L’Inde après le Bouddha/Livre 1/Chapitre 4

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CHAPITRE IV
LE DEUXIÈME CONCILE

Sous le règne de Katachoka, vers la 100e année de l’ère bouddhique, (387 avant J.-C.), un second concile, dit des 700, se réunit à Vaïçali et fixa dix points de discipline pour les religieux qui avaient une grande tendance au relâchement. Quelques-uns de ces a articles ont de l'importance ; tels sont l'interdiction de recevoir de l’or et de l’argent, l’uniformité des règles pour tous les Viharas, la confession publique, etc., d'autres sont des détails insignifiants.

Le concile formula ce principe : « On doit admettre tout ce qui est conforme à la loi morale de Bouddha et à l’esprit de sa doctrine, que ce soit ancien ou moderne ; on doit au contraire rejeter tout ce qui y est opposé, quand même cela aurait déjà été admis. »

Ce principe est novateur. On ne s'en tient plus, comme dans le premier concile, à la lettre des Instructions du Bouddha ; on admet les interprétations et les déductions à titre de développement, et la suppression des pratiques anciennes qui ne seraient point justifiées par le raisonnement. C’était ouvrir le champ à un grand travail dans les esprits et à beaucoup de divisions. On le vit à l'occasion même du concile. Les dissidents né reconnurent point son-autorité ; ils tinrent de leur côté une grande Assemblée de 12,000 religieux et laïques qui formula un Vinaïa et un Darma différents de ceux du concile officiel qui représentait l’École des Çravakas et différant beaucoup, suivant, ces derniers, des préceptes et de l'enseignement du maître. La nouvelle École prit le nom de petit Véhicule ou des Pratiyéka Bouddha ; elle s’appuyait sur les 12 Nidanas, tandis que les Çravakas s’en tenaient exclusivement aux quatre vérités, à la morale, aux observances extérieures et à l’enseignement.

Ce fut le premier schisme du Bouddhisme ; les dissidents se divisèrent en 17 Écoles de sorte qu’il y en eût 18 en comptant les Orthodoxes. Déjà se faisait jour le résultat nécessaire de la vie religieuse bouddhiste, exclusivement remplie par le travail de la pensée dans un cercle d’idées très limité : la division des esprits dans un grand nombre de sectes très ardentes, absolument indépendantes de tout contrôle et de toute suprématie, heureusement, elles, avaient pour liens communs, la tolérance et la douceur bouddhiques qui empêchèrent toujours les luttes d’être sanglantes, un désir de conciliation et de ralliement au moins apparent à l’enseignement du Bouddha qui porta toujours les sectes nouvelles à absorber les anciennes, enfin un esprit général de renoncement qui partout fit accepter facilement par les religieux des règles sévères, de telle sorte que le Vinaïa est à peu près commun à tous les pays bouddhistes et que les vertus bouddhiques (la compassion, la charité, la tolérance, etc.) se retrouvent, même dans les systèmes et les contrées qui admettent les superstitions et les plus condamnées par le sage, comme la magie, etc.

Le Bouddhisme primitif dut, lui-même, subir dans une certaine mesure, l’influence des Écoles étrangères, de celles des six maîtres mentionnés dans la vie du Bouddha, et il lui fallut louvoyer entre leurs opinions, ce qui coûta peu au Bouddha dont l’objectif était essentiellement moral et social. Nous voyons dans les plus anciens Soutras que Bouddha opère toutes les conversions par la prédication des quatre vérités sublimes. L’École des Çravakas (auditeurs de Bouddha) s’en tint à cette doctrine. Le chemin à 37 articles leur servit longtemps seul et il est probable, à cause des répétitions qu’on y remarque, qu’il fut formé par des additions successives aux 8 mégas ou grands chemins de la perfection que comprend la 4e vérité sublime, ou autrement des additions faites à la Roue de la Loi.

D’après Dataka, auteur Indien (traduit par le russe Vasselief) qui a fait l’histoire du Bouddhisme Indien jusqu’à l’invasion Musulmane, la doctrine des 12 Nidanas est postérieure à celle des 4 vérités et apparaît en même temps que les Pratyeka Bouddas, ou, ce qui est probablement la même chose, que l’École des Pratéyéka Bouddas, école de contemplatifs (Prateya isolé, solitaire). Ce qui le prouve, c’est que les douze Nidanas ne paraissent pas dans la Collection des livres sacrés traduits au Thibet où ils furent apportés du Kachemir devenu l’asile des Staviras qui s’en tenaient aux quatre vérités.

