L’Italie et la Vie italienne, souvenirs de voyage/05
- 22 mars.
Hier, au sortir d’une conversation comme celles que je t’ai rapportées[1], mes amis ont voulu me montrer la campagne romaine. — Il faut la voir, disent-ils, avant de raisonner sur le peuple.
Nous sommes sortis par la porte del Popolo, et nous avons suivi un long faubourg poudreux ; là aussi il y a des ruines. Nous sommes entrés à droite dans l’ancienne villa du pape Jules II, demi-abandonnée. On pousse une porte vermoulue, et l’on voit une cour élégante où tourne un portique circulaire soutenu par des colonnes carrées à têtes corinthiennes ; la masse a subsisté par la solidité de sa construction ancienne. Aujourd’hui c’est une sorte de hangar approprié à des usages domestiques : des paysans, des laveuses en manches retroussées vaguent çà et là. Au bord des vieilles vasques de pierre, le linge attend le battoir ; un canard sur une patte regarde le riche bouillonnement de l’eau, qui, amenée jadis avec une prodigalité princière, regorge et bourdonne comme aux premiers jours ; les claies de joncs, les tas de roseaux, les fumiers, les bêtes, sont autour des colonnes. Ce sont là les héritiers de Raphaël, de Michel-Ange, de Bembo, de la cour joyeuse, guerrière, lettrée, qui venait le soir entretenir le vaillant pape. — A gauche, un grand escalier sans marches, sorte de rampe qu’il pouvait monter à cheval, développe sa profondeur et les belles courbes de ses voûtes. Arrivés au sommet, nous forçons une sorte de loquet, et nous trouvons une loggia ; c’est là qu’après souper il venait converser, prendre le frais, en face de la campagne largement étalée sous ses regards. Des colonnes la portent, on distingue au plafond les restes des caissons ouvragés où se mêlaient et se déployaient les corps vivans des figurines ; un vaste balcon prolonge le promenoir et apporte plus amplement l’air du dehors à la poitrine. Rien de plus grandement entendu, de mieux approprié au climat, de plus propre à contenter des sens d’artiste ; c’est ici qu’il fallait venir pour discuter des projets d’édifices ou retoucher des agencemens de figures. On lui montrait des esquisses, on crayonnait devant lui ; un pareil homme, si violent et si fier, était fait pour comprendre de pareilles âmes. Maintenant il reste une sorte de grenier ; les ferrures du balcon sont à demi descellées, les caissons sont tombés, les piliers de la cour ont perdu leur stuc, et montrent leur cailloutis entamé de briqueterie rouge ; seules, les colonnes de la loggia allongent encore leurs beaux fûts de marbre blanc. Deux ou trois peintres viennent au printemps se nicher dans cette ruine.
La poussière tourbillonne, et le soleil chauffe péniblement la coupole grise des nuages ; le ciel semble d’étain ; le sirocco, énervant, fiévreux, souffle par rafales. Le Ponte-Molle apparaît entre ses quatre statues ; derrière est une pauvre auberge, et aussitôt après commence le désert. Rien d’étrange comme ces quatre statues lézardées, qui se profilent sur le grand vide morne et font l’entrée du tombeau d’un peuple. Des deux côtés, le Tibre se traîne et tournoie, jaunâtre et visqueux comme un serpent malade. Pas un arbre sur ses bords, plus de maisons, plus de cultures. De loin en loin, on découvre un môle de briques, un débris branlant sous sa chevelure de plantes, et sur une pente, dans un creux, un troupeau silencieux, des buffles aux longues cornes qui ruminent. Des arbustes, de mauvaises plantes rabougries s’abritent dans les enfoncemens des collines, les fenouils suspendent au flanc des escarpemens leur panache de délicate verdure ; mais nulle part on ne voit d’arbre véritable, c’est là le trait lugubre. Des lits de torrens sillonnent de leurs blancheurs blafardes le vert uniforme ; les eaux inutiles s’y tordent à demi engravées, ou dorment en flaques, parmi les herbes pourries.
