L’Imposture des Naundorff/9

La bibliothèque libre.
Victor Palmé (p. 86-100).

CHAPITRE VIII

Les écrits naundorffistes.
La Survivance du Roi-Martyr par Un Ami de la Vérité.
L’évasion.




La seule nomenclature de tous les écrits : livres, plaidoyers, brochures, journaux, pamphlets, lancés dans la circulation en faveur du juif prussien et de sa famille, de 1830 à nos jours, prendrait une place considérable. Aussi m’abstiendrai-je de la donner. Il me paraît suffisant de mentionner les principales de ces publications. La série s’ouvre par les Mémoires de Naundorff, qui furent imprimés à Leipzig en 1832. L’imposteur tient soi-disant la plume dans cet ouvrage, et parle de lui-même à la première personne. Mais le véritable auteur des susdits Mémoires fut un petit avocat nommé Pezold. Naundorff, à peu près illettré, n’aurait pas seulement pu, en effet, rédiger avec la correction nécessaire le moindre alinéa.

Quelques années plus tard, le juif prussien, à l’exemple de Richemont, voulut qu’un journal soutînt sa cause. Il s’était entouré déjà d’une cour assez nombreuse ; et disposait de beaucoup d’argent. Les fonds nécessaires furent bientôt rassemblés : le 8 mars 1835, la Justice parut. Au bout de soixante-trois numéros, ce flambeau de la vérité s’éteignit. Des discordes intestines précipitèrent ce dénouement triste et rapide. Le gérant, un sieur Thomas, et le fondateur, n’avaient point tardé à s’accuser mutuellement d’escroquerie. Il y eut procès. Les preuves apportées de part et d’autre ne semblèrent pas suffisantes au tribunal, qui renvoya les deux plaignants, Naundorff et Thomas, dos à dos. Le premier fit grand tapage de ce résultat peut-être inespéré, cherchant à le donner pour une reconnaissance de ses prétendus droits ! Cette... inexactitude s’étale tout au long dans la brochure de Gruau, intitulée : Non ! Louis XVII n’est pas mort au Temple !

Gruau ! Je m’arrête à ce nom ; c’est celui du défenseur le plus acharné de Naundorff. Tandis que la Justice, que devait remplacer, quatre ans plus tard, la Voix d’un Proscrit, disparaissait, surgissait Gruau. Gruau, ancien magistrat, qui s’appelait d’abord, tout simplement, Gruau ; qui, ensuite, ajouta de lui-même à ce nom roturier les trois mots : de la Barre ; qui, après, par la grâce de Naundorff, devint le comte de la Barre ; qui, en dernier lieu (je l’ai déjà dit), las de jouer les seconds rôles, se révéla, sur la fin de ses jours, le vrai, le seul fils de Louis XVI, Gruau inonda la France de publications diverses, où il soutenait avec acharnement le maître qu’il s’était donné. Les Intrigues dévoilées, ouvrage en plusieurs tomes, et la brochure : Non ! Louis XVII n’est pas mort au Temple ! furent, de tous les écrits de cet ex-magistrat, ceux qui obtinrent le plus de retentissement. Comme les Mémoires de Naundorff, qui reparurent sous différents titres et sous différents noms, certaines parties de ces volumes, à chaque édition nouvelle ou peu s’en faut, se trouvaient modifiées profondément. L’impudence d’une assertion avait-elle été démontrée de façon péremptoire : avec tranquillité on la remplaçait, quand c’était possible, par une autre assertion. On effaçait un détail controuvé, on inventait un détail nouveau. Et Naundorff, lui-même, n’hésitait pas à se rétracter !

Dans ses nombreux ouvrages, Gruau fait preuve d’un esprit des plus retors et d’un sans-gêne des plus extraordinaires. Par exemple, il emploie constamment un procédé fort malhonnête, qui consiste à s’appuyer, en les donnant comme authentiques, sur les Mémoires apocryphes de l’époque ; il tire notamment, avec une effronterie étonnante, une bonne partie de ses billevesées des romans de Lamothe-Langon. La mauvaise foi de l’ex-magistrat suffirait pour enlever tout crédit à ses multiples volumes, quand bien même ce malheureux n’eût point démontré vers la fin de sa vie, par son grotesque et dernier avatar, que tout ce qu’il avait écrit ne méritait aucune confiance.

