L’Impôt progressif sur le capital et le revenu/14
CHAPITRE xiv
Retraites ouvrières et caisses d’épargne, mesures insuffisantes. – Urgence de la réforme fiscale. – Conseil aux électeurs.
Le Parlement se dispose à voter une loi sur les retraites ouvrières avant la loi sur les impôts. Il me semble que c’est mettre la charrue avant les bœufs. Le plus avisé, le plus habile ministre des finances peut à peine établir l’équilibre de notre budget ; le plateau de la balance, côté des dépenses, est sans cesse plus lourd que son vis-à-vis, côté des recettes. Et voilà qu’on va mettre encore dans le premier un poids plus lourd que jamais. En supposant que cette loi soit ce qu’il y a de plus favorable à la classe ouvrière, elle ne constituera, au début, qu’une très légère amélioration puisque les ouvriers âgés aujourd’hui de vingt à vingt-cinq ans auront à attendre au moins trente ans avant d’en profiter.
Dans l’intervalle, ils auront au contraire, à prélever sur leur salaire un versement de 4 % par an dans l’industrie, et de 5 centimes par jour dans l’agriculture. À 65 ans seulement la retraite sera de 360 francs par an pour les premiers et de 240 pour les seconds. À cette époque, le budget aura à payer 230 millions pour les pensions, d’après M. Guycisse, et 300 millions, d’après les calculs ministériels. En attendant, les ouvriers, actuellement âgés de 65 ans, recevront à titre de cadeau, puisqu’ils n’ont rien versé, une somme annuelle de 50 francs. C’est peu, assurément, pour chacun, mais cela fera encore un vide dans le budget, et avec notre système actuel, ce sera encore le travail en grande partie, qui sera chargé de le combler. Est-il possible de décrire un plus gigantesque cercle vicieux ? Au lieu de demander à l’impôt sur le travail, sur la petite propriété, comme le comporte notre système actuel, de quoi aider le travailleur devenu vieux, infirme, impotent, ne serait-il pas plus simple de favoriser l’épargne volontaire entre ses mains en l’exemptant des impôts actuels ? Au lieu d’encourager les ouvriers par une épargne dont ils voient chaque année le résultat entre leurs mains, on les découragera peut-être, on les rendra moins actifs, moins prévoyants, par une perspective à longue portée, hors de leur vue, puisque la moitié d’entr’eux, au moins, n’en profiteront pas, la mortalité en trente ans étant considérable. Et ce n’est pas tout que de pourvoir à l’ouvrier de 65 ans, combien sont infirmes avant cet âge ; le programme de l’assistance publique est bien autrement étendu ; il faut s’intéresser aux enfants, aux malades, aux femmes surtout, aux mères indigentes.
Dans les États mieux avisés, en Suisse et en Italie notamment, l’État n’assure même pas à tous ses fonctionnaires une retraite sur leurs vieux jours ; il les paie mieux, il laisse à leur prévoyance personnelle le soin de s’assurer des ressources nécessaires par une épargne volontaire. De plus, il les exempte d’impôts ce qui crée la vie à bon marché.
Cela du moins a le mérite de développer dans toutes les classes sociales l’esprit de prévoyance par un prélèvement, dans tout le cours de la vie, sur le revenu pour le retrouver à la fin. Cela vaut mieux que les dons de cet État-Providence qui ôte à l’homme le souci de sa propre existence et le désir de son indépendance. Ajoutons que pour ce mécanisme de plus de deux millions de rentes viagères, il faudrait une nouvelle armée de fonctionnaires.
Voilà pourquoi je maintiens que la plus saine, la plus juste, la plus morale des législations fiscales consiste à exempter d’impôt tout revenu inférieur à une certaine somme ; ou, si l’on veut atteindre même les petits, qu’on le fasse d’une manière si légère, qu’elle ne serve qu’à leur donner, en quelque sorte, un brevet de citoyen électeur.
Frappons donc le capital et le revenu dans une proportion telle qu’au bas de l’échelle, le poids soit supprimé ou insignifiant, et qu’il aille en grossissant à mesure qu’ils augmentent. Faisons en sorte que le travailleur puisse prélever sur son salaire, même, et surtout quand il a une famille à élever, de quoi se procurer à lui-même et à laisser aux siens quelques ressources épargnées pendant la période laborieuse de sa vie. Cela vaudra mieux que toutes les combinaisons de la science financière, faisant intervenir l’État, le plus coûteux et le plus despotique des intermédiaires, dans ces questions d’intérêt privé.
