L’Internationale, documents et souvenirs/Tome III/V,2

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L’INTERNATIONALE - Tome III
Cinquième partie
Chapitre II
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II


D’octobre 1872 à janvier 1873.


Nous avons, dans une lettre d’Engels à Sorge, du 5 octobre 1872, le témoignage de l’impression produite sur Marx et ses quelques fidèles par le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier. Engels écrit :


Cher Sorge, On vous[1] taille de la besogne. Ci-joint la traduction de deux articles de la Federacion, le journal d’Alerini. Les Belges, eux, ne sont pas bien redoutables. D’après des lettres récemment reçues, ils sont déjà effrayés de leur propre audace et ne savent pas comment se tirer d’embarras. Par contre, les décisions des Jurassiens, qui, prises par un Congrès fédéral, déclarent ouvertement la rébellion, ne peuvent pas être passées sous silence. Nous avons immédiatement écrit à Genève pour avoir le dernier Bulletin jurassien, et nous te l’enverrons dès qu’il sera arrivé. Il est très bon que ces messieurs déclarent ouvertement la guerre, et nous donnent eux-mêmes un motif suffisant pour les mettre à la porte (sie an die Luft zu setzen). Une action prompte et énergique contre ces Urkrakeeler[2], dès que vous aurez entre les mains les pièces probantes, est, à notre avis, tout indiquée, et suffira probablement à rompre le Sonderbund menaçant (den drohenden Sonderbund zu sprengen).


Engels se trompait sur les dispositions des Belges. Une lettre écrite par un international de Verviers (Florent Flinck), et publiée dans le Bulletin du 15 octobre 1872, les montre au contraire très résolus : Flinck dit qu’il « voudrait voir figurer à l’ordre du jour du Congrès qui va se tenir cette grave question : L’an-archie opposée à l’autoritarisme ». D’Anvers, un des délégués belges au Congrès de la Haye écrivait au Bulletin : « À Anvers et à Gand les travailleurs approuvent tout à fait l’attitude de la minorité du Congrès de la Haye vis-à-vis du Conseil général ; ils applaudissent à nos déclarations, et nul doute qu’au prochain Congrès les prétentions des autoritaires ambitieux seront réduites à zéro. Nous avons reçu de Hollande de nouvelles adhésions à l’Internationale, et de nouvelles sections vont y être fondées. Dans la Belgique flamande, les travailleurs industriels et agricoles secouent leur torpeur, des sections sont en formation dans les campagnes où, cependant, la prétraille avait jusqu’à présent su préserver le pays de cette peste socialiste personnifiée par l’Internationale... D’ici au prochain Congrès nous verrons qui aura obtenu les meilleurs résultats, ou de nous, les organisateurs de la révolution, ou des contre-révolutionnaires marxistes, lorsque sonnera l’heure de la lutte à outrance. » L’Internationale, de Bruxelles, publiait l’article suivant :


Le mouvement anti-autoritaire est toujours en bonne voie. Les nouvelles des diverses contrées où l’Association compte le plus grand nombre de membres sont excellentes ; et bientôt, sans doute, on aura complètement oublié qu’il existe à New York un Conseil général héritier de celui de Londres et des vues politiques des hommes qui le composaient. Dans quelque temps, se rendant mieux compte des conséquences du Congrès de la Haye, on reconnaîtra qu’il s’y est fait au moins un travail utile et salutaire : la division nette et précise des politiqueurs et des autoritaires, d’un côté, et, de l’autre, des travailleurs qui veulent la Révolution sociale, et qui ne veulent pas autre chose.


Et l’Internationale annonçait que, pour ses débuts, le nouveau Conseil général jouait de malheur : deux des élus, le Français David, membre de la Section de New York, et l’Américain Ward, avaient refusé d’y siéger.

Voici ce qu’avait écrit David, à la date du 1er octobre :


Les décisions prises au Congrès de la Haye n’étant, comme celles du Congrès de New York [du 6 juillet], que le résultat d’une conspiration où les principes inscrits dans nos statuts généraux ont été insolemment foulés aux pieds, au profit d’une coterie avide d’autorité, je refuse de siéger au Conseil général issu de ce Congrès, dont tant d’entre nous attendaient une réconciliation générale, une réorganisation solide, éminemment révolutionnaire, préconisant des moyens pratiques... Je cesse en même temps de siéger au Conseil fédéral du Tenth Ward Hotel, composé des mêmes hommes formant le Conseil général, qui sont à la complète dévotion de Karl Marx et n’agissent que sous son impulsion morale.

Je ne me sens aucune disposition à servir sous la bannière du dénonciateur de l’Alliance socialiste espagnole. Quelque grand que soit son génie, je ne saurais l’estimer après les actes qu’il a commis avant et durant le Congrès de la Haye.

Je ne saurais non plus marcher à côté des hommes qui consentent à lui servir de compères dans la pitoyable comédie qu’il joue en ce moment au détriment de l’Internationale et du mouvement socialiste universel.


L’Américain Ward, de son côté, écrivait :


Les principes de l’Internationale, mis en discussion dans les différents Congrès, avaient été adoptés avec contentement par les internationaux. Ils étaient fondés sur l’idée de l’autonomie complète des sections, qui avaient le droit de s’organiser comme bon leur semblait, d’accord avec les principes généraux qui étaient leur loi commune.

Personne ne trouvait à redire à cette organisation, et la grande Association internationale des ouvriers prospérait.

Mais, par un manque de sagesse, on créa un Conseil général avec pouvoir de s’ingérer dans les affaires des Conseils fédéraux et des sections. Il en est résulté une guerre furieuse de rivalités nationales, de suspicions et de calomnies personnelles. Le Conseil général a oublié les principes, les a répudiés, et ne s’occupe plus maintenant que de la tâche de gouverner avec une autorité suprême.


En conséquence, Ward déclarait qu’il ne voulait pas faire partie d’une institution aussi contraire à l’esprit de l’Internationale, et que, loin de se tenir pour honoré de sa nomination, il avait des raisons de croire que son nom n’avait été introduit dans la liste des élus que par des motifs de stratégie, qu’il était de son devoir de déjouer en disant publiquement toute sa pensée à ce sujet.


On a vu que la majorité du Congrès de la Haye n’avait élu que douze membres du nouveau Conseil général, et avait stipulé que ce Conseil serait tenu de s’adjoindre lui-même trois autres membres (voir t. II, p. 343) : cette mesure, dans l’intention de ceux qui la firent voter, avait pour but de permettre l’entrée de Sorge au Conseil ; et, en effet, dès sa première séance, le nouveau Conseil s’adjoignit Sorge et lui remit les fonctions de secrétaire général. Une fois constitué, le Conseil lança une circulaire ou adresse datée du 20 octobre, et rédigée par Sorge, dans laquelle il annonçait entre autres que, par une décision du Congrès de la Haye, « l’action politique avait été rendue obligatoire », action qui devait être menée sous la direction suprême du Conseil général (voir le discours de Sorge à la Haye, t. II, pages 337-338), et que les sections auraient à consulter le Conseil général « avant d’engager l’Association dans une action publique et avant d’entrer dans de nouveaux champs d’activité[3] ».


Dans les premiers jours qui suivirent le Congrès de la Haye, le Conseil fédéral anglais vota un blâme à Karl Marx, pour avoir dit au Congrès, lors du débat sur les mandats, que « tous ceux qu’on appelle les leaders du mouvement ouvrier en Angleterre sont des hommes vendus à Gladstone et à d’autres politiciens bourgeois ». En racontant cet incident à Sorge, Engels écrit (lettre du 21 septembre 1872) : « Ces gaillards-là, Hales, Mottershead, Eccarius, etc., sont furieux parce qu’on leur a retiré des mains le Conseil général ». Cette assertion d’Engels est manifestement fausse, car tous avaient insisté pour que le Conseil général ne fût plus à Londres (voir t. II, p. 326).

Marx et Engels essayèrent d’obtenir que les Sections anglaises désavouassent le Conseil fédéral ; mais ils eurent beau faire agir leurs quelques fidèles, la grande majorité se rangea du côté du Conseil. Une lettre adressée, le 21 octobre 1872, par John Hales, secrétaire correspondant du Conseil fédéral anglais, au Conseil fédéral belge, à l’occasion de différentes grèves à Londres et à Liverpool, — lettre publiée par le journal l’Internationale, — fit connaître sur le continent l’attitude que les Sections anglaises venaient de prendre à l’égard des autoritaires ; Hales écrivait :


J’ai l’avantage de vous informer que le Conseil fédéral anglais a pris la résolution de correspondre directement avec toutes les Fédérations de l’Association, et d’échanger ses journaux avec les leurs. En conséquence, je vous enverrai directement l’International Herald, et je serai heureux de recevoir en échange quelquefois des lettres de vous, et de coopérer avec vous, de quelque manière que ce soit, à l’avancement de la cause pour laquelle nous travaillons...

Maintenant que le Conseil général n’est plus ici, je puis affirmer que nous allons faire plus de progrès que nous n’en aurions pu faire s’il était resté près de nous. L’autorité que le Conseil général avait concentrée dans ses mains d’une manière si fatale avait paralysé le mouvement en Angleterre. À présent, nos fers sont brisés, et j’espère qu’avant le prochain Congrès le mouvement anglais sera digne d’être cité à la tête de l’armée du travail.


Dans les premiers jours de novembre, les blanquistes, brouillés avec Marx depuis le tour que celui-ci leur avait joué à la Haye (voir t. II, p. 343), publièrent à Londres une brochure, rédigée par Vaillant, intitulée Internationale et Révolution, pour expliquer les raisons qui les avaient fait se séparer de la coterie marxiste. Notre Bulletin apprécia en ces termes cette manifestation :


Les Jacobins s’en vont.

Les citoyens Ranvier, Vaillant et quelques autres délégués au Congrès de la Haye, qui y ont voté avec la majorité, viennent de publier une brochure dans laquelle ils annoncent qu’ils se retirent de l’Internationale.

Ces citoyens sont des jacobins, des politiques autoritaires ; c’est dire qu’il n’y a rien de commun entre leur manière de concevoir la révolution et la nôtre. Et cependant ils portent sur Karl Marx et le Congrès de la Haye un jugement aussi sévère que celui de la minorité socialiste fédéraliste.

Ils accusent Marx de s’être servi d’eux contre la minorité, et de les avoir ensuite joués par le vote qui a transféré le Conseil général en Amérique. Ce transfert leur a ouvert les yeux sur les visées de Karl Marx, qui voulait absolument garder le Conseil général sous son influence personnelle, et qui a imaginé de le placer à New York, sous la direction de son homme lige, le caporal Sorge, comme l’appelait un délégué anglais au Congrès de la Haye, parce que, si le Conseil général était resté à Londres, Marx courait le risque de voir les ouvriers anglais et les réfugiés français y prendre la haute main.

Et voilà ce que disent une partie de ceux qui se sont aidés à faire le coup d’État de la Haye. Dépités de s’être vu jouer, ils viennent révéler le secret de la comédie, pour employer leurs propres expressions. C’est très édifiant, en vérité.

Du moins ces jacobins sont logiques. Ils avaient rêvé de transformer l’Internationale en une association politique, instrument discipliné entre les mains de quelques chefs, futurs hommes d’État de la révolution. Ils n’y ont pas réussi, — ils se retirent : à la bonne heure.

Débarrassée des jacobins, il ne reste plus à l’Internationale d’autres ennemis intérieurs que la coterie de Marx. Mais, si nous jugeons par ce qui se passe dans toutes les fédérations, cette coterie est réduite à l’impuissance, et toutes ses manœuvres souterraines ne lui permettront pas de ressaisir une autorité que la Déclaration de la minorité de la Haye a brisée pour jamais.


Engels écrivit à Sorge (16 novembre 1872), à propos du manifeste blanquiste : « Serraillier va répondre dans la Liberté et dans l’Égalité à ces fadaises (Machwerk)... La brochurette te divertira ; Vaillant y déclare que toutes nos théories économiques et sociales sont des découvertes blanquistes. Outre Paris, où le long Walter[4] est leur agent, ils ont déjà suscité des noises en différents endroits. Bien qu’ils ne soient pas dangereux, il ne faut pas leur fournir les moyens d’en susciter davantage : aussi ne devras-tu communiquer aucune adresse à Dereure. » Un peu plus tard (7 décembre), à propos de la réplique aux blanquistes, que Serraillier avait envoyée à l’Égalité de Genève, jadis le docile organe de Marx, Engels écrit : « Les ânes de l’Égalité disent que c’est trop personnel, et ne veulent pas l’insérer ». La dissidence entre les marxistes et les hommes du Temple-Unique ne devait pas tarder à s’accentuer.


Le Conseil général de New York avait été créé pour servir de simple prête-nom : l’autorité réelle devait rester entre les mains qui l’avaient jusqu’alors détenue. À cet effet, le Conseil fut invité par Marx et Engels à choisir des représentants auxquels il donnerait des pleins-pouvoirs : Marx pour l’Allemagne[5], Engels pour l’Italie, Serraillier pour la France. Engels, dans ses lettres à Sorge, l’entretient non seulement de l’Italie, mais de toutes les intrigues nouées dans les divers pays d’Europe. Voici quelques extraits amusants de sa correspondance :

« Bignami est le seul individu qui ait pris notre parti en Italie, — écrit Engels le 2 novembre 1872,— quoique pas très énergiquement jusqu’à présent. Dans son journal la Plebe (de Lodi). il a imprimé mon rapport sur le Congrès de la Haye, et une lettre que je lui ai écrite. Comme je dois lui envoyer des correspondances nous avons son journal entre les mains. Mais il se trouve au beau milieu des « autonomes », et doit prendre encore certaines précautions. » — Le 16 novembre : « Examinez s’il n’y aurait pas lieu de m’envoyer des pleins-pouvoirs pour l’Italie. Avec la lutte qu’il y a dans ce pays, où nos gens ne forment qu’une très petite minorité, il serait très désirable qu’on pût intervenir promptement. Je continue, il est vrai, ma correspondance privée, j’écris aussi dans la Plebe ; mais sans pleins-pouvoirs je ne puis pas agir sur des sections qui, comme celle de Turin, paraissent vouloir tomber entièrement et ne donnent d’elles aucune nouvelle, comme c’est trop souvent le cas en Italie. » — Le 14 décembre, Engels annonce que le n° 118 de la Plebe, qui contenait la circulaire du Conseil général, a été saisi, et Bignami arrêté, et ajoute : « Naturellement nous tirerons tout le parti possible de cette histoire (wir schlagen natürlich alles mögliche Kapital aus dieser Geschichte) ; elle va être publiée immédiatement dans le Volksstaat et la Emancipacion, pour faire voir qui sont ceux que les gouvernements regardent comme dangereux, du Conseil général et de ses adhérents, ou bien des alliancistes. Il ne pouvait rien nous arriver de plus heureux en Italie. » — Le 4 janvier 1873 : « Bignami me bombarde de lettres réclamant des secours pour lui et trois autres prisonniers. Nous lui avons envoyé un peu d’argent, et nous avons écrit pour lui en Espagne et en Allemagne. Seulement on ne peut pas tirer grand chose de là, ils ont eux-mêmes assez de dépenses de cette espèce. Mais en Amérique on devrait faire quelque chose. Il est de la plus haute importance que Lodi soit soutenu du dehors : c’est notre poste le plus solide en Italie, et, maintenant que Turin ne donne plus signe de vie, le seul sur lequel nous puissions compter. À Lodi on peut obtenir un résultat beaucoup plus important, et avec moins d’argent, qu’avec la grève des bijoutiers de Genève, de laquelle Outine, à son ordinaire, prétend que dépend l’existence de l’Internationale genevoise. Ces Genevois sont sous ce rapport comme les Belges, ils ne font jamais rien et réclament toujours tout. Avec la moitié de ce qu’on sacrifierait inutilement pour Genève, ou moins encore, on pourrait obtenir en Italie un succès colossal. Pense à la rage des alliancistes, s’ils pouvaient lire dans la Plebe : Soscrizione per le famiglie, etc. : Ricevuto dal Consiglio générale dell’ Int., Nueva York, tant et tant de Lire, et si le Conseil général de l’Internationale prouvait subitement son existence de cette manière ! Ainsi, faites ce que vous pourrez ! C’est à cause de votre circulaire que ces gens sont en prison, donc vous leur devez bien cela. Assurément il doit y avoir moyen de ramasser chez vous 30 ou 50 dollars ; mais, peu ou beaucoup, envoyez quelque chose et tout de suite, en promettant, si possible, encore d’autres envois ultérieurs. Si nous perdons Lodi et la Plebe, nous n’aurons plus un seul pied-à-terre[6] en Italie : dites-vous bien ça ! » Cet appel fut entendu ; mais, puisqu’on lui disait qu’à Lodi on pouvait « obtenir beaucoup avec peu d’argent », Sorge jugea qu’un rabais sur la somme demandée n’empêcherait pas la réussite du plan ; en conséquence, il répondit, le 12 février, en envoyant 20 dollars seulement à Engels. Dans l’intervalle, Bignami était sorti de prison ; sur quoi Engels écrivit à Sorge le 20 mars : « Quand ta lettre du 12 février est arrivée, les prisonniers étaient relâchés et Bignami signait de nouveau comme rédacteur. J’ai donc pris sur moi, l’argent n’étant plus nécessaire, de ne pas envoyer les 20 dollars, d’autant plus que le Conseil général en trouvera bien l’emploi pour ses propres besoins. » Il n’est pas d’économies négligeables ! Deux jours après, dans une nouvelle lettre, Engels ajoutait : « J’ai oublié de te dire, à propos des 20 dollars non expédiés à Lodi, que ces gens ont reçu, pendant leur mésaventure (Pech) : d’ici, 50 francs ; du Comité du Parti social-démocratique d’Allemagne, 20 thalers (75 fr.) ; d’Oberwinder à Vienne 50 florins (125 fr.), soit en tout 250 francs, ce qui m’a paru suffisant pour une affaire si bénigne, trois des prisonniers ayant été relâchés déjà au bout de quinze jours, et Bignami seul ayant été gardé en prison pendant six semaines. »