C’est néanmoins dans l’œuvre de Gruau qu’ont puisé, que puisent encore ceux qui se sont présentés après lui pour défendre les Naundorff. Le plaidoyer de Jules Favre en est un simple résumé. Toutes les affirmations de Gruau, Jules Favre s’est empressé de les admettre, comme paroles d’Évangile, sans prendre seulement la peine d’étayer sa confiance, plus ou moins sincère, de quelques vérifications. Je signale ce plaidoyer, je ne le discute pas. Jules Favre, en effet, s’est assez souvent trompé, dans ses œuvres politiques et dans les autres, pour que ses jugements soient regardés par mes lecteurs comme n’ayant aucune autorité.

Depuis le réveil du naundorffisme, les partisans des imposteurs ont lancé de nouvelles et nombreuses brochures. C’est encore, c’est toujours Gruau qui leur a fourni la moelle, la mie, si l’on veut, de leurs diverses publications. Ils ont revêtu, chacun selon ses talents, cette mie de Gruau d’une croûte plus ou moins appétissante. Il y a quelques-uns de ces écrits, vraiment, qui ne sont point mal rédigés ; il y en a d’autres, c’est le très grand nombre, qui sont tout simplement ridicules. D’ouvrage de longue haleine, formant un volume, ayant la prétention de retracer dans son ensemble, l’histoire du dauphin Naundorff, je n’en connais qu’un de date récente : c’est la Survivance du Roi-Martyr, par Un Ami de la Vérité. J’en possède un exemplaire de la première édition, qui a paru en 1880. Ce livre ne compte pas loin de cinq cents pages. Sauf un long discours préliminaire, dû à la plume de l’Ami de la Vérité, il n’est qu’une reproduction de certains extraits des œuvres de Gruau, amalgamés avec certains extraits des Mémoires de Naundorff. C’est d’après ce dernier résumé de toutes les inventions de l’aventurier allemand, qu’il convient de juger le plus sérieux rival de Richemont. Mais avant d’aborder le livre, il est bon que je dise quelques mots de l’auteur.

Le naundorffiste important qui se déguise sous ce pseudonyme : Un Ami de la Vérité, – pseudonyme très bien choisi, je dois le reconnaître, puisque le terme pseudonyme vient d’une paire de mots grecs dont le sens est faux nom, – ce naundorffiste s’appelle M. l’abbé Dupuy. M. l’abbé Dupuy réside à Bergerac, d’où il dirige la Légitimité, qui se fait et s’imprime à Toulouse. Un de mes correspondants a eu l’heureuse idée de m’envoyer sur ce prêtre quelques renseignements, qu’il garantirait au besoin de sa signature. Il en appert que le saint évêque de Périgueux, dont la ferme sagesse n’est pas une des moindres qualités, n’avait consenti qu’après de longues hésitations, à donner place dans le ministère actif de son diocèse à M. l’abbé Dupuy. « Enfin, m’écrit-on, il le nomma vicaire à Notre-Dame, la principale paroisse de Bergerac, sous la condition expresse que le nouveau vicaire ne s’occuperait plus jamais, jamais, de la question naundorffienne. » L’abbé Dupuy promit ce qu’on voulut ; mais, « une fois vicaire, il ne s’occupa que des Naundorff ». Ce manque de parole reçut son châtiment, l’auteur de la Survivance dut quitter le vicariat de Notre-Dame. Il obtint ensuite une place d’aumônier chez les frères, et maintenant, « malgré le curé de la paroisse, contre le curé de la paroisse, il jouit d’une situation indépendante, préside des réunions dans la chapelle des frères, jette le trouble autour de lui, etc., etc.[1] ».

Bien plus, M. l’abbé Dupuy ne s’est point gêné pour écrire, et c’est la feuille jérômiste de Bergerac qui les a publiés, des articles furibonds contre l’Éclaireur de la Dordogne, si bien qu’un jour M. Émile Maury, rédacteur en chef de cet excellent journal, a dû imposer silence à ce prêtre trop agité, dans les termes que voici :


 « ... Halte-là ! monsieur l’abbé. Nous sommes pleins de respect pour le caractère sacré dont vous êtes revêtu : vous le savez, et vous vous croyez tout permis ; mais..., c’est précisément ce caractère sacerdotal, c’est précisément cette dignité de prêtre, pour nous la plus haute, qui nous rendrait plus sévère à votre égard, car vous en abusez sans vergogne...

