L’Inde française/Chapitre 27

La bibliothèque libre.
L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 159-164).

CHAPITRE XXVII

LE CONSEIL ET L’ENQUÊTE


J’ai déjà dit à quel point la vie est monotone dans les pays chauds ; on y travaille le moins possible, et on comprend bien pourquoi tout le monde y devient paresseux : la paresse est la première condition de l’existence orientale. Ainsi s’explique la conduite d’un de mes bons amis, capitaine de frégate, qui, ayant obtenu un emploi fort rétribué dans l’administration des phares d’Orient, donna bien vite sa démission et écrivit au directeur que, en fait de phares, il n’en connaissait pas de meilleur que le far… niente. Cet atroce jeu de mots naquit d’un excès de chaleur ; c’est son excuse.

Nos occupations, à nous membres du conseil, devaient naturellement se réduire à peu de chose, étant donné que notre budget annuel s’équilibrait à un million et demi entre les recettes et les dépenses. Nous recevions en dehors un million de rente de la Compagnie des Indes que nous transmettions au trésor métropolitain.

Dans un pays qui reçoit plus qu’il ne dépense, où un fonds de réserve important répond à toutes les éventualités et pare à tous les imprévus, l’administration est peu compliquée. Aussi, le conseil se bornait, pour la forme, à tenir une séance le samedi de chaque semaine : une demi-heure suffisait pour épuiser l’ordre du jour.

Donc, le samedi après déjeuner, les membres du Conseil arrivaient chez le gouverneur, les plus éloignés de l’hôtel en palanquin, les autres à pied, garantis contre les ardeurs du soleil par un vaste parasol blanc doublé de vert que leur dobachi tenait au-dessus de leur tête.

En général, on n’avait à examiner que des demandes de secours, d’indemnités ou de prêts, et ces demandes étaient accueillies le plus souvent sans de trop longues discussions.

Mais, dès que l’amiral de Verninac eut étudié la législation du pays, le système de l’impôt et de la propriété, vu de près les besoins de l’agriculture, les choses changèrent de face, et le travail, un travail sérieux cette fois, se substitua bientôt à la paresse traditionnelle.

Au premier abord, l’administration, plongée depuis un siècle dans une somnolence devenue pour elle une douce habitude, trouva qu’il était cruel de la déranger ; que cela n’était pas absolument prescrit par les règlements ; mais il s’agissait d’une innovation appelée à changer la face des choses et à rendre cher, aux populations indigènes, le souvenir de la domination française.

Le gouverneur n’hésita point et ne permit pas l’hésitation aux autres. Lui, que j’avais connu à certaines heures, paresseux avec délices, comme Figaro, se mit à compulser les budgets antérieurs et à faire des combinaisons et des calculs du matin au soir.

Par son ordre, chaque chef de service transmit à ses subordonnés, à Pondichéry et dans les autres comptoirs, un questionnaire complet, sur la situation morale et matérielle des indigènes, avec invitation d’y répondre à bref délai, paragraphe par paragraphe. C’était une vaste enquête qui comprenait tout : l’agriculture, le commerce, l’industrie, la justice, l’état religieux, etc., etc.

Prêchant d’exemple, l’amiral fut obéi sans retard, et les innombrables détails de l’enquête vinrent se centraliser au chef-lieu entre les mains d’une commission choisie parmi les membres du comité d’agriculture et du commerce.

Pour bien faire comprendre l’éclatant service rendu par l’amiral de Verninac à l’Inde française et l’inappréciable bienfait dont sa haute intelligence et la constante sollicitude de son administration ont doté ce pays, il me faut entrer ici dans quelques développements sur l’organisation de la société indienne, telle que l’avaient trouvée les Français en prenant possession d’une partie du sol de la péninsule et telle qu’elle s’est maintenue depuis sans altération.

Cette société, essentiellement aristocratique et théocratique, repose tout entière sur le livre de Manou qui est pour les Indiens ce que le Koran est pour les populations musulmanes, c’est-à-dire un évangile réglant à la fois la vie sociale et la vie privée.

Manou, qui vivait huit ou neuf siècles avant l’ère chrétienne, avait donné pour pierre angulaire à son édifice le principe monarchique absolu.

Ce n’était pas seulement toute justice qui émanait du roi, c’était toute la vie humaine. C’était le droit de propriété et tout ce qui en découle. Manou organisait, en un mot, le despotisme sous sa forme la plus concrète.

Afin de garantir contre toute atteinte sa puissante organisation, Manou avait fractionné en castes innombrables les éléments de la population. Depuis le plus élevé jusqu’au plus infime, depuis le brahme jusqu’au paria, chacun était donc cantonné dans les liens étroits d’un formalisme stupide qui assouplissait les sujets à l’obéissance passive.

Cet état social fut scrupuleusement maintenu. Quand les Indiens se donnèrent à nous, car ils ne furent pas conquis, leurs us et coutumes furent respectés. La France en avait pris l’engagement ; le pacte ne fut jamais violé.

Les terres appartenaient en principe au souverain, sur la côte de Coromandel, en vertu de la loi Malmoul. D’après la coutume du pays, elles avaient été divisées en cinq catégories :

1o Les jaquirs, terres abandonnées par le prince en faveur de chefs tributaires ;

2o Les manioms, terres affectées d’une manière irrévocable à divers fonctionnaires ou à des établissements publics ou religieux ;

3o Les strotions, petites portions de terres concédées avec ou sans redevances ;

4o Les adamanoms, ou terres dont le souverain a aliéné la jouissance à perpétuité, mais non la propriété, moyennant une redevance en argent ;

5o Les prombocs, ou terres incultes, occupées par les routes, les savanes, les étangs et les cours d’eau.

En 1824, et comme moyen de favoriser le développement de l’agriculture, l’administration française adopta un système de concessions de terres qui fut définitivement réglé par une ordonnance du 7 juin 1828. Depuis, aucun changement ne fut apporté à l’assiette de la propriété ni à celle de l’impôt.

Héritiers directs des droits des souverains indigènes, nous étant engagés à respecter la législation et les usages hindous, les modes de perception d’impôts avaient été maintenus, et la recette s’accomplissait à l’aide de percepteurs locaux placés sous la direction d’un chef appelé thassildar. Les impôts étaient restés fixés, comme au temps jadis, à la moitié du produit des terres. Ils se payaient en nature ou en argent.