L’Indienne/24

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Ch. Vimont (p. 177-186).



CHAPITRE XXIV.


Le Parlement était réuni depuis plusieurs jours, et la Chambre des Communes commença à discuter le bill de réforme en présence d’une nation impatiente, qui eût voulu supprimer les débats. Julien fit partie de cette minorité savante qui, défendant le terrain pied à pied, remporta la victoire sur des points essentiels. Bien que l’éloquence fût moins facile dans son parti que dans le champ populaire où les passions s’émeuvent si promptement, cependant il parla avec tant de chaleur et de modération, il atteignit si justement à l’ancienne et vraie grandeur de l’Angleterre, que la Chambre entière l’applaudit plusieurs fois. Sa réputation s’établissait isolément, en dehors des partis ; c’est ce qu’il avait rêvé, ce qu’il avait souhaité ; jamais la carrière politique ne s’était offerte à lui avec tant de charme. Ayant étudié le bill, connaissant les détails, et préparé sur tout, il attendait avec curiosité et respect les lumières des hommes capables, ce qui donnait pour lui aux débats le plus grand intérêt ; d’ailleurs, tout lui servait de leçons, les bons comme les mauvais orateurs ; il aimait, si l’on peut dire, l’atmosphère de la Chambre où se trouvait l’action dans son développement le plus relevé.

« L’opposition anglaise, disait-il à l’Indienne, n’a pas moins servi jusqu’ici de moyens à l’ambition que de préservatifs à nos institutions ; on faisait de l’opposition pour se faire craindre et s’avancer ; un jeune membre attaquait le ministère, afin de s’en faire distinguer. Si quelques hommes, comme M. Canning et M. Peel, s’attachèrent au pouvoir dès leur début, il était plus facile de briller en attaquant le gouvernement qu’en le soutenant, car on n’est pas toujours dans son secret quand on le soutient, et l’on peut toujours entrer dans celui de l’opposition, qui pense, travaille, attaque à visage découvert. Une sorte de mauvaise foi ici est donc admise ; une sorte de comédie se joue à la Chambre entre les indignations et les ressentimens affectés : l’union de Fox avec lord North rappela plaisamment à la mémoire des hommes les injures dont Fox avait accablé ce ministre ; on ne peut qu’en admirer davantage le résultat d’institutions qui tournent à leur profit jusqu’aux défauts des hommes. Mais aujourd’hui où les institutions même qui nous permettaient ce jeu, sont attaquées, il faut de la vérité. Il ne s’agit pas de plus ou moins d’avantages pour le pays, d’une mesure partielle qui laisse l’ensemble intact ; chaque homme est comptable pour le plus ou moins d’impulsion qu’il va donner à la grande œuvre. »

Il n’est pas sûr que les membres de la Chambre eussent tous le désintéressement de Julien. Ce n’était pas M. Macaulay avec sa dangereuse éloquence, qui oubliait sa popularité. On disait que sir Robert Peel eût vu avec plaisir le moyen de se rallier à un bill plus modéré, afin de rentrer aux affaires, où le rappelaient ses talens. La raison tiendrait l’homme en suspens, l’intérêt le détermine et fait marcher le monde, élément de l’action dont le législateur doit se servir autant que de la générosité, qui est plus vivante qu’on ne croit à côté de l’intérêt même M. Macaulay se faisait remarquer, car il annonçait de l’ambition et du talent ; s’étant distingué autrefois par des articles dans les Revues, il était arrivé par un bourg à la Chambre, où son éloquence pompeuse n’était pas lourde à cause de la rapidité de sa manière, laissant d’ailleurs dans son éclat peu de chose après elle.

Sir R. Peel menait l’opposition comme lord Althorp dirigeait la Chambre, tous deux très-différens sous plusieurs rapports : l’un fils d’un négociant, ayant au-dessus de tous les autres les manières d’un homme qui a étudié son rôle et qui a eu de grandes places ; lord Althorp, fils d’un des plus grands lords de l’Angleterre (lord Spencer) et destiné à une des plus anciennes pairies, simple dans sa mise et ses manières, ayant l’air d’un riche fermier ou d’un marchand de drap. Aucun des deux n’avait la chaleur et l’entraînement, quoique chacun menât bien son parti : sir R. Peel était remarquable pour le tact et le savoir, ne disant jamais que ce qu’il fallait dire et s’élevant quelquefois jusqu’à l’éloquence ; si la Chambre était en doute, un mot de lui la guidait et la décidait, et souvent, quand un discours avait eu beaucoup de succès, sir R. Peel, par sa manière froide, digne et raisonnée, en détruisait l’effet sans effort apparent, rendant l’orateur ridicule à ses propres yeux ; sa faute dans ces sortes de cas était de diminuer son empire par trop de détails, ce qui le fit accuser par ses antagonistes de parler en plaideur. On ne pouvait pas dire que lord Althorp fût éloquent, son organe était lourd, sa diction difficile, sa manière sans force ; ce sont d’autres qualités qu’il faut au leader (conducteur) de la Chambre des communes ; mais son caractère d’honneur, sa bonne foi et l’on peut dire une certaine adresse qui réussit par l’apparence de l’honnêteté, faisaient dire que le bill réussirait dans ses mains, tandis qu’il se fût perdu dans celles de M. Brougham. Il était bien secondé par M. Stanley, petit-fils de lord Derby, d’une des plus grandes familles de l’Angleterre, dont le jeune talent était fait pour les débats parlementaires, puisqu’il improvisait vite et à propos, manquant d’ailleurs d’âme et de grandeur, et portant dans ses manières un dédain qui déplaisait généralement. M. Stanley, comme lord Althorp, faisait partie du ministère, où l’on reconnaissait du talent mais peu d’habitude des affaires. Le premier ministre, lord Grey, plein d’une hauteur aristocratique qui eût fait d’abord croire sa famille moins nouvelle qu’elle ne l’est réellement, avait dit ces mots célèbres, qu’il périrait avec son ordre ; il soutenait sa dignité dans le Parlement avec plus de distinction et de grâce que de force. Lord Brougham, chancelier, se préparait peut-être à dominer un jour le ministère et le conseil. Instruit dans tout plutôt que profond dans la loi, où il a fait sa fortune, M. Brougham avait soutenu durant toute sa vie l’opposition dans la Chambre des communes, glorieux d’entrer enfin au ministère et sentant son triomphe en jeune homme.