À perte de vue, de toutes parts, la solitude ondule en collines d’une bizarrerie monotone, et l’on cherche longtemps en soi-même à quelles formes connues ces formes étranges peuvent se rapporter. On n’en a point vu de semblables, la nature n’en produit pas ; quelque chose est venu se surajouter à la nature pour enchevêtrer ce pêle-mêle et brouiller ces éboulemens. Mollasses ou effondrés, ces contours sont ceux d’une œuvre humaine affaissée, puis dissoute, par l’attaque incessante du temps. On se figure d’anciennes cités écroulées et ensuite recouvertes par la terre, de gigantesques cimetières effacés par degrés, puis enfouis sous la verdure. On sent qu’une grande population a vécu là, qu’elle a retourné et manié le sol, qu’elle l’a peuplé de ses bâtisses et de ses cultures, qu’aujourd’hui il n’en subsiste plus rien, que ses vestiges eux-mêmes ont disparu, que l’herbe et le sol ont fait par-dessus eux une nouvelle couche, et l’on éprouve le sentiment d’angoisse vague que l’on aurait au bord d’une mer profonde, si par un jour clair, à travers, l’abîme des eaux immobiles, on démêlait comme en un songe la forme indistincte de quelque énorme cité descendue sous les flots.
Deux ou trois fois on arrive sur une hauteur ; de là, quand on contemple le cercle immense de l’horizon tout entier peuplé par ces entassemens de collines et ce pêle-mêle de creux funéraires, on sent tomber sur son cœur un découragement sans espérance. C’est un cirque, un cirque au lendemain des grands jeux, muet et devenu sépulcre : une ligne âpre de montagnes violacées, une solide barrière de rocs lointains lui servent de muraille ; la décoration, les marbres ont péri ; il ne reste de lui que cette enceinte et le sol formé de débris humains. Là s’est déployée pendant des siècles la plus sanglante et la plus pompeuse des tragédies humaines ; toutes les nations, Gaulois, Espagnols, Latins, Africains, Germains, Asiatiques, ont fourni leurs recrues et leurs jonchées de gladiateurs ; les cadavres des innombrables morts, aujourd’hui confondus, oubliés, font de l’herbe. Quelques paysans passent, le fusil en bandoulière, à cheval, chaussés de fortes guêtres ; des bergers dans leur peau de mouton rêvent, l’œil brillant et vide. Nous arrivons à Porta-Prima ; des enfans déguenillés, une petite fille en loques, la poitrine nue jusqu’à l’estomac, se cramponnent à la voiture pour avoir l’aumône.
Nous allons voir à Porta-Prima les nouvelles fouilles ; c’est la maison de Livie ; on y a découvert, il y a six mois, une statue d’Auguste : tout cela est enseveli. Quels entassemens de terre à Rome ! Dernièrement, dit-on, sous une église on en a retrouvé une autre, et sous celle-là une autre, probablement du IIIe siècle. La première s’était effondrée dans quelque invasion de barbares ; quand les habitans revinrent, les débris faisaient un tas solide ; sur les fûts des colonnes, ils ont posé les fondemens de la seconde église. La, même chose est arrivée à la seconde, et on a bâti pareillement la troisième. Déjà Montaigne citait à Rome des temples enterrés dont le toit était au-dessous des pieds de toute la longueur d’une pique de lansquenet. — Quand on longe une route, on y aperçoit en tout pays une croûte de terreau noirâtre, celle que les hommes cultivent ; c’est d’elle que sort toute la population végétale, animale et humaine ; les vivans y retournent pour en sortir sous d’autres formes : au-dessus de la grande masse inerte et minérale, ce fumier est la seule portion mobile qui s’élève, puis retombe, selon le va-et-vient du tourbillon de la vie. Certainement en aucun endroit du monde il n’a été plus agité de fond en comble et plus bouleversé qu’ici.
On pénètre avec des torches dans les chambres souterraines, étançonnées, d’où l’eau suinte. En promenant la torche sur les murs, on voit reparaître un à un de jolis ornemens, des oiseaux, des feuillages verts, des grenadiers chargés de leurs fruits rouges ; c’est encore le goût simple et sévère de la saine antiquité, tel que le montrent Pompéi et Herculanum.
Le soleil baissait dans une grande brume pâle ; le vent lourd, aveuglant, soulevait la poussière par saccades ; sous ce double voile, les rayons mornes comme ceux d’un bloc de fer rougi s’éteignaient vaguement dans la désolation infinie. Au sommet d’un escarpement, on apercevait une misérable ruine vacillante, l’acropole de Fidènes, et sur un autre le carré noirci d’une tour féodale.
- 23 mars.
