L’Inde française/Chapitre 25

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 149-153).

CHAPITRE XXV

LA MORT DE ZARA


Je me hâte de revenir au général F… et à la générale, que j’ai laissés en train de s’installer dans mon hôtel. Cette gracieuseté de ma part décida très-certainement de l’avenir de mon hôte, qui, tandis qu’il habitait l’hôtel Cambronne, ne savait trop à quels compagnons raconter ses campagnes, et, peu difficile sur le choix de son auditoire, avait commencé par s’entourer de topas.

Or, les topas sont en général de fort braves gens, mais le préjugé de couleur est inexorable dans les colonies, et le général, qui avait déjà une femme noire, devait se perdre infailliblement en se faufilant au sein du topasisme.

Son installation dans l’hôtel des Archives, en lui donnant une plus haute idée de lui-même, le mit en relations avec quelques personnes charitables qui lui donnèrent d’utiles conseils.

Un excellent homme, le chef de bataillon d’Agon de la Contrie, qui commandait les cipayes, s’y prit de façon à tirer F… du guêpier dans lequel il s’était jeté, sans le vouloir peut-être.

Comme le commandant était un auditeur complaisant des opérations militaires du général, celui-ci montra la plus grande condescendance et accueillit ses insinuations comme elles méritaient de l’être, si bien qu’en quelques jours, F… se dégagea de ceux qui l’obsédaient de leur amitié.

Cependant, la salubre chaleur du climat de l’Inde n’amenait dans l’état de santé de Zara aucune amélioration ; au contraire, elle dépérissait à vue d’œil, et, au bout d’un mois, elle n’avait plus que le souffle. Ce qui devait arriver arriva bientôt. Un soir, en parlant à son mari de sa voix dolente, Zara rendit son âme à Dieu, et le mari ne s’en aperçut pas tout d’abord.

Accoutumé à la léthargie chronique de sa femme, F… crut à un accès de sommeil et sortit pour aller tenter la fortune chez un de ses voisins. Il y rencontra d’Agon de la Contrie et moi, et nous revînmes ensemble dans sa maison avec l’intention de fumer un dernier cigare en attendant l’heure du repos.

Mais l’aya (femme de chambre) de Zara accourut tout éplorée sous la vérandah, et, par des gestes désespérés, nous fit comprendre qu’un grave événement était survenu.

P… lui demanda en persan en quoi consistait cet événement : l’aya, qui n’entendait pas cette langue et qui n’aurait pu répondre à son interlocuteur, prit le moyen le plus simple pour le mettre au courant ; elle l’entraîna vers la chambre de Zara.

Nous entendîmes bientôt des lamentations et des sanglots. L’aya parut à la porte et nous appela. En entrant dans la pièce voisine, nous aperçûmes le général couché sur le corps de Zara, qu’il étreignait avec la force que donne le désespoir. Le pauvre homme était presque fou ; il nous fit pitié. Sa douleur ne se calma un peu que lorsque les larmes jaillirent de ses yeux.

Nous ne ménageâmes pas les consolations à notre ami ; mais, de temps à autre, lorsque nous le croyions devenu plus raisonnable, il se livrait à de nouveaux éclats et parlait même de suicide. Cependant, il finit par se jeter sur un lit de repos où nous le laissâmes assoupi.

Le lendemain, eurent lieu les obsèques de celle qui avait été sa compagne et que l’exil avait tuée prématurément. La douleur de F… ne lui permit pas d’y assister. Le moment de la séparation devint le signal d’un nouvel accès ; mais, trois ou quatre dames charitables ayant consenti à ne pas le quitter, il reprit une attitude plus résignée.

Hélas ! sa tranquillité apparente ne dura pas longtemps ; ses accès le reprirent avec violence. Alors il s’arrachait les cheveux par touffes, se roulait sur le lit qui avait contenu les restes de la chère défunte ; les efforts de ces dames pour l’arracher à la pièce mortuaire étaient infructueux.

Dès que la funèbre cérémonie fut terminée, nous vînmes le retrouver, le commandant et moi, et nous dépensâmes en vain toute notre éloquence pour le rendre au calme qui convient aux fortes douleurs.

— Elle était si bonne, si dévouée, si aimante ! s’écriait-il lorsque nous lui conseillions d’être raisonnable. Je n’avais qu’elle, jamais personne ne la remplacera dans mon cœur.

— Vous avez raison de ne pas la remplacer, répliquait le commandant, d’autant plus que, étant veuf, on redevient garçon et que cet état ne manque pas d’agrément ; mais sacrebleu ! il est inutile de vous faire du mal.

— Songez, ajoutai-je, que Zara était fatalement destinée à mourir jeune ; que, d’après l’avis des médecins, elle endurait d’atroces souffrances et qu’il vaut mieux pour elle que Dieu ait mis fin à son agonie.

— Ce que vous dites là est vrai, je le sens bien, mais c’est plus fort que moi ; cette séparation me tuera.

— Soyez homme et elle ne vous tuera pas, d’ailleurs n’est-ce pas une consolation pour vous qu’elle repose à quelques pas d’ici, dans un cimetière tout fleuri qui a plutôt l’air d’une oasis que d’un cimetière ; cela vous fera une délicieuse promenade.

— Je compte bien y aller souvent.

— Nous irons ensemble tous les jours si vous voulez ; la route est très-belle et elle est juste de la longueur d’un cigare.

En lui parlant ainsi, nous ramenâmes peu à peu à ne plus porter atteinte à sa chevelure et à être triste sans manifester sa douleur par des éclats inutiles. La douleur elle-même ne devait pas être éternelle.

F… avait peut-être été sérieusement frappé de la mort subite de sa femme. On s’en aperçut à sa manière d’être pendant les quinze jours qui suivirent l’événement. Il ne parlait plus de ses prouesses dans l’Afghanistan, de son gouvernement d’Hérat et de quelques autres phases de sa carrière militaire en Perse.

Ces quinze jours passés, un notable changement se fit en lui. Il redevint bavard, et manifesta cette innocente vanité que nous avions remarquée et que nous lui pardonnions d’autant plus volontiers qu’elle était inoffensive.

Puis il afficha une certaine recherche dans ses vêtements, consacra au soin de sa toilette plus de temps qu’il ne leur en avait jamais donné, et se transforma, lui autrefois sans façon, en petit-maître désireux de plaire et ne négligeant rien pour y parvenir.