L’Indienne/23

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Ch. Vimont (p. 165-176).



CHAPITRE XXIII.


Julien devait conduire Anna à moitié route et la rejoindre après le Parlement. Le jour du départ fut triste ; on partait pour se séparer bientôt, et cette séparation, c’était Anna qui l’avait choisie ; Julien s’en montrait douloureusement blessé. Le ciel de Londres s’était rabaissé ce jour-là à deux pieds au-dessus de la tête, enveloppant l’homme de nuages froids et grisâtres ; comment les impressions ne s’empreindraient-elles pas d’une pareille atmosphère ? Si l’on vivait dans une caverne humide et sombre, pourrait-on conserver la gaîté ? Il y avait pour l’Indienne un mal physique à habiter l’Angleterre, un mal nerveux ; tôt ou tard il fallait rompre avec le pays.

Julien la conduisit jusqu’à la première ville ; Anna aurait aimé à voyager avec lui, à voir son pays ; mais c’était toujours les mêmes villes, une civilisation industrielle, prosaïque et monotone, de petites maisons, quelque chose d’étroit et de mesquin, rien des inspirations d’une nature riche et d’un ciel vaste. Arrivés tard à *** Anna, fatiguée du voyage et déjà malade, envoya chercher un médecin ; on lui ordonna le repos : il fallait s’arrêter plusieurs jours. Cependant le Parlement s’ouvrait. Julien, dès qu’il fut rassuré sur la santé d’Anna, montra l’inquiétude d’être absent de Londres ; Anna allait mieux, elle le pressa de partir ; le départ fut fixé pour minuit : mais à cette heure, quand Julien lui fit ses adieux, elle devint si souffrante, qu’il fut contraint de rester ; il passa une partie de la nuit à la veiller, assis au pied de son lit ; mais Anna, qui ne le voyait pas rappelé tout entier, le décida à partir le jour suivant, blessée de son départ. Qu’importait qu’il fût à l’ouverture de la Chambre ? il sacrifiait le bonheur de ce qu’il aimait à ses passions immodérées. Anna se reporta vers les Indes, qu’elle avait abandonnées imprudemment, ainsi que sa famille et ses amis, trop mal payée aujourd’hui de ces sacrifices que l’homme demande et apprécie dans un moment de délire, mais qu’il n’admire plus dès qu’il s’en voit gêné le moins du monde dans son ambition ou sa liberté. La connaissance du cœur des hommes ramène au mariage tel que les nations l’ont compris, une institution avouée et sociale, où, dans les inégalités du cœur, l’homme et la femme trouvent les occupations du monde. L’Indienne portait seule le poids d’une position non encore établie ; et, après la pastorale de leurs premières amours, elle restait seule, couronnée de roses, dans la cabane. Tout en souffrant de la conduite de Julien, elle ne lui adressait pas de sévères reproches ; il l’aimait encore, il ne devait pas trahir ses sermens ; sa conduite, si elle n’était pas poétique, était honorable ; il suivait sa destinée d’Anglais. Pourquoi l’Indienne n’avait-elle pas su prévoir ce qui arrivait ? Pourquoi n’avait-elle pas su résister ? Eût-elle été plus heureuse en restant avec M. Berks ? Julien ne compensait-il pas l’ennui par des jours heureux ? L’avenir ne serait-il pas meilleur ? Les difficultés sont dans les choses humaines ; on doit s’y attendre et s’y résigner ; il faut seulement conserver sa conscience pure ; et, bien qu’Anna eût manqué à la société, elle l’avait fait sans remords et par des raisons qui l’excusaient. Ces idées l’occupèrent durant trois jours qu’elle resta à *** pour y rétablir sa santé : ce qu’elle pensait était sage ; mais c’était le désenchantement de l’amour, l’aveu qu’il n’existe que par éclair. Le troisième jour, elle était bien ; elle se décida à partir le lendemain. Le soir, le valet-de-chambre de Julien, John, arriva de la part de son maître inquiet, qui l’envoyait pour accompagner sa maîtresse ; il n’apportait pas de lettre, mais il en annonçait une pour le lendemain. L’Indienne s’informa des détails du retour de Julien à Londres, et elle se coucha contente, car l’inquiétude de Julien annonçait un peu d’amour.

