L’Ingénu/Chapitre I

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 247-252).
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CHAPITRE I.

COMMENT LE PRIEUR DE NOTRE-DAME DE LA MONTAGNE ET MADEMOISELLE SA SŒUR RENCONTRÈRENT UN HURON.


Un jour saint Dunstan[1], Irlandais de nation et saint de profession, partit d’Irlande sur une petite montagne qui vogua vers les côtes de France, et arriva par cette voiture à la baie de Saint-Malo. Quand il fut à bord, il donna la bénédiction à sa montagne, qui lui fit de profondes révérences, et s’en retourna en Irlande par le même chemin qu’elle était venue.

Dunstan fonda un petit prieuré dans ces quartiers-là, et lui donna le nom de prieuré de la Montagne, qu’il porte encore, comme un chacun sait.

En l’année 1689[2], le 15 juillet au soir, l’abbé de Kerkabon, prieur de Notre-Dame de la Montagne, se promenait sur le bord de la mer avec Mlle de Kerkabon, sa sœur, pour prendre le frais. Le prieur, déjà un peu sur l’âge, était un très-bon ecclésiastique, aimé de ses voisins, après l’avoir été autrefois de ses voisines. Ce qui lui avait donné surtout une grande considération, c’est qu’il était le seul bénéficier du pays qu’on ne fût pas obligé de porter dans son lit quand il avait soupé avec ses confrères. Il savait assez honnêtement de théologie ; et quand il était las de lire saint Augustin, il s’amusait avec Rabelais : aussi tout le monde disait du bien de lui.

Mlle de Kerkabon, qui n’avait jamais été mariée, quoiqu’elle eût grande envie de l’être, conservait de la fraîcheur à l’âge de quarante-cinq ans ; son caractère était bon et sensible ; elle aimait le plaisir, et était dévote.

Le prieur disait à sa sœur, en regardant la mer : « Hélas ! c’est ici que s’embarqua notre pauvre frère avec notre chère belle-sœur Mme de Kerkabon, sa femme, sur la frégate l’Hirondelle, en 1669, pour aller servir en Canada. S’il n’avait pas été tué, nous pourrions espérer de le revoir encore.

— Croyez-vous, disait Mlle de Kerkabon, que notre belle-sœur ait été mangée par les Iroquois, comme on nous l’a dit ? Il est certain que si elle n’avait pas été mangée, elle serait revenue au pays. Je la pleurerai toute ma vie : c’était une femme charmante ; et notre frère, qui avait beaucoup d’esprit, aurait fait assurément une grande fortune. »

Comme ils s’attendrissaient l’un et l’autre à ce souvenir, ils virent entrer dans la baie de Rance[3] un petit bâtiment qui arrivait avec la marée : c’étaient des Anglais qui venaient vendre quelques denrées de leur pays. Ils sautèrent à terre, sans regarder monsieur le prieur ni mademoiselle sa sœur, qui fut très-choquée du peu d’attention qu’on avait pour elle.

Il n’en fut pas de même d’un jeune homme très-bien fait qui s’élança d’un saut par-dessus la tête de ses compagnons, et se trouva vis-à-vis mademoiselle. Il lui fit un signe de tête, n’étant pas dans l’usage de faire la révérence. Sa figure et son ajustement attirèrent les regards du frère et de la sœur. Il était nu-tête et nu-jambes, les pieds chaussés de petites sandales, le chef orné de longs cheveux en tresses, un petit pourpoint qui serrait une taille fine et dégagée ; l’air martial et doux. Il tenait dans sa main une petite bouteille d’eau des Barbades[4], et dans l’autre une espèce de bourse dans laquelle était un gobelet et de très-bon biscuit de mer. Il parlait français fort intelligiblement. Il présenta de son eau des Barbades à Mlle de Kerkabon et à monsieur son frère ; il en but avec eux ; il leur en fit reboire encore, et tout cela d’un air si simple et si naturel que le frère et la sœur en furent charmés. Ils lui offrirent leurs services, en lui demandant qui il était et où il allait. Le jeune homme leur répondit qu’il n’en savait rien, qu’il était curieux, qu’il avait voulu voir comment les côtes de France étaient faites, qu’il était venu, et allait s’en retourner.

Monsieur le prieur, jugeant à son accent qu’il n’était pas anglais, prit la liberté de lui demander de quel pays il était. « Je suis Huron[5], » lui répondit le jeune homme.

Mlle de Kerkabon, étonnée et enchantée de voir un Huron qui lui avait fait des politesses, pria le jeune homme à souper ; il ne se fit pas prier deux fois, et tous trois allèrent de compagnie au prieuré de Notre-Dame de la Montagne.

La courte et ronde demoiselle le regardait de tous ses petits yeux, et disait de temps en temps au prieur : « Ce grand garçon-là a un teint de lis et de rose ! qu’il a une belle peau pour un Huron ! — Vous avez raison, ma sœur, disait le prieur. » Elle faisait cent questions coup sur coup, et le voyageur répondait toujours fort juste.

