L’Indienne/22

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Ch. Vimont (p. 155--).



CHAPITRE XXII.


On était au printemps, dont l’influence se faisait sentir à travers les brouillards de Londres. Durant quelques jours le soleil parut et le ciel fut serein. Dans ces rares momens les campagnes de Londres apparaissent dans leur beauté ; le pays est riche et étendu ; si ces campagnes étaient éclairées, elles mériteraient sans doute l’admiration. Une vague tristesse dominait l’Indienne comme au temps où, sensible et seule, elle avait vu, dans des mois différens, le ciel des tropiques retrouver son éclat sur les eaux du Gange, le Bengale se parer de fleurs nouvelles. Pleurant sa patrie, elle rêvait des Indes comme on rêve d’un amant, reportée aux beautés de la nature quand les passions lui manquaient. Julien, de retour des élections, lui parlait à peine, occupé chez lui et cherchant au dehors des distractions. En vain Anna voulait le rappeler aux affections qu’il sentait délicieusement ; s’il retrouvait l’amour et sa douce gaîté, il se le reprochait aussitôt, disant dédaigneusement qu’il perdait son temps.

Comme Anna lui reprocha d’oublier leur bonheur passé, il répondit :

« J’ai trouvé le bonheur dans la Chambre ; je n’ai été heureux qu’au Parlement. »

La saison portait l’âme à l’exaltation ; ce mot devint pour l’Indienne la source des larmes qu’elle avait besoin de répandre ; elle y voyait tous les malheurs pour elle. Que Julien trouvât donc la force de supporter le poids des affaires sans faiblir, qu’il changeât donc son organisation fragile. Julien, la voyant triste, lui donnait des livres ; il lui disait qu’elle était belle, qu’elle était bonne. L’importunant de ses affaires du monde, des détails de sa toilette quand il allait sortir, au moment de s’en aller il lui tendait affectueusement la main ; l’Indienne lui donnait la sienne ; mais quand il avait fermé la porte de sortie, s’échappant comme un enfant de collège, elle jetait violemment son livre loin d’elle et s’abandonnait à un désespoir que sa solitude rendait interminable. Que ses pensées étaient tendres et tristes ! Il fallait renoncer à l’amour tel que sa douce contrée le lui avait fait rêver. Julien lui était aussi cher que jamais ; mais elle ne croyait plus aux passions ; le temps avait brisé sa foi : elle déplorait ce sort de femme aussi dur en Europe qu’en Asie.

Notre âme ne peut pas même se maintenir dans la tristesse ; Anna, lassée de ses larmes, tomba dans un ennui complet qui, n’étant distrait par rien, se changea bientôt en un enivrement faux et sombre ; ses facultés s’altérèrent : un être privé d’air, respirant à peine ce qu’il faut pour vivre, donnera l’idée de cette tension d’ennui : ne lisant plus, n’entendant plus, tout pour elle prenait la couleur de ce ciel de plomb qui avait bientôt ramené à l’Angleterre le silence et la pluie. Des maux de tête affreux, une souffrance générale, suivirent enfin cette gêne d’où l’Indienne cherchait à sortir en faisant des scènes à Julien.

« Vous voulez des scènes, lui dit-il un jour tendrement, moi je les évite ; si vous voulez retrouver votre douceur, je rentrerai ce soir à huit heures. Je sors pour affaire, mais je reviendrai promptement. Votre ennui est affreux, je veux le faire finir ; tu verras qu’au fond du cœur je te préfère à tout. »

Il sortit à ces mots. Anna fut mal consolée ; il fallait dire Je reste ; il disait : Je sors. Cependant, quand arriva huit heures et qu’elle l’attendit, l’espérance renaquit ; sa vie changeait en un éclair ; mais dix heures sonnèrent, puis onze, et Julien ne parut pas. Cet enivrement d’ennui se prenait à tout ; ainsi un chagrin réel et profond n’eût pas fait plus de mal à l’Indienne que cette attente ; c’était une souffrance dans toute sa personne, une exaltation inouie ; son énergie sans objet, son existence sans mouvement, avaient passé là, dans cette ardente attente. Elle prenait et quittait sa montre ; chaque voiture légère qui se faisait à peine entendre sur le sable uni des rues de Londres, chaque coup redoublé frappé aux petites portes des maisons, portaient son sang à sa tête ; quand, reprenant sa montre, elle y vit minuit, elle la jeta violemment contre la cheminée de fer, où elle se brisa ; des emportemens qu’elle n’avait pas connus se développaient dans son caractère, elle voulait faire un mal physique.

Si nous cherchons pourtant dans son âme le secret d’autres émotions intimes, nous verrons qu’il suffisait d’un retour de Julien pour changer ce malheur en félicité : ainsi, quand Julien rentra enfin, et qu’elle parla de la résolution qu’elle venait de former de se distraire, il la rendit heureuse par les prières pressantes qu’il lui adressa pour rester, et il la paya par une tendresse délicieuse de ce qu’il lui avait fait souffrir.

Les chagrins d’Anna n’échappaient point à cette Irlandaise qu’elle avait prise à son service. Cette femme commença à lui parler sans cesse de l’Irlande, lui vantant ses lacs, ses villes, ses habitans, éveillant la curiosité de l’Indienne, qui eut enfin l’idée d’aller faire une course en Irlande ; elle trouverait là de la sympathie, et soulèverait un moment le poids du caractère anglais. Julien ne consentit qu’à regret à cette course qu’il ne pouvait faire avec elle, puisque le Parlement s’ouvrait. Quand Anna fit préparer son départ, Bess vint tout en pleurs la supplier de laisser Dolly, sa femme-de-chambre anglaise, et de l’emmener. « Elle connaissait, disait-elle, les plus belles parties de l’Irlande, et saurait seule les bien montrer à sa maîtresse. » L’Indienne se laissa convaincre par ses larmes : Dolly servait bien ; mais elle était si froide, qu’Anna retrouvait avec plaisir la vivacité de Bess. Celle-ci se para autant qu’elle put, flattée de suivre sa maîtresse autant qu’heureuse de retourner dans sa patrie.