L’Indienne/27
CHAPITRE XXVII.
L’imagination de l’Indienne se laissa prendre un moment à ces détails ; mais elle versa des pleurs amers quand Julien sortit. Appuyée sur la fenêtre, elle le regardait marcher légèrement au loin dans la rue, lorsque Bess, sa servante irlandaise, vint l’interrompre en lui faisant un signe et lui disant tout bas qu’elle avait à lui apprendre un grand mystère.
« Quel mystère ? dit Anna ; parlez. »
Mais l’Irlandaise lui fit signe de parler bas, et courut fermer soigneusement la porte du salon.
« Madame, Madame, dit-elle en revenant vers sa maîtresse, si vous saviez ! si vous aviez pu savoir !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ces femmes anglaises ! c’est d’une hypocrisie ! d’une fausseté ! Cette Dolly, qui tient toujours les yeux baissés !
— Hé bien ?
— Hé bien, Madame, Dolly a subi autrefois un procès criminel, d’où elle n’est sortie que par l’indulgence du jury !
— Un procès criminel !
— Oui, madame, un procès criminel ; cette fille qui fait la prude et l’insolente…
— Quel crime… ?
— Un crime atroce, interrompit Bess, pour lequel il ne serait pas de trop grands supplices : Dolly, séduite et devenue mère, a tué son enfant !
— Tué son enfant ! répéta l’Indienne.
— La scélérate, elle a tué son enfant ; on savait que c’était vrai, le jury l’a acquittée ; moi je ne veux plus servir avec elle, je suis trop lasse de ce peuple hautain et fourbe. Dolly, qui veut m’éloigner de Madame parce que je n’ai pas des manières assez respectueuses et décentes, qui gronde si un homme vient me voir à la cuisine, qui réprimande durement sa jeune sœur pour la moindre faute, qui parle avec mépris des Irlandaises, Dolly a paru au tribunal criminel chargée d’une double honte, acquittée par pitié, mais rejetée de Dieu.
— Ah ! ah ! dit Anna, Dieu moins indulgent que le jury !
— Notre Dieu catholique n’est pas comme le vôtre, Madame ; il pardonne bien des choses que les Anglais défendent, mais il punirait…
— D’où avez-vous su ces détails ?
— D’une femme qui a été témoin dans le procès ; elle m’a conté cela tout-à-l’heure ; je suis venue vite avertir Madame ; je ne voulais pas faire du tort à Dolly ; mais je voyais bien que Madame ne pouvait pas décemment la garder à son service. La femme qui m’a instruite est depuis long-temps au service de madame Surrey, que servait aussi Dolly. Madame Surrey, s’apercevant de la grossesse de Dolly, la chassa ; car madame Surrey est une rigide écossaise, quoiqu’elle ait aussi bien fait des siennes. Dolly, désespérée et sans ressources, se cacha, accoucha seule, s’entretenant avec le peu qu’elle avait épargné de ses gages ; et portant le lendemain soir son enfant au bord de la Tamise, elle l’y jeta vivant. L’enfant fut retrouvé plus tard : Dolly avait été vue et suivie par un homme ; on fit le procès ; elle dit qu’elle avait jeté l’enfant mort ; elle fut acquittée là-dessus ; mais l’enfant était vivant, l’homme qui observait Dolly a dit qu’il avait entendu ses cris : voilà l’histoire. Dolly n’osa pas reparaître tout de suite ; mais, comme vous étiez étrangère, elle ne craignit pas d’entrer plus tard chez vous. »
À ces mots, on entendit du bruit à la porte du salon ; Bess se tut : c’était Dolly, qui entra, et, remettant à sa maîtresse un billet que Julien venait d’envoyer de la Chambre des communes, lui demanda si elle voulait faire tout de suite sa toilette pour sortir. Anna répondit que non, qu’elle s’habillerait plus tard, voyant Dolly avec une répugnance involontaire. Quand elle fut sortie :
— Qui devinerait, dit Bess tout bas, en voyant sa belle robe, son air de dame, qu’elle est une criminelle qui ne mérite rien moins que la mort ou la déportation… ? »
Pendant ce temps l’Indienne lisait. Julien disait qu’il ne reviendrait pas pour dîner ; qu’il allait accompagner M. Surrey à la campagne, d’où il reviendrait vers dix heures du soir. Anna fit un mouvement d’impatience ; mais, rappelée par la tragique histoire : « Que ferai-je au sujet de cette fille ? pensa-t-elle ; sa présence me devient désagréable ; j’en ai pitié, mais je ne peux plus l’avoir autour de moi.
— Êtes-vous bien sûre, demanda-t-elle à Bess, de la vérité de ce fait ?
