L’Inde française/Chapitre 26

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 154-158).

CHAPITRE XXVI

LE VEUF INCONSOLABLE


J’eus bientôt la clef du mystère. Un matin, le général vint me rendre visite au palais du gouvernement et m’annonça, non sans embarras, qu’il était sur le point de se remarier.

Je fis un soubresaut d’étonnement.

— Ne soyez pas surpris, me dit-il, et surtout ne me jugez pas mal en me voyant dans ces dispositions. J’ai eu pour Zara une sincère affection qui prenait sa source dans un sentiment autre que l’amour ; mais je suis de ceux qui ne peuvent vivre dans l’isolement, et l’isolement est impossible dans des pays comme celui-ci où la vie est tout intérieure.

— Je ne vous blâme point, répliquai-je, et, quoique garçon, je comprends les charmes de la vie conjugale. Quant à mon étonnement, il s’est manifesté involontairement à l’annonce que vous avez bien voulu me faire. il s’est écoulé un mois à peine depuis la mort de celle qui vous a accompagné jusqu’ici, et un mois…

— Et un mois, c’est bien court, alliez-vous ajouter, pour une douleur aussi grande que la mienne ?

— Oui, j’allais dire cela ; mais après tout, général, je ne vois pas pourquoi je le dirais, je n’en ai pas le droit.

— Ce droit, je vous le reconnais. J’ai rencontré une jeune fille, d’excellente naissance, bien élevée, charmante sous tous les rapports ; me voyant triste, un ami de sa famille et des miens a pensé qu’il y avait là pour moi une alliance convenable et un refuge contre une douleur concentrée. Je me suis accoutumé à cette idée ; je me suis laissé présenter à la famille, elle m’a agréé, et, sous peu de jours, je me marie.

— Comme militaire, vous aimez à brusquer les événements.

— Oui, et je vous prie d’être de la noce.

— J’accepte de grand cœur.

Quinze jours plus tard, en effet, j’assistai au mariage du général avec mademoiselle C…, jeune blanche indigène, fort bien apparentée dans le pays et d’une figure agréable.

Un mois après, grâce à mon insistance auprès du gouverneur, F… était nommé maire de Pondichéry, fonctions qui entraînaient un traitement respectable et auxquelles s’ajoutaient celles de chef de la police.

Le mariage du général le changea du tout au tout. Il acheta un cheval qu’il décora du nom de Beaupoil et une victoria d’occasion. Il sacrifia sa longue moustache grisonnante sur l’autel de l’hyménée — sa jeune femme avait exigé ce sacrifice — et, pour faire oublier sans doute la différence d’un quart de siècle qui existait entre eux, on ne le vit plus qu’en habits d’une blancheur immaculée, consciencieusement pommadé, parcourant la ville dans tous les sens, étendu dans sa voiture que traînait encore assez prestement le poussif mais brave Beaupoil.

En très-peu de temps de ce régime gymnastique, la bête infortunée dut être remise à l’écurie, pour n’en plus sortir et un peu plus tard envoyée à l’abattoir, c’est ce qui semble résulter du couplet suivant d’une chanson faite sur le général :


Beaupoil, qui vous portait naguère,
Maugréait contre le destin :
On rencontrait le pauvre hère
Trottinant du soir au matin.
Brisé par des courses rapides,
Mis sur les flancs, le malheureux
A réclamé les invalides :
Beaupoil n’était pas amoureux.


Les petits soins du général pour celle qui avait consenti à porter son nom, sa soumission à ses désirs, et même à ses caprices, devinrent bientôt le sujet de toutes les conversations. La chanson que je viens de citer explique et justifie cette attitude ; faisant allusion à ce qu’on nommait la déroute de F…, elle dit :


Consolez-vous d’une défaite
Qui change en myrte le laurier
Et qui, dans une paix parfaite,
Achève le sort du guerrier.
Malgré votre valeur féconde,
Vous avez baissé pavillon :
Le premier général du monde,
C’est le général Cupidon.


F… ne s’émut point des petites médisances, des propos caustiques, du sobriquet de général Cupidon, qui lui resta. Il vécut, ou plutôt il vit encore avec sa femme, dans une union parfaite ; ils eurent beaucoup d’enfants et ils furent heureux. Mais il a probablement mis un frein aux concessions, car je l’ai rencontré, il y a deux ans, à Marseille, et ses moustaches avaient repoussé.

Le lecteur ne sera pas surpris de voir la chanson mêler à un récit sérieux ses rimes légères. On en a fait beaucoup à Pondichéry et il faudrait un volume pour contenir celles qui mériteraient d’être conservées.

La chanson est une arme commode dont le faible se sert parfois avec succès contre le fort. J’ai été chansonné comme d’autres, et j’ai répondu, à mon tour, par des couplets que je m’abstiens de reproduire.

Je me bornerai seulement à citer une dernière strophe adressée par un auteur anonyme à un gros traitant, enrichi de fraîche date, qui, à mille prétentions, joignait celle d’avoir fait la guerre avec gloire en Espagne et parlait à chaque instant de la fameuse bataille de Salamanque dans laquelle il s’était, disait-il, prodigieusement distingué.

Le chansonnier, ignorant sans doute la bataille de Salamanque, tançait ainsi le traitant :


Ce mastodonte est du négoce
Le ventru le plus étoffé,
Avec sa tournure de noce,
On dirait un dindon truffé.
Il coupa d’estoc et de taille,
À Salamanque un beau laurier ;
Il assistait à la bataille
En qualité de… bachelier.


Ceci démontre que le ridicule appelle la satire, et la satire, il faut bien le dire, trouvait largement à s’exercer dans un milieu composé d’éléments hétérogènes, où la fortune, bien ou mal acquise, justifie toutes les excentricités, efface toutes les souillures et impose le plus profond respect. Dans nos colonies, on est forcément moins difficile qu’en France sur les gens avec lesquels on vit, et le fameux proverbe : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es » n’y a point d’application rigoureuse.