{{g| « Quelle était, quelle devait être à Bergerac votre mission ? Vous y êtes venu, envoyé par votre évêque, pour exercer le ministère en qualité de vicaire, rien que ce ministère, qui, dans une paroisse importante, doit occuper tout le loisir et tout le zèle d’un prêtre dévoué. Et qu’avez-vous fait ? Cette tâche sainte ne vous a pas suffi : elle n’a été pour vous qu’un prétexte, un moyen peut-être, et, vous moquant des recommandations les plus expresses, enfreignant toutes les règles, foulant aux pieds les convenances, votre activité s’est portée tout entière sur une propagande politique aussi effrénée qu’inepte.|2}}

 « Gagner des âmes à Jésus-Christ, c’était l’accessoire ! Racoler, parmi les timbrés qui se trouvent un peu partout, des partisans à Naundorff, c’était le principal !
 « L’extravagance de vos idées et de vos façons nous fit croire que vous aviez une fêlure au cerveau. En parlant de vous, et voulant être indulgent, nous avons écrit : l’halluciné, le toqué. N’êtes-vous pas autre chose ? Et la fougue que vous déployez, vos emportements d’énergumène ne seraient-ils pas l’effet de l’immense orgueil et de l’ambition insensée qui semblent vous posséder ? »

Je n’ai pas tout dit, et je garde, sur M. l’abbé Dupuy, d’autres renseignements. Je les réserve pour plus tard ; ils viendront mieux à leur place dans le chapitre où il sera parlé de la progéniture de Naundorff.

Et maintenant que l’auteur est présenté, maintenant qu’on a vu le degré de confiance qu’il mérite, je passe à l’œuvre.

Quel fatras ! Quel tissu d’invraisemblances, de maladresses, de faussetés évidentes, d’affirmations inouïes, dénuées, bien entendu, de toute espèce de preuves ! Par suite de quelle aberration chez certains lecteurs, qui, c’est incontestable, ne sont pas tous absolument sans intelligence, un si misérable ouvrage a-t-il pu produire de l’impression ? Oh ! le besoin du merveilleux !

Mais il faut procéder avec ordre, et s’occuper d’abord de ce qui est, dans les romans de tous les faux dauphins, le point capital : l’évasion du Temple. La Survivance va nous dire comment Naundorff s’y prenait pour raconter sa prétendue sortie de prison.

Cette remarquable opération se fit en deux fois ; la première fois, les libérateurs purent seulement tirer le Dauphin de la chambre où il était retenu captif ; la seconde fois, ils parvinrent à l’extraire du Temple. Entre ces deux semi-sauvetages, il ne s’écoula guère moins d’une année. Dans quel endroit le jeune prince passa-t-il cette année-là ? Je vais le dire tout à l’heure.

C’est à l’époque où l’on commençait à le traiter d’une manière un peu moins sauvage, quelques jours après qu’il eût été confié à Laurent, que s’accomplit la première phase de l’évasion. Au cours de ses Mémoires, Naundorff a écrit lui-même les lignes suivantes : « Un seul chemin conduisait à moi ; et cette unique issue était si soigneusement gardée qu’on n’eût pas fait entrer ou sortir une souris sans être aperçue. » Mais qu’importaient les obstacles ? Comme Gusman, les amis du prince ne les connaissaient point ; ils « avaient juré de risquer leur vie pour l’arracher des mains de ses bourreaux », ils arrivèrent à leur but. On ne pouvait pas introduire une souris sans qu’elle fût aperçue ; ils introduisirent un mannequin dans une corbeille de blanchisseuse, et, mettant à profit le court moment où la garde montante venait remplacer la garde descendante, c’est-à-dire le moment où il se trouvait, à la porte même de la pièce, deux fois plus de monde qu’à l’ordinaire (quelle audace !), ils mirent le mannequin, auquel on avait, bien entendu, fait une figure ressemblant à celle du prince, à la place du jeune captif, celui-ci dans la corbeille et s’éloignèrent sans être inquiétés. Seulement, tout à coup devenus, après tant de témérité, d’une prudence qui nous paraît excessive, ils n’osèrent pas, munis de leur fardeau, descendre l’escalier, ce qui eût été bien facile, puisqu’ils avaient pu le monter, et, continuant au contraire leur ascension, ils s’en furent cacher le prince dans un des greniers de la Tour, sous des meubles. C’est là qu’il demeura près d’un an, près d’un an ! – du mois de septembre au mois de juin, – sans dire une parole, sans pouvoir faire un seul mouvement ! Il eut très froid, pendant l’hiver de 1794 à 1795 ! On me fera remarquer peut-être qu’il est bien difficile de se refuser, si longtemps, à certaines nécessités pressantes de la vie, même pour les grandes personnes. Mais si l’on se met à me poser de ces objections, je ne dirai plus rien !

