L’Illustre Maurin/XXXIII
CHAPITRE XXXIII
Un second taureau se présenta dans l’arène.
Comme tout le monde, Maurin et Parlo-Soulet avaient repris leur place ; très graves, ils étaient comiques et inquiétants, avec leur tromblon de bravadeurs couché sur leurs genoux.
L’arène était vide, nettoyée ; le sang du cheval avait disparu sous le sable ratissé avec soin.
Le second taureau qui fut lâché dans l’arène sembla plus vif, mieux en forme.
— Encore un camarguais tout de même, ce taureau espagnol ! dit Maurin.
Les chevaux des picadors eurent peur de celui-là et se mirent à le fuir, résistant à leurs cavaliers et voltant sur eux-mêmes, tout en faisant plusieurs fois le tour de l’arène…
Quand reparut Mouredu Tortillados, une bordée de sifflets sincères l’accueillit. Il tenait cependant à laver dans du sang le souvenir de son premier échec. Il salua de son mieux le public, et tout de suite attira le taureau sur sa cape.
Le taureau vint à lui, le toréador l’évita. Le taureau revint sur l’homme, Mouredu Tortillados se campa dans une attitude de défi.
Le taureau, à trois pas de lui, s’arrêta, tête baissée…
Le public frémissait d’aise parce qu’il croyait l’homme et la bête en péril de mort.
Prise à part, chacune des créatures qui composait cette vaste assemblée avait l’horreur du sang et des cruautés ; et cette assemblée tout entière se sentait, avec joie, devenir cruelle et sanguinaire.
Bien à l’abri derrière les palissades, tous les spectateurs attendaient avec impatience la mort ou la mise hors de combat du toréador ou du taureau. Mais ni l’un ni l’autre n’avaient envie de mourir, ni même de souffrir, et ils gardaient chacun sa position.
Ils restaient là, immobiles tous deux, tableau vivant…
Cela dura plus d’une minute.
Un coup de sifflet, blâme non équivoque, se fit entendre ; aucun des deux adversaires ne remua.
— Ah ! mais il m’embête, à la fin, cet Espagnol ! cria tout haut et tout à coup Maurin.
— Quel est cet idiot ? fit à son voisin, en lui désignant Maurin, un des gandins qui suçaient obstinément la pomme d’or de leurs cannes.
Maurin le regarda de travers et, feignant de croire qu’on parlait du toréador :
— Cet idiot, monsieur, dit-il poliment, est un Espagnol de votre espèce, pas plus Espagnol que vous, et à qui un bravadeur de Saint-Tropez, avec ou sans permission, va montrer comment nos ancêtres ont traité les véritables Espagnols, il y a des siècles.
Cela dit, Maurin quitta sa place, sauta de gradin en gradin, mit le pied sur la palissade qui séparait de l’arène les spectateurs… et, sans lâcher son tromblon, le hardi mousquetaire bondit légèrement dans l’arène.
Le taureau ne se déplaça pas quand il vit venir à lui ce nouvel adversaire… sa tête ne fit pas un seul mouvement. Il restait là, cornes baissées, mais son pied se mit à creuser nerveusement la terre.
Le toréador, qui tournait le dos à Maurin, ne l’avait ni vu ni entendu venir ; il n’était occupé qu’à surveiller le fauve, car le taureau le plus paisible peut tout à coup se montrer redoutable. Aussi la foule ne respirait-elle plus.
L’arrivée de Maurin ne dérangea pas, mais tout au contraire accrut l’anxiété du public, son immobilité et son silence.
Un mousquetaire dans l’arène, cela d’abord n’étonna presque personne ; les uns reconnaissaient le bravadeur, les autres crurent qu’ils assistaient à l’entrée en scène d’un nouvel acteur, vêtu en Espagnol d’autrefois… mais tous également se rendaient compte d’une chose :
Le drame se corsait.
Tout cela n’avait pas duré longtemps.
Maurin, tranquille, son tromblon sur le bras gauche, marchait vers Mouredu Tortillados qui, demeuré immobile dans l’attitude du duelliste en garde, lui montrait son postérieur avantageux.
Dès qu’il arriva près du toréador qui ne gardait pas ses derrières, le mousquetaire leva sa botte droite… Pan !