Le lendemain matin on partit. On n’avait pas fait plus de deux milles quand une voiture de poste rejoignit celle d’Anna au grand galop. Mettant la tête à la portière, quel fut son saisissement en voyant Julien ! Elle fit arrêter ; il se jeta hors de sa voiture, vint vers l’Indienne, monta près d’elle, dans un ravissement, dans un bonheur de la revoir, inexprimable. Sa passion, portée au comble par l’inquiétude et l’absence, était plus grande peut-être qu’elle n’avait jamais été ; il ne pouvait que presser Anna sur son cœur en répétant, dans une touchante ivresse :

« Que je t’aime, que je t’aime ! »

Quelque chose de triste, de douloureux, se mêlait à son amour, qu’il exprimait avec une simplicité et un charme de jeunesse impossible à décrire. Quand il put parler, il lui dit :

« À peine je vous eus quittée qu’une inquiétude affreuse, sur votre santé et votre isolement, m’a pris. J’étais si troublé en arrivant à Londres, que je crus perdre la tête, et que je fus au moment d’avertir John de m’arrêter s’il me voyait commettre quelque acte de démence. La nuit, je ne pus dormir, et, au point du jour, j’ordonnai à John de courir après vous, puis, je le rappelai, lui disant que j’allais partir moi-même et qu’il me suivrait. Une heure après je lui fis prendre les devans, lui défendant de vous avertir pour ne pas vous agiter. Il m’attendait à ****, où je suis arrivé ce matin, impatient de vous voir, mais préférant vous rejoindre à vous retarder. » Que l’Indienne était heureuse ! qu’elle fut tendre avec son amant !

« Que tu m’as bien reçu ! lui disait Julien ; que tu es passionnée ! que je suis reconnaissant ! »

Heureux jours, heureux instans où l’homme et la femme s’entendent dans une mélancolique et délicieuse union, vers laquelle ils ne se reportent ensuite qu’avec d’éternels regrets ! Celui qui les décrit trouve à leur souvenir plus de larmes que d’éloquence, et la parole des hommes n’a pas reçu le don de peindre les plus intimes émotions de l’âme. À la prochaine ville, Julien et l’Indienne s’arrêtèrent ; ils restèrent là deux jours dans le ravissement, dépassant tous les autres d’un amour ancien réveillé, riche à la fois de souvenirs et de fraîcheur. Mais le Parlement rappelait Julien, il fallait se séparer ; il fut convenu qu’on monterait en même temps en voiture pour prendre, l’un au midi, l’autre au nord ; au moment de ce départ, Julien, sans pouvoir se vaincre, monta dans la voiture d’Anna, voyageant tout le jour avec elle vers l’Irlande. Le soir, à l’auberge, il ne put la quitter ; il resta encore le lendemain.

Les détails de la vie avaient repris leur charme : rester ensemble, causer, écrire, lire un même livre, vivre dans le même appartement ; chaque détail, chaque moment les charmaient ; l’Indienne se complaisait dans le temps qu’elle eût voulu arrêter. Le jour du départ, Julien, faible comme une femme, pressait l’Indienne sur son cœur sans pouvoir partir ; il lui demandait si elle lui serait fidèle en Irlande, montrant des craintes nouvelles et chimériques. Il resta longtemps à ses pieds ; il gardait sa main dans les siennes ; tout était prêt pour son départ, il ne l’était pas. Si l’Indienne souriait tendrement de sa lenteur, il s’en offensait, disant qu’elle n’aimait pas ; il était irritable et souffrant comme au jour où, dans les Indes, il avait vu sortir Anna d’un salon avec M. Berks. La jalousie, l’effroi, l’idée de l’inconstance et de la mort, toutes les impressions passionnées l’agitaient ; l’Indienne, par sa profonde tendresse, lui rendit la confiance ; et au moment où Julien allait sortir, elle lui dit :

« Plus d’Irlande, je retourne à Londres avec vous : ce supplice est trop long. »

Julien l’emmena, fier comme s’il l’eût vaincue pour la première fois, et animant leur voyage des torrens d’une gaîté aussi vive qu’inattendue.