Sur l’Espagne, voici ce qu’on trouve dans les lettres d’Engels :

Du 31 octobre 1872: « Il n’y a en Espagne que deux fédérations locales qui reconnaissent franchement et entièrement les décisions du Congrès de la Haye et le nouveau Conseil général ; la Nouvelle fédération madrilène[7], et la fédération d’Alcalá de Hénarès... L’organe de la Nouvelle fédération madrilène, la Emancipacion, est peut-être le meilleur journal que possède l’Internationale tout entière. Son rédacteur actuel, José Mesa, est incontestablement l’homme le plus important parmi les nôtres en Espagne, tant par le caractère que par le talent, et c’est véritablement un des meilleurs dans l’Internationale entière. J’ai envoyé à la Emancipacion un rapport sur le Congrès, et d’autres articles, et je continuerai à faire de même, car Mesa, malgré son étonnante énergie, ne peut pas tout faire à lui seul. » Le 10 novembre, Engels, optimiste, annonce que l’Espagne, qui avait semblé perdue, sera bientôt reconquise : « Les fédérations de Gracia (100 membres), de Tolède (200 membres), de Cadalona et de Dénia près Barcelone, se sont prononcées pour nous. À Valencia, une forte fraction de la fédération locale nous appartient, de même à Cadix. La vente de la Emancipacion — qui était en train de mourir et que nous maintenons en vie par de l’argent envoyé d’ici — a beaucoup augmenté (à Cadix, Valencia et Gracia 150 exemplaires)... Les choses vont bien ; au pis aller, nous conserverons en Espagne une très respectable minorité, qui se séparera des autres ;... et tout cela nous le devons à l’énergie du seul Mesa, qui a dû tout exécuter à lui seul. Mora est faible, et a été un moment vacillant. » — Du 7 décembre : « Le Conseil fédéral espagnol a convoqué pour le 25 décembre un Congrès régional à Cordoue, qui aura pour ordre du jour de choisir entre les décisions de la Haye et celles de Saint-Imier. La Nouvelle fédération madrilène vient de déclarer qu’en agissant ainsi, le Conseil fédéral a violé les statuts généraux et les statuts espagnols, et qu’il est en conséquence déchu de son mandat ; et elle invite les autres fédérations locales à élire un nouveau Conseil fédéral provisoire. Cette démarche décisive va mettre de la clarté dans la situation. Toutefois, une partie de nos gens en Espagne — spécialement les ouvriers catalans — sont d’avis de prendre part au Congrès de Cordoue ; ceux-là ne se rallieront donc pas à nous pour le moment. Les alliancistes précipitent les choses, dans l’espoir d’avoir la majorité à Cordoue, et ils y réussiront probablement ; alors les Catalans passeront formellement de notre côté. » L’événement, hélas ! devait apporter à Engels une cruelle déception.

En France, les choses ne marchaient pas à souhait :

Du 16 novembre : « À mon avis, vous devez absolument envoyer à Serraillier des pleins-pouvoirs pour la France. Une correspondance de ce genre ne peut pas du tout être conduite d’Amérique ; seulement il faut lui imposer la condition de vous envoyer un rapport tous les mois. Vous n’en trouverez pas de meilleur que lui. Dupont est trop négligent, si on ne le secoue pas tous les jours, et il se passe souvent une quinzaine sans que nous le voyions. » — Du 7 décembre : « Malgré les intrigues des Jurassiens et des blanquistes, les choses vont bien dans le Midi ; il s’y réunira ces jours-ci un Congrès, qui reconnaîtra les décisions de la Haye et qui votera probablement une adresse au Conseil général. Mais les gens demandent qu’il y ait ici quelqu’un muni de pleins-pouvoirs, avec la faculté de déléguer à d’autres, en France, des pleins-pouvoirs temporaires[8]. » — Du 7 décembre : « Les pleins-pouvoirs pour Serrailler, pour la France, sont absolument nécessaires, si vous ne voulez pas que tout périclite. Serraillier continue assidûment sa correspondance, et nous lui envoyons de l’argent pour cela ; mais il n’est qu’un simple particulier, tant qu’il n’a pas les pleins-pouvoirs, et les gens en France, malgré toute leur autonomie, veulent être dirigés par un représentant du Conseil général. » — Du 14 décembre : « Les pleins-pouvoirs pour Serraillier sont chaque jour plus nécessaires. Les Jurassiens ici, les blanquistes là, minent le terrain (wühlen) dans toute la France et font des progrès, et Serraillier ne reçoit déjà plus de réponses de différentes sections, parce qu’il ne peut écrire que comme simple particulier. Si vous différez encore, la France sera presque entièrement perdue pour nous, et au prochain Congrès la majorité aura passé de l’autre côté (und auf dem nächsten Kongress wird der Spiess umgekehrt). »

En Angleterre, la situation devenait de plus en plus fâcheuse pour les marxistes, et Engels le constatait (lettre à Sorge du 10 novembre) : « Par la mollesse des meilleurs parmi les Anglais, Hales et Mottershead ont réussi à s’emparer complètement du Conseil fédéral. Une masse de délégués de sections imaginaires[9] ont assuré momentanément à Hales la majorité ; il est secrétaire et caissier en une seule personne, et fait tout ce qu’il veut, comme le montre le compte rendu publié dans l’International Herald d’aujourd’hui. La seule chose que nous puissions faire, c’est de maintenir groupés les meilleurs éléments, jusqu’à ce que ces coquins se prennent mutuellement aux cheveux, ce qui ne manquera pas d’arriver bientôt. Give them rope enough, and they will hang themselves[10]. »

La lettre suivante, adressée par John Hales au Comité fédéral jurassien, et publiée dans le Bulletin, montrera qu’Engels avait en effet de quoi n’être pas content :


Association internationale des travailleurs.
Conseil fédéral anglais.

Londres, le 6 novembre 1872.

Au Comité fédéral de la Fédération jurassienne.

Chers citoyens,

Je viens vous accuser réception des exemplaires de votre Bulletin contenant le compte-rendu du Congrès de la Haye et les résolutions adoptées au Congrès que vous avez tenu à Saint-Imier. Conformément à votre demande, nous en avons envoyé un exemplaire à chacune de nos sections, en les accompagnant de quelques remarques de notre part. Jusqu’à présent aucune décision n’a été prise à l’égard des résolutions de Saint-Imier, les membres de notre Conseil fédéral étant en faveur d’une politique expectante. En attendant, nous nous organisons solidement pour être prêts en toute occurrence.

Nous combattrons aussi énergiquement que vous-mêmes pour le principe fédératif et l’autonomie des sections, mais en même temps nous ne sommes pas d’accord avec vos idées sur la politique. Nous croyons complètement à l’utilité de l’action politique, et je crois que chaque membre de notre Fédération en est persuadé ; car nous avons obtenu quelques-uns de nos meilleurs résultats par les concessions et les craintes des classes possédantes... Nous sentons que nous devons nous emparer du pouvoir politique avant de pouvoir accomplir notre propre émancipation. Nous croyons que vous seriez arrivés à la même opinion que nous, si vous vous trouviez placés dans le même milieu, et nous pensons que les événements donneront raison à nos idées.

Mais en même temps nous reconnaissons votre loyauté, et nous admettons parfaitement qu’il puisse y avoir une semblable différence d’opinion quant à la politique à suivre pour réaliser les grands principes pour lesquels nous luttons les uns et les autres. C’est une preuve de plus que le principe fédératif est le seul sur lequel notre Association puisse être basée. Comme le citoyen Guillaume l’a dit à la Haye, « l’Internationale est le produit de notre vie de tous les jours, c’est une nécessité causée par les conditions dans lesquels nous vivons ». Les choses étant ainsi, il est certain qu’il serait impossible d’adopter une politique uniforme qui serait applicable à tous les pays et à toutes les circonstances.

Le Congrès de la Haye, qui devait et qui aurait pu apaiser les différends qui malheureusement avaient éclaté dans nos rangs, s’il avait été organisé d’une manière honnête, n’a fait que prouver que l’internationalisme est incompatible avec le système des intrigues secrètes.

Ce Congrès nous a au moins rendu un service. Il a démasqué l’hypocrisie des hommes de l’ancien Conseil général, de ces hommes qui cherchaient à organiser une vaste société secrète dans le sein de notre Association, et cela sous le prétexte de détruire une autre société secrète dont ils avaient inventé l’existence pour les besoins de leur cause[11].

Celui qui n’a pas connu de près le défunt Conseil général ne peut pas se faire une idée de la manière dont les faits y étaient dénaturés et dont les renseignements qui auraient pu nous éclairer y étaient interceptés. Il n’a jamais existé de conspiration secrète dont l’action ait été plus occulte que celle de l’ex-Conseil général. C’est ainsi, par exemple, que, lorsque j’étais secrétaire général de ce Conseil[12], je n’ai jamais connu et je n’ai jamais pu obtenir les adresses des Fédérations du continent[13]. Autre exemple : Un jour le Conseil fédéral anglais reçut une lettre très importante du Conseil fédéral espagnol ; mais le signataire de cette lettre, le citoyen Anselmo Lorenzo, avait oublié de donner son adresse dans la lettre ; le Conseil fédéral anglais pria alors le citoyen Engels, qui était à cette époque secrétaire correspondant du Conseil général pour l’Espagne, de lui donner l’adresse du Conseil fédéral espagnol : le citoyen Engels refusa formellement. Dernièrement il nous a fait le même refus à l’égard du Conseil fédéral de Lisbonne. Les membres anglais du Conseil général entendaient parler de temps en temps de la Fédération jurassienne : on la leur représentait comme n’étant composée que d’une poignée de charlatans doctrinaires qui cherchaient constamment à semer la discorde dans notre sein, mais qui n’y réussissaient pas, parce qu’ils n’avaient aucun ouvrier avec eux. Quand nous avons enfin connu la réalité, nous avons su que c’était, en cette chose comme en beaucoup d’autres, précisément le contraire qui était le vrai.

Quoique différant avec vous sur certains points, comme je vous l’ai dit, le Conseil fédéral anglais sera très heureux de correspondre directement avec vous, et de travailler d’accord avec vous à tout ce qui pourra servir à l’avancement de nos principes.

Salut cordial de votre ami et compagnon dans la cause du travail,

John Hales.

26, Baroness Road, Columbia Market, Londres E.


Le Comité fédéral jurassien adressa au Conseil fédéral anglais la réponse suivante, qui, naturellement, n’était pas l’œuvre du seul Schwitzguébel :


Sonvillier, 17 novembre 1872.

Chers compagnons,

Nous avons lu avec un vif plaisir la lettre que votre secrétaire John Hales nous a adressée en date du 6 courant pour nous accuser réception des documents envoyés par nous et nous assurer de vos sentiments d’amitié et de solidarité. Nous voyons dans ce fait d’une correspondance directe entre les ouvriers anglais et les ouvriers jurassiens le gage certain d’une organisation toujours plus solide de l’Internationale et d’une union toujours plus intime de ses sections. Les divisions intestines dont on avait fait grand bruit et qui avaient tant réjoui la bourgeoisie étaient, tout le prouve aujourd’hui, beaucoup plus apparentes que réelles : ce n’était que l’œuvre de quelques hommes intéressés à faire croire qu’elles existaient et qui pratiquaient la maxime : Diviser pour régner. Aujourd’hui que ces hommes ont disparu, et que les divers pays ont pu enfin échanger leurs idées sans intermédiaire et se voir face à face, tous ces internationaux qu’on avait cherché à animer les uns contre les autres s’aperçoivent que leurs prétendues inimitiés n’existaient pas, que de part et d’autre il n’y a que des sentiments fraternels, que les aspirations, le but, les intérêts sont les mêmes ; ils se tendent la main avec joie, et l’Internationale, un instant compromise par quelques intrigants, est sauvée.

Recevez donc, ouvriers anglais, vous que plus que tous les autres on avait cherché à faire passer pour les ennemis jurés de la Fédération jurassienne, recevez le salut le plus cordial de la classe ouvrière de notre contrée.

Toutefois, si nos aspirations sont les mêmes, nous différons, comme vous le dites, sur les moyens à employer pour atteindre le but. Mais si nous avons adopté chez nous une ligne de conduite qui nous paraît nécessitée par les circonstances, l’idée ne nous viendra jamais de blâmer les ouvriers anglais de suivre une tactique différente ; vous êtes seuls juges de ce qu’il est utile et opportun de faire chez vous, et, comme vous le dites très bien, si nous étions à votre place, subissant l’influence du milieu dans lequel vous vivez, de vos conditions industrielles spéciales, de vos traditions historiques, ayant à combattre, outre les seigneurs de la banque et de l’usine, la vieille féodalité terrienne et toutes les institutions du moyen âge qui pèsent encore sur vous, probablement nos idées se seraient modifiées.

Et si vous viviez dans les républiques suisses, sous nos institutions démocratiques dans la forme, institutions grâce auxquelles le peuple, qui se croit libre, ne s’aperçoit pas de sa servitude économique, et se laisse docilement embrigader par les charlatans politiques qui ont besoin de lui pour escalader le pouvoir ; — si vous viviez dans ce milieu-là, vous éprouveriez sans doute comme nous le besoin de protester contre l’immorale comédie du suffrage universel, et de répéter aux ouvriers de notre pays que la première chose à faire, pour travailler à leur émancipation, est de se débarrasser des intrigants politiques qui cherchent à escamoter les questions sociales, et que, pour se débarrasser d’eux, le moyen le plus simple est de leur refuser leurs votes. Si les ouvriers de Paris n’avaient pas voté autrefois pour Jules Favre, Jules Simon et autres de la même clique, ils ne fussent pas devenus plus tard les victimes de ces misérables, dans lesquels ils s’étaient donné des maîtres en leur accordant leurs suffrages.

Du reste, nous vous le répétons, nous reconnaissons de la façon la plus complète le droit des ouvriers anglais à adopter une tactique différente, et nous croyons même qu’il est utile qu’ils tentent cette expérience. Nous verrons ainsi qui de vous ou de nous atteindra le plus vite et le plus sûrement le but, et les premiers arrivés tendront la main à leurs frères restés en arrière.

Ce que nous vous disons en ce moment, nous le disions déjà en 1870, au moment où l’on nous représentait à vous comme des doctrinaires intolérents ; et si alors nous avions pu, comme aujourd’hui, correspondre directement avec vous sans passer par l’intermédiaire de la police secrète de M. Marx, bien des choses fâcheuses eussent été évitées. Permettez-nous de vous citer ce que disait, sur cette question, notre organe d’alors, la Solidarité ; vous verrez si notre langage n’était pas absolument conforme à celui que vous tenez vous-mêmes à cette égard dans votre lettre :

« Nous devons compter avec les faits existants, disait la Solidarité (numéro du 4 juin 1870). Et c’est pourquoi nous déclarons que si les Anglais, les Allemands, les Américains ont un tempérament qui leur fait voir les choses autrement que nous, si leur conception de l’État diffère de la nôtre, si enfin ils croient servir la cause du travail au moyen des candidatures ouvrières, nous ne pouvons pas leur en savoir mauvais gré. » [Suit la reproduction du passage de la Solidarité, jusqu’à la fin de l’article, qui se termine ainsi : « Rappelons-nous... que ce qui convient à certains groupes d’hommes peut n’être pas approprié à d’autres, et laissons chaque groupe choisir en toute liberté l’organisation, la tactique et la doctrine qui résultent pour lui de la force des choses[14] ».]

Voilà ce que disaient, il y a deux ans et demi, les doctrinaires du Jura. Jugez s’ils méritaient d’être anathématisés comme des agents de discorde, ou si leur esprit était conforme, dès cette époque, aux vrais principes de l’Internationale.

