qui traduit, trahit ; traduttore, traditore ; il n’y a jamais adéquation complète entre les deux textes qu’une version fait correspondre l’un à l’autre[15]. » — Ces remarques pourraient faire croire que le physicien est obligé de s’exprimer dans une langue étrangère tandis que le mathématicien parle sa propre langue. Il n’en est rien. L’analyste, lui aussi, fait une version. Il traduit, comme nous l’avons dit ailleurs, la qualité en quantité, et sa traduction n’est pas adéquate au texte. Lorsque, par exemple, on exprime la fonction exponentielle par l’égalité y = 1 + x + x²/1 × 2 + x³/1 × 2 × 3 + …, on traduit cette fonction dans la langue de l’algèbre ; mais, ce faisant, on la déforme : car, pour avoir la vraie valeur de y, il faudrait donner au polynôme qui la représente une infinité de termes. Ainsi, pas plus que le physicien, le mathématicien ne raisonne directement sur les qualités premières qui lui servent de point de départ : force lui est de transformer ces qualités en notions algébriques, offrant une prise au calcul et à la déduction logique.

Rôle de la déduction algébrique. — Dans un chapitre intitulé : Déduction mathématique et théorie physique, Duhem oppose l’à peu près physique à la pression mathématique. Il montre qu’une infinité de faits théoriques différents peuvent être pris pour traductions d’un même fait pratique. « Dire que la température est 10°, ou 9°,99 ou 10°,01, c’est formuler trois faits théoriques incompatibles ; mais ces trois faits théoriques incompatibles correspondent un seul et même fait pratique si la précision de notre thermomètre n’atteint pas au cinquantième de degré. Un fait pratique ne se traduit donc pas par un fait théorique unique, mais par une sorte de faisceau qui comprend une infinité de faits théoriques différents[16]. Cette constatation conduit à une remarque, où, selon Duhem, apparaîtrait une différence essentielle entre la déduction mathématique et la loi physique. Supposons[17] que d’un premier fait pratique on veuille déduire un second fait pratique. Au premier fait correspond un faisceau de faits théoriques d’où l’on tire, par déduction, un autre faisceau de faits théoriques. Si ces derniers faits sont assez voisins pour représenter, au degré d’approximation voulu, un seul et même fait pratique, la déduction théorique fournit bien une relation entre deux faits pratiques. Si, au contraire, les faits théoriques déduits s’écartent les uns des autres, le calcul que l’on a fait ne conduit pas à un résultat pratique déterminé valable pour le mathématicien, il est sans utilité pour le physicien.

Les remarques que fait ici Duhem sont parfaitement justes ; mais c’est à condition que l’on écrive logique ou « algébrique » partout ou il a mis « théorique » et « mathématique ». L’opposition, en effet, n’est pas entre les mondes physique et mathématique : elle est entre la complexité, la richesse du donné objectif, et la pauvreté du schéma que nous substituons à ce donné. Comme le physicien, l’analyste est chaque jour arrêté par les difficultés que l’on nous signale. Lorsqu’il traduit une fonction transcendance dans la langue de l’algèbre, il est obligé de simplifier cette fonction ; il néglige un certain reste. Or il existe une infinité d’expressions algébriques dont la différence est beaucoup plus petite que le reste négligé. Qu’est-ce à dire, sinon qu’a un fait mathématique donné correspond une infinité de faits algébriques ? Nous voilà dès lors ramenée aux remarques de Duhem. Un calcul algébrique ne pourra être fécond que sous certaines conditions. Par exemple, pour déduire les propriétés d’une fonction de celles d’une expression algébrique, il ne suffit pas de savoir que la fonction et l’expression sont très voisines en tel point donné : il faut encore s’assurer qu’elles restent très voisines lorsque le point varie d’une manière quelconque. Or, comment verra-t-on s’il en est ainsi ? On considérera, par exemple, un faisceau d’expressions algébriques qui, au point initial, sont très voisines de la fonction donnée, et l’on cherchera si ces expressions restent voisines, lorsque la variable décrit un chemin quelconque. Cette étude, de tous points semblable à celle que décrit Duhem, a renouvelé en particulier la théorie des équations différentielles. Par conséquent, ce qu’on nous présentait comme constituant une différence entre les Mathématiques et la Physique nous apparaît au contraire comme un trait de ressemblance.

L’expérience. — L’expérimentation est, par excellence, la méthode des sciences naturelles. Il serait cependant inexact de croire qu’elle n’a rien à voir avec les Mathématiques. Le mathématicien — nous l’avons déjà dit — expérimente souvent. Veut-il étudier une famille de fonctions ? Il prend un exemple numérique et en observe l’allure, en étudie les caractères distinctifs. Veut-il se renseigner sur un type d’équations différentielles ? Il considère d’abord un cas particulier dont les propriété peuvent être calculées, et il s’élève par induction de ce cas au cas général. En même temps qu’une méthode de recherche, l’expérience est d’ailleurs pour le mathématicien un moyen de contrôle. Lorsqu’un élève soumet un énoncé de théorème à un professeur, comment s’y prend celui-ci pour en contrôler l’exactitude ? Presque toujours il commence par prendre un exemple et il regarde si cet exemple obéit au théorème proposé. C’est ainsi que sont relevées la plupart des erreurs commises par les analystes : un jour arrive où quelque expérience simple met en défaut les lois inexactes qu’ils avaient énoncées.

Mais, si l’expérimentation est d’usage courant en Mathématiques, la regarderons-nous cependant comme un instrument de recherche sûr et rigoureux ? Non, et cela pour les raisons mêmes que Duhem met en lumière en parlant de la Physique. En général les faits mathématiques ne sont pas isolables. Lorsque j’aborde l’étude d’une nouvelle famille de fonctions et que je veux en organiser, en déduire rationnellement les propriétés, je suis obligé de faire à la fois un très grand nombre de suppositions, susceptibles, par leur combinaison, d’expliquer ces propriétés. À supposer alors qu’une expérience contredise mon système, elle le ruine indubitablement, mais elle ne me dit pas qu’elle est, parmi mes suppositions, celle qui était fausse. Que conclura de là un dialecticien rigoureux ? Il soutiendra que l’expérience ne sert pas vraiment à découvrir, mais intervient après coup, une fois la théorie complètement édifiée. — C’est, — appliquée aux Mathématiques, — la conclusion même de Duhem[18].