On peut admettre que la dénomination de Prateyéka cache l’École des Vaïbachikas qui s’est rattachée au petit véhicule et en forme la seconde période (moyen véhicule). Les Çravakas, à leur tour, se sont, ainsi que les Staviras, rattachés au Petit-Véhicule dont les Çaoutantrikas ou Suttavadas forment la première période.

Ceux-ci admettaient la perception comme une source de certitude et la réalité du monde extérieur formé de monades. La monade était la 2401e partie de la pointe d’un cheveu et la 7e partie d’un atome.

Les Vaïbachicas reconnaissaient comme réelles les 48 modes d’apparition de l’âme, c’est-à-dire 48 modes dont l’âme peut être affectée.

Un ouvrage du Grand Véhicule taxe les Vaïbachicas de rester aux plus bas degrés de la spéculation, de prendre dans les écrits tout dans le sens terre-à-terre, de croire tout sans rien discuter. Pourtant ils avaient leur Abidarma et les noms des sectes indiquent que, dans la controverse, ils affectionnaient le dilemme. Ils ne formaient d’abord qu’une seule école avec les Çaoutantrikas et ne se sont séparés d’eux que lorsqu’ils ont commencé à attacher la même importance aux Abidarma qu’aux anciens Soutras, sans doute dans le second siècle de l’ère bouddhique.

Eugène Burnouf cite un passage remarquable de Yaçoumitra, commentateur de l’ancienne école métaphysique bouddhiste :

« Les êtres ne sont créés ni par Dieu, ni par l’esprit, ni par la matière.

« Si en effet Dieu était la cause unique, il faudrait, par le seul fait de cette unité de cause, que le monde eût été créé d’une seule fois, car on ne peut admettre que la cause soit, sans que son effet existe. Mais on voit les êtres venir successivement, les uns d’une matrice, les autres d’un bouton ; on doit donc admettre qu’il y a une succession de causes et que Dieu n’est pas la cause unique.

« Mais, objecte-t-on, cette variété de causes est la volonté de Dieu qui a dit : que tel être naisse maintenant de manière que tel autre naisse ensuite. »

On répond : « admettre plusieurs actes de volonté de Dieu, c’est admettre plusieurs causes. Et même cette pluralité de causes ne peut avoir été produite qu’en une seule fois, puisque la source des actes distincts de volonté qui ont produit cette variété de causes est une et indivisible. D’où la conclusion que le monde a été créé en une fois. Mais les fils de Çakiamouni ont pour principe que la révolution du monde n’a pas eu de commencement. »

On peut, selon nous, concilier l’unité de cause, Dieu, avec la pluralité des phénomènes et des événements, en admettant que le monde physique et le monde moral existent et agissent en vertu d’un double système de lois physiques et morales, conception unique et par conséquent volonté unique de la cause une et infinie. On peut ajouter que, Dieu étant infini dans la durée, les divisions du temps n’existent pas pour lui ; qu'en lui se confondent le passé, le présent, et l’avenir, et que dès lors il n’y a chez lui ni prescience, ni prévoyance qui auraient pour conséquence le fatalisme, mais seulement vue directe, intuition. — Cette explication est peut-être obscure, mais elle nous paraît logique. Lorsqu’on s’élève jusqu’aux questions de l’infini, il y a toujours quelque nuage dans notre esprit habitué à ne s’exercer que sur des rapports finis. Au lieu de risquer de se perdre dans des régions vertigineuses, il serait peut-être sage de se borner à constater avec Socrate : « qu’il ne peut y avoir que des dieux justes et bons » puisque l'homme a la conscience de sa liberté morale, tout en sentant qu’elle est souvent restreinte par des forces majeures.

Quant à la part de responsabilité de chacun, Dieu seul en est le juge infaillible. « Dieu seul », a dit l’Évangile, « connaît le fonds des cœurs ». La justice humaine n’est qu’une nécessité sociale et l’histoire n’est jamais complètement impartiale et éclairée.

Katachoka eut pour fils et successeur Pitzamoura qui fut défait par un chef de hordes nommé Ouggasena Nânda. Ce dernier, s’étant emparé de Patalipoutra, succéda à Pitzamoura. Lui et ses frères régnèrent 22 ans ; ils furent contraires au Bouddhisme et firent de grandes largesses aux Brahmes.