On le nourrissait, du reste. Ses libérateurs lui apportaient des vivres. Car ils étaient dans le Temple à peu près comme chez eux. La preuve, c’est que le jour où ils avaient introduit le mannequin, ils s’étaient d’abord, quelques heures plus tôt, rendus auprès du prince, et {{Corr|c’est|( c’est}} Naundorff qui emploie le pluriel, afin qu’on sache bien que ces hommes dévoués étaient nombreux), lui « avaient fait avaler une dose d’opium » qu’il avait « prise pour une médecine ». Ce narcotique était de l’inutilité la plus évidente, puisque le prince, prévenu qu’on allait l’enlever, ne demandait pas mieux que de s’en aller. Mais, si l’on veut avoir un peu de conscience, on reconnaîtra que l’emploi de l’opium, en des conjonctures aussi graves, est très dramatique et fait admirablement bien dans le récit. C’est tout ce qu’il faut. Cette précaution des libérateurs n’empêcha point, du reste, le prince de se rendre un compte exact de ce qui se passait, à preuve qu’il l’a raconté lui-même. « En cet état je vis un enfant », assure-t-il, « qu’on me substitua, et j’entrevoyais, comme si c’eût été un rêve pour moi, que l’enfant n’était autre qu’un mannequin. »

Maintenant, à ceux qui me demanderaient par quel moyen les amis du prince étaient arrivés à circuler, si facilement et si fréquemment, dans le Temple, je serais forcé de répondre que, à mon vif regret, je n’en puis rien dire. Naundorff a toujours gardé sur ce léger détail un silence non moins complet que singulier. L’Ami de la Vérité n’est pas plus explicite que son patron. Il y a bien une jeune personne, femme d’un Suisse égorgé au 10 août, qui se promène à travers l’action, et qu’on voit apparaître de temps en temps, le fusil sur l’épaule. Déguisée en soldat, cette héroïne se mêle aux municipaux, et veille sur son prince, sans se laisser rebuter jamais par les propos du corps-de-garde, sans que l’on songe à lui demander d’où elle vient, et sans que l’on soupçonne une minute son véritable sexe. Quelle est l’utilité d’un tel dévouement ? Voilà ce qu’il serait intéressant de savoir. On ne le dit point.

Quoi qu’il en soit, puisque le prince est remisé au grenier, laissons-le provisoirement, accroupi et hypnotisé dans son coin, et redescendons jusqu’en la chambre d’où il vient de s’évader.

Le mannequin ne pouvait faire longtemps illusion ; aussi, le soir même, la ruse fut-elle découverte. Admirez ici la simplicité, je devrais écrire la stupidité de la Convention. Vous croyez sans doute qu’elle va commencer par où tout le monde eût commencé à sa place, par se demander si le Dauphin est sorti du Temple, dont les issues sont gardées avec tant de précaution. Vous croyez qu’elle va, en conséquence, ordonner qu’on fouille immédiatement, du haut en bas, le vaste édifice. Pas du tout, la Convention, ou plutôt « le pouvoir », ainsi s’exprime Naundorff, le « pouvoir » met à la place du mannequin un enfant sourd et muet, qu’il s’est procuré en un clin d’œil, on ne sait pas en quel endroit, et qu’il introduit secrètement, on ne sait point par quel procédé. Cela fait, content de lui, le pouvoir commet une seconde sottise : il double la garde, afin de détourner les soupçons !

N’objectez pas que le pouvoir ignorait, peutêtre, qu’il y eût au Temple des greniers où il était facile de cacher un enfant. D’abord, ce serait invraisemblable ! Ensuite, le pouvoir ne l’ignorait pas, puisque, lorsqu’il voulut se débarrasser de l’enfant muet, qui s’obstinait à ne pas mourir (cet âge est sans pitié pour les embarras des pouvoirs), il le relégua au grenier, tout simplement, – lui aussi ! Et il ne lui était pas venu à la pensée qu’on avait pu en faire autant du Dauphin !

L’enfant muet fut remplacé par un enfant rachitique. Encore une substitution ! C’est la troisième. Les détails positifs manquent sur elle comme sur les précédentes. On lit seulement, dans le Discours préliminaire, ce qui suit : « Quelque temps avant la prétendue mort du fils de Louis XVI, plusieurs personnes se présentèrent à l’Hôtel-Dieu avec un portrait du duc de Normandie, et cherchèrent un enfant qui ressemblât à ce prince. L’ayant trouvé, elles l’emportèrent avec elles, et le remplacèrent par un enfant bien portant, pour qu’on ne s’aperçût pas de l’enlèvement ; ce qui fut cause que, dans la Gazette de Médecine du temps, on publia qu’un miracle s’était opéré à l’Hôtel-Dieu, qu’un enfant très malade avait été guéri en quarante heures. »

Avez-vous la Gazette de Médecine « du temps » ? Si oui, vous pourrez vérifier. Si non, non. En tout cas, ce qui est très extraordinaire, c’est que l’enfant bien portant, substitué au malade (quatrième substitution), n’ait rien dit. Il devait avoir environ dix ans ; à cet âge, on parle ; on peut s’expliquer.