Avant tout, quand on veut juger les paysans romains, il faut poser comme premier trait de leur caractère l’énergie, j’entends l’aptitude aux actions violentes et dangereuses. Voici des anecdotes.
Notre ami N…, homme athlétique, brave et calme, habite la campagne à cinq ou six lieues d’ici. Il nous conte que dans son village les coups de couteau sont fréquens : des trois frères de son domestique, l’un est au bagne, deux sont morts assassinés. Dans ce même village, deux paysans plaisantaient et s’amusaient entre eux. Le premier avait une fleur à sa boutonnière, quelque présent de sa maîtresse. L’autre la prend. « Rends-la-moi, » dit l’amant ; l’autre n’en fait que rire. L’amant devient sérieux. « Rends-la-moi tout de suite ! » Nouveaux rires. L’amant veut la reprendre de force, l’autre se sauve ; il le poursuit, l’atteint, lui plante son couteau dans le dos, non pas une fois, mais vingt, en boucher et en furieux. — La colère, avec le sang, leur monte aux yeux, et ils rentrent à l’instant dans la férocité primitive.
Un officier qui est avec nous cite des traits semblables. Deux soldats français se promenaient le long du Tibre, ils voient un homme du peuple qui veut noyer un chien ; ils l’en empêchent, et les coups de poing commencent. L’homme crie au secours, les gens du quartier arrivent, un apprenti enfonce son couteau par derrière dans le corps du premier soldat français, qui tombe sans faire un mouvement. Ce soldat avait une force et une structure d’hercule ; mais le coup avait été si juste que le cœur était traversé. — Deux autres soldats dans la campagne entrent dans un enclos, volent des figues, se sauvent ; le propriétaire, ne pouvant les attraper, leur tire deux coups de fusil, tue l’un, casse la jambe à l’autre, — Ce sont de vrais sauvages ; ils croient pouvoir à toute occasion rentrer dans le droit de guerre et en user jusqu’au bout.
Notre ami N… a essayé dans son village d’abolir quelques pratiques cruelles. On y tue un bœuf ou une vache par semaine ; mais, avant d’expédier la malheureuse bête, on la livre aux enfans, aux jeunes gens, qui lui crèvent les yeux, lui mettent le feu sous le ventre, lui coupent la langue, la déchiquettent et la martyrisent : c’est pour se donner le plaisir de la voir furieuse ; ils aiment les émotions fortes. N… tâche de les dissuader, va trouver le curé, s’adresse à tout le monde. Pour les prendre au vif, il leur donnait des raisons positives : « La viande, ainsi échauffée, ne sera pas bonne. — Qu’est-ce que cela nous fait ? Nous sommes trop pauvres, nous n’en mangeons pas. » Un jour il rencontre un paysan qui rouait son âne de coups ; il lui dit : « Laisse donc tranquille cette pauvre bête. » Le paysan répond avec le scherzo, l’âpre et dure plaisanterie romaine : « Je ne savais pas que mon âne eût des parens dans ce village. » Ce sont là les effets du tempérament bilieux, des passions acres excitées par le climat, de l’énergie barbare qui n’a pas d’emploi.
La marquise de C… nous dit qu’elle n’habite pas sa terre, on y est trop seul, et les paysans y sont trop méchans, je me fais répéter ce mot, elle y insiste, et son mari de même. Tel cordonnier a tué son camarade d’un coup de couteau dans le dos, et après un an de galères est revenu au village, où il prospère. Un autre a tué à coups de pied sa femme enceinte. — On les condamne aux galères, parfois pour cent cinquante ans ; mais plusieurs fois par an le pape accorde des réductions de peine : si on a quelque protecteur, on en est quitte, après un meurtre, pour deux ou trois années de bagne. On n’est point trop mal au bagne ; on y apprend un métier, et quand on revient au village, on n’est point déshonoré ; même on est redouté, ce qui est toujours utile.
Je cite en regard deux traits qu’on me contait sur la frontière d’Espagne. Dans un combat de taureaux, une jolie dame espagnole voit à côté d’elle une Française qui met ses mains devant les yeux à l’aspect d’un cheval éventré qui marchait dans ses entrailles. Elle hausse les épaules et dit ; « Cœur-de beurre ! » — Un réfugié espagnol avait assassiné un marchand et n’avait pas une tache de sang sur ses habits ; le président lui dit : « Il paraît que vous êtes expert en fait de meurtre. » L’homme répond avec hauteur : « Et vous, est-ce que vous vous tachez avec votre encre ? » Trois ou quatre faits comme ceux-là montrent une couche d’humanité qui nous est tout à fait inconnue. Dans ces hommes incultes, dont l’imagination est intense et dont la machine est endurcie par la peine, la force du ressort intérieur est terrible, et la détente est subite. Les idées modernes d’humanité, de modération, de justice, ne se sont point insinuées en eux pour amortir les chocs ou diriger les coups. Ils sont demeures tels qu’au moyen âge.