En 325 Alexandre-le-Grand arrêta sur l’Hyphase sa marche victorieuse. Son invasion et l’établissement des Grecs dans le Punjab tendaient à briser les religions locales, et à propager l’Humanisme. Cette tendance se communiqua au jeune Bouddhisme, l’aida et fut aidée par lui. La conquête d’Alexandre dut favoriser son expansion dans le monde aussi bien que celles de l’Hellénisme d’Alexandrie et du Judaïsme cosmopolite. Les travaux des savants révèlent chaque jour de plus en plus une propagation latente et indéfinie des idées bouddhistes dans tout l’ancien monde, dont les premiers véhicules furent les empires de Cyrus et d’Alexandre et qui se sont étendues jusque dans l’Islamisme dont elles ont pénétré les Zaouia, les confréries et les Thaleb, mêlées au mysticisme Indien. Alexandrie fut le trait d’union entre l’Orient et l’Occident, entre les trois grands maîtres Aryens qui ont préparé le renouvellement de la face de la terre, Zoroastre, Bouddha et Socrate.

On trouve dans Plotin Ire partie, livre Ier, toute la théorie brahmanique de la transmigration, et, comme conclusion le Paradis de Platon pour des âmes individuelles, ce qui s’accorde avec le mysticisme de son école (d’Alexandrie).

Porphyre admet, avec le Paradis de Platon, la théorie bouddhiste des mérites et des démérites et les états d’existence au dessus du siège de l’homme. Mais bien qu’il reconnaisse aux animaux une âme douée de sensibilité et de raison, il ne les comprend point dans la transmigration. Aux divers degrés par lesquels il fait descendre l’homme jusqu’à l’enfer sont des démons malfaisants qui, répandus partout, poursuivent l’âme humaine, comme dans les premières croyances de la cité antique et dans celles actuelles de la Chine. Porphyre ne croit pas à l’éternité du mal.

Jamblique admet le jugement, la punition et la purification des âmes. La purification enlève l’âme au monde de la génération et du changement.

Aussitôt qu’Alexandre eut quitté l’Inde, un rebelle échappé aux mains du roi de Magadha, réunit autour de lui les tribus de Punjab, s’empara de Magadha dont le trône était devenu vacant par l’assassinat du roi Nada et qui régna 137 ans de 325 à 188 avant J.-C. et fournit dix rois. Peu après, sous le nom ou plutôt sous le titre de Chandragupta, protégé de la Lune, (Sandracottus), il défit Séleucus Nicator qui possédait les provinces de la vallée de l’Indus et chassa les Grecs de l’Inde. L’avènement au trône de ce Sûdra à la tête de ses aventuriers de toute origine, favorisa le Bouddhisme en effaçant les distinctions des castes. Mégasthènes, ambassadeur de Séleucus Nicator, le visita plusieurs fois et écrivit des observations intéressantes sur les Brahmes et les Çramanas.

Après, avoir décrit, assez fidèlement les quatre phases de la vie des Brahmes et les pratiques des Ascètes, il fait ces remarques :

« Les Brahmes évitent de philosopher avec leurs femmes. Si elles sont perverses, disent-ils, elles révéleront aux profanes ce qu’ils doivent ignorer et, si elles sont portées à la vertu, elles abandonneront leurs maris pour ce qui, en ce monde, n’est pas accident et apparence.

Parmi les Çramanas, on tient le plus en honneur ceux qui vivent dans les forêts ; les rois eux-mêmes leur rendent hommage et les consultent.

Après eux viennent les médecins qui, par leurs recettes, procurent la fécondité et des enfants du sexe que l’on désire.

Il y a encore les devins et les magiciens et ceux qui se transportent de village en village pour accomplir les cérémonies des funérailles (sans doute les Brahmes officiants).

Enfin ceux qui ont le plus de tenue et de culture professent la piété, la sainteté et la vie future. »

Les derniers sont évidemment les religieux bouddhistes qui vivent dans des Viharas ou des Ermitages.

Les trois premières classes peuvent être aussi bien brahmanistes que bouddhistes. On peut toutefois induire de ce qui est dit de la seconde et de la troisième, que chez les Bouddhistes, les médecins-magiciens, malgré la condamnation prononcée contre eux par le Bouddha, préludaient déjà alors au rôle qu’ils ont joué dans le Nord de l’Inde et au Thibet.