Sans doute, on nous dira qu’il n’y a pas lieu de comparer sur ce point les Mathématiques à la Physique. Le contrôle d’une théorie mathématique est si aisé et si rapide qu’à peine est-il besoin de spécifier comment et à quel moment on doit le faire. Dès que l’analyste s’est assuré qu’il n’a pas commis d’étourderies, son œuvre est définitive. En Physique, au contraire, le rôle de l’expérience est capital parce qu’une théorie ne saurait être regardée comme établie qu’après un contrôle prolongé. Et même, la théorie physique n’est-elle pas, en réalité, toujours provisoire ?

C’est ici le cas de répondre que le temps ne fait rien à l’affaire. Peu nous importe qu’un analyste habile arrive parfois (rarement) au bout de sa tâche après quinze jours de tâtonnements, tandis qu’à telle théorie physique il a fallu plusieurs générations pour sortir de l’enfance. Le mathématicien n’en a pas moins été aux prises, pendant quinze jours, avec les difficultés auxquelles se heurtent les physiciens.

Peut-on dire, d’autre part, qu’une théorie physique — mise à l’abri des étourderies possibles de ses auteurs, — soit moins définitive qu’une théorie mathématique ?

Duhem admet[19] avec la plupart des savants contemporains, que les postulats de la Physique sont inaccessibles aux démentis de l’expérience. Il y a donc du définitif en Physique comme en Mathématiques. Seulement ce définitif est toujours sujet à revision : corrections de détail d’abord, et quelquefois bouleversement [exemple : Copernic]. « Un jour peut-être, en refusant de recourir à des corrections pour rétablir l’accord entre le schéma théorique et le fait, en portant résolument la réforme parmi les propositions qu’un commun accord déclarait intangibles, le savant accomplira l’œuvre de génie qui ouvre à la théorie une carrière nouvelle[20] ». Mais, en tout cas, le bon sens seul est juge des hypothèses qui doivent être conservées ou abandonnées[21].

Il en est exactement de même en Mathématiques. Une théorie, définitive au regard de la Logique, n’est pas pour cela intangible. Il peut devenir opportun de l’englober dans une théorie plus générale. Ainsi, pour un algébriste d’autrefois la fraction 1/1 + x² appartenait au type des fonctions toujours continues. Pour un moderne, cette fraction présente deux discontinuités isolées aux points imaginaires ±√−1. Et qui sait si nos points de vue actuels ne disparaîtront pas à leur tour ? L’étude des fonctions transcendantes, par exemple, a été fondée originellement sur la théorie algébrique des polynomes (base du calcul des séries). Mais peut-être une autre théorie, plus souple, plus nuancée, sera-t-elle un jour édifiée qui s’adaptera plus exactement aux faits que nous nous proposons de figurer. À quel moment conviendra-t-il d’abandonner pour un autre le vieux modèle de série convergente auquel nous sommes si habitués et qui nous a rendu tant de services ? Cela, nous ne saurions le décider a priori le bon sens seul doit en être juge.

Et ainsi, sur ce point encore, nous concluons à une similitude entre les Mathématiques et la Physique.


De cette rapide analyse que résulte-t-il ? Nous avons examiné les principaux caractères attribués par Duhem aux théories physiques, et nous avons constaté que ces caractères se retrouvent, pour la plupart, dans les théories mathématiques. Nous concluons de là, que si la théorie physique résulte, comme on le pense généralement, de la combinaison de deux éléments — une forme logique et une matière extralogique —, il doit en être de même de la théorie mathématique. En d’autres termes il est impossible de considérer la Mathématique comme le moule de la théorie physique, car il y a dans cette science même autre chose qu’un moule, il y a un fond objectif qui ne se laisse qu’incomplètement réduire en termes logiques.

Dira-t-on que l’on peut, en Mathématiques, séparer la forme du fond, isoler la méthode pour l’appliquer à l’étude des problèmes de la Physique ? C’était l’idée de la fin du xviiie siècle, celle dont s’est inspiré Auguste Comte[22]. Et, sans doute, si les physiciens n’empruntaient à la Mathématique que ses procédés de calcul et de synthèse logique, cette idée pourrait être défendue. Mais on sait que la Physique contemporaine est liée aux théories les plus nouvelles de l’Analyse, et notamment de l’Analyse fonctionnelle. Elle ne saurait donc fonder sa méthode sur une conception de la Mathématique qui ne répond plus à l’état actuel de cette science.

S’il fallait en croire les auteurs que nous avons cités, le mathématicien serait, en quelque sorte, le serviteur de la Physique. Or, c’est précisément ce que les conditions dans lesquelles s’effectue aujourd’hui la recherche mathématique nous empêchent d’admettre. Du moment, en effet, où la science mathématique a son objet propre — et un objet qui ne peut être dompté qu’au prix de longs efforts et par de multiples artifices — il est clair que la marche de cette science doit être déterminée d’après son objet et non d’après celui d’une science voisine. Sans doute le mathématicien aidera le physicien. Mais il faut, avant cela, qu’il mette de l’ordre et qu’il y voie clair dans son propre domaine. Si, comme on l’a pensé pendant un temps, la Mathématique était définitivement sortie de l’ère des difficultés, si, suivant l’expression de M. Bouasse, elle n’avait plus qu’à « dévider » les conséquences de ses principes, alors elle pourrait peut-être se mouler exactement sur les problèmes de la Physique. Mais plus que jamais, l’analyste a ses propres embarras à surmonter : le premier devoir qui lui incombe est donc, incontestablement, de dissiper ceux-ci.


II. — La direction des recherches.

Puisque le mathématicien ne saurait demander à des sciences autres que la sienne l’indication de la voie dans laquelle il doit diriger ses recherches, puisqu’il en est réduit, pour conduire son travail, à sa propre inspiration, comment, dans la pratique, orientera-t-il son activité, de quelle manière pourra-t-il s’assurer qu’il fait une œuvre bonne et féconde ?

Il ne s’agit pas ici de savoir quelles sont, en mathématiques, les conditions du succès et comment on peut réaliser une œuvre de premier ordre. Autant vaudrait demander par quels moyens on devient un homme de génie. Mais, avant de prétendre au succès, il convient, semble-t-il, de déterminer exactement le but qu’on se propose. En quoi doit-on faire consister, à quels signes peut-on reconnaître, la valeur d’une découverte mathématique ? Nous avons vu plus haut combien il est difficile de trancher cette question a priori. Mais, du moins, les savants de profession sont-ils capables de la résoudre en fait ? Possèdent-ils des critères sûrs pour juger les travaux auxquels ils se consacrent ou ceux qu’accomplissent leurs confrères ?

Nous devons reconnaître que, si les analystes modernes appliquent en effet des critères lorsqu’ils ont à apprécier un problème ou une solution, il s’en faut que ces critères soient uniformes et invariables. Il existe, à notre époque, de nombreuses écoles mathématiques, et chacune d’elles a son idéal, son point de vue particulier. Cherchons donc à nous faire une idée sommaire des règles de conduite que les plus notables de ces écoles proposent à leurs adeptes.