Les faits que vous nous racontez au sujet de la conspiration jésuitique organisée par MM. Marx et Engels ; ce fait incroyable, entre autres, que les adresses des Fédérations du continent restaient un secret pour ceux qui n’étaient pas du complot, et que le secrétaire du Conseil général n’a jamais pu obtenir qu’on les lui communiquât ; tout cela met en lumière avec plus d’évidence que jamais une chose dont vous vous êtes aperçus comme nous, et dont, pour notre part, nous avions les preuves en mains depuis longtemps : l’existence d’un vaste système d’intrigues secrètes au sein de l’Internationale, dans le but d’assurer la domination de M. Marx sur notre Association. Et l’acharnement de ces intrigants à dénoncer l’existence d’une soi-disant Alliance secrète n’est, comme vous nous le dites en d’autres termes, que la répétition de la manœuvre bien connue du filou qui crie Au voleur ! pour détourner l’attention.

Nous vous remercions de l’envoi de votre journal, the International Herald, et nous avons été heureux d’y lire les progrès que l’Internationale fait en Angleterre. Nous espérons que vous nous tiendrez au courant de tout ce qui se passera dans notre pays intéressant la cause ouvrière, et dans ce but nous vous soumettrons une idée : Chaque Conseil fédéral ne pourrait-il pas, une fois par mois, rédiger une circulaire rendant compte de la situation de sa région, et adresser un exemplaire de cette circulaire aux autres Conseils fédéraux ? Nous pourrions de cette manière, sans avoir besoin de centraliser les renseignements au moyen d’un Conseil général, nous tenir mutuellement au courant de tout ce qui se passe, et la vie créée de cette façon amènerait une union et une solidarité toujours plus grandes entre les Fédérations des divers pays.

Nous vous prions de mettre cette idée à l’étude, et, en attendant votre réponse, nous vous présentons notre salut fraternel.

Au nom et par ordre du Comité fédéral jurassien,

Le secrétaire correspondant :

Adhémar Schwitzguébel.


Cependant Marx préparait contre le Conseil fédéral anglais un coup d’État semblable à celui qui avait été exécuté, l’hiver précédent, à New York, contre le Conseil fédéral américain[15]. Il réussit à faire entrer dans le Conseil anglais quelques hommes à lui, Dupont, Murray, Milner, etc., et à gagner à sa cause le propriétaire de l’International Herald, le publiciste Riley. À la suite de l’insertion, dans l’International Herald du 23 novembre, d’un article mensonger sur une conférence faite à Nottingham par un agent de Marx, De Morgan, ce journal cessa, à partir de son numéro du 30 novembre, d’être l’organe du Conseil fédéral[16]. Le Conseil alors, quittant « l’attitude expectante », décida de convoquer pour le 5 janvier 1873 un Congrès de la Fédération anglaise, auquel serait soumise la question de l’adoption ou du rejet des résolutions de la Haye. La circulaire de convocation (10 décembre) était signée de vingt-deux membres du Conseil, parmi lesquels Hales, Jung, Mottershead, Roach, Mayo, Bennett. Les membres formant la minorité, Dupont, Lessner, Vickery, et quelques autres, se séparèrent alors de leurs collègues ; et ces sécessionnistes, après s’être arrogé (12 décembre) le titre de Conseil fédéral anglais, publièrent une contre-circulaire où il était dit que la convocation d’un Congrès anglais, pour discuter les décisions du Congrès de la Haye, était illégale. Une seconde contre-circulaire, disant les mêmes choses, fut publiée sous le nom de la « Section étrangère de Manchester[17] ». Mais le 23 décembre la majorité du Conseil se réunit de nouveau, décida la convocation du Congrès anglais pour le 26 janvier, et nomma une Commission exécutive de six membres chargée de préparer ce Congrès. Cette Commission, composée de Foster, Pape, Jung, Hales, Mayo et Grout, publia en janvier un Appel aux Sections anglaises, contenant des détails circonstanciés sur l’intrigue marxiste et sur la scission que cette intrigue avait réussi à produire en Angleterre. Le Bulletin donna une analyse de ce document, où sont racontés les détails de toute cette histoire, et je reproduis ci-dessous les parties essentielles de notre article :


L’Internationale en Angleterre.

Le Conseil de la Fédération anglaise de l’Internationale s’est prononcé, comme on le sait, contre le Congrès de la Haye. Il a convoqué à Londres, pour le 5 janvier 1873, un Congrès des Sections anglaises pour lui soumettre la question. Ceci n’a pas été du goût de Marx, qui comptait quelques amis au sein du Conseil fédéral anglais ; ces amis, à la tête desquels sont Lessner et Eugène Dupont, ont fait bande à part, et ont publié une protestation contre la convocation du Congrès. Rien de plus permis, à coup sûr ; mais ces protestants ont cru devoir en même temps prendre pour eux le titre de Conseil fédéral anglais, bien qu’ils ne fussent qu’une petite minorité de ce Conseil. C’est la répétition du coup d’État exécuté en 1871 par Sorge contre le Conseil fédéral américain.

Ce procédé a engagé le véritable Conseil fédéral anglais à publier un Appel aux Sections anglaises, dont nous avons reçu communication, et dont nous traduisons les passages principaux à cause de son importance.

Après avoir annoncé que la date de la convocation du Congrès anglais était reportée au 26 janvier, le Conseil fédéral ajoute :

« Deux circulaires[18] vous ont été envoyées dans le but de dénaturer les faits et de vous aveugler sur l’état réel des choses. Les deux circulaires en question, bien que provenant en apparence de deux corps distincts, — l’une de la « Section étrangère » de Manchester, et l’autre de quelques individualités qui s’arrogent le titre de Conseil fédéral anglais, — émanent en réalité de la même source, comme on peut le voir par la comparaison de leur contenu. Un examen un peu attentif démontre qu’elles n’ont évidemment pas pu être écrites par ceux au nom desquels on les publie, surtout en ce qui concerne celle attribuée à la « Section étrangère » de Manchester, section qui n’existe que depuis trois mois à peine….

« Le Congrès de la Haye, nous le déclarons, n’a été qu’une mystification ; et, lorsque le Congrès anglais sera réuni, nous prenons l’engagement de prouver les faits suivants : Qu’il y a eu à la Haye des individus qui ont voté en vertu de mandats émanant de sections qui n’ont jamais existé ; — que des mandats ont été donnés à des individus qui n’étaient pas membres de l’Association ; — qu’à la Haye un certain parti a offert des mandats à diverses personnes, à la condition qu’elles voteraient d’une certaine façon, offre qui a été repoussée avec indignation ; — que, à la suite d’instructions données, on avait apporté d’Amérique des mandats en blanc, qui n’avaient pas été délivrés par les sections dont ils étaient censés émaner ; — que ces mandats ont été distribués par certaines personnes à qui leur plaisait ; — qu’un de ces mandats, venant soi-disant d’une Section allemande de Chicago, a été remis à un individu bien connu pour être en relations avec le journal [conservateur] le Standard, et duquel le citoyen Karl Marx lui-même avait dit, à peine un mois auparavant, qu’il le soupçonnait d’être un espion[19] : — que c’est en parlant en faveur de l’admission de cet individu au Congrès que le citoyen Marx a osé dire « que c’était un honneur « de ne pas appartenir à ceux qu’on nomme les chefs (leaders) du mouvement ouvrier anglais, attendu que tous ces leaders sont vendus à Gladstone, à Morley, à Dilke, etc. » Nous prouverons en outre que ce même individu, agent du parti conservateur, a fourni au Standard des comptes-rendus réguliers des séances privées du Congrès, dont les correspondants de journaux avaient été exclus, donnant des détails circonstanciés sur tous les incidents plus ou moins scandaleux qui survinrent dans ces séances.

« À l’appui de toutes ces assertions, nous ne nous bornerons pas à de simples affirmations, nous présenterons des faits ; et voilà pourquoi il se trouve des gens à qui la convocation d’un Congrès anglais fait si grand peur. Ceux qui ont été les instigateurs et les instruments de ces fraudes n’osent pas affronter la vérité ; c’est pour cela qu’ils prétendent que notre convocation est illégale, et qu’ils emploient tous les moyens pour vous prévenir contre nous. Nous ne vous demandons rien d’autre que de vous décider après avoir pris connaissance des faits, et de choisir ensuite ceux qu’il vous plaira pour administrer vos affaires à l’avenir. C’est à vous de décider par vous-mêmes qui sont ceux qui représentent réellement l’Internationale et les aspirations des classes ouvrières. Nous ne prétendons pas nous attribuer le monopole de l’administration de vos affaires. Nous croyons que les travailleurs sont en état de se diriger eux-mêmes, à la condition qu’ils en aient la volonté.

« ... Le nouveau Conseil général à qui a été remis le soin de diriger les destinées de l’Association (sous l’inspiration de certains membres de l’ex-Conseil général) est en guerre avec lui-même, et avant peu aura cessé d’exister. Deux des hommes élus à la Haye ont refusé d’y siéger, parce qu’ils ne voulaient pas se laisser employer comme de dociles instruments ; l’un d’entre eux était le seul Américain élu. Maintenant Kavanagh, l’un des deux Irlandais qui font partie du Conseil général, se déclare à son tour dégoûté de ce qui s’y passe. Sorge, que son propre parti n’a pas osé nommer à la Haye, s’est fait adjoindre à ce soi-disant Conseil, et y exerce l’office de secrétaire général. Cet homme, qui est Allemand, est celui qui a apporté d’Amérique les mandats en blanc ; c’est lui qui, dans un de ses discours à la Haye, disait : « Les Américains natifs ne travaillent pas, ils vivent aux dépens des autres ; il est inutile d’essayer de rien organiser avec eux ». Voilà l’homme dont on voudrait faire le directeur en chef de toute la politique de l’Internationale !

« Les deux circulaires en question[20] prétendent que les résolutions du Congrès de la Haye ont été complètement acceptées en France, en Allemagne, en Autriche, en Hongrie, en Portugal, en Amérique, en Danemark, en Pologne, et en Suisse, sauf un petit nombre de sections dans ce dernier pays. Nous pourrions demander comment ces renseignements ont été obtenus ? Le Conseil fédéral anglais n’a jamais rien appris de semblable, quoiqu’il soit en correspondance avec cinq des pays sus-mentionnés et qu’il en reçoive des journaux. La vérité, c’est que cette assertion des circulaires est un mensonge[21]. Dans quelques-uns des pays énumérés, l’Internationale n’existe pas ; on aurait donc tout aussi bien pu ajouter encore, pour grossir la liste, l’Inde, la Chine, le Japon et le royaume de Siam[22]. Nous défions nos adversaires de produire une liste des noms et des adresses des secrétaires des Fédérations et Sections qui ont reconnu le Congrès de la Haye et accepté ses résolutions. Presque toutes les Fédérations de l’Internationale les ont repoussées. Elles ont été hautement répudiées par les Conseils fédéraux d’Amérique, d’Espagne, d’Italie, de Belgique, et du Jura, par beaucoup de Sections françaises, et tout dernièrement par deux importants Congrès régionaux[23].

« Dans chacun de ces pays le mouvement a été spontané. C’est le scandale même de toute l’affaire qui a forcé les Fédérations à se prononcer contre elle. Elles n’ont pas pu faire autrement, lorsque les faits sont venus à leur connaissance. Il n’y a eu ni fraude ni intrigue ; aucune Fédération ne nous a jamais engagés à nous occuper de cette affaire, soit en convoquant un Congrès, soit autrement, et nous n’avons jamais écrit à aucune d’elles une seule ligne pour les prévenir que nous eussions l’intention de discuter cette question. S’il y a eu « un complot pour duper la Fédération anglaise », il a été organisé par ce parti qui, pensant que la fin justifie les moyens, a systématiquement étouffé la vérité et supprimé les faits...

« On prétend que les critiques que nous faisons de la translation du Conseil général à New York viennent simplement de ce qu’à nos yeux « un Conseil général où ne siègent pas les citoyens Hales, Mottershead, Jung, Bradnick, Mayo et Roach ne peut pas représenter l’Internationale ». En réponse à cette insinuation, nous rappellerons simplement que dans la dernière séance tenue par l’ex-Conseil général, le citoyen Jung proposa que le Conseil général n’eût plus son siège à Londres. Cette proposition fut fortement appuyée par les cinq autres citoyens nommés plus haut, leur opinion étant que, dans l’intérêt de l’Association, le Conseil général devait être transféré sur le continent. Le citoyen Jung ne se borna pas à faire cette proposition ; il remit en outre au citoyen Johannard une lettre que celui-ci était chargé de lire à la Haye au cas où le Conseil général serait maintenu à Londres, lettre par laquelle Jung refusait d’avance toute nomination à ce Conseil. La proposition de Jung fut rejetée, grâce à l’opposition des citoyens Marx et Engels, qui parlèrent fortement contre tout changement du siège du Conseil général ; ces mêmes citoyens soutinrent plus tard à la Haye l’opinion contraire, et proposèrent le transfert du Conseil à New York. Le motif de cette politique de girouette était, lorsque Marx et Engels soutinrent que le siège du Conseil général ne devait pas être changé, de s’assurer les votes des blanquistes membres du Conseil, qui désiraient que le Conseil général restât à Londres. Les blanquistes furent donc flattés d’abord, puis trahis plus tard ; quand on n’eut plus besoin d’eux, on les jeta par-dessus bord : aussi ont-ils, depuis, donné leur démission de membres de l’Internationale[24].

« La politique tortueuse suivie par certains membres de l’ex-Conseil général a été quelque peu surprenante. Ainsi, le transfert du Conseil général à New York a été proposé précisément par les hommes qui avaient obtenu [en août] la suspension du citoyen Hales comme secrétaire général parce qu’il avait proposé au Congrès anglais deNottingham [en juillet] « que le Conseil fédéral anglais correspondît directement avec tous les autres Conseils fédéraux de l’Association et fît avec eux l’échange des journaux ». Par conséquent, pour rester fidèle à la théorie de ces hommes, dans le cas où une grève éclaterait en Angleterre ou en Écosse et où nous serions menacés de voir amener des ouvriers du continent, le Conseil fédéral anglais serait tenu d’écrire à New York au Conseil général pour prier celui-ci d’écrire à son tour aux Conseils fédéraux d’Europe afin de les prévenir d’empêcher le départ d’ouvriers pour la Grande-Bretagne ! Cette conséquence absurde de leur théorie suffit à prouver combien peu ces hommes, qui appartiennent à la bourgeoisie, connaissent les besoins réels des travailleurs. Ce sont eux qui ont si bien intrigué et tripoté dans les affaires de la Fédération anglaise, que c’est merveille si cette Fédération existe encore. Si tous ses membres connaissaient la manière dont on a brouillé les cartes et dont on a pris les gens pour dupes, ils ne consentiraient plus à remettre le soin de leurs affaires à des hommes qui ne seraient pas pris dans les rangs du travail : L’émancipation des travailleurs doit être l’œuvre des travailleurs eux-mêmes. »

L’Appel du Conseil fédéral anglais donne ensuite des détails très circonstanciés sur les origines de la scission qui a eu lieu dans son sein ; nous devons nous borner à les résumer.

Pendant assez longtemps, il n’y eut pas, en dehors des Trade Unions qui s’affiliaient en bloc, de sections de l’Internationale en Angleterre. Ce furent les citoyens Jung et Hales qui résolurent les premiers de chercher à en constituer ; dans l’hiver de 1869 ils commencèrent à donner des conférences sur les principes de l’Internalionale, et ils continuèrent en 1870. Le résultat de ces conférences fut la formation de plusieurs sections: la première fut celle de Bethnal Green (à Londres), et la seconde celle de Saint-Luc (aussi à Londres). En 1872, un Conseil fédéral anglais fut organisé et reconnu par le Conseil général, et il élabora un règlement fédéral. Mais quoique le Conseil fédéral eût été reconnu, et qu’il envoyât ses délégués au Conseil général, il était complètement tenu en tutelle par ce dernier : c’était le Conseil général qui décidait, dans la pratique, qui devait siéger ou ne pas siéger dans le Conseil fédéral anglais. Il demanda et obtint l’exclusion de divers citoyens dont l’honnêteté et l’intégrité ne pouvaient être mises en doute ; et lorsque le Conseil fédéral, mécontent de la conduite d’un de ses délégués au Conseil général, voulut le remplacer, le Conseil général le maintint dans sa charge. Pour en finir avec cet état de choses, le Conseil fédéral décida de convoquer un Congrès des Sections anglaises à Nottingham (juillet 1872). Mais là encore le Conseil général intervint : le sous-comité du Conseil général envoya à ce Congrès le citoyen Dupont, avec des instructions spéciales ; et celui-ci prit en effet part au Congrès comme délégué de la Société des bricklayers de Manchester ; mais le mandat qu’il présenta ne portait ni la signature du secrétaire de cette Société, ni le timbre officiel. En outre, certaines personnes avaient écrit à la Section de Manchester pour lui recommander d’envoyer le plus grand nombre possible de délégués, et de tâcher d’obtenir que le Conseil fédéral fût placé à Manchester, la chose étant, disait-on, indispensable. La seconde partie du complot échoua, et le Conseil fédéral fut maintenu à Londres ; mais le Conseil général ne discontinua pas de s’ingérer dans ses affaires.