Le gouvernement n’a jamais songé à les civiliser, il ne leur demande que l’impôt et un billet de confession ; pour le reste, il les abandonne à eux-mêmes, et de plus leur étale en exemple le régime de la faveur. Comment auraient-ils l’idée de l’équité quand ils voient la protection toute-puissante contre les droits privés ou l’intérêt public ? Là-dessus ils ont un proverbe cru que j’adoucis : « La beauté d’une femme a plus de force que cent buffles. » Il y avait près du village de N… une forêt utile au pays et que l’on commençait à jeter bas ; un monsignor avait la main dans les bénéfices, toutes les réclamations de notre ami ont été vaines. — La vue des criminels graciés et des coquineries administratives leur montre le gouvernement comme un être fort qu’il faut se concilier, et la société comme un combat où il faut se défendre. D’autre part, en fait de religion, leur imagination italienne ne comprend que les rites ; les pouvoirs célestes comme les pouvoirs civils sont pour eux des personnages redoutables dont on évite la colère par des génuflexions et des offrandes, rien de plus. En passant devant un crucifix, ils se signent et marmottent une prière ; à vingt pas de là, quand le Christ ne les voit plus, ils se remettent à blasphémer. Avec une pareille éducation, on juge s’ils ont le sentiment de l’honneur, et si en matière de serment par exemple ils se croient astreints à quelque devoir. Les Indiens de l’Amérique se font une gloire de ruser et de tromper leur ennemi ; pareillement ceux-ci trouvent naturel de tromper le juge. Dans l’état de guerre, la sincérité est une duperie ; pourquoi donnerais-je des armes contre moi à celui qui est en armes contre moi ? — N…, le pistolet à la main, avait sauvé la vache qu’on voulait supplicier. Quelques jours après, le soir, comme il était sur le pas de sa porte, il entend une grosse pierre siffler près de sa tête. Il s’élance, saisit un homme et le rosse ; ce n’était pas celui-là ; il va plus loin, rencontre deux frères ; l’aîné, qui avait lancé la pierre, devient livide, arme son fusil, couche N… en joue. N… saisit à plein corps le plus jeune et le présente comme un bouclier ; celui-ci, maintenu et manié par des bras d’athlète, ne pouvait bouger, mais grinçait des dents et criait à son frère : « Tire, tire donc ! » Survient le domestique de N… avec un fusil, et les deux coquins se sauvent. Notre ami porte plainte ; quatre assistans, dont un prêtre, tous témoins oculaires, jurent qu’ils n’ont pas vu l’homme qui a lancé la pierre. Là-dessus, N…, exaspéré et obligé de se faire respecter et craindre pour pouvoir vivre dans le village, donne une piastre à un voisin qui n’avait rien vu, et ce voisin désigne sous serment le gredin qui a fait le coup. — De la même façon, et bien plus aisément encore, on trouve au Bengale[2] vingt faux témoins à charge et à décharge dans le même procès. Les voisins jurent par complaisance les uns pour les autres, ou à tant par serment, et ce sont les mêmes causes qui entretiennent dans les deux pays les mêmes mensonges. De toute antiquité le juge ayant cessé d’être juste, on parle devant lui, non comme devant un juge, mais comme devant un ennemi.