Quels sont, se demandent les chercheurs, les problèmes qui méritent de fixer notre attention ? En face de cette interrogation, le parti le plus simple qu’on puisse prendre consiste évidemment à n’en prendre aucun. C’est à quoi nous amènerait le point de vue de certains physiciens dont nous avons plus haut exposé les idées. Il serait absurde, dit M. Bouasse[23] de chicaner le créateur de formes sur la valeur et la nature d’un postulat : « alors même que celui ci ne correspond à rien de réel, la forme qui en dérive n’en est pas moins intéressante et utile comme complétant le barème des formes ; rien ne dit que, dans un avenir plus ou moins éloigné, on ne lui trouve une application, c’est-à-dire des faits qui acceptent de s’y loger ». Le mathématicien, dit encore M. Bouasse, prépare à l’avance des formes qui seront utilisées par le physicien : « ces formes sont aujourd’hui connues en très grand nombre : on en a comme dévidé à l’avance les propriétés suivant un sorite par nature indéfini qui, pratiquement, peut remplir des volumes entiers ».

Oui : mais, combien de volumes ? Le nombre évidemment, n’en saurait être limité ; car on n’épuisera jamais toutes les formules qui pourraient, le cas échéant, servir aux physiciens. Faudra-t-il donc imiter ces compilateurs de la Renaissance qui amoncelaient dans d’énormes Compendia toutes les recettes qu’ils connaissaient ? En un siècle où l’on voit se multiplier et se ramifier à l’infini les voies dans lesquelles peuvent s’engager les théories, ce serait là, nous semble-t-il, une entreprise vraiment sans issue.

Aussi ne saurait-on s’étonner que le programme tracé par M. Bouasse ne soit pas accueilli avec faveur par les mathématiciens. Par contre d’assez nombreux analystes sont aujourd’hui encore disposés à admettre que la Mathématique pure peut être construite suivant un plan régulier, et que ce plan ne saurait donner lieu à aucune discussion ; c’est, en effet, la logique qui le fournira : il consiste à s’élever progressivement du simple au composé.

Cette conception des mathématiques ne diffère pas, au fond, de celle que nous avons rencontrée chez les algébristes du xviiie siècle, et l’on peut dire qu’elle est désormais jugée. Elle devait néanmoins s’imposer de nouveau à l’attention de ceux des savants de notre temps qui ont poussé le plus loin le souci de la rigueur et de la perfection logique. L’édifice de la science a été entièrement rebâti. Beaucoup de théories, qui paraissaient indépendantes, sont aujourd’hui reliées entre elles et se font suite exactement l’une à l’autre. Le nombre des postulats indémontrables a été de plus en plus restreint. Ne serait-ce point que l’idéal synthétiste finirait, malgré tout, par se réaliser ? L’afflux de notions nouvelles, que l’algèbre, en se développant, leur apportait pêle-mêle, avait, un moment, désorienté les analystes ; mais aujourd’hui, — les notions premières et les règles de la déduction étant mieux connues, — ne va-t-on pas pouvoir rétablir l’ordre dans la production mathématique et en faire vraiment un système de généralisation logique ?

Nous avons suffisamment discuté plus haut cette doctrine pour reconnaître qu’il est impossible de la faire revivre aujourd’hui. Prise à la lettre elle est contredite par les témoignages des savants et par l’examen des œuvres mathématiques les plus importantes de notre époque. Il convient, toutefois, d’observer que l’emploi d’une méthode de généralisation régulière et progressive n’est pas à dédaigner en Analyse. Qu’il s’agisse, par exemple, de la théorie des fonctions, on pourra essayer de combiner méthodiquement des fonctions simples de manière à former des types de fonctions bien gradués. Les fonctions algébriques ont conduit aux fonctions elliptiques (premier exemple de transcendantes nouvelles obtenues par les méthodes modernes), les fonctions elliptiques conduisent aux fonctions modulaires, les fonctions modulaires aux fonctions fuchsiennes : ainsi, on peut toujours, d’une famille donnée d’fonctions, s’élever à une famille plus compliquée. C’est de cette manière que Gauss, par exemple, nous engage à procéder lorsqu’il nous invite à passer de l’étude des fonctions logarithmiques et circulaires à celle des fonctions hypergéométriques, qui constituent « un genre supérieur ».

L’emploi systématique d’une semblable méthode se heurte malheureusement à d’insurmontables difficultés : complication croissante des calculs et impossibilité de faire un choix a priori entre les extensions en nombre infini que comporte une même théorie. C’est pourquoi, pour les raisons que nous avons exposées dans un chapitre précèdent, l’opinion d’après laquelle la Mathématique pouvait se développer par simple généralisation doit être abandonnée.


Nous avons vu qu’à la base d’une œuvre mathématique il y a toujours un choix dont la logique ne peut pas rendre compte. Le caractère libre de ce choix, affaire d’instinct et de goût, prend une telle importance aux yeux d’une certaine école qu’elle en vient à considérer l’Analyse mathématique comme une pure œuvre d’art. Selon les adeptes de cette école, aucune recherche ne s’impose spécialement à nous ; seules, par conséquent, les spéculations qui nous procurent une satisfaction esthétique méritent d’occuper notre temps ; la palme reviendra aux savants qui sauront nous apporter les théories les plus jolies. Un problème élégant est toujours intéressant, un problème pénible est sans valeur.

Il faut reconnaître que cette manière de voir devient assez naturelle du moment que l’on ne croit plus au développement mécanique de l’Analyse. Aussi a-t-elle été d’un usage courant pendant la plus grande partie du xixe siècle ; c’est alors l’ère des « beaux théorèmes », l’époque où les mémoires portent pour titres « Sur une propriété remarquable, etc. », « Sur une famille intéressante de, etc. » ou d’autres formules de même espèce.

Dans la pratique, incontestablement, cette orientation de la science a été féconde ; car elle a permis d’introduire en Analyse un grand nombre d’idées nouvelles. Cependant elle nous oblige à poser une fois de plus une question qui nous a déjà arrêtés plus haut. Dans la bouche du mathématicien, quel est au juste le sens de ces mots « beau », « élégant », « remarquable » ?