Sur ces entrefaites, un publiciste anglais, M. Kiley, entreprit la publication d’un journal hebdomadaire qu’il appela l’International Herald, et il essaya d’obtenir qu’il fût adopté comme l’organe officiel du Conseil général. Son offre, combattue par Engels, fut rejetée ; bien plus, le Conseil général, dans un document public, répudia formellement l’International Herald ; ce document fut rédigé par Marx et Engels ; ce dernier parla toujours du journal de M. Riley dans les termes les plus méprisants, et fit son possible pour le tuer. M. Riley s’était aussi adressé aux membres du Conseil fédéral anglais, et les avait priés d’appuyer son entreprise ; ceux-ci, en particulier Hales et Roach, firent tout ce qu’ils purent pour soutenir et répandre le nouveau journal, et l’International Herald lui-même adopté comme l’organe officiel du Conseil fédéral (mars 1872), à la condition que le Conseil fédéral aurait la direction de toute la partie du journal relative à l’Internationale, mais ne s’occuperait pas du reste de la rédaction. En juin 1872, M. Riley annonça qu’il n’avait pas de ressources suffisantes pour continuer son journal. Là-dessus une société par actions se constitua pour venir à son aide, sous la présidence du citoyen Hales ; un prospectus fut imprimé aux frais du Conseil fédéral, et des fonds furent souscrits et versés. Tout à coup M. Riley fit savoir qu’il venait de prendre des arrangements particuliers à l’égard du journal, et qu’il n’avait plus besoin d’actionnaires ; il promit en même temps de rendre les fonds qu’il avait reçus ; mais jusqu’à présent il ne l’a pas fait.

Dans la séance du Conseil fédéral du jeudi 25 novembre 1872, l’attention du Conseil fut appelée sur un compte-rendu inséré dans l’International Herald au sujet d’une conférence donnée sur l’Internationale par M. De Morgan à Nottingham ; ce compte-rendu contenait plusieurs assertions complètement absurdes. Au cours du débat, M. Riley dit : « Je proteste contre cette discussion ; le Conseil n’a rien à faire avec ce qui paraît dans le journal ». Le citoyen Hales répondit : « Si nous n’avons rien à faire avec ce qui paraît dans notre organe officiel, je proposerai qu’il cesse d’être notre organe officiel ». Le citoyen Riley dit alors : « Je n’attendrai pas votre décision ; j’effacerai moi-même ces mois du titre ; je pourrai alors insérer ce que je voudrai, et cela sera beaucoup mieux pour moi[25] ». La semaine suivante, en effet, M. Riley enleva du journal les mots Organe officiel du Conseil fédéral anglais de l’Internationale. C’est ainsi que l’International Herald a cessé d’être l’organe des internationaux anglais.

Voici, pour terminer, des détails édifiants sur les dernières manœuvres des marxistes. Le Conseil fédéral anglais se réunissait au n° 7 de Red Lion Court, dans une pièce appartenant à l’imprimeur de l’International Herald. Il fallait payer cinq shillings par semaine pour la location de cette chambre. Le Conseil fédéral avait chargé le citoyen Hales de payer cette location ; il devait être remboursé chaque fois par les membres du Conseil. Au bout de quelques semaines, le citoyen Hales trouva que certains délégués mettaient trop peu de bonne volonté à verser leur quote-part des frais : il annonça donc au Conseil qu’il déclinait pour l’avenir toute responsabilité dans le paiement de la salle. Le Conseil se sépara sans avoir rien statué à ce sujet, et la clef du local fut rendue au propriétaire. C’était le jeudi 5 décembre. Or, la semaine suivante, quelques membres de la minorité du Conseil obtinrent, par un moyen ou par un autre, la clef de la salle, et ils convoquèrent pour le jeudi 19 décembre une réunion composée exclusivement de la minorité. Dans cette réunion, on renouvela le bureau, et on rédigea une circulaire informant les sections que le citoyen Hales avait été destitué de son office du secrétaire correspondant. En outre, pour éviter la présence des membres de la majorité, on décida de changer le jour des réunions, et de le fixer au lundi. Cet arrangement devait rester secret ; mais M. Riley en ayant prévenu par lettre le citoyen Bennett, pour l’inviter aux réunions de la minorité, l’affaire fut ébruitée. Tous les membres du Conseil furent aussitôt prévenus, et le lundi suivant 23 décembre ils vinrent en grand nombre ; les organisateurs du complot constatèrent, à leur grand déplaisir, qu’il y avait plus de monde qu’ils n’eussent désiré. Ils restèrent à la porte, ne sachant quel parti prendre. Les membres qui étaient venus pour discuter et voter loyalement entrèrent, bien résolus à tenir une séance. Le citoyen Grout fut élu président, et réclama le procès-verbal. Personne ne répondit, bien que le secrétaire, le citoyen Mitchell, fût en bas. On demanda au citoyen Hills, qui était présent, et qui avait assisté à la séance du 19, d’en donner de mémoire un résumé. Il le fit, et déclara entre autres qu’il avait été décidé de convoquer une réunion pour ce soir-là, et que c’était en vertu de cette convocation qu’il était venu. La résolution suivante fut alors proposée et votée à l’unanimité : « Toutes les décisions prises dans la séance du 19 décembre sont annulées, à l’exception de celle concernant le changement des jours de réunion ». Sur ces entrefaites, le citoyen Mitchell entra et prit sa place. On lui demanda de lire le procès-verbal de la séance précédente ; il répondit qu’il ne l’avait pas apporté avec lui. On l’invita à en donner de mémoire un résumé. Il s’y refusa, disant « qu’il ne se souvenait de rien ». Le Conseil poursuivit alors ses délibérations, décida de fixer la date de réunion du Congrès de la Fédération anglaise au 26 janvier 1873[26] et nomma une Commission exécutive de six membres chargée d’organiser ce Congrès. Cette Commission fut composée des citoyens Foster, Pape, Jung, Hales, Mayo et Grout. Puis le Conseil se sépara après avoir voté une dernière résolution portant que « le bail de la salle au n° 7 de Red Lion Court était définitivement résilié, et que le Conseil fédéral ne se réunirait plus jusqu’au Congrès ». En exécution de cette résolution, deux membres du Conseil se rendirent auprès du propriétaire pour la lui communiquer ; ils lui demandèrent en même temps de remettre au citoyen Hales, secrétaire correspondant, les lettres qui pourraient arriver à l’adresse du secrétaire du Conseil. Le propriétaire s’y refusa, disant que M. Riley l’avait prévenu de ne rien écouter de ce que Hales pourrait lui dire.

Tel est le résumé de ce document, qui jette une lumière inattendue sur certains agissements malpropres du parti autoritaire.


Le double épisode qui vient d’être raconté, la réunion clandestine de la minorité le jeudi 19 décembre, et l’apparition inattendue de la majorité à la réunion du lundi 23 décembre, où l’intrigue marxiste fut déjouée, a été perfidement dénaturé dans le libelle intitulé Die Internationale, de Gustav Jaeckb. L’auteur, qui appelle la majorité les sécessionnistes, écrit : « Les sécessionnistes se désignaient eux-mêmes comme la majorité. Mais il serait bien étonnant qu’ils eussent eu recours à la sécession, s’ils avaient été en effet les plus nombreux au Conseil fédéral ; et on se demande pourquoi ils se seraient abrités dans l’ombre et le mystère, eux majorité, pour accomplir la scission. Une lettre de Vickery, publiée dans l’Eastern Post du 23 février 1873, raconte que les meneurs convoquèrent dans le plus grand secret [pour le 23 décembre] une réunion, dont les membres de la majorité n’entendirent parler que le jour même où elle eut lieu, et que dans cette réunion fut décidée la convocation du Congrès. » La lettre de Vickery — bien que celui-ci fût membre de la minorité — dit la vérité, et ceux qu’elle appelle « majorité » sont les anti-marxistes ; mais Jaeckb, le menteur, transforme audacieusement cette vérité en son contraire. Tandis que les meneurs qui convoquèrent « dans le plus grand secret » la réunion du 23 décembre sont, comme on l’a vu, les membres de la minorité marxiste, sous la plume de Jaeckb ces meneurs deviennent les anti-marxistes, et la minorité marxiste devient la majorité ; en sorte que la manœuvre accomplie par les membres de la minorité, par les amis de Marx, est présentée aux lecteurs du libelle comme accomplie par Hales, Jung et leurs amis, désignés sous le nom de meneurs ; et Jaeckb tire de là cette conclusion, que sans doute la soi-disant « majorité » (Hales, Jung et leurs amis) n’avait pas en réalité le nombre de son côté !

Sorge, dans son zèle, s’est chargé d’apporter le pavé de l’ours, en publiant une lettre de Marx, du samedi 21 décembre 1872 (donc, antérieure de deux jours à la réunion du 23 décembre), dans laquelle Marx raconte la part prise par lui et Engels aux intrigues qui précédèrent et suivirent l’escamotage accompli l’avant-veille, 19 décembre, par leurs amis ; il explique comment les deux contre-circulaires furent rédigées, l’une par lui-même (celle qui porte les signatures du pseudo-Conseil fédéral), l’autre par Engels (celle qui parut sous le nom d’une Section de Manchester). Voici la traduction de la lettre de Marx (écrite en allemand) :


La majorité[27] du Conseil fédéral anglais (composée en très grande partie de sham sections[28] d’une couple d’individus, fondées par le Lumpazius[29] Hales pour avoir des délégués) a fait sécession d’avec la minorité (qui seule représente les grandes sections de Londres, et celles de Manchester, Birkenhead, etc.). Les gaillards avaient fabriqué en cachette une circulaire à la Fédération, du 10 courant, par laquelle ils invitaient les sections à un Congrès à Londres pour faire cause commune avec les Jurassiens, avec lesquels Hales depuis la Haye est en relations continuelles[30].

Nos gens, qui constituent maintenant le seul Conseil fédéral légal[31], ont envoyé immédiatement à toutes les sections des cartes postales imprimées, les avertissant de ne prendre aucune décision avant d’avoir reçu leur contre-manifeste, pour l’élaboration duquel (rédaction des points principaux, etc.) ils se sont réunis hier chez moi. Vous le recevrez immédiatement. Il sera imprimé au commencement de la semaine prochaine. Ils voteront aussi une résolution formelle pour reconnaître le Congrès de la Haye et le Conseil général.

En même temps, à la demande d’une Section de Manchester, Engels a fait pour cette section une réponse à la circulaire des gueux (parmi lesquels se trouve aussi ce sot présomptueux de Jung, qui ne peut pas se consoler que le Conseil général ne soit plus à Londres[32], et qui depuis longtemps est devenu Hales’ fool[33]) ; la Section la recevra dans sa séance d’aujourd’hui, et la fera tout de suite imprimer.

À propos[34]. L’organe International Herald a été rendu indépendant, sur mon conseil, par son propriétaire Riley (membre du Conseil fédéral). Nous ferons probablement avec lui un contrat, et c’est nous qui entrerons dans la place, en publiant chaque semaine un supplément international. Je l’envoie aujourd’hui un numéro où Engels et moi ouvrons la polémique contre Hales et consorts.


Engels, de son côté, écrivit à Sorge, le 4 janvier 1873 : « La majorité du Conseil fédéral anglais a donc fait sécession sous la conduite de Hales, Mottershead, Roach et — Jung !... Elle a convoqué un Congrès anglais pour le 5 janvier[35]. Mais chez les ouvriers anglais on ne fait pas si facilement des coups d’État[36]. La minorité est restée dans l’ancien local, Red Lion Court, s’est constituée comme Conseil fédéral anglais, et a avisé toutes les sections... Le coup d’État est donc manqué. Ce qui me réjouit le plus là dedans, c’est le prompt châtiment qui a frappé monsieur Jung. Voilà ce qu’il a gagné à se laisser prendre au piège de Hales, à se laisser transformer en instrument de son mortel ennemi Guillaume[37]. C’est maintenant un homme mort (Er ist jetzt mausetot). » Malheureusement pour Engels et Marx, Jung était bien vivant, et il allait le faire voir au Congrès anglais.


En France, on l’a vu dans le volume précédent, de nombreuses sections de l’Internationale s’étaient réorganisées, et il s’était créé un certain nombre de sections nouvelles. Toutes celles de ces sections qui étaient en relations avec des proscrits réfugiés en Suisse s’étaient affiliées à la Fédération jurassienne, faute de pouvoir constituer entre elles une Fédération française. Nous entretenions des correspondances avec des camarades emprisonnés en France[38], et avec quelques-uns de ceux qui avaient été déportés en Nouvelle-Calédonie. Notre Bulletin, qui, à partir de son numéro du 15 novembre, publia « un extrait du procès-verbal des séances du Comité fédéral, afin de tenir les membres de la Fédération au courant des relations du Comité fédéral tant avec les sections de l’intérieur qu’avec celles de l’extérieur[39], » contient dans chaque numéro, pendant trois mois, des nouvelles des Sections françaises ; on annonce successivement « la formation de divers nouveaux groupes en France qui adhèrent à la Fédération jurassienne », et « les résolutions adoptées par un Congrès français composé de vingt-trois délégués de Sections françaises » (procès-verbal du 10 novembre) ; « la constitution de nouvelles sections et leur fédération probable et prochaine » (24 novembre) ; « plusieurs lettres de France donnant des renseignements sur les progrès de la cause : plusieurs nouvelles sections sont en formation » (1er décembre) ; des « lettres très importantes de France qui signalent la misère croissante des travailleurs et les progrès qui s’opèrent dans le sens d’une réorganisation des forces ouvrières » (5 janvier 1873). Mais le procès-verbal du 12 janvier dit : « En raison des nouvelles persécutions dont l’Internationale vient d’être l’objet en France[40], il est décidé que le procès-verbal ne mentionnera plus les correspondances que le Comité fédéral reçoit de ce pays ».

La Fédération rouennaise publia, en octobre, dans l’Internationale de Bruxelles, une protestation contre les votes du Congrès de la Haye et contre l’attitude de son délégué Faillet (à la Haye sous le nom de Dumont), qui « s’était permis de voter dans un sens complètement opposé à celui du mandat qu’il avait reçu ». En enregistrant cette protestation, le 10 novembre, notre Bulletin ajouta : « Nous le savions bien que ces soi-disants délégués de la France qui se sont faits les instruments complaisants de M. Marx, et ont aidé la majorité à dénaturer les statuts de l’Internationale, ne représentaient pas le prolétariat français, et qu’ils seraient désavoués. Rouen n’est pas la seule Section qui ait protesté. D’autres, que la prudence nous défend de nommer ici, mais que la plupart de nos lecteurs connaissent, ont protesté aussi contre l’indigne abus qui a été fait de leurs noms, et ont déclaré se rallier à la Déclaration de la minorité ainsi qu’aux résolutions du Congrès de Saint-Imier. »

On a vu qu’un citoyen de Béziers, Abel Bousquet, avait figuré dans le rapport de la Commission d’enquête sur l’ Alliance à la Haye, où il était qualifié de « secrétaire de commissaire de police », ce qui équivalait, dans l’intention de la Commission, à le représenter comme un mouchard. Jules Montels, de la Section de propagande de Genève, écrivit au Bulletin une lettre (publiée dans le numéro du 10 novembre) pour prendre la défense de l’inculpé ; il disait : «Ayant connu le citoyen Bousquet soit à Paris (pendant le premier siège), soit dans l’Hérault, je proteste contre l’accusation lancée contre lui, accusation toute serraillière, qui, à coup sûr, n’est que le produit d’une rancune personnelle et peut-être d’une divergence d’opinions anti-marxistes ». Il expliquait, en citant une lettre de Bousquet à la République de Montpellier du 1er janvier 1872, que « la municipalité de Béziers, voulant s’entourer de fonctionnaires vraiment républicains et énergiques, avait offert à Bousquet [en 1871] le poste de commissaire municipal ; que son dévouement à la République démocratique et sociale le fit passer sur les inconvénients que pouvait avoir cette position, et qu’il l’accepta » ; mais que les attaques, imméritées d’une partie de la démocratie, et aussi une assignation en police correctionnelle pour un écrit politique, l’engagèrent à résigner ses fonctions, ce qu’il fit. Montels ajoutait : « Si le citoyen Bousquet a eu tort d’accepter l’emploi qu’il a un instant occupé, son acte est certainement atténué dans ce sens que la municipalité de Béziers est essentiellement républicaine, composée qu’elle est de dix-sept ouvriers et de dix républicains de diverses nuances ». Dans la séance du Comité fédéral jurassien du 22 décembre, le secrétaire donna lecture d’une lettre, de Serraillier écrite de Londres en réponse à celle de Montels, à propos de l’affaire Bousquet : il fut décidé « que la lettre du citoyen Serraillier serait communiquée au citoyen Montels, puis insérée au Bulletin avec la réponse que ferait celui-ci ». On verra plus loin (p. 61) le motif qui empêcha l’insertion de la lettre de Serraillier.