Que l’impôt surtout ne vienne pas aggraver les charges déjà trop lourdes de la classe ouvrière. Ce n’est pas là une idée socialiste, comme on le prétend ; il y a des siècles qu’elle est enseignée par le christianisme, par toutes les grandes écoles philosophiques, qu’elle a passé dans le droit canonique, et de là jusque dans la Déclaration des Droits de l’Homme. Ce n’est pas dans trente ans que la classe ouvrière devrait profiter d’une législation à trop longue portée ; c’est de suite, avec son concours intelligent et prévoyant, qu’elle pourra résoudre la question. Il suffira pour cela d’une bonne loi fiscale.[1]
Nos caisses d’épargne ont joué un rôle utile au début en favorisant la formation du petit capital. Le prix de la terre était très élevée, la petite épargne ne pouvait guère s’y employer ; d’un autre côté, l’État n’était pas encore sous le poids d’une dette publique énorme et d’un budget écrasant. La situation a changé : les caisses d’épargne ont un inconvénient grave ; elles mettent l’État en jeu, elles le grèvent d’une charge et d’une responsabilité qui peuvent devenir dangereuse, surtout pour lui et quelquefois pour les épargnistes qui, d’après la loi, ne peuvent pas, dans certaines circonstances données, retirer en totalité les sommes versées. Il y aurait là aussi quelque chose à changer. Le cultivateur surtout aurait mieux à faire que de porter ses économies, quand il en fait, à l’État ; ce serait de les consacrer à augmenter l’étendue de ses champs ou d’en perfectionner la culture ; mais il a contracté facilement l’habitude de compter sur un revenu mensuel sans rien faire, ne se doutant pas qu’il supporte lui-même, sous forme d’impôt, au moins un quart de l’intérêt qu’il touche, puisque la dette publique absorbe plus du quart des dépenses générales. Il convient donc de ramener à la terre l’épargne du cultivateur ; pour cela il faut, par une meilleure distribution des impôts, le dégrever, en totalité ou en grande partie, quand il ne possède que le nécessaire pour lui et sa famille. L’impôt actuel frappant la terre, prélève le quart du produit de la culture, sans tenir compte de la situation personnelle du possesseur ; de là le découragement et le dégoût de la profession.
L’impôt progressif est là, comme la suprême ressource dans notre état économique, le plus lourd qui existe. La sagesse consiste à ne pas exagérer la progression et à la rendre supportable même à la grande fortune qui ne peut pas être supprimée, mais touchée avec mesure, afin d’empêcher la destruction complète de la petite et de la moyenne richesse.
La grande fortune n’est pas une coupable, mais elle est certainement un danger. En supportant l’impôt dans une plus grande proportion, elle jouera le rôle économique utile à la société toute entière, à la satisfaction et dans l’intérêt bien entendu, même de ceux qui la possèdent. C’est un fait constaté à peu près dans toutes les parties de la France ; que les grands domaines n’ont conservé leur valeur que là où ils sont entourés d’un grand nombre de petites propriétés ; c’est la présence des petits cultivateurs qui fait la valeur de la terre.
Qu’il me soit permis de terminer cette étude par les mêmes réflexions que faisait, il y a plus d’un demi-siècle, le grand écrivain déjà cité, dans l’un de ces ouvrages où il a peint notre état social en paroles si éloquentes, et dont on a si peu profité :[2]
« Nous sommes à une époque décisive, à un de ces moments solennels où se résout pour l’humanité le problème de l’avenir. Le peuple le sent, un instinct divin l’avertit que le monde, ayant accompli une période de son développement, va se transformer, et que, dans le nouvel âge qui s’ouvre, sa place, lui, peuple, doit être toute autre que celle qui fut la sienne dans les âges précédents. Par lui doit naître une société plus parfaite, plus conforme aux éternelles notions de la justice et de la charité, complément nécessaire et consommation de la justice. Nous venons unir nos efforts aux siens, nous venons apporter à nos frères le faible tribut des lumières que nous avons pu recueillir par l’étude attentive des faits antérieurs, dans lesquels doit se manifester la loi du progrès social ou de l’évolution du genre humain. Tout ce qu’on tentera contre cette loi ou en dehors d’elle, échouera infailliblement. Rien de plus important donc que de la constater, pour ne pas se perdre dans l’aride désert des théories chimériques, pour que le travail fécond qui réalisera l’avenir désiré si ardemment ne soit pas entravé, retardé par des actions perturbatrices. »
Tel a été l’objet des études précédentes que nous avons faites et publiées particulièrement dans l’intérêt de la grande famille des travailleurs de notre société française, heureux si nous pouvons contribuer par là à l’œuvre de salut tendant à une distribution plus équitable des charges publiques, qui ont trop pesé sur la classe laborieuse, véritable source de la richesse générale.
C’était déjà le vœu du grand poète latin, quand il chantait, dans ses vers immortels, la plainte des laboureurs de son temps.