On ne peut plus se contenter aujourd’hui de rechercher la beauté, dans les propriétés mathématiques, selon le point de vue des géomètres grecs. Nous avons vu, en effet, que les préoccupations esthétiques des Grecs les contraignaient à limiter à l’excès le champ de la science, et d’ailleurs, il est manifeste que les théories actuellement en honneur ne possèdent nullement ces qualités de simplicité et d’harmonie que prisait la science hellénique. Sans doute, les savants modernes font-ils souvent encore de ces rencontres imprévues — et en quelque sorte providentielles — qui excitent l’admiration. De même que les Pythagoriciens étudiaient avec prédilection les relations qui unissent les différentes sciences, de même on s’efforce aujourd’hui de découvrir des analogies, de discerner des liaisons entre les diverses théories : c’est un « moment solennel », comme le dit justement M. Brunschvicg, que celui où deux domaines de la Mathématique entrent en contact. Mais, quelque intérêt que présentent les rapprochements de ce genre, l’on ne saurait évidemment en faire une condition nécessaire des progrès des mathématiques.

Aussi bien, n’est ce pas dans la qualité objective des résultats obtenus, mais plutôt dans les mérites de la démonstration que semble résider, pour la plupart des mathématiciens de l’école esthétique moderne, la valeur d’une théorie. C’est à la beauté architecturale des formules et des déductions, que le mathématicien artiste est surtout sensible. Encore pénétré des conceptions synthétistes du xviiie siècle, il incline à penser que l’objet de nos recherches est relativement indifférent (comme cela doit être si cet objet emprunte aux définitions et aux démonstrations tout ce qu’il a de réalité). Peu importe donc que l’on étudie tel ou tel problème, qui serait regardé par d’autres, comme artificiel et vain ; seule est à considérer la manière, plus ou moins élégante, par laquelle on vainc les difficultés proposées ; tout le prix d’une théorie est dans le choix et la rigueur des méthodes employées, dans la conduite des discussions, dans les ruses et les habiletés dialectiques de l’auteur.

Le déclin de la conception synthétique des Mathématiques devait nécessairement produire une réaction contre cette manière de voir. Cependant le point de vue esthétique subsista longtemps, sous une forme moins absolue il est vrai, dans une école de mathématiciens que l’on pourrait appeler l’école éclectique.

Les éclectiques auxquels nous faisons allusion ne se proposent pas de construire de vastes théories ; mais ils poursuivent des résultats de détail, recherchant, dans tous les domaines, ce qui est élégant, ce qui est facile, ce qui est pittoresque, comme aussi ce qui peut être de quelque utilité pour les applications pratiques de la science. Cette méthode de travail a, pendant un temps, permis d’obtenir une grande richesse de production. Feuilletons l’œuvre de certains mathématiciens d’il y a quarante ans : l’étonnante variété des sujets qu’ils ont enffleurés nous confond ; ils sautent, comme au hasard, de l’un à l’autre, cueillant partout les fleurs les plus colorées. Ils ont ainsi composé un joli bouquet, mais leur œuvre ne comporte pas de suite, et c’est là un assez grave défaut. Sous des dehors inoffensifs, le point de vue éclectique a peut-être nui, plus qu’on ne le croit d’ordinaire, aux progrès des mathématiques ; car on a plus ou moins défloré tous les sujets connus, laissant les générations nouvelles engagées dans des impasses. Pareille situation ne saurait durer. D’ailleurs, les théorèmes se multiplient si rapidement qu’on ne peut plus se borner aujourd’hui à les collectionner sans méthode. Chacun, à notre époque, sent la nécessité de rétablir en Analyse un programme de recherches nettement défini.


Si pourtant le mathématicien ne peut se fier ni aux règles de la logique ni à son sens esthétique pour apprécier la valeur des théories, comment, encore une fois, ordonnera-t-il et conduira-t-il ses travaux ? Il lui reste, en pratique, une dernière ressource, qui est de s’en remettre à la tradition et à ses pairs. De tout temps les savants se sont mutuellement excités au travail en se piquant d’émulation, en s’adressant les uns aux autres des questions ou des défis. Les maîtres de la science, d’autre part, se sont chargés de diriger leurs disciples en canalisant les recherches de ceux-ci dans certaines directions déterminées. Certains professeurs — comme Hilbert à l’occasion d’un congrès international — ont même pris la peine d’énoncer publiquement les problèmes qui devaient, à leur avis, faire l’objet des recherches de leurs successeurs. C’est là une initiative excellente, à condition toutefois que le disciple ne se méprenne pas sur le rôle et le genre d’influence qui convient au maître. Or il semble que, dans certains pays où se sont perpétuées des traditions d’enseignement scolastiques, les jeunes savants aient tendance à appliquer, comme règle de travail, une méthode qui rappelle un peu trop l’ancienne « méthode d’autorité ».

Voyons à l’œuvre un débitant qui pratique cette méthode et qui cherche un sujet de travail. S’il ne se contente pas de s’en faire dicter un par son professeur, il ne fera pourtant pas son choix librement. Il commencera par lire, sur un ensemble de questions, les nombreux mémoires que lui indiquent les recueils bibliographiques. Il verra ainsi ce qui déjà été fait, et il se garantira contre la mésaventure qui consiste à retrouver des résultats non-inédits. Mais ce n’est là encore qu’un travail préliminaire, une précaution nécessaire. Reprenant donc sa pile de mémoires, notre débutant cherchera si l’on n’y trouve point l’ébauche d’une théorie susceptible d’être généralisée ou perfectionnée. Il se demandera s’il n’y aurait pas moyen d’accrocher quelque suite, quelque complément, à l’œuvre d’un auteur connu, de préférence illustre. Que ces recherches aboutissent, et le voilà du coup dispensé de justifier péniblement, dans la préface de sa dissertation, le choix de son sujet. Il n’a qu’à dire « M. X. a énoncé tel résultat : mais on peut aller plus loin : c’est ce que j’ai fait », ou bien « M. Y. s’est posé telle question : on pourrait se poser telle autre question connexe, voisine, analogue : je me la suis posée. » Et quelle ne sera pas la joie du débutant s’il trouve la démonstration d’un théorème qui avait résisté aux efforts d’un savant illustre. Il est désormais hors d’atteinte, inaccessible à la critique, car il peut écrire fièrement « Le professeur Z. a été arrêté par telle difficulté : j’en ai triomphé. »

Le plus clair résultat de ces usages est une multiplication indéfinie des mémoires ou notes scientifiques, dans lesquels sont traités, sans unité de vues, les problèmes les plus disparates. Déjà Leibniz, relevant le défaut d’ordre et de méthode qui caractérisait — en son siècle — la recherche mathématique, se plaignait de « cette horrible masse de livres qui va toujours en augmentant » et qui ne peut que « dégoûter de la science » ceux qui seraient tentés de s’y adonner. Depuis lors, le flot des écrits n’a cessé de monter, et, pour en rendre le contenu utilisable, il a fallu créer des encyclopédies spéciales, des répertoires bibliographiques compliqués. Ainsi le xixe siècle a vu naître une nouvelle et dernière école de mathématiciens : celle des érudits qui, pour se tenir au courant de tous les mémoires publiés et de tous les petits faits signalés ici et là, ont dû introduire dans la science des grandeurs et des figures la méthode philologique.