À côté des Sections françaises qui n’avaient pas reconnu les décisions de la Haye et le Conseil général de New York, il s’en trouvait quelques-unes qui acceptaient l’autorité de l’agent du Conseil général, Serraillier, et de divers sous-agents, le blanquiste Van Heddeghem (venu au Congrès de la Haye sous le nom de Walter) à Paris, un certain Dentraygues (venu au Congrès de la Haye sous le nom de Swarm), de Pézénas, fixé à Toulouse depuis mars 1872, et un ami de Lafargue, nommé Larroque, à Bordeaux. J’ai raconté (t. II, p. 313) comment l’étudiant Paul Brousse, de Montpellier, avait été expulsé de l’Internationale (19 septembre 1872), par un arrêt signé Dentraygues ; cette mesure avait été prise sur la dénonciation d’un certain Calas, secrétaire de la Section de Béziers. Jules Guesde, alors ami de Brousse, fut indigné d’un semblable procédé, et il publia dans la Liberté de Bruxelles, du 20 octobre 1872, le texte de la grotesque sentence : Dentraygues n’y était désigné que par l’initiale D. ; mais le nom de Calas s’y trouvait en toutes lettres, toutefois avec une erreur de transcription qui transformait le nom en Colas. Le pamphlet L’Alliance dit à ce propos (p. 51) : « La police, mise en éveil par cette dénonciation [de Guesde], surveilla Calas, et, immédiatement après[41], saisit à la poste une lettre de Serraillier à Calas où on parlait beaucoup de Dentraygues de Toulouse. Le 24 décembre, Dentraygues était arrêté. » Or Guesde et Brousse, traités ainsi de dénonciateurs, ont démontré péremptoirement, en réponse à cette imputation, que la publication faite dans la Liberté n’avait pu compromettre ni Dentraygues ni Calas, puisque Dentraygues et Calas étaient tous deux des mouchards, comme l’a établi le procès jugé à Toulouse en mars 1873. Quant aux arrestations assez nombreuses qui eurent lieu à la fin de décembre à Toulouse, Béziers, Narbonne, Montpellier, Cette, Perpignan, etc., elles furent faites sur la dénonciation du mouchard Dentraygues lui-même[42].

Dès la fin d’octobre, à la demande de Jules Guesde, le Comité fédéral jurassien avait envoyé aux Conseils fédéraux de toutes les Fédérations de l’Internationale et à quelques amis une circulaire confidentielle[43] pour lui signaler les actes de Dentraygues en France ; nous n’avions pas encore la preuve que celui-ci appartînt à la police, mais nos amis français avaient des soupçons ; et ils nous avaient priés de faire connaître aux internationaux des autres pays les procédés dont usaient en France les « proconsuls marxistes ». On verra (p. 62) combien les défiances des socialistes du Midi étaient justifiées.


Je n’ai pas encore parlé de la vie intérieure de la Fédération jurassienne pendant les trois derniers mois de 1872.

Les élections triennales au Conseil national suisse, qui se firent le 27 octobre, donnèrent lieu à un incident caractéristique. La Société de la Jeunesse libérale du Jura, groupe de jeunes politiciens radicaux, avait publié dans son journal, la Tribune du peuple de Delémont, un appel aux internationaux du Jura, pour les inviter à ne pas délaisser les urnes électorales et à donner leurs voix aux candidats radicaux. Cet appel ne trouva aucun écho, excepté dans la Section de Moutier, dont le président, Henri Favre, était un agent du parti radical ; ce président fit publiquement adhésion, dans la Tribune du peuple, au manifeste de la Jeunesse libérale, en engageant ses amis à l’imiter. Le Bulletin demanda (15 octobre) comment il fallait interpréter cette attitude :


Y a-t-il là un simple malentendu, ou bien y a-t-il une trahison réelle de nos principes ? et les ouvriers de Moutier seraient-ils disposés à quitter le drapeau de la révolution pour pactiser avec les partis bourgeois, comme l’ont fait les hommes du Temple-Unique à Genève, les coullerystes à la Chaux-de-Fonds, et la Section Greulich à Zürich ? Une explication publique serait nécessaire, et nous l’attendons de la Section de Moutier.


Nous l’attendîmes deux mois ; enfin la Section interpellée adressa au Bulletin une lettre (publiée dans le numérodu 1er janvier 1873) disant que ses membres avaient pris part à la campagne électorale avec la Jeunesse libérale, et voté pour le candidat radical, parce que celui-ci avait promis qu’il soutiendrait au Conseil national les revendications ouvrières ; elle ajoutait : « Si nous ne partageons pas votre manière de voir en vous suivant sur le terrain révolutionnaire, soyez persuadés que nous n’en restons pas moins unis dans toutes les questions d’organisation qui tendent à améliorer la position des travailleurs. La Section de Moutier, en vous exposant franchement sa manière de voir, a aussi un devoir à remplir : c’est celui de remercier publiquement les organisateurs et membres du Comité fédéral jurassien pour l’énergie et le dévouement dont ils font preuve pour la cause des prolétaires[44]. Salut et fraternité. »

Le 3 novembre eut lieu une assemblée générale de la Fédération ouvrière du Val de Saint-Imier ; des résolutions relatives à la résistance, au travail et à l’échange, aux subsistances, à l’enseignement et à la propagande, y furent adoptées ; elles furent publiées dans le Bulletin du 10 novembre.

Le 10 novembre, le Comité fédéral jurassien invita par une circulaire les sections à se prononcer sur les résolutions du Congrès international de Saint-Imier. Onze sections, Neuchâtel, Genève, Bienne[45], Sonvillier, Saint-Imier, Porrentruy, Zürich (Section slave), Mulhouse, le Locle, graveurs et guillocheurs du Locle, la Chaux-de-Fonds, répondirent en faisant connaître leur adhésion ; seule, la Section de Moutier annonça (séance du Comité fédéral du 22 décembre), au sujet des résolutions de la Haye et de celles de Saint-Imier, que « l’attitude de ces deux Congrès en matière politique l’avait engagée à se prononcer pour les résolutions du Congrès de la Haye ».

Au commencement de décembre, la Section de Neuchâtel proposa que le Bulletin devînt hebdomadaire à partir du 1er janvier 1873. Cinq Sections seulement se prononcèrent en faveur de cette proposition, qui pour le moment se trouva écartée ; mais le Congrès jurassien du 27 avril 1873 devait la reprendre et l’adopter.

Nous avions publié, deux fois déjà, un petit almanach, qui avait été pour nous un très utile moyen de propagande. Le succès nous encourageait à continuer, et dans le courant de décembre parut (imprimé à Neuchâtel, à l’atelier G. Guillaume fils) l’Almanach du peuple pour 1873 (3e année, Saint-Imier, Propagande socialiste, 40 p., petit in-16). Cette brochure contient les articles suivants : Quelques mots sur la propriété, par Élisée Reclus ; Le suffrage universel, par Jules Guesde[46] ; L’éducation démocratique, par Mme  André Léo ; Les veuves des fédérés, poésie, par Alfred Herman (de Liège) ; Une nouvelle Parabole (imitation de la célèbre Parabole de Saint-Simon), par B. Malon ; Le collectivisme (suite de l’article de l’almanach précédent), par Adhémar Schwitzguébel.


Cependant le Conseil général de New York avait pris connaissance des résolutions par lesquelles le Congrès jurassien tenu le 15 septembre à Saint-Imier avait déclaré ne pas reconnaître les résolutions du Congrès de la Haye. Il décida, avant de sévir, d’engager les ouvriers du Jura à révoquer les résolutions de leur Congrès, en leur accordant un délai de quarante jours pour venir à résipiscence. Voici la lettre (écrite en français) par laquelle Sorge transmit au Comité fédéral jurassien cette décision, — lettre qui fut lue dans la séance du Comité fédéral du 8 décembre :


Le Conseil général de l’Association internationale des travailleurs au Comité ou Conseil fédéral de la Fédération jurassienne.
Compagnons ouvriers,

Le Conseil général, dans sa séance du 27 octobre, a entendu le compte-rendu de votre Congrès extraordinaire tenu le 15 septembre à Saint-Imier, ainsi que les résolutions prises à ce Congrès extraordinaire, répudiant entièrement les actes et les résolutions du dernier Congrès général de l’Association internationale des travailleurs (voir les n°s 17-18, p. 11, du Bulletin de la Fédération jurassienne). La première résolution du susdit Congrès extraordinaire déclare :

« Le Congrès de la Fédération jurassienne, tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872, ne reconnaît pas les résolutions prises au Congrès de la Haye, comme étant injustes, inopportunes, et en dehors des attributions d’un Congrès. »

La seconde résolution du même Congrès conclut ainsi :

« Le Congrès (jurassien) considère comme son devoir d’affirmer hautement qu’il continue de reconnaître aux compagnons Bakounine et Guillaume leur qualité de membres de l’Internationale et d’adhérents à la Fédération jurassienne. »

Les résolutions du Congrès jurassien présentant une infraction flagrante des statuts et règlements administratifs de l’Association internationale des travailleurs, un comité fut nommé pour soumettre des propositions relatives à ce cas dans la prochaine séance du Conseil général.

Le Conseil général connaît parfaitement son devoir, mais il a une forte répugnance à l’emploi précipité de mesures de discipline ; il regrette extrêmement la légèreté avec laquelle le susdit Congrès extraordinaire jurassien a tenté de rompre les liens intimes reliant les travailleurs de tous les pays ; il constate la contradiction absolue des résolutions sus-citées à une autre résolution de ce même Congrès extraordinaire, laquelle « affirme le grand principe de solidarité entre les travailleurs de tous les pays » ; il espère que les braves ouvriers, membres des sections de la Fédération jurassiennes, ne sont nullement participants à cette grave atteinte à l’organisation de l’Association internationale[47], et c’est pour cela que le Conseil général fait un appel direct à eux, espérant que le vrai esprit de solidarité ouvrière les engagera à désapprouver les procédés du Congrès extraordinaire jurassien de Saint-Imier sus-mentionné.

Après avoir entendu le comité, les résolutions suivantes furent adoptées par le Conseil général dans la séance du 3 novembre ;

Considérant que l’article 3 des statuts généraux[48] dit que « le Congrès ouvrier général prendra l’initiative des mesures nécessaires pour le succès de l’œuvre de l’Association internationale » ; Considérant que le paragraphe II, article 2, des règlements administratifs[49] dit : « Le Conseil général est tenu d’exécuter les résolutions des Congrès » ;

Pour ces raisons le Conseil général déclare :

1° Les résolutions sus-citées prises par le Congrès extraordinaire de la Fédération jurassienne tenu à Saint-Imier le 15 septembre 1872 sont nulles et non avenues ;

2° Le Conseil ou Comité fédéral de la Fédération jurassienne est par la présente invité, ou d’appeler immédiatement un Congrès extraordinaire de la Fédération jurassienne, ou de faire prendre un vote général de tous les membres dans leurs sections, pour la révocation desdites résolutions ;

3° Le Conseil général demande une réponse définitive dans l’espace de quarante jours de cette date (8 novembre), accompagnée soit du compte-rendu du Congrès extraordinaire tenu, soit du rapport détaillé du vote général pris conformément à la résolution précédente (2°).

Le Conseil général charge son secrétaire de vous envoyer la présente par lettre recommandée, expectant votre réponse par la même voie.

Salut fraternel.

New-York, le 8 novembre 1872.
Par ordre et au nom du Conseil général :
F. A. Sorge, secrétaire général.
Box 101, Hoboken, N. J., via New York.


La première résolution du Congrès jurassien avait déclaré qu’il ne reconnaissait en aucune façon les pouvoirs autoritaires du Conseil général. Par conséquent, le Comité fédéral jurassien n’avait pas à entrer en correspondance avec des hommes qui, sans rire, croyaient pouvoir « déclarer nulles et non avenues » les résolutions prises par les délégués des Sections jurassiennes. Il se borna à publier l’épitre de Sorge dans le Bulletin, et en même temps il adressa la circulaire suivante à toutes les Fédérations de l’Internationale :


Association internationale des travailleurs.
Fédération jurassienne.
Circulaire aux divers Conseils fédéraux des régions de l’Internationale.
Compagnons,

Nous avons reçu une lettre du nouveau Conseil général de New-York, sous la date du 8 novembre dernier, concernant le Congrès extraordinaire jurassien qui a eu lieu à Saint-Imier le 15 septembre 1872.

Nous ne voulons pas analyser cette lettre ; nous l’insérons textuellement dans notre Bulletin, et vous en adressons un exemplaire ; vous pourrez, en lui donnant, ainsi qu’à la présente, la publicité nécessaire, mettre vos sections au courant de la question.

La question de l’autonomie et de la libre fédération dans l’organisation et l’action de l’Internationale, pour laquelle se sont si catégoriquement prononcés la minorité du Congrès de la Haye et le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, entre dans une nouvelle phase.

Notre Comité fédéral, dans une circulaire qu’il adressa aux sections de la Fédération jurassienne[50], les mit en mesure de se prononcer sur les résolutions du Congrès [international] de Saint-Imier. Le vote a lieu en ce moment. Cependant la majorité des sections, à l’heure présente, s’est déjà prononcée pour l’adoption des résolutions de Saint-Imier. Le nouveau Conseil général, par la mission qu’il a obtenue du Congrès de la Haye, se trouve dans l’obligation de nous suspendre comme Fédération de l’Internationale.

Les délégations de la minorité du Congrès de la Haye ont pris l’engagement de travailler à l’établissement d’un pacte de solidarité positive entre les fédérations autonomistes.

Comme nous pouvions nous y attendre, notre Fédération est la première qui se trouve sous le coup des résolutions autoritaires du Congrès de la Haye.

Le moment de renoncer au programme de l’autonomie fédérative, ou d’affirmer pratiquement les résolutions adoptées par la minorité de la Haye[51], est venu.

Nous en appelons à toutes les Fédérations. Nous les invitons à nous dire ce qu’elles pensent de notre attitude : si la Fédération jurassienne doit renoncer à compter sur l’appui des Fédérations qui veulent le maintien du principe autonomiste, ou bien si toutes veulent résister au développement et à l’application du dogme autoritaire formulé par la majorité du Congrès de la Haye.

Nous attendons de vous, compagnons, une réponse positive.

Salut et solidarité.

Ainsi adopté en séance du 8 décembre 1872 à Sonvillier.

Au nom du Comité fédéral jurassien :
Le secrétaire correspondant, Adhémar Schwitzguébel.


En Amérique, dès le 23 octobre, le Conseil fédéral de Spring Street, par une lettre au Socialiste de New York, signée de son secrétaire pour la langue française, B. Hubert, avait déclaré qu’il voulait ignorer les élus du Congrès de la Haye, et avait invité « les sections et les membres qui pensent comme nous... à se joindre ou à correspondre immédiatement avec nous, dans le but de réorganiser notre Association sur des bases plus solides et plus libérales » ; et il avait annoncé en même temps, aux Sections américaines, que le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier, du 15 septembre, avait « répudié le Congrès de la Haye ». Le 1er décembre, le même secrétaire B. Hubert adressa au Comité fédéral jurassien une notice détaillée sur l’histoire de l’Internationale aux États-Unis, notice qui fut publiée dans le Bulletin (n°s 3, 4, 6, 7 et 15 de 1873). Enfin, dans sa séance du 19 janvier 1873, le Conseil fédéral de Spring Street donna son adhésion au pacte de solidarité proposé par le Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier.


Nos amis italiens avaient quitté Zürich le 23 septembre pour retourner dans leur pays, sauf Costa, qui séjourna encore quelques jours en Suisse, afin d’y prendre les mesures nécessaires pour la publication d’un journal, organe de la Fédération italienne ; le premier numéro de ce journal, la Rivoluzione sociale, s’imprima à Neuchâtel au commencement d’octobre ; mais ce numéro, dont je ne possède plus d’exemplaire, fut le seul, je crois, parce qu’on trouva trop difficile de faire entrer le journal en Italie.

La maladie de Pezza s’était aggravée ; notre pauvre ami, dont l’état était maintenant désespéré, fut transporté à Naples, où il devait s’éteindre doucement dans les premiers jours de 1873.

En novembre, les Sections internationales d’Italie furent invitées à envoyer des délégations à un grand meeting convoqué à Rome, au Colisée, pour une manifestation en faveur du suffrage universel ; elles refusèrent d’y participer, en déclarant que « leur politique était négative », et que « l’émancipation des travailleurs ne peut s’obtenir que par la fédération spontanée des forces ouvrières librement constituées, et non par le moyen d’un gouvernement ou d’une constitution, de haut en bas » (résolution de la Section d’Imola, du 14 novembre 1872, signée par Andréa Costa, Paolo Renzi et Albo Albericci).

À la circulaire du Comité fédéral jurassien du 8 décembre, la Commission de correspondance de la Fédération italienne répondit, dans la seconde moitié de décembre, par une lettre disant : « Nous sommes plus décidés que jamais à suivre la voie que le Congrès de Saint-Imier a clairement tracée… Si le Conseil général de New York, usant des pouvoirs que lui ont conférés les intrigues de la Haye, essayait de suspendre la Fédération jurassienne, vous pouvez compter sur la solidarité que vos frères d’Italie ont affirmée à Saint-Imier… Vous n’avez pas besoin du placet d’un Comité quelconque : car l’Internationale est dans les masses ouvrières et non dans le cerveau de quelques hommes atteints de la maladie de l’autorité. » Cette lettre porte la signature de Costa.


