L’Inde française/Chapitre 1

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 11-16).

CHAPITRE PREMIER

LE DÉPART


Nous étions alors au commencement de l’année 1852. L’agitation produite par de récents événements régnait encore dans les esprits, sinon dans la rue ; plus d’un se sentait mal à l’aise au milieu de l’ordre nouveau.

Un matin, je vis entrer chez moi l’amiral de Verninac ; il m’annonça sans préambule qu’on venait de lui offrir le gouvernement de l’Inde française et qu’il avait accepté une mission qui devait lui permettre de consacrer les dernières années de sa carrière à des populations qui ont perdu beaucoup de leur ancien prestige, mais qui, au milieu des changements qui ont amené leur décadence, ont conservé une résignation et une bonté qu’on ne retrouverait point à un égal degré parmi les autres races placées dans des conditions identiques.

L’amiral me demanda si je ne consentirais pas à l’accompagner. Rien ne me retenait à Paris. J’étais dévoré du désir de m’éloigner pendant quelques années. Sans lien d’attache moral ni matériel avec la ville aux grandes tourmentes, sans parenté capable de me retenir, ayant perdu l’espoir de me créer une position convenable en France, j’acceptai avec empressement la proposition de l’amiral, et, quinze jours plus tard, je reçus l’avis officiel que j’étais nommé secrétaire général du gouvernement français dans l’Inde.

J’avoue que j’éprouvai une vive sensation de plaisir en recevant cette nomination qui m’arrachait aux préoccupations de l’heure présente et à l’incertitude de l’avenir. J’allais donc reprendre la série des pérégrinations commencées par moi aux Antilles, en Amérique, en Afrique, et qui m’avaient laissé de si charmants souvenirs. Devant mes yeux se déroulait, avec toutes ses séductions, le merveilleux panorama du voyage que nous devions entreprendre pour nous rendre à Pondichéry, chef-lieu de l’administration française.

Que de choses à connaître et à admirer dans cette route si longue mais si variée ! Malte, l’Égypte, le désert, l’Arabie, la mer Rouge, Ceylan, l’île enchantée, puis l’Inde, terre sans cesse visitée et pourtant toujours nouvelle, grâce à ses mœurs, à ses coutumes et à ses habitants, témoignages irrécusables d’une civilisation antérieure de plusieurs siècles à la nôtre ; pays de l’indolence et du rêve, cadre immense où se meuvent sans effort et sous leurs aspects les plus variés les contes féeriques des Mille et une nuits.

L’amiral me donna rendez-vous à Marseille pour les premiers jours de juillet. J’arrivai une semaine avant le jour indiqué, comme un homme qui, pour ne pas manquer le départ, se condamne volontiers à l’ennui d’une longue attente. Je trouvai mon compagnon de route réuni à sa famille, qu’il emmenait avec lui.

L’un des plus beaux paquebots des Messageries maritimes attendait, à l’ancre, l’heure du départ. Nous allâmes le visiter, la veille ; le grade de M. de Verninac et surtout le souvenir qu’il avait laissé après lui dans le service des bateaux à vapeur dont il avait été longtemps le commandant supérieur nous ménagèrent l’accueil le plus empressé.

Capitaine et officiers se mirent entièrement à nos ordres ; on nous fit choisir les cabines les plus aérées et les plus commodes ; toutes les dispositions furent prises en un mot pour nous rendre aussi agréable que possible le séjour du Nil pendant les huit jours que nous devions passer sur ce navire.

Le lendemain, le Nil sortait du port, emportant un très-grand nombre de passagers, salué par les acclamations de la foule des curieux qui garnissaient la côte et ayant arboré à son mât d’artimon le pavillon de contre-amiral.

Une brise fraîche tempérait les ardeurs du soleil du Midi, la mer était calme, et notre paquebot, mû par une puissante machine, glissait à sa surface comme le goëland sur l’écume des flots. En quelques heures, tout le monde était installé à bord comme s’il y était depuis des mois.

Malgré le beau temps, un très-petit nombre de passagers répondirent à l’appel du dîner. La plupart voulaient laisser passer les premières heures du voyage avant de se risquer à table ; d’autres souffraient déjà de ce mal étrange qui disparaît avec la cause qui le produit ; ils étaient de ceux que l’air salin seul incommode et qui, en dépit des circonstances les plus favorables, payent inexorablement leur tribut à la mer.

Le soir, cependant, par une belle nuit étoilée, après une journée de chaleur presque tropicale, le pont se peupla peu à peu, et bientôt l’avant et l’arrière se trouvèrent encombrés. Le navire sillonnait les flots avec une grande vitesse, laissant dans son sillage une écume phosphorescente qu’on aurait dit formée par des myriades de lucioles.

Quel admirable spectacle ! Un ciel d’azur tout constellé d’étoiles reflétant leurs clartés dans la mer bleue, l’immensité au-dessus et tout autour de l’arche mobile ; aucun bruit si ce n’est le bruit régulier du piston, aucun mouvement autre que la trépidation produite par le fonctionnement de la machine.

Tout à coup, au milieu d’un solennel silence, une voix d’un timbre puissant, d’une incontestable pureté, à la fois pénétrante et douce, fit entendre l’air si touchant de Lusignan, dans la Reine de Chypre. Rien ne saurait rendre exactement l’effet produit par le chanteur. Chacun écoutait avec émotion, mais personne n’osait faire un mouvement de peur de faire cesser le charme.

Quand le chant fut fini, une salve d’applaudissements éclata de toutes parts : passagers, officiers, équipage, dans cette manifestation enthousiaste et spontanée, semblaient mus par la même commotion électrique.

Le chanteur n’était autre qu’un modeste arquebusier de Marseille. Il avait fabriqué des armes pour des industriels de cette ville, établis depuis peu en Égypte, lesquels avaient dû revendre ces armes au vice-roi. Mais, depuis plusieurs mois, l’arquebusier n’avait pas eu de nouvelles de son envoi, et, très-inquiet sur le paiement de sa fourniture, il s’était embarqué sur un paquebot des Messageries maritimes pour aller à la recherche de son argent.

Or, singularité du hasard, les premières personnes en face desquelles il s’assit à table, au déjeuner matinal du lendemain, furent précisément les industriels qu’il comptait poursuivre jusque sur la terre des Pharaons. Débiteurs et créancier s’entendirent bien vite, et la traversée s’acheva pour eux dans les termes d’une parfaite cordialité.

J’ai rappelé ce souvenir de voyage en mémoire de cet intelligent armurier, mort depuis, mais qui, dix ans au moins avant de mourir, a eu la satisfaction d’obtenir sur nos premières scènes lyriques des succès éclatants. Admirablement doué par la nature, il apprit à se servir de l’instrument qu’il lui devait, et devint en très-peu de temps un chanteur tout à fait remarquable.

Quant aux industriels, ses compatriotes, ils vivent encore et ont vu prospérer leurs affaires. Ils sont aujourd’hui à la tête de deux grandes maisons, et l’un d’eux, grâce aux services rendus à notre commerce en Orient, est devenu, il y a trois mois à peine, membre de la Légion d’honneur.