L’Inde française/Chapitre 28

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L’Inde française.
Deux années sur la côte de Coromandel.
Challamel (p. 165-169).

CHAPITRE XXVIII

LA PROPRIÉTÉ ET L’IMPÔT


Cet état de choses devait frapper un esprit aussi porté que celui de l’amiral de Verninac vers les améliorations et les réformes utiles. Le partage du produit entre le producteur et le souverain lui semblait hors de toute proportion avec les réalités de la vie. Il y avait là, en effet, un abus excessif de la force, quelque chose d’exorbitant et d’anormal.

D’un autre côté, les terres adamanoms, les meilleures, celles que des familles cultivaient de père en fils depuis des centaines d’années, étaient les plus nombreuses et les plus importantes. N’y avait-il point à éveiller, dans les populations, qui n’en étaient qu’usufruitières, les ardeurs de la propriété ?

En cultivant un sol dont la possession était éphémère, dont il pouvait être dépossédé à tout instant, n’ayant à opposer à la mesure aucun titre sérieux et définitif, l’Indien n’était-il pas réduit à l’état d’ilote ? N’était-il pas condamné à ne pas progresser et à ne jamais connaître la force irrésistible d’expansion de l’initiative personnelle ?

Toutes ces pensées bourdonnaient dans la tête d’un homme qui joignait à une rare intelligence le cœur le plus généreux. Il fut aidé dans son œuvre si difficile par l’administration, qui lui avait opposé au début la force d’inertie, et qu’il avait fini par convaincre et par galvaniser.

L’ordonnateur, le procureur général, esprit libéral et droit, moi-même, nous nous attachâmes tous à faciliter la réalisation d’un si noble projet. Le directeur des domaines, M. Gallois-Montbrun, jeune encore, désireux d’être utile, un peu trop zélé peut-être, mais actif et intelligent, apporta à la tâche commune un concours précieux, si bien qu’en quelques mois le plan de cette immense réforme conçu par l’amiral fut rempli avec succès.

L’administration métropolitaine hésita un peu, mais, elle aussi, se vit entraînée et elle finit par accueillir le projet comme elle le devait. Par un décret du 16 janvier 1854, la France renonça à son droit de propriété sur les terres adamanoms exploitées par les indigènes.

Ce décret portait que, « à Pondichéry et dans ses districts, les détenteurs actuels du sol, à quelque titre que ce fut, qui acquittaient l’impôt réglementaire, étaient déclarés propriétaires incommutables des terres qu’ils cultivent. »

Nous ne conservions qu’un privilège sur les récoltes, et, au besoin, sur le sol, pour assurer le recouvrement de l’impôt.

Quant à l’impôt lui-même, nous lui fîmes subir une réduction de 33 pour 100. Mais cette réduction, compensée par de prévoyantes mesures, ne porta aucune atteinte aux ressources du budget dont l’équilibre ne fut jamais mieux établi que sous le gouvernement de l’amiral de Verninac. Les produits de la terre augmentèrent rapidement ; le classement des parcelles du sol, mieux étudié et mieux entendu, suffit pour combler le déficit que produisait forcément l’abaissement de l’impôt.

Cette grande et équitable mesure sera l’éternel honneur de l’administration française. Elle a laissé, parmi les populations locales, un souvenir de gratitude dont la touchante expression se fit jour lorsque les populations eurent à choisir un représentant en France. Plusieurs années s’étaient écoulées depuis la rentrée de l’amiral ; on pouvait le croire oublié à son tour, mais les Indiens allèrent le chercher dans sa retraite. La santé de M. de Verninac ne lui permit point d’accepter ce témoignage d’une reconnaissance qui vit encore dans le pays et qui y éternisera sa mémoire et son nom.

On peut le dire hautement, sans crainte de trouver un seul contradicteur, le projet, conçu et réalisé par le gouvernement de l’Inde en 1852, constitue une œuvre de justice et d’humanité ; mais il a fallu, pour l’accomplir, toute la volonté d’un cœur bienveillant, jointe à une rare sagacité et à une hauteur de vues incomparables. Toucher à la tradition consacrée par des siècles, porter la main sur une législation affirmée par les traités, était une tentative très-audacieuse et très-aléatoire.

Ce que les rois indiens n’avaient aucun intérêt à faire, ce qu’aucun gouverneur, avant lui, n’avait osé essayer de peur de n’y pas réussir peut-être, l’amiral de Verninac l’a réalisé en apportant dans ses efforts la ténacité d’un homme qui n’hésite point à risquer sa réputation pour laisser après lui un peu de bien.

Je viens de dire que les efforts avaient été tenaces, et ceci est bien vrai, puisque, au premier bruit qui se répandit d’un remaniement aussi radical, la plupart le déclarèrent impossible, insensé, et décernèrent à son auteur l’épithète de révolutionnaire, que j’eus l’honneur de partager avec lui, en ma qualité de publiciste.

Ces sentiments changèrent bientôt, et je dois rendre cette justice à l’amiral, c’est qu’il n’imposa à personne sa conviction et qu’il employa les moyens de persuasion de préférence à tous autres. Étant donnés les pouvoirs presque absolus dont sont investis les gouverneurs, il pouvait dicter des ordres ; tout le monde s’y serait soumis sans les discuter. Il agit sagement en faisant de tous ses administrés les partisans de son système, les complices de sa bonne action.

Les membres du conseil d’administration, les premiers convertis, lui prêtèrent un concours utile ; leur exemple entraîna le reste. Aussi une belle part leur revient dans le succès obtenu, et aucun d’eux, probablement, ne regrette d’avoir participé à un acte aussi considérable.

Chose singulière, après avoir achevé son œuvre, l’amiral, jugeant qu’il n’avait plus rien à faire dans l’intérêt du pays, revint à la paresse, si naturelle à certains grands esprits, et laissa l’administration locale suivre, la bride sur le cou, une route toute tracée.

La grande distraction du gouverneur, après le whist qu’il aimait avec passion, était de faire des réussites, et lorsque, par des combinaisons savantes, il arrivait à caser toutes les cartes d’une façon régulière, il éprouvait une joie d’enfant.

Chacun prend son plaisir où il le trouve, dit la sagesse des nations. L’homme qui crachait dans un puits pour faire des ronds voyait non-seulement dans cet exercice, le moyen facile de passer une heure ou deux, mais il devait y trouver une innocente distraction.