L’Image du monde/L’auteur de l’Image du Monde

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Texte établi par O. H. Prior, Librairie Payot & Cie (p. 12-15).

L’auteur. — Laissant de côté notre plagiaire, nous nous trouvons en présence de trois noms : Omons, Gauthier de Metz et Gossouin, dont aucun n’a laissé d’autre trace dans la littérature.

Cette question a été fréquemment traitée, entre autres par Fant, et plus récemment par Langlois. Leurs conclusions sont en grande partie les mêmes et sont maintenant généralement admises.

Omons. — Des trois noms mentionnés, celui d’Omons a été écarté d’emblée par tous les critiques. Il s’agit là seulement d’un scribe qui a peut-être aussi composé un volucraire de médiocre valeur.

Ce nom ne paraît qu’une fois, dans un manuscrit de la première rédaction[1] où se trouve le volucraire en question, écrit de la même main, et signé aussi du même nom, Omons.

Gauthier de Metz. — Gauthier de Metz a, jusqu’à présent, réuni le plus grand nombre de suffrages. Il est donc à propos d’examiner ses titres, car les histoires contemporaines de la littérature française lui attribuent toutes sans exception la composition de l’Image. Elles ont, il est vrai, en leur faveur, toute l’autorité littéraire de P. Meyer.

Le nom n’est mentionné que dans une seule copie de l’encyclopédie : le manuscrit Ducange, autrefois connu de Dom Calmet[2], et retrouvé par P. Meyer dans la bibliothèque Phillipps à Cheltenham[3] :

Le passage où se trouve cette mention importante est ainsi conçu :

Che sont les materes qui
sont contenues en cest
livre qui est appelés
le Mapemonde ; si le

fist maistre Gautiers
de Mies en Lorraine, uns
trés boins phyllosophes.

Le manuscrit contient tous les remaniements, toutes les additions, telles que la vie de saint Brandan, distinctives de la seconde rédaction complète. Il est divisé en deux parties, comme on pouvait s’y attendre, et ne se nomme plus l’Image du Monde mais le Mapemonde. Le prologue est tout à fait particulier à ce manuscrit, et la conclusion celle propre à la première rédaction. Mais, à part ces quelques lignes, il est indiscutable que le texte entier est celui de la seconde rédaction.

En résumé, les droits de Gauthier reposent sur ce seul manuscrit de la seconde rédaction qui, ayant appartenu à Ducange, vu par Dom Cal met, semble avoir attiré plus d’attention qu’aucun autre et avoir créé ainsi de véritables droits d’auteur en faveur de Gauthier. Voilà ses titres. Comparons-les maintenant à ceux de Gossouin.

Gossouin. — Tout d’abord nous voyons là un bon nom germanique, tout comme celui de Gauthier, dont la présence en Lorraine n’aurait rien d’étonnant. Même à Bruges, au XVme siècle, on trouve un scribe nommé Gossein établi au-dessus du porche de Saint Donat.

Le nom nous est parvenu sous quatre formes différentes, mais où l’on peut, sans difficulté, reconnaître une origine commune : Gossouin, Gossonin, Gosson, Gosoyn. Comme le dit V. Le Clerc lui-même[4], les erreurs de copistes sont fréquentes, surtout dans le cas des noms propres, et ces variations n’ont rien d’extraordinaire.

Gosoyn est indiqué comme auteur dans un manuscrit apparemment égaré de nos jours, mais vu par V. Le Clerc, qui nous fournit ainsi un de nos plus précieux arguments. Il est à propos de reproduire ici, in extenso, ce paragraphe important de son article sur l’Image du Monde :

« Un manuscrit in-folio, qui nous a été communiqué à Paris, mais qui ne s’y trouve plus, composé au XIVme siècle, de quarante-trois feuillets de parchemin à deux colonnes, la plupart d’une quarantaine de vers, conserve dans les derniers la date 1245, quoiqu’il porte, au chap. 17 du troisième livre, celle de 1247. Mais nous devons remarquer surtout que, des copies en vers que nous avons pu voir, c’est la seule qui soit précédée de cette suscription : « Ci commencent li chapitre du romanz maistre Gosoyn, qui est apelez ymage du monde. » Le style y est rajeuni et le sens quelquefois altéré. »

Les détails sont précis et définitifs : le manuscrit contient entre six et sept mille vers, il est divisé en trois parties, la date est répétée au chap. 17, livre trois, et à la fin[5] : ce ne peut être qu’un manuscrit de la première rédaction. La date 1247 au chap. 17 ne saurait diminuer la valeur des faits : dans deux manuscrits[6] de la première rédaction la même erreur se retrouve.

Les trois autres manuscrits où le nom de l’auteur est indiqué appartiennent tous à la rédaction en prose, dont la proche parenté avec la première rédaction a été démontrée plus haut[7] ; ce sont : Bibl. Nat. fr. 574, qui donne Gossouin ; fr. 25344, Gossonin ; Bruxelles, Bibl. Roy. 9822, Gosson.

D’autre part, la seconde rédaction en vers est, sous beaucoup de rapports, un ouvrage absolument distinct et original.

Les arguments en faveur de Gossouin semblent être concluants. Nous n’hésitons pas à mettre son nom en tête de la rédaction en prose, choisissant, de préférence aux autres, la forme indiquée par le manuscrit dont nous offrons le texte.