Et Mouredu Tortillados tressauta, atteint en pleine rotondité par un magistral coup de pied.
L’étonnement de la foule suspendit une seconde l’explosion de son hilarité, puis un éclat de rire fait de deux mille éclats de rire retentit, colossal, répondant aux lointaines bravades dont Saint-Tropez, là-bas, à l’autre bout du golfe, tressaillait encore.
Mouredu Tortillados ne reconnut pas d’abord un coup de pied ; il avait tressauté sur place sans se retourner, conservant ainsi, avec une sagesse extrême et un soin jaloux, sa position de primera espada qui regarde un taureau entre les deux cornes et dont le salut peut dépendre d’un faux mouvement… Il était vrai, bien vrai, que la mort était là, mêlée à cette scène burlesque.
Mouredu sentait bien que l’heure était solennelle ! et, loin de se retourner, il demeurait cloué au sol, en statue, l’œil fixé sur les armes de son adversaire cornu, le seul de ses deux ennemis qu’il vît et pût voir.
Un second coup de pied visita le satin de ses culottes… Mouredu Tortillados sursauta une seconde fois, et, prudemment héroïque, demeura à son poste sans se déplacer d’une ligne, l’œil devant lui, l’épée tendue.
À la troisième sonnerie des trompettes de Jéricho, les murailles tombèrent… Au troisième coup de pied que reçut dans le derrière le toréador Gonzalès Tortillados el Fuego Bardillas, — sa culotte creva et laissa échapper un pan de sa chemise qui aussitôt se mit à flotter comme une oriflamme ! À cette vue, le taureau fit un brusque tête-à-queue et détala.
La foule fut secouée d’un rire formidable.
Ce qu’on appelle un taureau collant est chose assez rare ; beaucoup de ces malheureux animaux font alterner la vaillance et la lâcheté… Celui-ci semblait dire : « Que ces deux-là se débrouillent ensemble !… Le nouveau venu est peut-être un allié. »
Débarrassé de l’ennemi qui lui faisait face, Mouredu Tortillados, l’épée toujours tendue, se retourna enfin brusquement vers la force inconnue qui l’attaquait par derrière.
— Espagnol de carton, lui dit alors Maurin, les Tropéziens ont fait fuir, voilà trois siècles, vingt et une galères d’Espagnols… et moi, j’ai voulu en découdre un par derrière !…
Le pan de chemise que le coup de pied de Maurin avait livré aux brises se montrait maintenant à la moitié du public qui ne l’avait pas aperçu d’abord. On se le désignait du doigt ; et la gaîté d’un peuple entier montait vers le soleil en rumeurs éclatantes et sans fin, mourantes et renforcées comme le concert des cigales dans les forêts des Maures, au temps caniculaire !
Le toréador, qui pourtant ne se savait pas si atteint dans sa dignité, sentit néanmoins qu’on le trouvait ridicule.
À ce moment, la brise marine pénétrant jusqu’à sa chair par la brèche que la botte ennemie avait ouverte, Tortillados comprit la gravité de sa situation. L’invective et l’épée de Maurin achevèrent de l’éclairer sur le péril que couraient son honneur personnel et le succès de son entreprise…
Il vit rouge et s’élança, l’épée haute, sur son ennemi… Maurin rompit d’une semelle et dégaina sans lâcher son tromblon qu’il tenait de la main gauche… Les épées se croisèrent… Le taureau, à vingt pas de distance, les regardait reluire et cliqueter. La tumultueuse gaîté de la foule devint assourdissante. Les deux maîtres d’armes se mesurèrent de l’œil en se tâtant du fer.
Un cri unanime s’éleva, un cri d’admiration joyeuse mais aussi d’inquiétude : on avait enfin compris le sens de l’intervention du bravadeur, la pensée du don Quichotte paysan !
— Bravo, Môourin ! vive Saint-Tropez ! à bas l’Espagne ! vivat pour les bravadeurs ! vive Provence ! mort à l’Espagnol ! bravo, toro ! bravo, Môourin !
Réglementairement en garde, le mousquetaire, le noble champion des traditions locales et véritablement nationales, se souvenant des paroles du sénateur Besagne, cria alors, d’une voix tonitruante comme celle d’un tromblon :
— Citoyens ! la France n’est pas un abattoir ! L’Espagnol n’est pas roi de France ! Le marchand d’alcool non plus ! Vivo sant Troupé !