D’autre part, ces gens menteurs, cruels et violens comme les sauvages, sont stoïques comme les sauvages. Quand ils sont malades ou blessés, vous les voyez, la jambe cassée ou un coup de couteau dans le corps, s’envelopper dans leur manteau et demeurer assis sans rien dire, sans se plaindre, concentrés, immobiles à la façon des animaux qui souffrent ; seulement ils vous regardent d’un œil fixe et triste. C’est que leur vie ordinaire est dure et qu’ils sont habitués à la peine ; ils ne mangent que de la polenta, et il faut voir leurs guenilles. Les villages sont clair-semés : ils sont obligés de faire plusieurs milles, parfois trois lieues, pour aller travailler à leur champ ; mais tirez-les de cet état militant et de cette tension continue, le fond généreux, la riche nature, abondamment fournie de facultés bien équilibrées, apparaissent sans effort. Ils deviennent affectueux quand on les traite bien. Selon N…, un étranger qui agit loyalement trouve en eux de la loyauté. Le duc G…, qui a formé et commandé pendant trente ans le corps des pompiers, ne peut trop se louer d’eux. Pour la patience, la force, le courage, le dévouement militaire, il les compare aux anciens Romains. Ses hommes se sentent honorés, équitablement traités, employés à une œuvre virile ; c’est pourquoi ils se donnent de bon cœur et tout entiers. On n’a qu’à regarder dans la rue ou dans la campagne les têtes de paysans et de moines : l’intelligence et l’énergie y éclatent ; impossible de se soustraire à cette idée qu’ici la cervelle est pleine et l’homme complet. Stendhal, ancien fonctionnaire de l’empire, raconte que lorsque Rome et Hambourg étaient des préfectures françaises, on y recevait des tableaux administratifs avec indications en blanc, très minutieux, fort compliqués, pour le service des douanes et de l’enregistrement ; il fallait six semaines aux Hambourgeois pour les comprendre et les bien faire, trois jours aux Romains. Les sculpteurs prétendent que, déshabillés, ils ont la chair saine et ferme, à l’antique, tandis qu’au-delà des monts, les muscles sont flasques et laids. En vérité, on finit par croire que ces gens-là sont les anciens Romains de Papirius Cursor ou les citoyens des redoutables républiques du moyen âge, les mieux doués des hommes, les plus capables d’inventer et d’agir, maintenant tombés sous le froc, la livrée ou la guenille, employant de grandes facultés à psalmodier des litanies, à intriguer, mendier et se gâter.
Au milieu du marais, on voit encore jaillir l’eau vive : quand ils s’épanchent, leur expansion est admirable ; parmi les mœurs galantes ou grossières, la nature vierge qui a fourni des expressions divines aux grands peintres éclate en enthousiasmes et en ravissemens. Un de nos amis, médecin allemand, a pour servante une belle fille amoureuse d’un certain Francesco, ouvrier au chemin de fer à quatre pauls par jour. Il n’a rien, elle non plus ; ils ne peuvent s’épouser, il leur faudrait cent écus pour entrer en ménage. C’est un mauvais drôle, il n’est pas beau, et n’a pour elle qu’un goût médiocre ; mais elle l’a connu dès l’enfance, elle l’aime depuis huit ans : quand elle reste trois jours sans le voir, elle ne mange plus ; le docteur est obligé de lui retenir ses gages, elle donnerait tout son argent. Du reste elle est aussi sage que probe, et, forte de la beauté de son sentiment, elle parle librement de son amour. Je la questionnai sur ce Francesco. Elle sourit, rougit imperceptiblement, sa figure s’illumine, elle semble être dans le ciel ; on ne peut rien voir de plus charmant et de plus gracieux que ce spirituel visage italien éclairé par un sentiment si abandonné, si puissant et si pur. Elle a son beau costume romain, et sa tête est encadrée par son couvre-tête rouge des dimanches. Que de ressources, quelle finesse, quelle force et quel élan dans une pareille âme ! Quel contraste, si l’on songe aux figures ahuries de nos paysannes ou aux minois délurés de nos grisettes !
