L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/Post-scriptum

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POST-SCRIPTUM


Enregistrement et Panamisés


De temps en temps on a des exemples de l’heureuse application de nos lois d’enregistrement. On n’a pas encore oublié la plus grande entreprise industrielle du xixe siècle qui consistait à pratiquer un canal à travers l’isthme de Panama. Le canal de Suez ayant réussi, il devait en être de même de celui de Panama. C’est par la comparaison que se forme le jugement, dit-on. Aussi par centaines de mille, les propriétaires et capitalistes français, petits, moyens et gros, les petits et moyens surtout, ont donné dans le panneau, ou plutôt dans le Panama, avec un élan qui ressemblait même à de l’enthousiasme. Les gens sérieux ont bien essayé d’éclairer ces hommes, emportés par un mouvement irrésistible vers ce canal si rempli de promesses ; d’autres gens, journalistes, économistes, écrivains, commis, largement rémunérés du reste, entretenaient l’enthousiasme. Quand la bise fut venue, dissipant les brouillards de ce marécage américain, on reconnut un peu tard qu’un milliard 500 millions tirés en grande partie des bas de laine français n’avaient pas suffi à faire la moitié d’une œuvre utile, tout en contribuant au succès de certains entrepreneurs et fournisseurs qui n’avaient même pas fourni. Tomber dans une pareille réalité, après les rêves dorés qui enflammaient les imaginations, ce fut une terrible déception : colère, menaces, désespoirs, suicides. On chercha à calmer les esprits, en engageant une procédure qui devait amener, en définitive, une liquidation pas trop désastreuse. Le temps qui est destiné à cicatriser tant de blessures, fut mis à profit. Le temps c’est le calmant par excellence. Après 12 ans de procédure, on va enfin distribuer 200 millions aux moins malheureux, parmi les dupes de l’admirable entreprise. Halte-là, dit la loi d’enregistrement, à tous ces gens qui tendaient déjà la main pour recevoir le maigre résidu de tant d’argent perdu ; vous avez produit devant nos tribunaux des contrats, des marchés, des titres qui nous obligent à vous réclamer 13 millions, acquis à l’État qui vous a si bien protégé dans cette affaire. Commencez par me verser cette petite somme et vous pourrez en toute justice vous distribuer ce qui restera. Qu’est-ce que c’est que ce petit sacrifice, pour des gens qui perdent tant d’argent ? Mais cette fois il paraît qu’il y a dans l’affaire encore quelques gros intéressés qui ont crié assez haut pour que le parlement les entendit ; ce qui n’arrive pas tous les jours, lorsque les petites gens qui ne savent pas crier, n’ont pas le diapason voulu pour que leur voix porte au loin. En sorte qu’aujourd’hui il est question de proposer au Parlement une nouvelle loi pour empêcher l’application en ce cas particulier, d’une loi générale qui passe comme une lettre à la poste, devant tous les tribunaux de France, dans les affaires d’ordre amiable ou judiciaire, de contribution, de distribution, de faillite, de liquidation, d’expropriation, en un mot, dans tous les cas si nombreux, où il s’agit de lever un impôt sur les gens qui n’ont rien, ou qui perdent le peu qu’ils ont. Quelques esprits, mal tournés ceux-là, disent bien qu’on pourrait demander ces millions aux entrepreneurs qui n’ont rien entrepris, aux fournisseurs qui n’ont rien fourni et qui ont pêché de véritables fortunes dans cette eau trouble où tant d’autres ont laissé les leurs. Ce serait contraire à tous les principes connus. L’usage est même de décorer ces industriels malheureux qui ont la malchance de gagner tant d’argent là où ils font un accroc à leur honorabilité. N’est-ce pas une juste compensation ?

Février 1906.