— Vive Saint-Tropez ! hurla la foule enthousiasmée.
Et le mousquetaire parait tierce, parait quarte, parait tout ! Le mousquetaire paradait ! La lame de Maurin ne quittait pas celle de son adversaire. Quelque mouvement que fît l’épée de Mouredu, elle retrouvait toujours celle de Maurin, comme si, aimantée, elle s’y fût à chaque fois collée d’elle-même, en dépit de toute habileté… Tout à coup Maurin poussa sa pointe.
La primera espada Gonzalès Tortillados Mouredu fit un bond en arrière… La foule trépigna de gaîté.
— Mort à l’Espagnol ! vive Provence ! Ten-ti, Môourin ! vivo sant Troupé !
À la fois terrifiée et joyeuse comme la foule, Tonia applaudissait follement.
— C’est tout de même un bougre, ce Maurin ! dit Orsini.
Le taureau regardait toujours les duellistes, d’un air d’étonnement stupide. À présent Maurin marchait vivement sur Mouredu, le forçant, coup sur coup, à reculer chaque fois d’un pas ; puis, quand l’autre fut acculé à la palissade de clôture, il lui fit sauter d’un coup sec son épée dorée… et courut mettre le pied dessus…
Le taureau tout à coup s’élança entre les deux hommes. Quand il le vit tout proche, le mousquetaire abaissa vers les pieds de l’animal son glorieux tromblon, et rrrran !… un coup de tonnerre fit retentir le cirque et, aux alentours, la plaine et les échos du golfe et toutes les montagnes voisines… Le taureau, stupéfait, fit de nouveau une volte brusque et Maurin, alors, le traitant comme il avait fait le toréador, lui mit tranquillement sa botte sous la queue.
À ce spectacle, une folie sans nom, une joie surhumaine s’empara de la foule trépignante.
Les femmes lançaient à Maurin les éventails, les mouchoirs, et à Mouredu, par dérision, des oranges et des gros sous. Mouredu consterné, les genoux repliés, adossé aux planches de la palissade dans la posture d’un homme assis en l’air, humilié, piteux, cachant de son mieux son derrière, dont il savait à présent toute l’indiscrétion, regardait d’un œil morne cette manifestation, qu’il ne comprenait en somme qu’imparfaitement.
Le mousquetaire ramassa l’épée du toréador, et, avec un geste noble, il la lui rendit ; puis remettant sa propre épée au fourreau, il courut au milieu de l’arène prendre à terre la cape rouge de la espada, et allant d’un pas paisible vers le taureau toujours étonné, il l’en coiffa, entortillant ses cornes et lui recouvrant les yeux des plis de la pourpre flottante… Enfin, d’un air grave, il l’empoigna par la queue et le contraignit à marcher à reculons jusqu’à la porte du toril qui s’ouvrit pour les laisser sortir… Mouredu Tortillados l’Espagnol, El Fuego Bardillas, le Six-Fournain de Madrid, directeur des jeux nationaux de Provence, avait disparu.
Aussitôt, comprenant d’instinct comment doit logiquement se terminer un spectacle à la fois si pénible et si burlesque, la foule, ivre de gaîté, de rage, d’ironie et d’indignation, de brutalité et d’esprit, se mit à démolir les gradins de bois et les palissades, et à en jeter les débris dans l’arène. Une baraque de buvetier était au dehors, toute proche… Un forcené courut y prendre des bidons d’alcool qui furent vidés sur les matériaux entassés au milieu du cirque… À ce bûcher qui était énorme, on mit le feu, et une farandole s’organisa autour de l’incendie.
Un monstrueux rondeau de moquerie et de colère commença à virer, ayant pour centre un obélisque de flammes rougeoyantes et de sombres fumées. Les femmes affolées s’étaient enfuies, suivies des « gens comme il faut »… et le sénateur Besagne disait à l’instituteur Letourel :
— Ça finit toujours comme ça : c’est décidément une mauvaise école que leurs corridas de muerte… Mais où sont donc les gardes champêtres ?
Les gardes champêtres étaient en train de se réjouir dans les buvettes environnantes.