Nous sommes persuadé qu’il a, de même, droit au titre d’auteur de la première rédaction en vers : le manuscrit vu par Le Clerc constitue un argument irréfutable qui confirme la théorie de l’identité de l’auteur de la première rédaction en vers et de celle en prose.

L’auteur de la seconde rédaction en vers. — La question reste ouverte quant à la seconde rédaction. Si nous y voyons, comme P. Meyer, une rédaction remaniée par l’auteur lui-même, nous devrons admettre une erreur de copiste[8] dans le manuscrit Phillipps[9].

Si, au contraire, la seconde rédaction forme un ouvrage séparé, original, Gauthier de Metz peut parfaitement en être l’auteur. Car, à tout prendre, l’argument que Gossouin est l’auteur de la première rédaction, et Gauthier celui de la seconde, n’est pas aussi improbable qu’il peut le paraître à première vue.

Langlois[10] trouve ridicule qu’on s’imagine deux auteurs tous deux lorrains, tous deux messins, tous deux parlant la même langue[11] ! Pourtant il s’agit là d’un simple syllogisme, et, l’origine messine des deux rédactions en vers une fois admise, l’identité de langage et de pays doit logiquement suivre : elle n’a rien qui puisse nous étonner.

Est-il donc impossible que Gossouin ait été un de ces Jacobins pour qui il montre une si profonde admiration dans la première rédaction[12], et Gauthier un des moines noirs mentionnés dans la seconde rédaction, et dans l’abbaye desquels il a trouvé la légende de saint Brandan[13] ?

La question est compliquée et encore loin d’être résolue. Même le style des deux ouvrages ne nous aide aucunement : V. Le Clerc trouve celui de la seconde rédaction tout à fait inférieur ; Fant, au contraire, voit dans le remanieur un vrai poète[14] !

Langlois lui-même ne suggère rien de mieux, pour expliquer la mention de Gauthier dans un manuscrit de la seconde rédaction, qu’une erreur de copiste[15]. Nous ne voyons donc pas qu’il soit justifié à prendre à partie Suchier qui exprime des doutes sur l’identité de l’auteur et du remanieur de l’Image du Monde[16].

Bref, sans vouloir nier qu’il nous paraisse y avoir de fortes présomptions en faveur de Gauthier, un examen soigneux des preuves laisse la question de l’auteur de la seconde rédaction encore indécise[17].

  1. Bibl. Nat. fonds fr. 24428.
  2. Dom Calmet, Bibliothèque lorraine (Nancy 1751) p. 406.
  3. P. Meyer, dans Notices et Extraits des Manuscrits t. XXXIV (1891) p. 149-259. Id. dans Romania t. XXI (1892) p. 481-505, 299.
  4. V. Le Clerc, dans l’Histoire littéraire de la France t. XXIII, p. 327
  5. La seconde rédaction contient environ dix mille vers et est divisée en deux parties seulement.
  6. Cf. p. 3 n. 4.
  7. V. p. 9 s.
  8. Langlois, qui est en faveur de cette théorie d’identité, dit à ce propos : (o. c. p. 60) « Il semble donc que la balance doive pencher plutôt du côté de Gossuin, surtout si l’on considère qu’il devait être, pour ainsi dire, instinctif, pour un rubricateur placé en présence d’un manuscrit comme il y en a eu sans doute, où l’on lisait : Si le fist maistre G. de Mies, de résoudre arbitrairement l’abréviation G. par « Gautier », l’un des noms les plus répandus au moyen âge. »

    Remarquons en passant que la forme du nom choisie par Langlois (Gossuin) ne se présente nulle part.

  9. Cf. p. 12, s.
  10. O. c. p. 62.
  11. Il semble suffisamment prouvé que l’auteur de la première rédaction était messin (cf. p. 2). Ce fait est encore mieux confirmé dans la seconde rédaction (y compris la rédaction intermédiaire), car nous y lisons à propos de Charlemagne (v. Fant, o. c p. 9, 10) :

    Et sout assez d’astronomie.
    Si come l’en trouve en sa Vie
    Qu’a Mez en Loherraine gist
    Dont cil fu que cest livre fist.

  12. Cf. p. 3 et f° 25 d du texte.
  13. A Saint Ernol, une abeïe
    De moines noirs, qu’est establie
    Droit devant Mez en Loherraine
    Trovai ceste histoire anciene. (V. Fant, o. c. p. 7.)

  14. Fant, o. c. p. 38.
  15. V. p. 14 n. 4.
  16. Langlois, o. c. p. 61 n. 2.
  17. Pour les partisans de Gauthier comme auteur de la seconde rédaction la dédicace du manuscrit Harley (v. p. 5 n. 1) s’explique aisément : Ils ont le choix entre deux arguments également valables : 1° Gauthier a fort bien pu dédier son ouvrage (i. e. la rédaction intermédiaire qui, complétée plus tard, devient la seconde rédaction) à deux personnages différents ; ou, 2°, reprenant la théorie de Langlois et faisant de la rédaction intermédiaire une troisième rédaction postérieure aux deux autres, Gauthier aurait dédié la seconde rédaction à Robert d’Artois, et la troisième à Jacques de Metz.