Ici je touche le point délicat, et nous voulons le toucher, car nous ne sommes pas des orateurs décidés d’avance à trouver des argumens politiques, mais des naturalistes libres de préoccupation et d’engagement, occupés à observer les bâtimens et les sentimens des hommes comme nous ferions des instincts, des constructions et des mœurs des abeilles ou des fourmis. — Sont-ils Italiens ou papalins ? — Selon mes amis, toute réponse précise est difficile ; ces gens-ci sont trop ignorans, trop collés au sol, trop enfoncés dans leurs haines et dans leurs intérêts de village pour répondre à de telles questions. Néanmoins on peut supposer qu’ils sont gouvernés en ceci, comme dans les autres choses, par leur imagination et leurs habitudes. À son dernier voyage, le pape a été acclamé, on s’étouffait autour de sa voiture ; il est vieux, sa figure est bienveillante et belle, il produit sur ces âmes incultes et ardentes le même effet qu’une statue de saint : sa personne, ses habits leur semblent pleins de pardons ; ils veulent le toucher, comme ils font pour la statue de saint Pierre. D’ailleurs le gouvernement ne pèse pas sur eux, du moins visiblement ; toutes les rigueurs sont pour les classes intelligentes ; l’adversaire est l’homme qui lit où qui a été à l’université ; on épargne les autres. Sans doute un paysan peut être mis en prison pendant huit jours pour avoir fait gras un jour maigre ; mais, comme il est superstitieux, il n’a pas envie de manquer aux rites. Il est obligé d’avoir son billet de confession, mais il n’a pas de répugnance à conter de nouveau vivement et violemment ses affaires dans une boîte de bois noir ; d’ailleurs à la ville il y a des gens qui font métier de se confesser et de communier : ils se procurent ainsi des billets qu’ils vendent deux pauls. En outre l’impôt direct est léger, les droits féodaux ont été abolis par le cardinal Consalvi ; il n’y a pas de conscription ; la police, fort négligente, tolère les petites contraventions, le laisser-aller des rues. Si on donne un coup de couteau à son ennemi, on est vite gracié, et l’on n’a point à craindre l’échafaud, chose irrémédiable, horrible pour des imaginations méridionales. Enfin toute l’année la chasse est permise, le port d’armes ne coûte presque rien ; nulle terre n’est réservée, sauf celles qui sont enceintes de murs. Il est bien commode de faire ce que l’on veut à la seule condition de ne pas raisonner sur la chose politique, dont on ne se soucie pas et à laquelle on n’entend rien. Aussi, depuis l’entrée des Piémontais, trouve-t-on beaucoup de mécontens parmi les paysans de la Romagne ; la conscription leur semble dure, l’impôt est plus fort ; ils sont gênés par quantité de règlemens : par exemple, on leur défend de sécher leur linge dans les rues, on les assujettit à la police exacte et aux charges des pays d’outre-monts. La vie moderne exige un travail assidu, des sacrifices nombreux, une attention active, une invention incessante ; il faut vouloir, faire effort, s’enrichir, s’instruire et entreprendre. Une transformation comme celle-ci ne se fait point sans tiraillemens ni répugnances. Croyez-vous qu’un homme couché depuis dix ans, même dans des draps sales et pleins de vermine, se trouve content, si tout d’un coup on le remet debout, si on l’oblige à se servir de ses jambes ? Il ne manquera pas de murmurer, il regrettera son inertie, il voudra se recoucher, il sera eu peine de ses membres ; mais donnez-lui du temps, faites-lui goûter le plaisir de se remuer, d’avoir du linge propre, de boucher les trous de son taudis, d’y mettre des meubles acquis par son travail, et sur lesquels personne, ni voisin, ni fonctionnaire, n’osera porter la main : il se réconciliera avec la propriété, le bien-être, l’action libre, dont au premier instant il n’a senti que les gênes sans en comprendre les avantages et la dignité. Déjà dans cette même Rornagne les ouvriers sont libéraux ; à Rome, en 1849, quantité de boutiquiers, de petits bourgeois allaient avec leur fusil aux fortifications et se battaient bravement. Que les paysans deviennent propriétaires, ils penseront de même. Les biens qu’on peut leur donner sont tout trouvés : avant les derniers événemens, le clergé séculier et régulier des états romains possédait 535 millions de biens-fonds, deux fois plus qu’à la fin du dernier siècle[3], deux fois plus qu’aujourd’hui le clergé de France ; le gouvernement italien les vendra comme il fait déjà dans le reste de l’Italie. Ce sera là le grand levier. Le paysan romain, comme le paysan français après 1789, s’emploiera à cultiver, amender, améliorer sa terre, à l’arrondir, à l’agrandir ; il économisera pour monter plus haut, il voudra faire de son fils un avocat, marier sa fille à un employé, devenir rentier ; il apprendra à compter, à lire ; il aura le code sur son buffet, il lira le journal, achètera des obligations, fera blanchir et réparer son taudis, y apportera quelques vieux meubles de la ville. Ouvrez un barrage, et tout de suite l’eau coulera ; rendez possible l’acquisition et le bien-être, et bien vite les gens voudront acquérir et jouir. Surtout n’oubliez pas le bagne pour les voleurs et l’échafaud pour les assassins ; sous la justice impartiale et stricte, l’homme comprend d’abord que le seul gain prudent est le gain honnête, et marche inoffensif, protégé, utile, dans le droit chemin, entre les barrières de la loi.