Maurin, sans rire, disait à Pastouré qui l’avait rejoint :
— Ça commence à se faire vilain : allons chercher les gendarmes !…
Comme ils regagnaient à travers le tumulte l’arbre où étaient attachés leurs chevaux, ils passèrent près des buvettes ambulantes. Un ivrogne titubait, tendant pour la dixième fois au buvetier le prix d’un verre et lui disant : « Verse ce que tu voudras, pourvu que ça racle. » Au moment où le buvetier penchait sa bouteille, Maurin, entraîné par l’esprit de révolte, d’un coup de crosse de son tromblon la fit voler en éclats :
— Té ! cria-t-il, pour le roi de France !
— Tu auras de mes nouvelles, Maurin ! Je te connais et j’ai des témoins.
— Encore un procès-verbal ! dit philosophiquement Maurin à Pastouré.
Et tous deux, enfourchant leurs chevaux, détalèrent.
À cent pas de là, ils virent, devant une des buvettes en plein vent, sous un pin, deux gendarmes chargés de la surveillance des courses, assis, attablés et buvant ferme,
— Messieurs, leur dit aimablement Maurin du haut de son cheval, regardez là-bas : les arènes fument.
— Ah ! oui, les arènes fument ? répondit l’un des gendarmes… Eh bien, nous autres nous buvons.
Et tous deux, très occupés à boire, en effet, continuèrent.
— À votre aise ! répliqua Maurin joyeusement. D’ordinaire vous faites votre devoir et même trop bien. Moi, en vous prévenant, j’ai fait le mien. Bonsoir.
Et piquant des deux, il dit à Pastouré qui le suivait comme son ombre :
— D’ordinaire ce sont les gendarmes qui me cherchent ; pour une fois que je cherche les gendarmes, tu vois, ça ne m’a pas réussi !… C’est égal, des courses de cette espèce, je n’en avais jamais vu ! Mais il faut croire qu’on en voit puisque nous venons d’en voir. Qu’en dis-tu, Pastouré ?
— Je dis, répliqua le géant, que je ne sais pas où nous allons de ce pas, et que peut-être il faudrait le savoir.
— À ma cabane ! riposta Maurin. Je ne peux pourtant pas rester toute ma vie habillé en mousquetaire !… La liberté en France défend beaucoup de choses, mais principalement de s’habiller en soldat du temps passé. Comme mousquetaire, ami Pastouré, l’État ne me subventionne que deux jours par an, et encore c’est seulement pour me payer de la poudre de guerre.
Ils allaient d’un bon trot.
— Halte ! dit tout à coup Pastouré. Si tu veux encore des gendarmes… en voici encore ! Derrière ta cabane, j’en vois un qui se croit bien caché et qui me montre un coin de son chapeau d’empereur. De sûr, qu’il t’attend, toi et aucun autre.
— Alors, dit Maurin, il me paraît, à n’en pas douter, que le grand saint Tropez veut que je reste mousquetaire. Laisse-moi recharger mon tromblon, car on ne sait pas ce qui peut arriver, et en avant sur Bormes !… C’est M. Rinal qui va rire en nous voyant habillés de la manière !
Quand ils eurent un assez long temps trotté, sans échanger de nouvelles paroles :
— Tout de même, dit brusquement Parlo-Soulet, il faut un brave courage pour tirer un taureau par la queue comme tu as fait !
— Peuh ! dit Maurin, dans les arènes d’Arles, tous les petits enfants font de même, et encore, souventes fois, la queue casse et leur reste dans la main !
Ils mirent leurs chevaux au pas, et bientôt après ils saluaient d’une pétarade de leurs deux tromblons une carriole qui les dépassa. C’était celle qui ramenait à la maison forestière Orsini et sa fille Tonia.
Aussitôt ils crièrent ensemble :
— Saint-Tropez en avant et mort aux Espagnols !
Puis, dans un galop de charge effréné, ils dépassèrent à leur tour la carriole et la laissèrent loin derrière eux.
— C’est tout de même un bon bougre, ce Maurin ! répétait malgré lui Orsini plein d’admiration.
Et Tonia se sentait tout heureuse.
— Pas moins, dit-elle, ils auraient pu nous faire pas tant de poussière !