Le bruit se répandit bientôt qu’il y avait un Huron au prieuré. La bonne compagnie du canton s’empressa d’y venir souper. L’abbé de Saint-Yves y vint avec mademoiselle sa sœur, jeune basse-brette, fort jolie et très-bien élevée. Le bailli, le receveur des tailles, et leurs femmes, furent du souper. On plaça l’étranger entre Mlle de Kerkabon et Mlle de Saint-Yves. Tout le monde le regardait avec admiration ; tout le monde lui parlait et l’interrogeait à la fois ; le Huron ne s’en émouvait pas. Il semblait qu’il eût pris pour sa devise celle de milord Bolingbroke[6] : Nihil admirari. Mais à la fin, excédé de tant de bruit, il leur dit avec assez de douceur, mais avec un peu de fermeté : « Messieurs, dans mon pays on parle l’un après l’autre ; comment voulez-vous que je vous réponde quand vous m’empêchez de vous entendre ? » La raison fait toujours rentrer les hommes en eux-mêmes pour quelques moments : il se fit un grand silence. Monsieur le bailli, qui s’emparait toujours des étrangers dans quelque maison qu’il se trouvât, et qui était le plus grand questionneur de la province, lui dit en ouvrant la bouche d’un demi-pied : « Monsieur, comment vous nommez-vous ? — On m’a toujours appelé l’Ingénu, reprit le Huron, et on m’a confirmé ce nom en Angleterre, parce que je dis toujours naïvement ce que je pense, comme je fais tout ce que je veux.

— Comment, étant né Huron, avez-vous pu, monsieur, venir en Angleterre ? — C’est qu’on m’y a mené ; j’ai été fait, dans un combat, prisonnier par les Anglais, après m’être assez bien défendu ; et les Anglais, qui aiment la bravoure, parce qu’ils sont braves et qu’ils sont aussi honnêtes que nous, m’ayant proposé de me rendre à mes parents ou de venir en Angleterre, j’acceptai le dernier parti, parce que de mon naturel j’aime passionnément à voir du pays.

— Mais, monsieur, dit le bailli avec son ton imposant, comment avez-vous pu abandonner ainsi père et mère ? — C’est que je n’ai jamais connu ni père ni mère », dit l’étranger. La compagnie s’attendrit, et tout le monde répétait : Ni père, ni mère ! « Nous lui en servirons, dit la maîtresse de la maison à son frère le prieur ; que ce monsieur le Huron est intéressant ! » L’Ingénu la remercia avec une cordialité noble et fière, et lui fit comprendre qu’il n’avait besoin de rien.

« Je m’aperçois, monsieur l’Ingénu, dit le grave bailli, que vous parlez mieux français qu’il n’appartient à un Huron. — Un Français, dit-il, que nous avions pris dans ma grande jeunesse en Huronie, et pour qui je conçus beaucoup d’amitié, m’enseigna sa langue ; j’apprends très-vite ce que je veux apprendre. J’ai trouvé en arrivant à Plymouth un de vos Français réfugiés que vous appelez huguenots[7], je ne sais pourquoi ; il m’a fait faire quelques progrès dans la connaissance de votre langue ; et dès que j’ai pu m’exprimer intelligiblement, je suis venu voir votre pays, parce que j’aime assez les Français quand ils ne font pas trop de questions. »

L’abbé de Saint-Yves, malgré ce petit avertissement, lui demanda laquelle des trois langues lui plaisait davantage, la huronne, l’anglaise, ou la française. — La huronne, sans contredit, répondit l’Ingénu. — Est-il possible ? s’écria Mlle de Kerkabon ; j’avais toujours cru que le français était la plus belle de toutes les langues après le bas-breton. »

Alors ce fut à qui demanderait à l’Ingénu comment on disait en huron du tabac, et il répondait taya ; comment on disait manger, et il répondait essenten. Mlle de Kerkabon voulut absolument savoir comment on disait faire l’amour ; il lui répondit trovander[8], et soutint, non sans apparence de raison, que ces mots-là valaient bien les mots français et anglais qui leur correspondaient. Trovander parut très-joli à tous les convives.

Monsieur le prieur, qui avait dans sa bibliothèque la grammaire huronne dont le révérend P. Sagar Théodat, récollet, fameux missionnaire, lui avait fait présent, sortit de table un moment pour l’aller consulter. Il revint tout haletant de tendresse et de joie ; il reconnut l’Ingénu pour un vrai Huron. On disputa un peu sur la multiplicité des langues, et on convint que, sans l’aventure de la tour de Babel, toute la terre aurait parlé français.

L’interrogant bailli, qui jusque-là s’était défié un peu du personnage, conçut pour lui un profond respect ; il lui parla avec plus de civilité qu’auparavant, de quoi l’Ingénu ne s’aperçut pas.