Les constatations que nous sommes ainsi amenés à faire lorsque nous observons de dehors les méthodes de recherche des mathématiciens sont, à première vue, peu encourageantes. Pourtant il est indéniable que la science n’a cessé de réaliser depuis deux cents ans, et réalise chaque jour sous nos yeux, des progrès décisifs ; qui plus est, nous avons l’impression que, malgré maints tâtonnements, elle avance et évolue dans une direction précise. C’est que, peut-être, les mathématiciens sont en réalité moins embarrassés pour trouver leur voie que ne porterait à le croire l’attitude de certains d’entre eux. Sans doute, les règles d’après lesquelles ils déterminent pratiquement leurs sujets d’études et leur emploi du temps sont quelquefois discutables. Mais, au fond d’eux-mêmes, il sont dirigés par des principes qu’ils ne formulent pas explicitement, par des considérations qui découlent directement des tendances générales de la science de leur temps. En d’autres termes la conception de l’analyse mathématique qui s’est peu à peu affermie dans l’esprit des savants modernes leur fournit — souvent en dépit de leurs préférences personnelles, en dépit des tendances et des opinions d’école — les règles de conduite dont ils ont besoin.

Il suffit, croyons-nous, pour obtenir ces règles, de rapprocher un certain nombre de remarques que nous avons déjà eu occasion d’énoncer dans le cours de notre étude.

Rappelons-nous, d’abord, qu’une œuvre mathématique est toujours le produit d’un double travail : travail d’analyse (au sens que nous avons donné plus haut à ce mot)[24] et travail de synthèse. Mais, tandis que l’analyse ne jouait autrefois qu’un rôle accessoire et préliminaire, elle a pris de nos jours une grande importance, en raison de la place qu’elle occupe dans les théories, et en raison des ressources d’invention qu’elle exige de la part de l’homme de science. Tel est le fait dont il faut partir et dont il convient d’accepter les conséquences, quitte à abandonner pour cela certaines idées ou certaines coutumes du passé.

Ainsi, — précisément à cause de la part prépondérante qu’avait naguère la synthèse dans l’élaboration des mathématiques, on a pris l’habitude de commencer celle-ci avant d’avoir terminé l’analyse. De là vient que nous voyons édifier tant de théories volumineuses, minutieusement ordonnées, mais condamnées néanmoins à disparaître, parce qu’elles sont construites sur des bases insuffisamment éprouvées. Il y a là un gaspillage d’efforts que l’on éviterait si l’on voulait bien reconnaître que la recherche analytique, encore qu’elle n’apporte que des résultats épars et imparfaits, doit être poursuivie pour elle-même avant la construction de toute théorie synthétique ; on ne doit pas craindre de s’y attarder, mais la laisser, au contraire, se développer posément et respecter les caractères propres qui la distinguent.

On remarque également chez beaucoup de mathématiciens une tendance professionnelle à toujours systématiser et généraliser. Or cette tendance, qui est excellente dans la synthèse, contrarie plus qu’elle ne favorise les progrès de l’analyse. Il convient donc de n’y pas céder prématurément. Au moment où une théorie hésite sur la route à suivre, tâtonne pour s’orienter, il ne lui sied pas de viser à la perfection logique, encore moins de chercher à être complète. En dépit de l’axiome : « Il n’y a de science que du général », c’est souvent, en fait, l’examen d’un cas particulier qui fournira le fil conducteur cherché. À quoi bon systématiser ce qui est provisoire ? À quoi bon généraliser ce qui n’est qu’une ébauche ?

Ces remarques équivalent à dire, en somme, qu’avant de mettre au point la forme d’une théorie il est nécessaire de se préoccuper du fond. Mais nous n’admettons pas d’autre part, que le mathématicien doive rechercher certains faits de préférence à d’autres (sauf lorsqu’il est possible de faire un choix en faits équivalents), ni qu’il y ait lieu de donner le pas à certaines théories en raison des mérites de leur contenu. Les considérations qui nous portent à juger tel fait plus intéressant qu’un autre sont le plus souvent, comme nous l’avons vu, de simples préjugés. M. Denjoy le montre une fois de plus, fort spirituellement, dans un récent article[25], où il raille les savants traditionalistes de ne s’intéresser qu’à de « bonnes bourgeoises de fonctions » et de méconnaître l’importance de certains travaux récents. Ces esprits retardataires semblent en effet se méprendre complètement sur la mission qui incombe au véritable analyste. La découverte doit être, selon nos vues, une exploration ; le mathématicien a pour mission de rechercher ce qui est ; son but est de dresser la carte du monde des faits mathématiques. Peu nous importera, par conséquent, que le chercheur découvre ceci ou cela, pourvu qu’il parvienne à inscrire quelque chose sur la carte à des endroits où il n’y avait que des blancs, pourvu que par un certain biais il pénètre là où on n’était pas encore allé, pourvu qu’il nous apporte des informations précises, définitives, ces informations fussent-elles d’ailleurs purement négatives.

En d’autres termes le mathématicien moderne regardera un problème comme étant avant tout un point d’interrogation, une question à laquelle il faut trouver une réponse. Sans doute, entre toutes les formes que peut recevoir la réponse, devra-t-on choisir de préférence celle qui est la plus simple, la plus générale et qui possède au plus haut degré les diverses qualités qui rendent une théorie claire et facilement maniable. Mais, quelle que soit la réponse obtenue, cette réponse doit en tout cas nous satisfaire si elle met fin au doute qui a fait naître le problème.

Il est vrai que les questions objectives que l’on peut ainsi se poser et les biais par où on peut les aborder sont en nombre illimité, et qu’ici encore un choix est nécessaire. Pour faire œuvre utile et progresser réellement dans l’exploration du monde mathématique, il faut se borner aux questions qui sont, à n’en pas douter, au travers de notre route, à celles que le développement de l’analyse, tel qu’il se produit en notre temps, impose directement et nécessairement à notre attention. Il faut, de plus, que les résultats obtenus par le chercheur soient de nature à soulager l’effort de ses successeurs : soit que ces résultats mettent en évidence des lois dont la connaissance déterminera, suivant l’expression de Mach et d’Henri Poincaré, une économie de pensée[26], soient qu’ils nous renseignent sur l’issue de certaines routes d’exploration et épargnent ainsi aux savants de l’avenir des hésitations et des démarches inutiles. Or, pour la détermination des questions qui remplissent de telles conditions, qui donnent lieu à de tels résultats, on ne saurait donner à l’avance aucune recette précise. Encore moins est-il possible de prévoir quels moyens de démonstration devront être mis en œuvre pour venir à bout de ces questions. C’est pourquoi le chemin qui mène aux grandes découvertes reste toujours incertain et aléatoire.