C’est dans l’intérêt du petit, de l’humble, du travailleur, que je viens d’écrire ce qui précède. Que deviendra la réforme fiscale proposée ? Jusqu’à ce jour, les lois préparées sous la dictée de la puissance financière ne donnent guère satisfaction aux besoins de la classe laborieuse. Notre société serait-elle donc condamnée à ne jamais profiter des leçons du passé ? Ce n’est pas, lorsque le poids énorme d’une dette publique, comme aucune autre nation n’a eu à en supporter, qu’il convient aux possesseurs de la plus grande partie de la richesse générale, de marchander quelques fractions de leurs revenus considérables, afin de décharger d’autant la classe bien plus nombreuse de ceux qui, en réalité, produisent cette richesse.
On ne peut pas indéfiniment ajourner les réformes indispensables. Assez de discours, assez de décorations : verba et decoramenta, praeterea nihil. Nos masses laborieuses demandent une nourriture plus substantielle.
Pourquoi attendre ? Les scandales qui éclatent sans cesse dans le monde des financiers, des agioteurs, des mercantis, des exploiteurs, des usuriers célèbres, des chevaliers d’industrie à la poursuite des millions et des milliards ne sont-ils pas suffisants ? Faut-il que cette marée montante submerge le pays tout entier avant que le législateur songe à mettre un frein par l’impôt à ces immorales accumulations de richesses qui ruinent le travail honnête tout en faisant souvent le désespoir et la mort de ceux qui les forment ? Faut-il rappeler ici cette page du grand moraliste qui a peint si éloquemment, il y a deux siècles, les premières manifestations de notre décadence[3]. « Il y a des âmes sales, pétries de boue et d’ordure, éprises du gain et de l’intérêt, comme les belles âmes le sont de la gloire et de la vertu capables d’une seule volupté, qui est celle d’acquérir ou de ne point perdre ; curieuses et avides du denier dix, uniquement occupées de leurs débiteurs, toujours inquiètes sur le rabais, ou sur le décri des monnaies, enfoncées et comme abîmées dans les contrats, les titres et les parchemins. De telles gens ne sont ni parents, ni amis, ni citoyens, ni chrétiens, ni peut-être des hommes : ils ont de l’argent. »
Faut-il citer aussi ce jugement d’un ancien ministre, M. Hanotaux, bien placé au milieu de ce Paris plein d’or et de misère pour voir de près et toucher notre plaie sociale :
« La corruption est la suite des grandes transformations économiques. Quand les procédés du travail se sont modifiés, quand des richesses nouvelles ont été créées, quand des mondes inexploités se sont ouverts, quand l’épargne accumulée a gonflé les sacs et les coffres, quand l’usure a épuisé la prospérité publique, quand des fortunes immenses se sont élevées sur d’immenses ruines, quand des krachs soudains ont ajouté à l’irritabilité réciproque des classes s’exploitant les unes les autres, quand, dans un pays à la fois riche et obéré, la soif universelle des jouissances rapides n’a plus d’autre ressource que l’espoir de prochaines révolutions, alors les grands bouleversements se propagent. Ils vont passer par trois phases presque inévitables : la discorde, la guerre, la dictature. »
L’histoire fournit même des exemples de leçons encore plus sévères, infligées aux nations qui ne savent pas s’affranchir de la corruption produite par les fortunes immenses élevées sur d’immenses ruines : l’idée même de patrie est attaquée et disparaît avec la force morale nécessaire pour résister aux divisions fomentées par l’étranger et aux invasions de l’ennemi qui finit par supprimer la nationalité elle-même.
Nous ne sommes heureusement pas encore arrivés à cet état décrit par un grand orateur, où les nations ne sont plus guérissables. Le travail et l’effet moral qu’il développe sont encore en honneur chez nous. Il s’agit seulement d’éviter que le produit de ce travail ne serve pas uniquement à augmenter ces accumulations de richesses toujours plus grandes en quelques mains seulement. Le peuple qui, par son travail, crée la richesse, ne tend pas la main pour qu’on lui fasse l’aumône ; il demande seulement que des lois plus prévoyantes et plus humaines lui laissent une plus grande part du produit de son propre travail. Il a en mains une arme excellente, s’il sait l’employer. Il n’est peut-être pas inutile de lui soumettre les réflexions suivantes dont il pourra faire son profit le jour des élections de 1906 :
Puisqu’il n’a pu obtenir, jusqu’à ce jour, de notre Parlement influencé par la féodalité financière, une réforme sérieuse de nos lois d’impôts ;
Puisque les conditions du travail et la répartition du produit n’ont servi qu’à favoriser, par la spéculation et l’usure, la richesse au profit de quelques-uns dont la plupart ne sont pas même Français ;
Puisque les lois actuelles qui règlent les rapports du travail et du capital sont insuffisantes à procurer au travailleur de quoi vivre avec dignité et indépendance pendant sa vieillesse ;
Puisque les projets de loi tendant à lui assurer une pension ridicule de vingt sous par jour pour les plus heureux, (tandis que les agioteurs juifs et autres ne savent plus que faire des millions prélevés par l’usure sur le travail), n’aboutissent qu’à des combinaisons d’une exécution impossible ou chargent les travailleurs d’un nouveau prélèvement dont la plupart ne profiteront même pas ;
Puisque la secte des barons de la finance, étrangers presque tous à la famille française, ne veut rien entendre, dès qu’on lui parle des réformes indispensables ;
Puisque, sous ce régime qualifié républicain et démocratique, le peuple est resté taillable et corvéable à merci ;
Rappelons qu’en mai 1906 nous serons, par le fait des élections, les maîtres de créer un meilleur avenir au peuple qui travaille, en prenant une bonne fois le parti d’exiger des candidats à la députation, cette condition sine qua non d’abolir tous les impôts qui frappent le travailleur, de les remplacer par un système fiscal exemptant de toute contribution le capital et le revenu correspondant au strict nécessaire, et de tenir compte des charges et dettes de chacun, enfin, d’élever la proportion de l’impôt à mesure que s’élève la somme de la richesse.