- 23 mars.
Je ne me charge pas de prévoir de si loin. La politique n’est pas mon fait, surtout la politique de l’avenir : c’est une science trop compliquée ; d’ailleurs, pour asseoir un jugement, il faudrait des études approfondies, une résidence bien plus longue. Ne parlons que de ce qui se voit, par exemple du gouvernement.
On ne parle que de cela. Je n’ai jamais causé avec un Italien sans que la conversation ne tournât tout de suite à la politique ; c’est leur passion : ils avouent eux-mêmes que, depuis cinquante ans, poésie, littérature, science, histoire, philosophie, religion, toutes les préoccupations et toutes les productions de leur esprit en subissent l’ascendant. Au fond d’une tragédie, d’une métaphysique, cherchez l’intention de l’auteur ; vous verrez qu’il n’a songé qu’à prêcher la république ou la monarchie, la fédération ou l’unité. Ils disent que l’occupation française a rendu le gouvernement pire que jamais. Jadis il avait quelques ménagemens, il s’arrêtait à mi-chemin dans l’injustice ; aujourd’hui, appuyé sur une garnison de dix-huit mille hommes, il ne craint plus les mécontens. Aussi personne ne doute que le jour où les Français partiront ne soit le dernier jour de la souveraineté papale.
Je tâche de me faire marquer nettement la limite et l’étendue de cette oppression. Elle n’est pas violente, atroce, comme celle des rois de Naples ; au sud, l’ancienne tyrannie espagnole avait laissé des habitudes de cruauté : il n’en est point de même à Rome. On n’y prend pas un homme tout d’un coup pour le mettre au fond d’une basse fosse, lui jeter tous les matins un seau d’eau glacée sur le corps, le torturer et l’hébêter ; mais s’il est libéral et mal noté, la police fait une descente chez lui, saisit ses papiers, fouille ses meubles et l’emmène. Au bout de cinq ou six jours, une sorte de juge d’instruction l’interroge ; d’autres interrogatoires suivent, les écritures font une liasse qui, après beaucoup de longueurs, est mise aux mains des juges proprement dits. Ceux-ci l’étudient non moins longuement ; l’un est resté trois mois prisonnier sur prévention, l’autre six mois. Le procès s’ouvre ; il est censé public, mais ne l’est pas : le public reste à la porte, on admet trois ou quatre spectateurs, gens connus, éprouvés, et qui entrent avec des billets. — D’autre part, la police profite des accidens. Il y a quinze jours, à sept heures du soir, à deux pas du Corso, on a assassiné deux personnes dans leur voiture, et on leur a volé 10,000 piastres ; la police n’a pas trouvé les coupables, et se sert de cette occasion pour mettre provisoirement quelques libéraux sous les verrous. — Tout le monde a entendu parler de ce procès récent dont le comité romain déroba les pièces. Le principal témoin à charge était une fille publique : elle a dénoncé non-seulement les gens qui venaient chez elle, mais d’autres qui ne l’avaient jamais vue. Un jeune homme qu’on me cite y fut impliqué, arrêté de nuit, jugé secrètement, condamné à cinq ans de prison ; il a juré à son frère, dans un entretien intime, qu’il était innocent. — Les lois sont passables, mais l’arbitraire les corrompt et pénètre dans les peines comme dans les grâces ; aussi personne ne compte sur la justice, ne consent à être témoin, ne répugne aux coups de couteau, ne se croit à l’abri d’une dénonciation, n’est sûr de dormir le lendemain dans son lit et dans sa chambre.
Pour l’argent, on n’a point à craindre les confiscations ; mais elles sont remplacées par les tracasseries. Le marquis A… possède une grande terre près d’Orvieto ; ce sont ses ancêtres qui ont fondé le village. Les gens de l’endroit, avec l’autorisation du monsignor spécial, décrètent une taxe sur les biens-fonds, c’est le marquis A… qui la paie. Avec l’autorisation du même monsignor, ils lui font un procès à propos d’un terrain : s’ils le gagnent, il paie ; s’ils le perdent, il paie encore, car, toute la terre lui appartenant, c’est son bien qui fournit aux dépenses de la commune. Il faut être bien avec le gouvernement pour toucher son revenu ; sinon, on court risque de voir son fermier faire la sourde oreille. Par ces mille petits liens d’intérêt personnel, le gouvernement tient ou maintient les propriétaires et la noblesse.