Mais, précisément, il résulte de notre conception de la science que ceux même qui n’aboutissent pas à des découvertes éclatantes peuvent néanmoins accomplir une œuvre féconde. Nous avons vu, en effet, que la connaissance des faits mathématiques n’est généralement acquise qu’au prix d’une lutte aux péripéties multiples, après maintes tentatives et maints insuccès. Il faut, croyons-nous, avoir reconnu à un grand nombre de voies pour pouvoir discerner celle qui conduit quelque part. Partant de ce principe, nous devons admettre que l’effort des chercheurs ne sera jamais entièrement vain pourvu qu’il soit énergique et loyal, pourvu qu’il aborde de front les difficultés au lieu de tourner autour, pourvu qu’il s’applique à pénétrer chaque jour plus avant au cœur de la réalité objective.


III. — L’enseignement des mathématiques.

La question que nous venons de traiter pour ce qui regarde la recherche mathématique devra également être posée à propos de l’enseignement, et spécialement à propos de l’enseignement élémentaire, que des nécessités pédagogiques obligent à s’enfermer dans un cadre fixe et précis. Dans quel sens cet enseignement doit-il être orienté ? Quelles sont les théories qui y prendront place ? Dans quel ordre, dans quel esprit conviendra-t-il d’exposer ces théories ?

La solution que l’on donnera à cette question dépend, évidemment, tout d’abord du but que l’on a en vue. Suivant que l’on voudra former des ingénieurs, de futurs professeurs, ou simplement développer l’intelligence de l’élève, on devra adopter un programme d’enseignement différent. Cependant les principes intellectuels qui dirigent les savants d’une époque auront nécessairement une répercussion sur l’idée qu’ils se font de l’enseignement. De la doctrine que l’on professe sur l’objet et le rôle des Mathématiques résultent naturellement certaines directives pédagogiques. Voyons donc si l’étude historique que nous avons esquissée ne nous conduira pas, dans cet ordre d’idées, à quelques conclusions intéressantes.

Une constatation s’impose en premier lieu. C’est que, si l’on a raison de distinguer et même d’opposer la mission des ouvriers de la science et celle des professeurs, il y a néanmoins un parallélisme remarquable entre les différentes écoles dans lesquelles nous pouvons ranger les uns et les autres. À chacune des conceptions que nous avons vu successivement présider au développement de l’œuvre mathématique répond nettement une conception correspondante de l’enseignement.

Si, comme les Grecs, nous estimons que l’intérêt principal de la spéculation mathématique tient à la beauté des propriétés numériques ou géométriques envisagées, nous devrons évidemment demander au professeur d’initier tout d’abord ses élevés aux plus parfaites de ces propriétés : nous l’inviterons, par exemple, à leur faire connaître les plus belles propositions de la théorie des nombres ou de la théorie des polyèdres réguliers, sans s’inquiéter de savoir si ces propositions sont ou non de quelque utilité pratique et si elles donnent, d’autre part, un aperçu suffisant de la puissance des méthodes employées par les analystes.

Si nous pensons, au contraire, que les théories mathématiques valent principalement par la forme logique sous laquelle elles se présentent, alors nous tiendrons surtout à familiariser les débutants avec les méthodes de la démonstration en les mettant en présence de systèmes logiques parfaitement construits et rigoureusement enchaînés.

Dans une certaine mesure, il est possible de concilier ce second point de vue avec le précédent. C’est ce que les Grecs avaient cherché à faire dans leurs traités didactiques, et les Éléments d’Euclide nous fournissent à cet égard un admirable modèle qu’une longue suite de générations a religieusement suivi. Grâce à l’enseignement euclidien, l’élève peut du même coup s’habituer aux exigences du raisonnement et acquérir la connaissance des faits géométriques les plus notoires. Mais cet enseignement ne saurait suffire à notre époque. En effet, d’une part, les faits sur lesquels il porte n’occupent plus aujourd’hui dans la science la place privilégiée qu’ils avaient autrefois, et certains d’entre eux nous apparaissent au contraire comme très spéciaux ; d’autre part, la géométrie euclidienne ne nous donne qu’une idée incomplète des méthodes de démonstration et des procédés de calcul dont l’usage s’est développé dans les théories modernes. Ainsi il faut opter entre les deux tendances qui s’unissaient chez les Euclidiens, et renoncer aujourd’hui à faire marcher de front l’étude des faits et celle des méthodes.

Entre les deux partis qui, dès lors, semblent s’offrir au maître, les mathématiciens de l’école synthétiste ne pouvaient pas hésiter. La suprématie obtenue par cette école eut naturellement pour effet d’accentuer le caractère formel de l’enseignement. Il en fut ainsi en particulier pendant la seconde moitié du xixe siècle, car c’est à cette époque que la conception synthétiste de la science se répandit — avec un certain retard — dans le monde pédagogique, où d’ailleurs elle subsista plus longtemps que dans les milieux adonnés au travail de recherche. Suivant les maîtres qui dirigèrent alors notre enseignement, le professeur de mathématiques devrait se proposer comme but unique de former l’intelligence de ses élèves et de leur apprendre à raisonner avec rigueur. Peu importe qu’on leur enseigne telle ou telle partie de la science pourvu qu’on leur fasse comprendre ce que c’est qu’une démonstration et qu’on les habitue à n’avancer aucune vérité qu’ils ne soient capables de prouver. Cette conception a eu, en France, d’autant plus de succès qu’elle se trouvait conforme aux principes adoptés, dans divers ordres d’enseignement littéraire, par des pédagogues éminents. On mettait, vers l’année 1900, les questions de « méthode » au-dessus de toutes les autres, et l’on s’imaginait par là faire preuve d’ « esprit scientifique ». Et en effet, s’il était vrai que la science pure, celle qui n’est pas encore mêlée d’éléments étrangers, n’est qu’une forme, indépendante du contenu auquel on l’applique, il s’ensuivrait qu’il est parfaitement inutile de donner à l’enfant des connaissances positives ; amasser des faits est une tâche inintelligente dont la vie saura fort bien s’acquitter ; ce qui importe, ce qui constitue la véritable mission du maître, c’est de développer chez l’élève le sens de la méthode, c’est de faire l’éducation des facultés formelles qui préexistent dans son entendement.

