L’Ingénu/Chapitre II

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 252-255).
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CHAPITRE II.

LE HURON, NOMMÉ L’INGÉNU, RECONNU DE SES PARENTS.


L’Ingénu, selon sa coutume, s’éveilla avec le soleil, au chant du coq, qu’on appelle en Angleterre et en Huronie la trompette du jour. Il n’était pas comme la bonne compagnie, qui languit dans un lit oiseux jusqu’à ce que le soleil ait fait la moitié de son tour, qui ne peut ni dormir ni se lever, qui perd tant d’heures précieuses dans cet état mitoyen entre la vie et la mort, et qui se plaint encore que la vie est trop courte.

Il avait déjà fait deux ou trois lieues, il avait tué trente pièces de gibier à balle seule, lorsqu’en rentrant il trouva M. le prieur de Notre-Dame de la Montagne et sa discrète sœur, se promenant en bonnet de nuit dans leur petit jardin. Il leur présenta toute sa chasse, et en tirant de sa chemise une espèce de petit talisman qu’il portait toujours à son cou, il les pria de l’accepter en reconnaissance de leur bonne réception. « C’est ce que j’ai de plus précieux, leur dit-il ; on m’a assuré que je serais toujours heureux tant que je porterais ce petit brimborion sur moi, et je vous le donne afin que vous soyez toujours heureux. »

Le prieur et mademoiselle sourirent avec attendrissement de la naïveté de l’Ingénu. Ce présent consistait en deux petits portraits assez mal faits, attachés ensemble avec une courroie fort grasse.

Mlle de Kerkabon lui demanda s’il y avait des peintres en Huronie. « Non, dit l’Ingénu ; cette rareté me vient de ma nourrice ; son mari l’avait eue par conquête, en dépouillant quelques Français du Canada qui nous avaient fait la guerre ; c’est tout ce que j’en ai su. »

Le prieur regardait attentivement ces portraits ; il changea de couleur, il s’émut, ses mains tremblèrent. « Par Notre-Dame de la Montagne, s’écria-t-il, je crois que voilà le visage de mon frère le capitaine et de sa femme ! » Mademoiselle, après les avoir considérés avec la même émotion, en jugea de même. Tous deux étaient saisis d’étonnement et d’une joie mêlée de douleur ; tous deux s’attendrissaient ; tous deux pleuraient ; leur cœur palpitait ; ils poussaient des cris ; ils s’arrachaient les portraits ; chacun d’eux les prenait et les rendait vingt fois en une seconde ; ils dévoraient des yeux les portraits et le Huron ; ils lui demandaient l’un après l’autre, et tous deux à la fois, en quel lieu, en quel temps, comment ces miniatures étaient tombées entre les mains de sa nourrice ; ils rapprochaient, ils comptaient les temps depuis le départ du capitaine ; il se souvenaient d’avoir eu nouvelle qu’il avait été jusqu’au pays des Hurons, et que depuis ce temps ils n’en avaient jamais entendu parler.

L’Ingénu leur avait dit qu’il n’avait connu ni père ni mère. Le prieur, qui était homme de sens, remarqua que l’Ingénu avait un peu de barbe ; il savait très-bien que les Hurons n’en ont point. « Son menton est cotonné, il est donc fils d’un homme d’Europe ; mon frère et ma belle-sœur ne parurent plus après l’expédition contre les Hurons, en 1669 ; mon neveu devait alors être à la mamelle ; la nourrice huronne lui a sauvé la vie et lui a servi de mère. » Enfin, après cent questions et cent réponses, le prieur et sa sœur conclurent que le Huron était leur propre neveu. Ils l’embrassaient en versant des larmes ; et l’Ingénu riait, ne pouvant s’imaginer qu’un Huron fût neveu d’un prieur bas-breton.

Toute la compagnie descendit ; M. de Saint-Yves, qui était grand physionomiste, compara les deux portraits avec le visage de l’Ingénu ; il fit très-habilement remarquer qu’il avait les yeux de sa mère, le front et le nez de feu M. le capitaine de Kerkabon, et des joues qui tenaient de l’un et de l’autre.