Le Congrès ordinaire de la Fédération belge devait avoir lieu à Noël, à Bruxelles ; et on a vu que le Conseil fédéral espagnol avait convoqué un Congrès de la Fédération pour le 25 décembre à Cordoue. Ces deux Congrès furent d’éclatantes manifestations de la volonté des classes ouvrières organisées de maintenir le principe d’autonomie.

Voici les détails donnés par notre Bulletin au sujet du Congrès de la Fédération belge :


Le Congrès belge.

Les sections et fédérations suivantes étaient représentées à ce Congrès : la section de Gand ; la section d’Anvers ; la fédération de Bruxelles ; la fédération du bassin de Charleroi ; la fédération du Centre-Hainaut ; la fédération de Liège ; la fédération de la vallée de la Vesdre (Verviers).

Dans la première séance, le Conseil fédéral belge présenta son rapport sur la situation de la Fédération belge depuis le Congrès de la Haye. Ce rapport, après avoir rappelé la protestation signée au Congrès de la Haye par la minorité, formée des délégués hollandais, belges, anglais, américains, jurassiens et espagnols, ajoute : « Les déclarations les plus solennelles sont venues, de toutes les fédérations, ratifier la conduite énergique et digne de la minorité. Le triomphe, dont elle n’a jamais douté un seul instant, s’étend de jour en jour, rend le parti de l’anarchie, de l’autonomie et de la fédération plus compact, plus serré, plus uni que jamais, à la grande confusion des autoritaires, qui auraient voulu nous atteler au char de monsieur Karl Marx, leur maître. À la nouvelle de l’odieux coup d’État sorti triomphant d’une longue conspiration tramée au sein du Conseil général, qui a foulé aux pieds les plus sacrés de ses devoirs et de ses engagements pour faire prévaloir ses projets autoritaires et vaniteux, le Comité fédéral jurassien a convoqué immédiatement et à l’extraordinaire un Congrès à Saint-Imier, le 15 septembre dernier. »

Le rapport continue en citant le texte des résolutions votées par le Congrès jurassien, et mentionne des lettres exprimant les sentiments des internationaux espagnols et italiens ; il parle aussi d’une lettre que le Conseil fédéral belge a reçue du Conseil général de New York, « qui ne traduit d’un bout à l’autre qu’une étroite communauté d’idées autoritaires et disciplinaires de ses membres, en flagrante opposition avec nos principes anarchistes et décentralisateurs ».

Après la lecture de ce rapport, le Congrès belge a sanctionné à l’unanimité la protestation de la minorité de la Haye, et a voté une déclaration de rupture avec le Conseil général et l’établissement d’un nouveau pacte fédératif, déclaration dont voici le texte :

« Le Congrès belge de l’Association internationale des travailleurs, tenu le 25 et le 26 décembre à Bruxelles, déclare nulles et non avenues les résolutions enlevées par une majorité factice au Congrès de la Haye, et ne les veut reconnaître, comme étant arbitraires, autoritaires et contraires à l’esprit de l’autonomie et aux principes fédéralistes.

« En conséquence, il procédera immédiatement à l’organisation d’un pacte fédératif et autonome entre toutes les fédérations régionales qui voudront y contribuer, et ne reconnaît en aucune façon le nouveau Conseil général de New York, qui nous a été imposé au Congrès de la Haye par une majorité factice et au mépris de tous les principes inscrits dans les statuts généraux. »

Sur la proposition du délégué de Verviers, un salut télégraphique fut adressé au Congrès espagnol réuni au même moment à Cordoue.

Dans la même séance eut lieu la discussion sur l’opportunité d’abolir l’institution d’un Conseil général. Le délégué de Verviers, celui du Centre-Hainaut, et Verrycken, du Conseil fédéral belge, se prononcèrent pour l’abolition, disant que les fédérations régionales peuvent très bien s’entendre sans ce lien fictif, et que des correspondances réciproques entre les diverses régions remplaceront aisément cette centralisation qui, en somme, peut en certaines occasions absorber au profit de quelques personnalités ambitieuses le mouvement économique de l’Internationale pour en neutraliser les tendances et l’esprit, et le lancer dans les aventures des révolutions politiques.

Par contre, les compagnons Brismée, De Paepe et Steens, tous trois du Conseil fédéral belge, et Warmotte, délégué du bassin de Charleroi, soutinrent l’indispensable nécessité de ce rouage administratif, dont le personnel ne doit être que l’exécuteur fidèle des résolutions votées aux Congrès ; il ne doit être revêtu d’aucun pouvoir, et, si jamais il essayait de contrevenir aux statuts ou de les éluder, il serait frappé de déchéance immédiate : de cette façon, il ne peut devenir un danger pour l’Internationale. Sans l’existence de ce Conseil, l’Internationale perdrait sa force de cohésion, son mouvement unitaire et son influence morale. Ces orateurs sont d’avis qu’il faut travailler immédiatement à l’organisation d’un pacte autonome et fédératif entre toutes les fédérations régionales qui veulent se donner la main et se prêter un mutuel appui, et procéder, en fin de cause, dans un prochain Congrès, à l’élection d’un Conseil fédéral européen.

L’Internationale, de Bruxelles, à qui nous empruntons l’analyse de cette discussion, ne nous dit pas si une résolution a été prise, soit dans le sens du maintien, soit dans celui de l’abolition du Conseil général.

Il est ensuite décidé que, dans les Congrès régionaux belges, le vote aura lieu, non plus par [tête de] délégués, mais par fédérations provinciales.

Puis le Congrès modifie l’organisation du Conseil fédéral belge, qui sera à l’avenir nommé, non par le Congrès, mais par les huit fédérations provinciales ; celles-ci éliront chacune deux membres du Conseil, l’un résidant dans la ville qui sera le siège du Conseil, l’autre habitant dans sa fédération. Le Conseil fédéral belge se trouvera ainsi composé de seize membres, dont huit résidant au siège du Conseil ; ces derniers soigneront les affaires courantes ; et chaque mois il y aura une séance générale, à laquelle prendront part les huit délégués de province.

Le Conseil fédéral belge est maintenu pour un an à Bruxelles, et il est décidé que le Congrès belge de Pâques aura lieu à Verviers.

Ainsi, le Congrès des internationaux belges a affirmé, une fois de plus, les principes fédéralistes, et a adhéré à l’idée d’un pacte de solidarité entre les fédérations qui veulent maintenir leur autonomie. C’est la meilleur réponse que les Belges pussent faire à la Fédération jurassienne, qui, dans sa circulaire du 8 décembre dernier, demandait aux autres fédérations ce qu’elles pensaient des menaces que nous font les autoritaires de New York.


Sur le Congrès de la Fédération espagnole, voici également l’article du Bulletin :


Le Congrès espagnol.

Le Congrès de Cordoue a été aussi une grande victoire pour le parti fédéraliste dans l’Internationale, qui, on peut le dire justement, n’est plus aujourd’hui un parti, mais est l’Internationale elle-même, puisqu’il comprend, sans exception, toutes les fédérations organisées.

Le Congrès de Cordoue, tenu du 25 au 30 décembre 1872, comptait quarante-huit délégués, qui représentaient les localités suivantes : San Lucar de Barrameda, Madrid, Chamartin de la Rosa, Alcoy, Buñol, San Martin de Provensals, Reus, Barcelone, Cadix, Carmona, Arahal, Paradas, Valencia, Muro, Concentaina, Pampelune, Malaga, Ciudad Real, Arenys de Mar, Brihuega, Olot, Grenade, Igualada, Manzanarès, Cordoue, San Féliu de Guixols, Llagostera, Xérès, Enguera, Aranjuez, Puerto de Santa Maria, Grao de Valencia, Tarrasa, Palma (île Majorque), Valladolid, Mahon (île Minorque), Solana, Séville.

Le Congrès élut pour président Morago, graveur, de Madrid, dont quelques-uns de nos lecteurs ont fait la connaissance en septembre dernier au Congrès anti-autoritaire de Saint-Imier.

Le rapport du Conseil fédéral contenait la statistique suivante : lors de son entrée en charge, en avril dernier, la Fédération espagnole comptait 50 fédérations locales, formant un total de 41 sections mixtes et de 147 sections de métier, plus 13 localités où se trouvaient des adhérents individuels ; aujourd’hui l’Internationale compte en Espagne 101 fédérations locales, comprenant 66 sections mixtes et 332 sections de métier, plus 10 localités où se trouvent des adhérents individuels. En sorte que l’Internationale, en huit mois, a doublé le nombre de ses membres en Espagne. Les marxistes pourraient- ils nous montrer chez eux des progrès pareils ?

Qu’on regarde ce qu’ils ont fait de Genève !

Il fut ensuite donné lecture de lettres ou télégrammes des Fédérations italienne, belge[52], jurassienne, de Sections portugaises et françaises, et d’une lettre du Conseil général de New York.

Le pacte d’amitié, de solidarité et de défense mutuelle proposé au Congrès anti autoritaire de Saint-Imier fut approuvé à l’unanimité moins une voix[53]. Et voici ce que c’était que cette voix dissidente :

La fédération de Grenade, peu au courant des questions qui divisent l’Internationale, s’était laissé aveugler par les mensonges des hommes de la Emancipacion (feuille paraissant à Madrid aux frais de MM. Marx et Lafargue). Elle avait en conséquence donné à son délégué mandat impératif de voter en faveur du Congrès de la Haye et de ses partisans. Et, pour plus de sûreté, les rédacteurs de la Emancipacion avaient envoyé au délégué de Grenade une lettre destinée à stimuler son zèle et remplie de sophismes et de calomnies.

Malheureusement pour les créatures de Marx, le délégué de Grenade, le compagnon Mariano Rodriguez, est un homme loyal. À peine fut-il arrivé à Cordoue, qu’il s’aperçut que sa bonne foi avait été surprise et reconnut le néant des calomnies qu’on lui avait fait croire. Pour s’éclairer davantage, il communiqua à quelques délégués la lettre des hommes de la Emancipacion ; et, ayant reçu des explications satisfaisantes, il rédigea une déclaration portant que, « n’ayant lu autrefois que la Emancipacion, il ne connaissait pas le véritable état des choses ; mais qu’éclairé maintenant par les preuves qui lui ont été fournies, il croyait de son devoir de déclarer publiquement qu’il avait été trompé, et qu’il réprouvait la conduite des hommes de la Emancipacion ».

Cette déclaration vient d’être publiée par la Federacion de Barcelone, ainsi que la fameuse lettre des rédacteurs du journal marxiste. Ainsi les manœuvres des intrigants autoritaires ont tourné à leur confusion.

Il va sans dire que le mandat de la fédération de Grenade a été respecté, et que, quoique le délégué eût personnellement reconnu son erreur et eût promis de faire tous ses efforts pour éclairer à son retour les internationaux de Grenade, il ne pouvait être question pour lui de voter autrement que l’ordonnait son mandat. Ainsi s’explique la présence de cette unique voix dissidente au milieu de la formidable unité des délégués du prolétariat espagnol.

Tels sont les détails que nous donne la Federacion, en attendant le compte-rendu officiel du Congrès. Elle ajoute qu’il a été décidé que le Congrès prochain aura lieu à Valladolid.


Il faut ajouter, de plus, que le Congrès de Cordoue transforma le Conseil fédéral espagnol en une Commission de correspondance, dont il plaça le siège à Alcoy[54], ville manufacturière de la province d’Alicante ; deux membres du précédent Conseil fédéral, Francisco Tomás, maçon, et Severino Albarracin, instituteur, firent partie de cette Commission, avec trois membres nouveaux, Vicente Fonbuena, fondeur en fer, José Segui, tisseur en laine, et Rafaël Abad, papetier. La Commission de correspondance fut chargée de publier chaque semaine, à partir du 1er janvier 1872, sous le titre de Boletin, un journal servant d’organe administratif à la Fédération espagnole.


Un mois après les Congrès belge et espagnol avait lieu le Congrès de la Fédération anglaise. Les résolutions qui y furent prises ne furent pas moins énergiques, comme on va le voir, que celles des Fédérations du continent ; et des révélations décisives y furent faites, par Hermann Jung et Eccarius, sur les intrigues au moyen desquelles Engels et Marx s’étaient fabriqué une majorité pour le Congrès de la Haye. Voici le compte-rendu du Bulletin :


Le Congrès anglais.

Le Congrès de la Fédération anglaise s’est réuni le 26 janvier à Londres. Les délégués suivants étaient présents : Dunn, Bennett, Eccarius, Foster, Grout, Hales, Jung, Mac Ara, Pape, Roberts, Seaman et Weston. Il fut en outre donné lecture de lettres d’adhésion des Sections de Normanby, Leeds, Nottingham, Glasgow, Aberdeen, Liverpool, Manchester, Bath, Leicester.

Dans la première séance, le citoyen Hales exposa longuement l’histoire du Congrès de la Haye et des démêlés du Conseil fédéral anglais avec le Conseil général. Nous empruntons à son rapport un détail encore inédit, à joindre à la collection de faits scandaleux que l’on connaît déjà. Le citoyen Milke figure dans la liste officielle des délégués de la Haye comme représentant de la Section de Berlin. Or, lorsque Hales écrivit, quelque temps après, à propos d’une grève de relieurs, au citoyen Friedländer de Berlin, qui avait aussi été à la Haye comme délégué de Zürich, il reçut pour réponse qu’il n’existait pas de section de l’Internationale à Berlin, mais qu’on en constituerait une prochainement[55]. Vichard, l’un des délégués français, membre de la fameuse Commission d’enquête sur l’Alliance, n’était pas même membre de l’Internationale.

Dans la séance de l’après-midi, le citoyen Jung fit une série de révélations des plus édifiantes sur les agissements de Marx et d’Engels. Nous allons résumer les principaux points de son discours.

« Vous savez tous, dit Jung, que j’ai été pendant longtemps intime avec Marx. Précédemment, il avait l’habitude de consulter ses amis sur ce qu’il y avait à faire, quand il se présentait une question de quelque importance, et nous nous entendions toujours avant que les affaires fussent traitées dans les séances officielles du Conseil. Après qu’Engels fut arrivé à Londres [septembre 1870], il n’en fut plus ainsi ; il en résulta que souvent nous nous trouvions divisés dans les séances officielles, et Marx perdit ainsi graduellement la confiance de ses anciens amis. Il introduisit alors dans le Conseil un nouvel élément, les blanquistes, et adopta une politique de bascule, inclinant tantôt d’un côté, tantôt d’un autre. Dans le sous-comité je faisais opposition : tout ce que Marx y disait était adopté d’emblée. Je réclamais des explications, et on m’appelait le réactionnaire[56]...

« Quand vint le Congrès de la Haye, Engels voulait qu’on s’assurât une majorité pour écraser l’opposition ; j’étais partisan au contraire d’une discussion loyale, espérant que nous pourrions [au Congrès] convaincre l’opposition par le raisonnement. Engels comptait sur un chiffre suffisant de délégués à sa discrétion, pour écraser l’opposition par le nombre. Cela élargit encore la séparation entre Marx et moi. Dupont et Serraillier étaient en désaccord avec Marx aussi souvent que moi, seulement ils ne lui faisaient pas d’opposition ; ils se bornaient à venir se plaindre à moi.

« À tous les Congrès précédents, Eccarius et moi avions été les exposants de la doctrine de Marx ; mais je ne pouvais pas voter pour sa nouvelle politique, et, plutôt que de voter contre Marx, je résolus de ne pas aller au Congrès. Quelques jours avant le Congrès, il arriva des nouvelles qui firent douter si le Conseil général avait une majorité assurée. Marx et Engels me pressèrent alors de venir aussi. Je refusai, en donnant pour raison que j’avais déjà fait trop de sacrifices. Le jour suivant, ils revinrent et me dirent qu’il fallait absolument que je vinsse, que la majorité pouvait dépendre d’une seule voix ; je répondis qu’ils pourraient facilement la trouver. Ils m’offrirent de payer les frais nécessaires, quels qu’ils pussent être, si je consentais à aller. Engels me dit même : « Vous êtes le seul homme qui puisse sauver l’Association ». Je lui répondis que je ne pouvais aller à la Haye qu’à une seule condition, c’était que lui et Marx n’y allassent pas.

« Au Congrès de New York, Sorge et Dereure furent élus délégués pour le Congrès de la Haye. Sorge demanda qu’on lui remît en outre des mandats en blanc ; et, comme on lui faisait des objections, il montra une lettre de Marx où la chose était ordonnée. Ayant appris cela, je le dis à Marx ; celui-ci me répondit que si Sorge avait montré cette lettre, il n’était qu’un âne stupide (ein dummer Esel). Maltman Barry a reçu un de ces mandats en blanc.

« À la dernière séance du Conseil général avant le Congrès, je proposai par écrit que le siège du Conseil général ne fût plus à Londres. Marx et Engels ne voulurent pas en entendre parler. J’aurais voulu voir le Conseil général en Suisse ou en Belgique.