Depuis quelques années, cependant, on a reconnu les inconvénients que présente — dans l’enseignement mathématique tout au moins — l’adoption d’un point de vue aussi absolu. Non seulement, en faisant dominer des préoccupations purement logiques, on a rebuté et éloigné des Mathématiques d’excellents esprits ; mais, faute de s’intéresser à la matière de la science, on a négligé de donner aux jeunes gens les connaissances objectives qui pouvaient un jour leur être utiles.

Une réaction devait donc se produire, et elle se manifesta tout d’abord dans le camp des savants et des professeurs qui cherchent à orienter la spéculation mathématique vers les applications concrètes. Ces maîtres se plaignirent, avec raison, que l’on creusât un fossé artificiel entre la science théorique et la vie pratique. Sous prétexte, disaient-ils, que les données des sens et de l’imagination manquent de rigueur scientifique, on a fait table rase de ces données et on les a remplacées par des constructions logiques qui paraissent à l’élève inventées de toute pièce et qu’il ne peut rattacher à aucune réalité. Sous prétexte d’éliminer de la science les généralisations intuitives, les raisonnements par analogie ou par approximation, on en a banni le bon sens. Ainsi, concluait-on, il faut changer de méthode ; il faut réduire considérablement dans l’enseignement des Mathématiques, le rôle de l’appareil logique, et accorder une large place à l’intuition sensible, à la représentation concrète des faits théoriques.

Telle fut l’argumentation présentée au cours des dernières années, par un groupe important de réformateurs. D’ailleurs, ces réformateurs, qui comptaient parmi eux d’éminents mathématiciens, n’étaient pas mus uniquement par les considérations dont nous venons de parler : ils étaient poussés par d’autres raisons, plus profondes, qui tenaient à l’évolution même de la pensée mathématique. En effet, il est bien évident que le déclin de la conception synthétiste des Mathématiques devait entraîner tôt ou tard l’abandon d’un type d’enseignement principalement logique et formel. Du moment où l’on reconnaît qu’il y a, à la base de l’Analyse mathématique, un ensemble de faits irréductibles à la logique, on ne doit plus présenter cette Analyse comme une construction pure et simple et l’on doit éviter de faire croire à l’élève que les notions mathématiques sont entièrement créées par notre esprit. Selon les vues actuelles, la pensée mathématique ne deviendrait logique qu’après avoir analysé et formulé certaines données. Dès lors il devient indifférent que, dans l’enseignement élémentaire, la logique entre en scène un peu plus tôt ou un peu plus tard. Quoi que l’on fasse, il y aura toujours, au point de départ du raisonnement, des faits posés a priori et des propositions non démontrées. Quel inconvénient peut-il donc y avoir à augmenter un peu, dans le résumé de la science qu’on offre à l’élève, la proportion des vérités qui ne sont pas objets de démonstration ?

Ainsi, ce sont des raisons fondamentales qui nous conduisent à modifier les principes par lesquelles était régi il y a une vingtaine d’années notre enseignement mathématique. Lorsque nous approfondissons ces raisons, nous sommes même portés à penser qu’en développant le côté pratique de l’enseignement on n’a accompli qu’une moitié de la réforme nécessaire. En effet, les motifs qui nous incitent à vouloir cultiver chez l’élève la faculté intuitive ne s’appliquent pas seulement à l’intuition sensible, mais également, et avec la même force, à l’intuition intellectuelle ; les considérations qui militent en faveur d’un enseignement objectif doivent nous faire rechercher, dans nos leçons, non seulement l’objectivité physique, mais aussi cette autre objectivité, que nous avons appelée intrinsèque, et qui caractérise les mathématiques modernes.

Quels devraient donc être exactement le programme et le point de vue de renseignement, si l’on voulait qu’il fût conforme aux principes qui nous paraissent diriger aujourd’hui la pensée mathématique ?

L’enseignement que nous avons en vue devra sans doute réserver une grande place à l’étude des méthodes de calcul et des formes de raisonnement. Ces méthodes, ces formes sont en effet l’instrument de la démonstration mathématique, et c’est à leurs perfectionnements successifs que sont dus, en fait, les principaux progrès réalisés par l’Analyse. Mais, en même temps que l’on familiarisera l’élève avec les conditions de la démonstration, on devra lui montrer que les faits contenus dans une théorie mathématique ont une valeur et un intérêt propres, indépendamment des procédés logiques ou algébriques qui permettent de vérifier ces faits. Ainsi l’on s’efforcera de faire connaître au débutant les propriétés les plus saillantes des notions qu’étudie l’Analyse actuelle, les résultats essentiels qui permettent de comprendre le développement de la science ; et l’on n’aura crainte d’avancer ces résultats sans preuve, si la justification qu’on en pourrait donner est trop indirecte ou si elle dépasse les connaissances de l’élève. En d’autres termes, on abandonnera ce vieux préjugé pédagogique d’après lequel le professeur de mathématiques ne devrait jamais parler d’autorité et serait tenu de prouver tous ses dires par un raisonnement en forme. Quels motifs pourraient, en effet, justifier un pareil scrupule ? En physique, sans doute, il y a quelque inconvénient à énoncer comme un fait ce qui est la conséquence d’une démonstration ; car on expose l’élève à ne pas distinguer exactement, dans la théorie qu’on lui enseigne, la part de l’expérience et celle du raisonnement. Mais en mathématiques, pareil danger n’existe pas : l’élève est parfaitement averti qu’à l’exception des définitions, axiomes et postulats, tout, dans une théorie mathématique, doit être étayé par une démonstration ; rien ne nous oblige donc à le mettre à même de vérifier, dans chaque cas particulier qu’il en est bien ainsi. Peut-être, ici, va-t-on nous objecter que nous abaissons l’enseignement des Mathématiques, en l’obligeant à s’adresser à la mémoire au lieu de faire seulement appel à l’intelligence pour la conduite des démonstrations, et au bon sens pour la détermination des données premières : mais nous répondrons qu’en aucun cas, à l’heure actuelle, le bon sens ne pourrait suffire pour choisir et pour exprimer les vérités non démontrées dont partent les théories mathématiques ; dès lors, un enseignement où la mémoire n’interviendrait à aucun degré est manifestement impossible.


Ces observations doivent être complétées par une remarque connexe qui touche à une question d’un caractère général, fréquemment posée dans les discussions philosophiques. Y a-t-il, dans les théories qui constituent les Mathématiques pures, divers ordres à considérer, et, en particulier, l’ordre de l’enseignement est-il distinct de l’ordre de la spéculation ou de la découverte  ?