Mlle de Saint-Yves, qui n’avait jamais vu le père ni la mère, assura que l’Ingénu leur ressemblait parfaitement. Ils admiraient tous la Providence et l’enchaînement des événements de ce monde. Enfin on était si persuadé, si convaincu de la naissance de l’Ingénu, qu’il consentit lui-même à être neveu de monsieur le prieur, en disant qu’il aimait autant l’avoir pour son oncle qu’un autre.

On alla rendre grâce à Dieu dans l’église de Notre-Dame de la Montagne, tandis que le Huron, d’un air indifférent, s’amusait à boire dans la maison.

Les Anglais qui l’avaient amené, et qui étaient prêts à mettre à la voile, vinrent lui dire qu’il était temps de partir. « Apparemment, leur dit-il, que vous n’avez pas retrouvé vos oncles et vos tantes : je reste ici ; retournez à Plymouth, je vous donne toutes mes hardes, je n’ai plus besoin de rien au monde puisque je suis le neveu d’un prieur. » Les Anglais mirent à la voile, en se souciant fort peu que l’Ingénu eût des parents ou non en Basse-Bretagne.

Après que l’oncle, la tante, et la compagnie, eurent chanté le Te Deum ; après que le bailli eut encore accablé l’Ingénu de questions ; après qu’on eut épuisé tout ce que l’étonnement, la joie, la tendresse, peuvent faire dire, le prieur de la Montagne et l’abbé de Saint-Yves conclurent à faire baptiser l’Ingénu au plus vite. Mais il n’en était pas d’un grand Huron de vingt-deux ans comme d’un enfant qu’on régénère sans qu’il en sache rien. Il fallait l’instruire, et cela paraissait difficile : car l’abbé de Saint-Yves supposait qu’un homme qui n’était pas né en France n’avait pas le sens commun.

Le prieur fit observer à la compagnie que, si en effet M. l’Ingénu, son neveu, n’avait pas eu le bonheur de naître en Basse-Bretagne, il n’en avait pas moins d’esprit ; qu’on en pouvait juger par toutes ses réponses, et que sûrement la nature l’avait beaucoup favorisé, tant du côté paternel que du maternel.

On lui demanda d’abord s’il avait jamais lu quelque livre. Il dit qu’il avait lu Rabelais traduit en anglais, et quelques morceaux de Shakespeare qu’il savait par cœur ; qu’il avait trouvé ces livres chez le capitaine du vaisseau qui l’avait amené de l’Amérique à Plymouth, et qu’il en était fort content. Le bailli ne manqua pas de l’interroger sur ces livres. « Je vous avoue, dit l’Ingénu, que j’ai cru en deviner quelque chose, et que je n’ai pas entendu le reste. »

L’abbé de Saint-Yves, à ce discours, fit réflexion que c’était ainsi que lui-même avait toujours lu, et que la plupart des hommes ne lisaient guère autrement. « Vous avez sans doute lu la Bible ? dit-il au Huron. — Point du tout, monsieur l’abbé ; elle n’était pas parmi les livres de mon capitaine ; je n’en ai jamais entendu parler. — Voilà comme sont ces maudits Anglais, criait Mlle de Kerkabon ; ils feront plus de cas d’une pièce de Shakespeare, d’un plum-pudding et d’une bouteille de rhum que du Pentateuque. Aussi n’ont-ils jamais converti personne en Amérique. Certainement ils sont maudits de Dieu ; et nous leur prendrons la Jamaïque et la Virginie avant qu’il soit peu de temps. »

Quoi qu’il en soit, on fit venir le plus habile tailleur de Saint-Malo pour habiller l’Ingénu de pied en cap. La compagnie se sépara ; le bailli alla faire ses questions ailleurs. Mlle de Saint-Yves, en partant, se retourna plusieurs fois pour regarder l’Ingénu ; et il lui fit des révérences plus profondes qu’il n’en avait jamais fait[1] à personne en sa vie.

Le bailli, avant de prendre congé, présenta à Mlle de Saint-Yves un grand nigaud de fils qui sortait du collège ; mais à peine le regarda-t-elle, tant elle était occupée de la politesse du Huron.


  1. Plusieurs éditions de 1767 portent faites. (B.)