— Madame peut le faire demander à Jenny, femme-de-chambre de madame Surrey, qui le dira avec réserve, mais qui le dira comme elle me l’a raconté tout-à-l’heure. Cette histoire étonne Madame, mais ce n’est pas très-rare en Angleterre ; c’est là la vertu des servantes anglaises, qui nous accusent de manquer dans les soins du ménage et dans la propreté ; que nous ne changerions pas nos fautes pour les leurs ! J’ai bien vu que Madame ne pouvait plus regarder Dolly ; j’en étais sûre. Madame a dit : « Allez, je m’habillerai plus tard ; » j’ai bien compris : cette affaire fait dresser les cheveux sur la tête. J’en suis fâchée ; je n’aimais pas Dolly, mais je ne lui voulais pas tant de mal. »
L’Indienne renvoya Bess. Cette histoire, le malheur de cette fille, sa misère, la dureté et l’imprudence de Mme Surrey, la rigueur du pays, la remplissaient d’une tristesse qu’augmentait sans doute l’idée de ne pas revoir Julien de la journée ; le temps était sombre, mais elle voulut sortir, et elle sonna Dolly pour l’habiller. Cette fille pouvait avoir trente ans ; elle était grande, sèche, pas jolie, mais distinguée, avec des manières décentes et agréables, remplissant exactement les devoirs de sa place ; sévère avec les hommes, elle eût donné l’idée d’une vertu parfaite. L’Indienne la regardait avec curiosité, cherchant dans sa maigreur la trace, peut-être, de ses chagrins passés ; bien qu’elle voulût que le récit de Bess lui fût confirmé, elle y croyait ; et quand Dolly lui demanda respectueusement si elle devait la suivre dans sa promenade, Anna lui dit que non et qu’elle prendrait Bess. Suivie de celle-ci, elle chercha des arbres dans les champs où l’on n’a pas encore bâti, qui s’étendent derrière Grosvenor-square jusqu’à la Tamise. En arrivant là le jour était si triste que l’Indienne fut au moment de retourner dans la ville ; car les rues, animées par le monde, et sans espace, semblent moins sombres que les champs effacés au loin par le brouillard, et respirant le silence et l’immobilité de ce climat déplorable. Anna marcha jusque sur les bords de la Tamise ; un chemin qui la côtoie offre une agréable promenade ; la marée montait rapidement à ce moment ; la rivière, dégarnie des deux côtés et chargée de limon, se remplissait insensiblement ; des bateaux se détachaient les uns après les autres pour se servir du nouveau courant, et des barques légères se dispersaient pour la promenade sur la Tamise. Quand la marée eut fini son mouvement, les eaux restèrent stationnaires quelque temps ; cette grande masse ne pouvait changer de cours en un moment ; bientôt un mouvement de retour se détermina ; d’autres bateaux arrivèrent dans une autre direction, un mouvement encore plus animé commença sur la rivière ; on voyait à tout moment passer de forts bateaux chargés pour Londres, les uns plats, les autres aux voiles déployées, et semblant s’enfoncer sous leur poids. Si le soleil eût brillé sur ces eaux profondes, sur ce paysage agréable, sur ce mouvement des navigateurs, la nature eût pris un autre aspect ; mais les eaux étaient noires, le ciel abaissé ; les navires semblaient glisser entre deux brouillards, au-dessus et au-dessous.
« Ce devait être dans un endroit comme celui-ci, dit Bess, que Dolly, le soir, jeta son enfant. Voyez, Madame, ces jeunes chiens morts que l’eau apporte à nos pieds, son enfant dut être ainsi poussé ; pauvre fille ! elle aura beaucoup souffert ! Sur mon âme, je regrette presque d’avoir parlé de tout cela à Madame. »
Le souvenir de Dolly, se joignant à la tristesse du jour, fit que l’Indienne, ne pouvant plus supporter la nature, partit pour retourner chez elle. Une barque abordait à ce moment au rivage : Anna en vit sortir madame et mademoiselle Bolton avec leur famille en deuil. Ne sachant qui des leurs était mort, elle s’avança vers madame Bolton, qui lui conta qu’elle venait de perdre un frère qu’elle avait beaucoup aimé.
« Il est mort sans que je l’aie vu, dit-elle ; je reviens à l’instant avec mes enfans de son tombeau élevé à la campagne ; sa femme nous avait séparés, elle aimait à vivre seule en famille ; je n’allais jamais chez mon frère sans être invitée. Ne recevant point d’invitation de ma belle-sœur, je croyais qu’il allait mieux, quand j’ai appris sa mort. Je sais qu’il m’a demandée plusieurs fois ; mais sa femme et ses enfans l’entouraient. Je regretterai toute ma vie de ne lui avoir pas rendu de derniers soins.
— Il faut bien vous consoler, lui dit tranquillement mademoiselle Bolton, puisque la chose est sans remède. »
L’Indienne les quitta ; ce pays lui semblait singulier ; tout s’y ressentait d’un soleil sans chaleur.
Julien rentra tard.
« J’ai été retenu, dit-il, par M. Surrey, que j’ai aidé dans des travaux pour sa ville qui m’intéressaient ; je l’ai conduit à la campagne, où il va fuir les ennuis d’un accouchement ; car sa femme a eu hier un second enfant.
— Il la quitte à ce moment ! dit Anna étonnée ? »
— Oui ; il reviendra dans quinze jours, quand elle sera rétablie et que l’enfant aura été emmené par sa nourrice ; c’est un homme qui n’aime pas le bruit et qui a besoin du repos pour travailler.
— Ce qu’il fait est si remarquable, il a tant de talent, que sans doute il faut le féliciter de son égoïsme ?
— Oui, égoïsme en effet, dit Julien ; je ne l’approuve pas ; » et il chercha une plume pour prendre des notes sur le travail qu’il avait fait le matin.
L’Indienne étouffait du besoin de répandre son âme et de parler. Quel pays ! L’une tuait son enfant, l’autre perdait son frère sans pouvoir l’approcher ; une vieille fille se consolait de tout ; celui-là fuyait sa femme en couches ; celui-ci rentrait chez lui pour écrire ! Ce peuple n’entendait rien aux émotions de l’âme, aux vraies joies de la vie ; il était fait pour le travail et l’argent : une politique savante, mais glacée ; des intérêts bien entendus, mais matériels, achevaient la perte de ce côté faible du caractère anglais. Indostan ! terre de flamme et d’imagination, religion riante et magnifique, auguste plaine où s’est instruit le genre humain, pouviez-vous être remplacés par l’Angleterre, par la foi protestante, par des champs sans lumière ? Anna rêvait de l’Inde, et un enchantement nouveau la rattachait à sa patrie.