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L’Ingénu/Chapitre VIII

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L’Ingénu
L’IngénuGarniertome 21 (p. 267-269).
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CHAPITRE VIII.

L’INGÉNU VA EN COUR. IL SOUPE EN CHEMIN AVEC DES HUGUENOTS.


L’Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu’il n’y avait point alors d’autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s’étonna de trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu’à présent il n’y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d’en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table : les uns se plaignaient amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en pleurant :

. . . . . Nos dulcia linquimus arva,
Nos patriam fugimus[1].

L’Ingénu, qui ne savait pas le latin, se fit expliquer ces paroles, qui signifient : Nous abandonnons nos douces campagnes, nous fuyons notre patrie[2].

« Et pourquoi fuyez-vous votre patrie, messieurs ? — C’est qu’on veut que nous reconnaissions le pape. — Et pourquoi ne le reconnaîtriez-vous pas ? Vous n’avez donc point de marraines que vous vouliez épouser ? Car on m’a dit que c’était lui qui en donnait la permission. — Ah ! monsieur, ce pape dit qu’il est le maître du domaine des rois. — Mais, messieurs, de quelle profession êtes-vous ? — Monsieur, nous sommes pour la plupart des drapiers et des fabricants. — Si votre pape dit qu’il est le maître de vos draps et de vos fabriques, vous faites très-bien de ne le pas reconnaître ; mais pour les rois, c’est leur affaire ; de quoi vous mêlez-vous[3] ? » Alors un petit homme noir[4] prit la parole, et exposa très-savamment les griefs de la compagnie. Il parla de la révocation de l’édit de Nantes avec tant d’énergie, il déplora d’une manière si pathétique le sort de cinquante mille familles fugitives et de cinquante mille autres converties par les dragons, que l’Ingénu à son tour versa des larmes. « D’où vient donc, disait-il, qu’un si grand roi, dont la gloire s’étend jusque chez les Hurons, se prive ainsi de tant de cœurs qui l’auraient aimé, et de tant de bras qui l’auraient servi ?

— C’est qu’on l’a trompé comme les autres grands rois, répondit l’homme noir. On lui a fait croire que, dès qu’il aurait dit un mot, tous les hommes penseraient comme lui ; et qu’il nous ferait changer de religion comme son musicien Lulli fait changer en un moment les décorations de ses opéras. Non-seulement il perd déjà cinq à six cent mille sujets très-utiles, mais il s’en fait des ennemis ; et le roi Guillaume, qui est actuellement maître de l’Angleterre, a composé plusieurs régiments de ces mêmes Français qui auraient combattu pour leur monarque.

« Un tel désastre est d’autant plus étonnant que le pape régnant[5], à qui Louis XIV sacrifie une partie de son peuple, est son ennemi déclaré. Ils ont encore tous deux, depuis neuf ans, une querelle violente. Elle a été poussée si loin que la France a espéré enfin de voir briser le joug qui la soumet depuis tant de siècles à cet étranger, et surtout de ne lui plus donner d’argent : ce qui est le premier mobile des affaires de ce monde. Il paraît donc évident qu’on a trompé ce grand roi sur ses intérêts comme sur l’étendue de son pouvoir, et qu’on a donné atteinte à la magnanimité de son cœur. »

L’Ingénu, attendri de plus en plus, demanda quels étaient les Français qui trompaient ainsi un monarque si cher aux Hurons. « Ce sont les jésuites, lui répondit-on ; c’est surtout le P. de La Chaise, confesseur de Sa Majesté. Il faut espérer que Dieu les en punira un jour, et qu’ils seront chassés comme ils nous chassent[6]. Y a-t-il un malheur égal aux nôtres ? Mons de Louvois nous envoie de tous côtés des jésuites et des dragons. — Oh bien ! messieurs, répliqua l’Ingénu, qui ne pouvait plus se contenir, je vais à Versailles recevoir la récompense due à mes services ; je parlerai à ce mons de Louvois : on m’a dit que c’est lui qui fait la guerre, de son cabinet. Je verrai le roi, je lui ferai connaître la vérité ; il est impossible qu’on ne se rende pas à cette vérité quand on la sent. Je reviendrai bientôt pour épouser Mlle de Saint-Yves, et je vous prie à la noce. » Ces bonnes gens le prirent alors pour un grand seigneur qui voyageait incognito par le coche. Quelques-uns le prirent pour le fou du roi.

Il y avait à table un jésuite déguisé qui servait d’espion au révérend P. de La Chaise. Il lui rendait compte de tout, et le P. de La Chaise en instruisait mons de Louvois. L’espion écrivit. L’Ingénu et la lettre arrivèrent presque en même temps à Versailles.


  1. Virgile, Éclog. I, vers 3.
  2. L’édit de Nantes avait été révoqué en 1685. Voyez, tome XIV, le Siècle de Louis XIV, chapitre xxxvi.
  3. C’est la réponse de Fontenelle à un marchand de Rouen, janséniste.
  4. Ministre protestant.
  5. Innocent XI. Voyez tome XVI, page 52.
  6. Les jésuites avaient été chassés en 1764.