Le rachitique fut de meilleure composition que le muet. Il ne tarda pas à mourir. C’est ici que se place la seconde partie du sauvetage. Naundorff, d’abord, l’avait datée du 4 juin. Sur des observations qu’on lui fit, il la recula jusqu’au 8, puis enfin jusqu’au 10, c’est-à-dire jusqu’au jour où fut enterré l’enfant royal.

Que fallait-il pour tirer le Dauphin du Temple ? Encore une simple substitution. L’habitude qu’on en avait prise, et la facilité que rencontraient les amis du prince à s’introduire au Temple étant données, rien n’était plus aisé. On attendit que les médecins eussent terminé l’autopsie, puis en plein jour, après avoir, selon leur coutume, endormi le fils de Louis XVI avec de l’opium, afin d’ajouter ainsi à la difficulté de l’opération, ses sauveurs le descendirent de son grenier, le déposèrent dans le cercueil, et, à la place de l’enfant royal, remontèrent au fond des combles le cadavre de l’enfant rachitique. Bien que la chambre et l’escalier fussent naturellement pleins de monde, personne pourtant ne s’aperçut de rien. C’est extraordinaire, mais c’est à prendre ou à laisser. La cinquième substitution était faite.

Il y en eut une autre encore. Tout le monde sait comment le Dauphin sortit du Temple pour aller à Sainte-Marguerite. Des officiers, des fonctionnaires, ses gardiens l’accompagnaient ; un cortège de soldats maintenait la foule à distance. Les feuilles publiques et, après elles, les historiens ont tous raconté d’une façon pareille ce voyage suprême. Eh bien, Naundorff a changé tout cela ! Ce furent les amis du prince, qui, après avoir placé le cercueil dans une voiture, le conduisirent au cimetière. Cette voiture, soigneusement préparée d’avance, contenait un coffre, rempli de vieilles paperasses. Le cercueil fut posé près du coffre, et, en route, sans que la voiture s’arrêtât, sans que la foule pût rien voir du tout, grâce à un petit mécanisme très ingénieux (oh oui !) dont la Survivance ne fait point mention, mais dont il est parlé en d’autres écrits de naundorffistes, le cercueil et le coffre s’ouvrirent en même temps, les paperasses, du second, passèrent dans le premier, et le prince fit le même trajet, vice versa, toujours endormi. Quand il se réveilla, il était en Vendée, ou moins loin. La sixième substitution avait heureusement réussi, comme les autres.

Est-il besoin d’insister sur l’absurdité affolante de ce roman ? Non, n’est-ce pas ? Je terminerai par une simple remarque :

Je viens de raconter cette aventure impossible sans donner un seul nom. Peut-être quelque lecteur s’en est-il étonné. Qu’il sache que j’ai suivi en cela l’exemple de Naundorff. Naundorff, dans ses Mémoires, fait le récit de son évasion, parle de ses « libérateurs », de ses « protecteurs », de ses « sauveurs », de ses « amis », manifeste pour eux une vive reconnaissance, mais ne risque, à l’appui de ses dires, aucun nom. Un nom, cela compromet tout de suite en effet. Cependant, cette réserve discrète ne pouvait pas s’éterniser, et, plus tard, l’imposteur fut bien obligé d’en sortir. Alors, il mit en avant Barras, Frotté, Laurent, etc. Pour démontrer l’ingérence de Barras, il s’appuyait sur quatre ou cinq on-dit sans valeur aucune. Pour démontrer celle de Laurent et de Frotté, il s’appuyait sur les trois fameuses lettres du premier au second. Dans le chapitre IV, j’ai prouvé que ces trois lettres sont apocryphes. J’ajoute que Naundorff, la première fois qu’il les produisit, avait écrit le nom, la signature de Laurent avec un z. Il fallut qu’on avertit ce maladroit faussaire de sa bévue. Il en devait commettre bien d’autres !

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites, la situation de M. Dupuy a changé ; on le verra en lisant la fin de l’appendice qui termine ce volume.