« Serraillier [,à la Haye,] avait en poche des mandats de différentes parties de la France. Pour forcer Marx à se séparer des blanquistes, il le menaça de distribuer ces mandats à Lissagaray et à d’autres personnes, et de se former ainsi lui-même un parti contre les blanquistes. Pour éviter cela, Marx consentit au transfert du Conseil général. Quand New York fut proposé, Johannard dit que c’était seulement afin de mettre le Conseil entre les mains de Sorge, la créature de Marx. Sorge s’était rendu si déplaisant que personne n’aurait voté pour lui, et Marx promit qu’il ne ferait pas partie du Conseil. Mais on eut soin de laisser dans le Conseil général quelques places vacantes, et le premier acte du nouveau Conseil fut d’appeler Sorge dans son sein comme secrétaire général. Ainsi, l’homme qui, dans l’opinion de Marx, n’est qu’un âne, a été placé à la tête du Conseil général.

« Marx a trompé et trahi tous ses anciens amis. J’ai écrit à plusieurs d’entre eux à ce sujet, et leur ai dit ce que j’en pensais. Mme  Marx est venue me voir une fois depuis lors. Mlle  Marx deux fois, et Dupont et Lafargue sont venus m’engager à faire visite à Marx ; mais je refusai.

« Après le Congrès de la Haye, j’avais résolu de ne plus rien avoir à faire avec l’Internationale ; mais, par des lettres de membres de la Section étrangère de Manchester, j’appris qu’Engels écrivait partout des lettres pour indiquer qui il fallait élire ou ne pas élire délégué au Conseil fédéral anglais. Cela me fit changer d’idée, et j’entrai au Conseil fédéral comme délégué de trois sections.

« Selon moi, si la question politique avait été loyalement discutée à la Haye avec les « abstentionnistes »[57], nous les aurions convaincus. C’est par la discussion que nous avons battu l’opposition [,aux Congrès de Bruxelles et de Bâle,] dans la question de la propriété collective du sol ; par la discussion nous serions arrivés au même résultat dans la question politique. Je connais Schwitzguébel depuis son enfance[58], c’est un honnête homme, accessible à la discussion ; je suis persuadé que nous aurions forcé la conviction des opposants.

« Le matin de l’ouverture du Congrès de la Haye, un de mes amis, qui avait payé la location de la salle du Congrès, rencontra Marx qui lui dit : « Vous voilà obligé de quitter la salle ; mais si vous désirez rester, je puis vous donner un mandat ». Il refusa. La veille, le même citoyen était allé à Rotterdam au-devant de Marx et d’Engels, et, connaissant les dispositions de l’opposition, il conseilla la prudence. Au diable la prudence ! lui répondit-on ; nous avons la majorité, et nous les écraserons. »

Le citoyen Eccarius prit la parole après Jung. « Je n’étais pas dans les secrets du sous-comité, dit-il, mais j’approuve et je confirme pleinement tout ce qui a été dit sur le Congrès de la Haye. Je désire ajouter quelques mots sur la question politique. À la fondation de l’Internationale, il fut décidé que son action serait politique aussi bien que sociale ; mais il était entendu, quoique les statuts n’en fissent pas mention, que les membres de chaque nationalité auraient à déterminer eux-mêmes la nature de leur action politique. Il y a en ce moment trois pays où le premier acte du mouvement ouvrier doit être de faire entrer des ouvriers dans les assemblées législatives, et pour cela il faut, au début, des combinaisons et des alliances avec les hommes avancés de la bourgeoisie[59]. Ces trois pays sont la Suisse, l’Angleterre et l’Amérique. — Il est assez naturel que les Français soient très affligés de leur défaite[60] ; mais nous ne pouvons pas, à cause de cela, transformer le Conseil général en un Comité d’action politique ayant pour mission d’organiser une insurrection prolétaire dans le monde entier. — Pendant la guerre, Sorge et ses amis comptaient sur les électeurs allemands en Amérique, et ils croyaient qu’en sachant s’y prendre, ils pourraient exercer sur le président des États-Unis une pression pour le contraindre à intervenir dans les affaires d’Europe au profit du principe républicain. Après la guerre, lorsque quelques Sections américaines entrèrent dans l’Association, Sorge et ses amis prêchèrent l’abstention. Au Congrès de New York [juillet 1872], Robert Blissert, qui présidait, déclara que l’Internationale ne devait prendre aucune part à la politique américaine jusqu’à ce que l’Association fût assez forte pour renverser l’état actuel des choses. Dereure, qui n’était pas depuis un an en Amérique, et qui ne comprend pas un mot d’anglais, exprima la même opinion. C’est exactement la doctrine de Bakounine[61] ; et, chose singulière, en Europe nous[62] combattons les abstentionnistes, en Amérique au contraire le Conseil général a combattu les politiques, et a placé les abstentionnistes à la tête de l’Association. »

Il a été donné lecture ensuite d’une lettre de la Fédération jurassienne[63], exprimant l’opinion que chaque Fédération est seule compétente pour déterminer la nature de son action politique.

Le Congrès anglais a adopté à l’unanimité les résolutions suivantes :

« I. — Considérant que le Congrès de la Haye a été illégalement constitué, que sa majorité était une majorité factice, créée dans le but d’annihiler les véritables représentants de l’Association ; que les résolutions qui y ont été votées sont subversives du pacte fondamental de l’Association, qui reconnaît à chaque fédération le droit de décider sa ligne de conduite ; que le programme de ce Congrès n’a pas été auparavant communiqué aux sections, comme le prescrivent les statuts généraux ; le Congrès de la Fédération anglaise repousse les résolutions prises au Congrès de la Haye et son représentant le soi-disant Conseil général de New York.

« II. — Le Congrès déclare que la Fédération anglaise poursuivra la réalisation du programme social et politique adopté par le Congrès de Nottingham.

« III. — La Fédération anglaise entrera en relations avec toutes les fédérations appartenant à l’Association, et coopérera avec la majorité pour tenir un Congrès international lorsque cela paraîtra désirable. »


C’est avec une véritable rage que Marx parle du Congrès du 26 janvier dans une lettre à Bolte, écrite le 12 février, lettre publiée dans le volume de Sorge. Il s’exprime ainsi :


Le discours de Jung au Congrès dépasse tout comme stupidité et infamie. C’est un tissu de commérages mensongers, de calomnies, de radotages imbéciles. Ce garçon vaniteux semble atteint d’un ramollissement du cerveau. Il ne peut pas en être autrement et il faut en prendre son parti : le mouvement use les gens, et, dès qu’ils sentent qu’ils ne sont plus dans le mouvement, ils tombent dans la grossièreté, et cherchent à se persuader que c’est la faute de celui-ci ou de celui-là s’ils sont devenus des canailles... Eccarius a déclaré très naïvement qu’il faut faire de la politique en s’alliant avec les bourgeois. Depuis longtemps son âme a soif de se vendre (Seine Seele dürstet seit lange nach Verkauf).


Bakounine avait quitté Zurich le 11 octobre pour retourner à Locarno, par Berne, Neuchâtel, Lausanne, Montreux et le Simplon. Je le vis à son passage à Neuchâtel, où il arriva le 12 au soir et passa toute la journée du 13 et la matinée du 14. Retenu trois jours au village de Simplon par une tempête de neige, il n’arriva que le 22 à Locarno, où il se logea de nouveau à l’Albergo del Gallo. Le 4 novembre, il commença un manuscrit qui devait être une continuation de L’Empire knouto-germanique ; il y travailla à diverses reprises jusqu’au 11 décembre, et le laissa inachevé[64]. Ses préoccupations, maintenant, se tournaient surtout du côté de la Russie. Pierre Lavrof, établi à Paris depuis 1870, projetait la publication d’un journal, et s’était abouché à ce sujet, dans le courant de 1872, avec quelques-uns des Russes habitant Zurich ; il fut même un moment question d’une collaboration de Bakounine avec lui ; mais les caractères de ces deux hommes étaient trop différents pour qu’une entente entre eux fût possible. À la fin de novembre, Lavrof se rendit à Zürich, et des pourparlers reprirent entre lui et les amis de Bakounine ; ces pourparlers, comme on le verra, aboutirent à une rupture définitive au bout de trois semaines environ.

Ici je dois parler de ce qui a rapport aux papiers laissés par Netchaïef à Paris, et à la façon dont ils furent retrouvés (voir t. II, p. 64).

Lorsque Netchaïef, arrêté à Zurich, se vit perdu, il fit passer, de sa prison, à Ross (avec lequel il avait continué, après la rupture de juillet 1870, à entretenir quelques relations à l’occasion) un billet pour lui dire qu’il avait laissé, dans le logement qu’il avait occupé à Paris et dont il lui donnait l’adresse, des papiers, des livres et des effets, et qu’il le chargeait d’aller les retirer et d’en disposer. Après l’extradition de Netchaïef (20 octobre), Ross se rendit à Paris au commencement de novembre, et, muni du billet, y prit possession des papiers en question. Parmi ces papiers se trouvaient entre autres un manuscrit et des lettres de Bakounine, et des lettres de beaucoup d’autres personnes, lettres dont un grand nombre avaient été volées. Ross rapporta lui-même à Zürich[65] ceux des papiers qui pouvaient être compromettants ; il confia les autres — journaux, livres, manuscrits (correspondances dans les journaux russes) — à Pierre Lavrof, qui, devant se rendre à Zürich quelques jours plus tard, consentit à les y transporter. Tous les papiers rapportés par Ross furent brûlés, excepté des lettres de Mlle  Natalie Herzen, qu’on rendit à celle qui les avait écrites.

J’ai cité (t. II, pages 61-63) le jugement sévère porté sur Netchaïef par Bakounine dans sa lettre à Talandier du 24 juillet 1870 ; j’ai cité également (Ibid., p. 180) le mot flétrissant qu’il écrivit dans son calendrier-journal le 1er août 1871. Il faut maintenant, pour être complet et pour être équitable, reproduire la lettre que Bakounine écrivit à Ogaref le 2 novembre 1872, après que Netchaïef eut été livré au gouvernement russe :


Ainsi, mon vieil ami, l’inouï s’est accompli ! La République helvétique a extradé l’infortuné Netchaïef ! Mais ce qu’il y a de plus alarmant, c’est que, à l’occasion de cette extradition, notre gouvernement voudra, sans doute, reprendre le procès et fera de nouvelles victimes. Cependant une voix intérieure me dit que Netchaïef, qui est perdu à jamais, — et qui, certainement, sait qu’il est perdu, — dans cette occasion évoquera de la profondeur de son être, tortueux et sali, mais qui est loin d’être vulgaire, toute son énergie et tout son courage primitifs. Il périra en héros, et cette fois il ne trahira rien ni personne.

Telle est ma foi. Nous verrons bientôt si j’ai raison. Je ne sais s’il en est de même de toi, mais moi je le plains profondément. Personne ne m’a fait, et avec intention, autant de mal que lui, mais je le plains quand même. C’était un homme d’une rare énergie, et, lorsque nous l’avons rencontré, en lui brûlait une flamme très vive et très pure d’amour pour notre pauvre peuple opprimé ; notre malheur historique et national lui faisait éprouver une véritable souffrance. À ce moment, son extérieur seul était malpropre, son intérieur n’était pas souillé. C’est son autoritarisme et sa volonté sans frein qui, en se combinant, bien malheureusement et par la faute de son ignorance, avec la méthode appelée machiavélisme et jésuitisme, l’ont définitivement précipité dans la boue. À la fin, il était devenu un véritable idiot. Imagine-toi que, deux ou trois semaines avant son arrestation, nous l’avons averti — non pas directement, car ni moi ni aucun de mes amis ne voulions nous rencontrer avec lui, mais par des intermédiaires — de quitter Zürich le plus tôt possible, parce qu’on le cherchait[66] ; il ne voulait pas le croire, et disait : « Ce sont les bakounistes qui veulent me chasser de Zürich » ; et il ajoutait : « Maintenant, ce n’est plus la même chose qu’en 1870 : j’ai à présent au Conseil fédéral à Berne des hommes qui s’intéressent à moi, des amis ; ils m’auraient prévenu si un pareil danger me menaçait ». Eh bien, le voilà perdu.


Voici les passages du calendrier-journal de Bakounine qui sont relatifs au journal russe en vue de la fondation duquel Pierre Lavrof venait de se rendre à Zurich :


Novembre 28. Émile [Bellerio] m’apporte lettre importante de Ross, m’annonçant arrivée Lavrof et pourparlers journal ; j’en parle avec Zaytsef[67]. — 29. Fini et envoyé lettre à Ross, et télégramme aussi ; causé avec Zaytsef à propos journal. Écrit soir une autre grande lettre aux amis de Zürich et une lettre de confiance à Boutourline.

Décembre 4. Télégramme singulier de Genève de Rouleff. — 5. Deuxième télégramme de Rouleff, et un de Fronstein. — 8. Télégraphié à Zürich. — 9. Arrive Ross. Chez Zaytsef : conversation à propos journal, Conclu. — 10. Ross part à 11 h. par bateau à vapeur pour Simplon, chez Sokolof[68], Genève. Vient Zaytsef avec lettre de sa mère : trahison d’Ozerof[69], et de qui encore ? Écrit lettre à Zürich. Envoyé lettre à Ross à Genève, avec lettre d’Ozerof, et lettre aux amis de Zürich. — 11. Télégramme à Ross, Genève. 14. Écrit lettre à Ross ; pas envoyée, à cause excellente dépêche de Sokolof, de Zürich, à Zaytsef[70]. — 18. Point de lettres de Zürich, étrange ! — 19. Bonne lettre de Ross, rupture avec Lavrof. — 21. Après dîner chez Bellerio, qui m’a apporté lettre de Ross et de Sokoloff. Soir, lettres à Ross et à Sokoloff. — 25. Lettre très peu satisfaisante de Holstein et compagnie.


La lettre que Bakounine avait écrite le 10 décembre « aux amis de Zürich » existe (Nettlau, p. 762) ; en voici un passage relatif à l’intrigue d’Ozerof :


Toute ma nature se révolte contre l’idée que vous, mes frères et alliés, avec lesquels je me suis si loyalement uni, auriez pu organiser avec Ozerof une conspiration en dehors de moi et contre moi... Mais en me rappelant le proverbe : « Il n’y a pas de fumée sans feu », je dois admettre qu’il existe entre vous et lui quelque chose d’innocent quant à l’intention, et néanmoins resté caché pour moi, à mon égard. Cela, mes amis, est injuste, et serait certainement plus mauvais pour la cause que ma polémique avec Marx.


Une lettre de Sokolof à Ogaref, du 2 janvier 1873 (publiée par Dragomanof), indique les motifs de la rupture de Bakounine et de ses amis avec Pierre Lavrof :


Notre affaire, par rapport à l’imprimerie[71], marche comme sur des roulettes. On n’aura pas à l’attendre longtemps. Vouloir, c’est pouvoir...

Tu me demandes ce qui se passe à Zürich ? À cette question, je vais te répondre comme suit : Depuis mon arrivée ici, il s’est produit une scission dans la jeunesse russe. Je n’y suis pour rien, bien entendu ; l’honneur en revient à monsieur Lavrof, un certain philosophe qui vient de Paris dans l’intention de fonder ici une revue. Ce Lavrof a élaboré son programme et l’a fait imprimer. Mais l’esprit en était faux et tellement détestable que Bakounine, Zaytsef, moi, de même que les meilleurs représentants de la jeunesse russe ici, nous en eûmes tous la nausée et nous décidâmes de nous détacher de Lavrof et de sa clique. Imagine-toi que, dans son programme, il déclare la révolution un mal et il prêche la légalité ! Qu’en penses-tu, avons-nous eu raison de nous faire schismatiques ?


On trouve aussi dans le calendrier-journal de Bakounine des indications relatives à ses rapports avec ses amis italiens. Cafiero, revenant d’Italie, arriva à Locarno le 4 novembre au soir ; il y resta jusqu’au 11 au matin. Le 21 arriva Fanelli, qui repartit dès le lendemain. Le 23 décembre arrivèrent Cafiero et Palladino, et le 25 Fanelli ; il s’éleva, le 27, une « discussion vive » entre celui-ci et Bakounine, dont le résultat fut une de ces bouderies dont Fanelli était coutumier ; le calendrier-journal porte, le 28 décembre: « Beppe parti à 5 heures matin. Toute la journée causé sur son compte, soir aussi. » Le 30 arrivèrent Chiarini et Orsone, deux Romagnols de Faenza, avec lesquels il y eut « fraternisation ».

Cependant le pauvre Pezza se mourait à Naples. Il cessa de vivre le 8 janvier ; La nouvelle de sa mort nous fut apportée par le Gazzettino rosa. Ses funérailles eurent lieu le vendredi 10 janvier 1873, à quatre heures :


Une foule compacte d’ouvriers et d’étudiants accompagnait le char funèbre, sans croix, sans cierges, sans prêtre ; le char et la foule suivirent lentement la longue route qui mène au cimetière, et qui était parcourue par des patrouilles de carabiniers à cheval.