On peut s’attendre à la résistance désespérée des milliardaires qui, par les discours, les brochures, les articles de journaux de leurs avocats, vont chercher à faire croire que tout est perdu si on ne continue pas à travailler uniquement pour eux. Ils iront jusqu’à prédire des malheurs, des catastrophes et peut-être même des tremblements de terre. Nous a-t-on assez bernés par tous ces fantômes de la peur ; allons-nous, pour la centième fois, nous laisser effrayer par les clameurs de ces exploiteurs aux abois ? Si nous savons ne pas nous diviser, cette loi passera, en France, comme elle a déjà passé chez toutes les nations qui nous entourent, plus prévoyantes que nous : en Angleterre, en Prusse, en Suède, en Autriche, en Italie, en Suisse, bientôt en Espagne et, sans doute, en Russie. La France sera-t-elle la dernière à faire droit aux éternelles revendications du travail ?
Il ne s’agit pas, comme on essaie de le faire croire, de détruire le droit de propriété ; il s’agit, au contraire, de le rendre accessible à tous, de laisser au travail son produit, au lieu de le faire dévorer par l’usure.
Le chiffre total de la richesse générale, qui s’élève en France, à 200 milliards, et dont les 9 dixièmes des habitants sont absolument privés ou n’en possèdent qu’une parcelle infinitésimale, prouve bien qu’une meilleure répartition de cette richesse peut être obtenue par une meilleure répartition des charges publiques. N’est-il pas aussi absurde qu’injuste de demander au strict nécessaire, au revenu indispensable, la même proportion d’impôts qu’à ces fortunes énormes dont nous pouvons à peine nous faire une idée, et qui mettent le sort de la nation entre les mains de ces nouveaux possesseurs de la souveraineté ? Et ce n’est même pas la même proportion ; c’est davantage, que l’on demande au nécessaire, comme le démontrent trop bien les statistiques les mieux vérifiés. La science économique et orthodoxe a fait faillite, et elle amènera aussi la faillite de l’État, si on la laisse fonctionner plus longtemps. Que dire d’un édifice social bâti tout entier sur l’injustice la plus flagrante ? En exigeant de nos députés une loi positive sur les réalités économiques, nous aurons plus gagné en dignité et en indépendance qu’en restant figés dans nos abstractions politiques et perdus dans les détails sans portée de projets irréalisables.
Par une sage et profonde réforme du système fiscal le droit de propriété, si vivement attaqué aujourd’hui reposera sur une base inébranlable ; la justice et l’intérêt général.
Ce n’est pas seulement aux candidats à la députation à exposer leur profession de foi ou leurs programmes ; c’est au peuple, puisqu’il est souverain, à imposer ses conditions a ses mandataires, et parmi ces conditions, la réforme profonde du système fiscal. Nous arriverons peut-être ainsi à résoudre le problème social, pacifiquement, dans la mesure du bien général, au lieu d’en abandonner la solution à la violence possible des passions révolutionnaires. On créerait un état social qui se traduirait ainsi : pas de travailleur sans capital, pas de capitaliste sans travail : traduction moderne de la forme féodale : pas de terre sans seigneur, pas de seigneur sans terre.
- ↑ Il en sera de cette loi sur les retraites ouvrières comme de la loi sur les retraites des fonctionnaires. On leur retient environ 35 millions par an et on leur paie 210 millions. Voilà encore 200 millions prélevés par an sur le travail… des autres.
- ↑ Lamennais. — Le livre du peuple.
- ↑ Caractère de La Bruyère. — Des biens de fortune.