Mlle de Saint-Yves était fort curieuse de savoir comment on faisait l’amour au pays des Hurons. « En faisant de belles actions, répondit-il, pour plaire aux personnes qui vous ressemblent. » Tous les convives applaudirent avec étonnement. Mlle de Saint-Yves rougit et fut fort aise. Mlle de Kerkabon rougit aussi, mais elle n’était pas si aise : elle fut un peu piquée que la galanterie ne s’adressât pas à elle ; mais elle était si bonne personne que son affection pour le Huron n’en fut point du tout altérée. Elle lui demanda, avec beaucoup de bonté, combien il avait eu de maîtresses en Huronie. « Je n’en ai jamais eu qu’une, dit l’Ingénu ; c’était Mlle Abacaba, la bonne amie de ma chère nourrice ; les joncs ne sont pas plus droits, l’hermine n’est pas plus blanche, les moutons sont moins doux, les aigles moins fiers, et les cerfs ne sont pas si légers que l’était Abacaba. Elle poursuivait un jour un lièvre dans notre voisinage, environ à cinquante lieues de notre habitation ; un Algonquin mal élevé, qui habitait cent lieues plus loin, vint lui prendre son lièvre ; je le sus, j’y courus, je terrassai l’Algonquin d’un coup de massue, je l’amenai aux pieds de ma maîtresse, pieds et poings liés. Les parents d’Abacaba voulurent le manger ; mais je n’eus jamais de goût pour ces sortes de festins ; je lui rendis sa liberté, j’en fis un ami. Abacaba fut si touchée de mon procédé qu’elle me préféra à tous ses amants. Elle m’aimerait encore si elle n’avait pas été mangée par un ours : j’ai puni l’ours, j’ai porté longtemps sa peau ; mais cela ne m’a pas consolé. »

Mlle de Saint-Yves, à ce récit, sentait un plaisir secret d’apprendre que l’Ingénu n’avait eu qu’une maîtresse, et qu’Abacaba n’était plus ; mais elle ne démêlait pas la cause de son plaisir. Tout le monde fixait les yeux sur l’Ingénu ; on le louait beaucoup d’avoir empêché ses camarades de manger un Algonquin.

L’impitoyable bailli, qui ne pouvait réprimer sa fureur de questionner, poussa enfin la curiosité jusqu’à s’informer de quelle religion était monsieur le Huron ; s’il avait choisi la religion anglicane, ou la gallicane, ou la huguenote ? « Je suis de ma religion, dit-il, comme vous de la vôtre. — Hélas ! s’écria la Kerkabon, je vois bien que ces malheureux Anglais n’ont pas seulement songé à le baptiser. — Eh ! mon Dieu, disait Mlle de Saint-Yves, comment se peut-il que les Hurons ne soient pas catholiques ? Est-ce que les révérends pères jésuites ne les ont pas tous convertis ? » L’Ingénu l’assura que dans son pays on ne convertissait personne ; que jamais un vrai Huron n’avait changé d’opinion, et que même il n’y avait point dans sa langue de terme qui signifiât inconstance. Ces derniers mots plurent extrêmement à Mlle de Saint-Yves.

« Nous le baptiserons, nous le baptiserons, disait la Kerkabon à monsieur le prieur ; vous en aurez l’honneur, mon cher frère ; je veux absolument être sa marraine : M. l’abbé de Saint-Yves le présentera sur les fonts ; ce sera une cérémonie bien brillante ; il en sera parlé dans toute la Basse-Bretagne, et cela nous fera un honneur infini. » Toute la compagnie seconda la maîtresse de la maison ; tous les convives criaient : « Nous le baptiserons ! » L’Ingénu répondit qu’en Angleterre on laissait vivre les gens à leur fantaisie. Il témoigna que la proposition ne lui plaisait point du tout, et que la loi des Hurons valait pour le moins la loi des Bas-Bretons ; enfin il dit qu’il repartait le lendemain. On acheva de vider sa bouteille d’eau des Barbades, et chacun s’alla coucher.

Quand on eut reconduit l’Ingénu dans sa chambre, Mlle de Kerkabon et son amie Mlle de Saint-Yves ne purent se tenir de regarder par le trou d’une large serrure pour voir comment dormait un Huron. Elles virent qu’il avait étendu la couverture du lit sur le plancher, et qu’il reposait dans la plus belle attitude du monde.


  1. Né vers 924, mort en 988.
  2. Année où Guillaume III venait d’être proclamé roi d’Angleterre, et où commencèrent les hostilités entre la France et l’Angleterre.
  3. C’est la baie où vient se jeter la rivière de Rance.
  4. Sorte de tafia composé que fabriquaient les Anglais de la Barbade (île des Antilles).
  5. Naturel du Canada.
  6. Voyez les Lettres au prince de Brunswick.
  7. L’émigration des protestants avait commencé dès 1681.
  8. Tous ces noms sont en effet hurons. (Note de Voltaire).