La municipalité avait refusé aux amis du défunt de leur accorder un peu de terrain au cimetière catholique ; puis, cédant aux menaces, elle avait fini par consentir à ce qu’il fût enseveli dans l’enceinte où sont enterrés les enfants mort-nés, attendu, avait-on dit, que « celui qui n’a pas de religion est comme s’il n’avait jamais vécu ». Le cortège s’arrêta donc dans ce verdoyant petit jardin, et le cercueil fut déposé au pied d’un cyprès. Un ami raconta la vie de Pezza en quelques paroles émues, sans que la police osât procéder à des actes hostiles. Puis le corps fut placé dans le cercueil par le père et quelques amis, et descendu dans la terre.


Le vieux père de Pezza fit reproduire et encadrer un grand portrait photographique de son fils ; il m’en envoya un exemplaire qui, jusqu’au moment où je dus quitter la Suisse, resta placé dans mon cabinet de travail à côté du portrait de Varlin.






  1. « Vous », c’est-à-dire « au nouveau Conseil général ».
  2. Ce mot est intraduisible. Le verbe krakeelen est un terme d’argot populaire, qui signifie « criailler, se chamailler » ; c’est une expression favorite d’Engels.
  3. Cette circulaire ou adresse, que je ne connais que par quelques extraits, jeta Engels et Marx dans un embarras comique, dont Engels fit part à Sorge dans une lettre du 16 novembre 1872. L’adresse, rédigée en anglais et en français par un Allemand peu lettré, était pleine, paraît-il, de fautes de langage qui la rendaient ridicule ; et comme Sorge, dans son inconscience, avait expédié son œuvre telle quelle au Conseil fédéral anglais, qui était en guerre ouverte avec Marx. Engels avait tremblé que ce Conseil fédéral, pour jouer un bon tour à Sorge, ne fît imprimer l’adresse avec ses grotesques incorrections ; aussi confectionna-t-il lui-même une copie, corrigée, du document, et c’est sous cette forme qu’il le communiqua à l’organe de l’Internationale en Angleterre, l’International Herald ; il chargea en outre Serraillier de revoir la version française. « Je craignais, écrit Engels à Sorge, que le Conseil fédéral anglais ne supprimât l’adresse, ou bien que, pour en faire des gorges chaudes, il la fît imprimer mot à mot avec ses fautes de grammaire et ses germanismes (mit verschiedenen englischen Sprachfehlern und starken Germanismen, um Spott damit zu freiben). J’ai naturellement corrigé cela, car, telle qu’elle était, l’adresse n’était pas imprimable, ni en anglais ni en français. Ici, pour des documents de ce genre, nous avons toujours fait corriger nos fautes par quelqu’un du pays (von irgend einem gebildeten native korrigieren lassen.) Il faudra que tu procèdes ainsi à l’avenir, car souvent il n’est pas possible de changer quelque chose dans un document officiel, même pour y corriger de ces erreurs grammaticales qui sont toujours fâcheuses. Pour Hales, pour les Jurassiens, etc., toutes les bévues de ce genre les mettraient en joie. » — Dans une note de son livre, Sorge reproduit un passage d’une réponse qu’il fit à Engels à ce sujet (6 décembre 1872) : « Nous n’avons malheureusement pas, écrivait-il, un Marx ni un Engels parmi nous, et c’est justement pour cela que nous n’avons accepté qu’avec quelque appréhension le transfert du Conseil général à New York. Du reste, nous sommes d’avis que ce n’est pas la forme qui est la chose la plus importante, mais le fond. Si le fond est intelligible, des lecteurs ouvriers ne se formaliseront pas de quelques petites incorrections de langage. » Malheureusement, dans les élucubrations de Sorge, le fond ne valait pas mieux que la forme.
  4. Sur Walter (de son vrai nom Van Heddeghem), voir t. II, p. 326.
  5. « Une indication du Volksstaat nous a appris que toute la correspondance d’Allemagne devait passer entre les mains de Marx avant d’être envoyée en Amérique. » (Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 276.) — Engels avait écrit le 16 novembre 1872 à Sorge : « Pour l’Allemagne, il serait bon que Marx reçût du Conseil général des pleins-pouvoirs, afin qu’il pût agir en cas de besoin contre les schweitzeriens ».
  6. En français dans l’original.
  7. C’est la fédération composée de neuf membres qu’avait fondée Lafargue.
  8. À ce passage de la lettre d’Engels, Sorge a ajouté une note explicative ainsi conçue : « Il s’était constitué dans le Conseil général de New York une sorte de fronde de mécontents, qui en voulaient à l’ancien Conseil général, parce que celui-ci gardait par devers lui les papiers relatifs à l’Internationale, et à Sorge à cause de ses relations avec l’ancien Conseil. Cette fronde faisait traîner les choses en longueur, et réussissait à faire différer toutes les mesures contre les Fédérations renitentes, ainsi que l’envoi des pleins-pouvoirs. C’était particulièrement Bolte et Carl qui menaient ces mécontents. » On voit que le pauvre Sorge n’était pas sur un lit de roses.
  9. On sait que les assertions d’Engels sont sujettes à caution.
  10. « Qu’on leur donne assez de corde, et ils iront se pendre. »
  11. Ces mots sont soulignés dans la lettre anglaise. (Note du Bulletin.)
  12. On sait que le citoyen Hales a fonctionné pendant plusieurs mois comme secrétaire général du Conseil général de Londres. (Note du Bulletin.)
  13. Ces mots sont soulignés dans la lettre anglaise. (Note du Bulletin.)
  14. Ce passage a été donné en entier au t. II, p. 43, où le lecteur pourra le retrouver.
  15. Voir t. II, p. 315.
  16. Voir plus loin pages 33-34.
  17. Une lettre de Marx à Sorge, du 21 décembre 1872, qu’on trouvera plus loin, nous a appris que la première de ces deux contre-circulaires était l’œuvre de Marx lui-même, et la seconde l’œuvre d’Engels.
  18. Les contre-circulaires rédigées par Mars et Engels.
  19. Il s’agit de Maltman Barry (voir t. II, p. 324).
  20. Les contre-circulaires rédigées par Marx et Engels.
  21. Pour la France, on verra tout à l’heure ce qu’il en était. En Allemagne, en Autriche, en Hongrie, l’Internationale n’existait pas. Sur le Portugal, Engels écrit à Sorge le 4 janvier 1873 : « En Portugal, le droit d’association n’existe pas ; aussi l’Internationale n’y est-elle pas officiellement constituée ». Sur le Danemark, le même jour : « Du Danemark toujours pas une seule ligne. J’appréhende que les schweitzeriens n’aient tripoté là au moyen de leurs adhérents du Schleswig. » Sur la Pologne, Marx écrit le 21 décemhre 1872 : « Le Conseil général n’avait pu obtenir l’adhésion de la Pologne qu’à la condition (nécessaire vu la situation du pays) qu’il n’aurait affaire qu’au seul Wroblewski, et que celui-ci communiquerait seulement ce qu’il jugerait convenable. Vous n’avez pas le choix : il faut donner à Wroblewski le même pouvoir illimité que nous lui avions accordé, ou renoncer à la Pologne. »
  22. C’est ce que font aujourd’hui (1908) les dirigeants de la soi-disant « nouvelle Internationale »
  23. Ceux de Bruxelles et de Cordoue, dont il sera parlé plus loin.
  24. La plus grande partie de cet alinéa a déjà été reproduite, t. II. p. 327, note 1.
  25. C’était Marx qui était l’instigateur de cette nouvelle altitude de Riley ; il l’a raconté lui-même (voir plus loin p. 36).
  26. On a vu plus haut que la date primitivement choisie avait été le 5 janvier (circulaire du Conseil fédéral anglais du 10 décembre).
  27. Marx appelle « majorité », conformément à la réalité des choses, le groupe de Hales, Jung, Eccarius, et de leurs amis.
  28. En anglais dans le texte : « pseudo-sections ».
  29. Terme d’argot, dérivé de Lump, gueux, gredin.
  30. Hales avait écrit en tout deux lettres au Comité fédéral jurassien.
  31. Le Conseil fédéral que Marx appelle « légal » est celui qui s’était « constitué » dans la réunion clandestine du 19 décembre, en l’absence de la majorité. Marx ne raconte pas cette réunion, mais la mention en est implicitement contenue dans la phrase : « Nos gens, qui constituent maintenant le seul Conseil fédéral légal » ; maintenant signifie « depuis avant-hier ». Il ne s’attendait pas, lorsqu’il écrivait cette lettre, à la revanche que la majorité allait prendre le 23.
  32. On a vu plus haut que c’est Jung qui avait demandé que le Conseil général n’eût plus son siège à Londres, et que ce furent Marx et Engels qui firent rejeter sa proposition.
  33. En anglais dans le texte : « le pantin de Hales ».
  34. En français dans le texte.
  35. Au moment où il écrivait, Engels ignorait encore que la date du Congrès avait été changée, et reportée au 26 janvier (résolution du 23 décembre).
  36. Par une étrange aberration, tandis que, pour le vulgaire bon sens, c’est l’acte de la minorité usurpant le titre de Conseil fédéral qui apparaît comme un « coup d’État », Engels donne ce qualificatif à l’acte parfaitement légitime de la majorité convoquant un Congrès des Sections anglaises.
  37. Je n’ai jamais été l’ennemi de Jung, ni lui le mien. Malgré une différence d’opinion sur la tactique politique, nos relations sont toujours restées cordiales. On verra par la façon dont Jung, au Congrès anglais, a parlé de Schwitzguébel (p. 50), de quelle manière il jugeait les Jurassiens.
  38. Le Bulletin du 15 octobre 1872 publia une lettre que m’avait écrite Parraton, alors détenu au Château d’Oléron.
  39. La publication de ces extraits ne dura que jusqu’au milieu d’avril 1873.
  40. Voir à la page suivante les arrestations faites dans le Midi à la fin décembre.
  41. La brochure L’Alliance, etc., indique, à tort, le mois de décembre comme la date de la publication de la lettre de Guesde dans la Liberté, tandis que cette lettre parut le 20 octobre. De là l’emploi des mots « immédiatement après », qui ne sont pas exacts; il fallait dire « deux mois après ».
  42. Au procès qui eut lieu à Toulouse au mois de mars 1873, Brousse, qui avait réussi à passer en Espagne, fut condamné par contumace, sur un passage d’une lettre écrite le 22 novembre 1872 par un certain Masson. Cette lettre, trouvée chez Dentraygues (c’est-à-dire livrée par Dentraygues), fut lue à l’audience du 15 mars. Le passage en question disait : « Brousse est démasqué ainsi que Guesde ; leur correspondance saisie a été envoyée à Londres ». Les agents marxistes interceptaient donc et volaient la correspondance des membres de l’Internationale qui n’admettaient pas les résolutions de la Haye, (Le Marxisme dans l’Internationale, par Paul Brousse, Paris, 1882, p. 30.)
  43. Dans son calendrier-journal, Bakounine note le 27 octobre la réception de la « circulaire jurassienne confidentielle ».
  44. On le voit, les ouvriers de Moutier, qui connaissaient les ouvriers du Val de Saint-Imier et les voyaient à l’œuvre depuis plusieurs années, savaient leur rendre justice : ils ne les appelaient pas les grands-prêtres de Sonvillier.
  45. Engels écrivait triomphalement à Sorge, le 16 novembre 1872 : « À Bienne, où les Jurassiens n’avaient plus personne, il s’est formé une nouvelle section, mais elle a adhéré à Genève ». On voit comme à Londres on était bien renseigné.
  46. C’est dans cet article de Jules Guesde que se trouvent les passages si souvent reproduits : « Depuis vingt-quatre ans que les urnes sont debout en France — dans la France du 10 août 1792 et du 18 mars 1871 — sur les cadavres des insurgés de Février, qu’en est-il sorti ? L’Assemblée nationale de 1848..., la dictature de Cavaignac..., la présidence de M. Louis Bonaparte... ; l’Empire, en 1852... ; la capitulation Trochu-Favre ; et la République conservatrice de 1871... Dans les conditions sociales actuelles, avec l’inégalité économique qui existe, l’égalité politique, comme l’égalité civile, est un non-sens... De là l’impuissance du suffrage universel, lequel, loin d’aider à l’émancipation matérielle et morale des serfs du capital, n’a pu et ne peut que l’entraver... À l’époque du cens, la bourgeoisie était un état-major sans armée. Le suffrage universel lui a fourni cette armée électorale dont elle avait besoin pour se maintenir au pouvoir. »
  47. Jugeant d’après les procédés dont ils étaient eux-mêmes coutumiers, les marxistes ne pouvaient pas admettre que les décisions d’un Congrès jurassien exprimassent réellement l’opinion des ouvriers ; ils se figuraient que chez nous, comme chez eux, tout était l’œuvre de quelques meneurs.
  48. Révisés par la Conférence de Londres de 1871.
  49. Révisés par la Conférence de Londres de 1871.
  50. Dès le 10 novembre : voir ci-dessus p. 40.
  51. On le voit, c’est sur la Déclaration de la minorité du Congrès de la Haye, et non sur les résolutions du Congrès anti-autoritaire de Saint-lmier, que se fonde la Fédération jurassienne pour faire appel à la solidarité des autres Fédérations.
  52. Le télégramme belge, publié dans le numéro précédent du Bulletin, était ainsi conçu : « Le Congrès belge au Congrès espagnol, salut. Vive Saint-Imier ! Autonomie et fédération. (Signé) Eugène Steens. »
  53. Le texte des résolutions du Congrès de Cordoue relatives aux Congrès de la Haye et de Saint-Imier est reproduit in-extenso dans le Mémoire de la Fédération Jurassienne, pages 280-282.
  54. Prononcez Alcoï.
  55. Promesse impossible à tenir, puisqu’en Allemagne les lois ne permettaient pas aux adhérents individuels de l’Internationale de se grouper pour former des sections.
  56. Ici se place un passage relatif aux affaires d’Espagne et à la lettre de menaces écrite par Engels, le 24 juillet 1872, au Conseil fédéral espagnol, passage que le résumé du Bulletin ne donne pas. Mais ce passage a été analysé dans le Mémoire de la Fédération jurassienne, p. 250, et j’ai reproduit cette analyse au tome II, pages 308-309.
  57. C’est le mot par lequel on désignait, dans l’entourage de Marx, les partisans de la politique négative, Français, Belges, Jurassiens, Espagnols, Italiens, Russes.
  58. On sait que Jung était Suisse, du Jura bernois.
  59. Le Manifeste communiste avait dit (paragraphe 75) : « En Suisse, les communistes appuieront les radicaux... En Allemagne, le parti communiste luttera aux côtés de la bourgeoisie dans toutes les occasions où la bourgeoisie reprendra son rôle révolutionnaire ; avec elle, il combattra la monarchie absolue, la propriété foncière féodale. »
  60. La défaite de la Commune. Eccarius pense aux blanquistes.
  61. Bakounine n’a jamais parlé de cela. Eccarius ne savait rien de précis sur les idées de Bakounine.
  62. « Nous », c’est-à-dire les membres de l’ancien Conseil général restés fidèles à la tactique recommandée par le Manifeste communiste.
  63. Celle du 17 novembre 1872, reproduite plus haut p. 26.
  64. Ce manuscrit, encore inédit, sera imprimé au tome IV des Œuvres de Bakounine.
  65. Il annonça son retour à Bakounine par un télégramme le 8 novembre.
  66. Ce fut Ross qui donna lui-même cet avis à Netchaïef, et Bakounine ne l’ignora pas. Je ne sais quel est le motif pour lequel, en écrivant à Ogaref, Bakounine feint de n’avoir pas connu les relations personnelles qui existèrent jusqu’au bout entre Ross et Netchaïef.
  67. Zaytsef était installé à Locarno avec sa famille depuis le 21 novembre 1872.
  68. Le littérateur russe Nicolas Sokolof, connu comme l’auteur d’un livre assez original (auquel son ami Zaytsef avait collaboré pour une large part), à tendances anarchistes, les Réfractaires (Otchtchépentsy), paru en 1866, avait été emprisonné, puis déporté en Sibérie ; ayant réussi à s’évader, il venait d’arriver à Genève (12 novembre).
  69. La lettre de la mère de Zaytsef parlait d’un bruit qui courait à Genève, selon lequel il allait se fonder à Zürich un journal russe avec Sokolof comme rédacteur et Ozerof comme administrateur : Bakounine serait écarté, disait Ozerof, parce qu’il se livrerait à des polémiques inutiles, comme celle contre Marx. À la suite de cet incident, où Ozerof semble avoir agi de concert avec certaines personnalités russes de Zürich dont la conduite, comme on le verra plus loin, parut suspecte à Bakounine, il y eut rupture entre Bakounine et Ozerof. Celui-ci alla s’établir à Florence, auprès d’Alexandre Herzen fils.
  70. Sokolof, après avoir entendu les explications que Ross lui apportait de Zürich et de Locarno, était parti avec Ross pour Zürich, bien décidé à faire cause commune avec Bakounine contre Lavrof.
  71. Bakounine et ses amis avaient conçu en 1872 le projet de créer à Zürich une imprimerie russe. Ce projet devait se réaliser en 1873.