C’est là une question qui n’a jamais été résolue d’une manière absolument satisfaisante, et cela peut-être parce que l’on a cherché à la simplifier à l’excès.

Partant de l’opposition établie par Platon entre la connaissance intuitive et la connaissance discursive, on a pensé que chacune de ces connaissances avait son ordre propre et que l’on devait dès lors admettre une distinction fondamentale entre l’ordre de l’être et l’ordre du discours.

Certains philosophes, d’autre part, se plaçant plus spécialement au point de vue de l’activité intellectuelle du savant, ont opposé l’ordre de l’invention et l’ordre de la démonstration, l’ordre de la découverte et l’ordre de l’exposition didactique[27].

Reprenant la question à son tour, M. Léon Brunschvicg a fort justement montré qu’il importe de ne pas confondre l’ordre de la démonstration et celui de l’enseignement ; moyennant cette distinction, il espère pouvoir rapprocher le premier de ces ordres de l’ordre de l’invention.

Si, cependant, l’on admet les résultats de l’étude que nous avons faite dans les chapitres précédents, on sera conduit à une conclusion un peu différente et un peu plus complexe.

L’opposition fondamentale est bien, selon nous, comme le soutenaient les Platoniciens, entre la vérité objective des faits mathématiques et les conditions de la connaissance ; mais, tandis que l’on est fondé à placer au premier rang de ces dernières l’ordre de la démonstration, on ne saurait parler d’un ordre objectif, d’un ordre de l’être. En effet, c’est, nous l’avons vu, le propre de la construction logique et algébrique d’introduire un ordre dans une matière qui n’en comporte pas par elle-même. Le principe de la démonstration consiste à sérier les questions et à classer suivant une suite unilinéaire, en les enchaînant les unes aux autres, des propriétés qui sont en effet solidaires, mais entre lesquelles, du point de vue de l’intuition, il n’y a aucune hiérarchie, aucun rapport de succession. Ainsi, on ne saurait admettre l’existence d’un ordre antérieur à la démonstration. Aussi bien n’avons-nous pu définir l’intuition que d’une manière négative, et nous ne saurions admettre, par conséquent, qu’il soit possible de l’isoler de la connaissance démonstrative ; dans toute spéculation mathématique, il y a une part de démonstration et c’est de cette part que nous devons faire relever l’ordre des propriétés sur lesquelles nous spéculons.

En d’autres termes, le conflit que nous croyons apercevoir au fond des théories mathématiques modernes et sur lequel nous avons longuement insisté, n’est point l’opposition de deux ordres de vérité. Il n’en est pas moins exact qu’il y a une différence profonde, entre l’ordre dans lequel les vérités se présentent à l’inventeur et l’ordre dans lequel elles sont démonstrativement établies. Ainsi il existe bien un ordre de la découverte distinct de l’ordre logique. Mais les voies de la découverte ne sauraient être regardées comme plus exactement conformes à la réalité que celles de la logique. La découverte, nous l’avons vu, opère par tâtonnements, par coups de sonde, elle use d’expédients et de ruses. Si donc elle ne classe pas d’emblée les faits mathématiques suivant une chaîne déductive, mais recherche d’abord, parmi ces faits, les plus apparents, les plus suggestifs, les plus révélateurs, l’ordre qu’elle suit n’en est pas, pour cela, moins artificiel. Sans doute il est fort important d’étudier l’opposition de cet ordre et de l’ordre logique, car c’est ainsi que l’on est amené à reconnaître indirectement la qualité objective des faits mathématiques ; mais on ne saurait attribuer une valeur propre à l’ordre de la découverte, dont le principal caractère est d’être changeant et éclectique.

Cela admis, on n’aura plus de peine à porter un jugement sur le plan qu’il convient d’adopter dans l’enseignement des mathématiques. Ce plan ne nous étant pas imposé par la nature des faits enseignés, nous restons maître de le déterminer d’après des raisons d’opportunité ou d’après des exigences pédagogiques. Comme les méthodes de découverte, et pour des raisons analogues, l’enseignement trouvera avantage à être éclectique. En effet, l’enseignement doit donner au débutant un aperçu d’une réalité extrêmement complexe et touffue, dans laquelle le savant s’applique à introduire un ordre logique. Or, comment atteindre ce but sinon en employant concurremment des méthodes différentes et en se plaçant à divers points de vue ? Ainsi seulement le maître pourra faire saisir à ses disciples le double caractère qui fait pour nous le prix de la science mathématique : la puissance et la souplesse de la méthode, la variété et la richesse de la matière.


  1. Une partie de ce chapitre a fait l’objet d’un article publié dans la Revue de Métaphysique, en mai 1907.
  2. Mécanique analytique, Avertissement, Œuv., t. XI, p. XII.
  3. Cf. L. Brunschvicg, Les Étapes de la Philosophie mathématique, p. 286 et suiv.
  4. La théorie physique, son objet et sa structure, Paris, Chevalier et Rivière, 1909, p. 26-27. Depuis la publication de cet ouvrage, Duhem paraît avoir quelque peu atténué les thèses qu’il y soutient. Voir en particulier ses articles sur la science allemande (Revue des deux Mondes, 1er février 1919 et Revue du Mois, 10 juin 1919).
  5. Cité par Duhem, p. 340.
  6. Ibid., p. 243.
  7. Ibid., p. 307.
  8. De la Méthode dans les Sciences, F. Alcan, 1909, p. 76 et suiv.
  9. Loc. cit., p. 98.
  10. Ibid., p. 111.
  11. Voir supra, chapitre iii, ii.
  12. Loc. cit., pp. 120-122.
  13. Ibid., p. 98.
  14. Loc. cit., p. 200 et suiv.
  15. Loc. cit., p. 215.
  16. Ibid., p. 217.
  17. Ibid., p. 231.
  18. Voir supra, p. 236.
  19. Loc. cit., p. 342 et sqq.
  20. Loc. cit., p. 348.
  21. Ibid., p. 356.
  22. La méthode ainsi isolable n’est pas, bien entendu, selon Comte, celle de la logique formelle classique (Cf. Winter, la Méthode dans la philosophie des Mathématiques, p. 58), mais bien celle (logico-mathématique) que nous avons définie dans notre chapitre III.
  23. Loc. cit., (voir ci-dessus p. 236).
  24. Voir page 210.
  25. A. Denjoy, L’Orientation actuelle des Mathématiques, Revue du Mois, 10 avril 1919.
  26. H. Poincaré, L’Avenir des Mathématiques, réimprimé dans Dernières pensées, 1913.
  27. Dans le langage du xviie siècle, ces deux ordres sont l’ordre de l’analyse et l’ordre de la synthèse.