Mégasthènes parle des Brahmes et des Çramanas comme de deux sectes d’une même religion ; celle des Brahmes était alors prédominante.

Le Bouddhisme n’étant qu’une théorie morale, indépendante de toute théodicée, mais qui ne repoussait point le surnaturel et le divin, put s’étendre partout sans attaquer les dieux populaires, et même en leur faisant dans les séjours divers des êtres, une place accessoire et subordonnée. En même temps qu’il imprégnait les peuples de ses dogmes essentiels, il s’imprégnait lui-même dans chaque pays des tendances religieuses qui y dominaient. De là une nouvelle cause de division en écoles qui, se développant et se modifiant isolément, devaient s’écarter d’une manière assez notable, surtout dans ce qui n’était pas fondamental. Les écrits bouddhiques des trois sources, Nepaul, Ceylan, Chine et Thibet, admettent qu’il y avait dans le Bouddhisme, avant et après le roi Âçoka, dix-huit sectes, celles que nous avons mentionnées plus haut. Les conciles et même les écrits les plus autorisés, comme le Lotus de la bonne Loi, se proposaient surtout de fondre et concilier les doctrines divergentes, et ils maintinrent autant d’union qu’on pouvait l’espérer entre des religieux ne formant ni un corps sacerdotal, ni une Église, tant que les Bouddhistes furent reliés entre eux par un centre politique commun à défaut d’un centre religieux, l’état de Magadha, dont la religion partagea l’extension et les progrès. Jusqu’à la fin de la dynastie des Mauryâs, toutes les Écoles, malgré leurs divergences, se tinrent très près de l’enseignement primitif. Chandragupta qui régna 24 ans et son fils Bindusara donnèrent la première place au Brahmanisme. Mais il en fut tout autrement du 3e roi de la dynastie connu universellement sous le nom d’Açoka. Maintenant, on admet généralement qu’il y eut deux Açoka dont le premier serait le fondateur de la dynastie des Mauryas, le mot Chandragupta étant seulement un titre, de même que le mot Piadasi qui figure en tête de toutes les Inscriptions attribuées au grand Açoka. Les Bouddhistes du Sud (Ceylan et Birmanie) et ceux du Nord (Kachemir, Nepaul etc.,) les deux grandes divisions du Bouddhisme, paraissent d’accord sur le fait d’un concile qui aurait été tenu à Vaïçali sous le premier Açoka.

Ceux du Nord paraissent étrangers, ou du moins ne se réfèrent point dans leurs écrits, au concile qui fut tenu à Palipoutra (aujourd’hui Pathna) sous le grand Açoka. Nous lui donnons ce surnom pour nous conformer au sentiment des Bouddhistes qui, aujourd’hui encore, depuis le Volga jusqu’au Japon et à Ceylan répètent ses légendes au point qu’elles font partie de la Religion presque autant que celles du Bouddha. Nous devons d’abord les reproduire telles qu’elles sont racontées ; nous essaierons ensuite de caractériser historiquement le règne d’Açoka[1].

  1. Chandragupta, de la famille des Nandas du Magadha, à la tête d'une troupe d'aventuriers comme lui-même, tantôt combattait Alexandre, tantôt feignait de s'allier à lui. Après sa mort, il profita des dissensions entre les gouverneurs Gré et les princes du pays pour augmenter ses forces ; renversa la dynastie des Nandas dans le Magadha vers l'an 317 av. J.-C., s'empara de Pataliputra et de la vallée du Gange, et obligea les princes grecs et indiens du Punjab à reconnaître se suzeraineté. On dit qu'il réussit à décider un corps de troupes grecques à servir dans son armée ; c'est ainsi que les Yavanas furent admis dans la classe des Kchattrias, Seleucus Nicator, après avoir combattu Chandragupta, fit avec lui un traité d'alliance. En retour de 500 éléphants, il lui abandonna le Punjab et le haut Afghanistan jusqu'à l'Indu Kush, lui donna sa fille en mariage et envoya en ambassade auprès de lui Mégasthèmes qui demeura à sa cour de l’an 306 à l’an 298 av. J.-C.

    Sous Chandragupta et son fils Bindhusara, tous deux Bouddhistes, mais tièdes, le Bouddhisme s'étendit dans tout le Nord de l’Inde et au sud Cangi (Cangivaram) à l’Ouest de Madras.