Par suite, les gens du mezzo ceto, avocats, médecins, sont serrés des mêmes entraves ; leur métier les met dans la dépendance de la grosse coterie papaline ; s’ils se montraient libéraux, ils perdraient leur meilleure clientèle. En outre tous les établissemens d’instruction publique sont aux mains du clergé ; Rome n’a pas un seul collège ou pension laïque. Enfin comptez tous les protégés, mendians, petits employés, aspirans ou possesseurs de sinécures ; tous ces gens-là obéissent et témoignent du zèle : leur pain quotidien en dépend. Voilà une hiérarchie de gens courbés, prudens, qui sourient d’un air discret et poussent des acclamations à volonté. Le comte C. disait : « On fait ici comme en Chine ; on ne coupe pas cruellement les pieds, mais on les entortille et on les déforme si bien sous des bandelettes qu’on les rend incapables de marcher. »
Il ne peut pas en être autrement, et c’est ici qu’il faut admirer la logique des choses. Un gouvernement ecclésiastique ne saurait être libéral. Un ecclésiastique peut l’être : le monde l’entoure, les sciences positives le pressent, les intérêts laïques viennent infléchir la direction native de son esprit ; mais écartez de lui toutes ces influences, livrez-le à lui-même, entourez-le d’autres prêtres, mettez en ses mains la conduite des hommes : il reviendra, comme Pie VII et Pie IX, aux maximes de sa place, et suivra la pente invincible de son état, car étant prêtre, surtout étant pape, il possède la vérité absolue et complète. Il n’a point à l’attendre comme nous des réflexions accumulées et des découvertes futures de tous les hommes : elle réside tout entière en lui et en ses prédécesseurs. Les principes sont établis par la tradition, proclamés dans les brefs, renouvelés dans les encycliques, détaillés dans les sommes théologiques, appliqués jusque dans le plus menu détail par le » prescriptions des canonistes et les discussions des casuistes. Il n’y a pas une idée ni une action humaine, publique ou privée, qui ne se trouve définie, classée, qualifiée dans les gros livres dont il est le défenseur et l’héritier. Bien plus, cette science est vivante ; une fois entrée dans son esprit et promulguée par sa parole, tous les doutes doivent tomber ; Dieu décide en lui et par lui ; la contradiction est une révolte, et la révolte un sacrilège. Partant, à ses yeux, le premier devoir est l’obéissance : l’examen, le jugement personnel, les habitudes d’initiative sont des péchés ; l’homme doit se laisser conduire, s’abandonner comme un petit enfant ; sa raison et sa volonté ne sont plus en lui, mais dans un autre, délégué d’en haut pour cet office ; il a un directeur. En effet, c’est là le vrai nom du prêtre catholique, et c’est à cet emploi qu’à Rome le gouvernement vise et aboutit. À ce titre, il peut être indulgent, rendre de petits services, pardonner à la faiblesse des hommes, souffrir des attaches mondaines, tolérer des escapades ; il répugne à la violence, surtout à la violence ouverte ; il aime les paroles affectueuses, et les procédés indulgens ; il ne menace pas, il avertit et admoneste. Il étale au-dessus des pécheurs, comme un riche manteau ouaté, l’ampleur de ses périodes onctueuses : il parle volontiers de son cœur miséricordieux, de ses entrailles paternelles ; mais il est un point sur lequel il ne transige pas, la soumission de l’esprit et du cœur. Muni de cette obéissance, il sort du domaine théologique, entre dans la vie privée, décide des vocations, conduit les mariages, choisit les professions, ménage les avancemens, gouverne les testamens et le reste.
Par suite, en matières publiques, il a grand soin d’éviter aux gens la périlleuse tentation d’agir. À Rome par exemple, il nomme des conseillers municipaux qui complètent le conseil en s’en adjoignant d’autres ; mais ces nouveaux noms doivent être approuvés par lui, en sorte que tous les administrateurs siègent par son choix ; Il en est de même dans les autres services ; c’est un monsignor qui régit les hôpitaux, c’est un monsignor qui surveille les théâtres et allonge les jupes des danseuses. Quant à l’administration, on reste autant que l’on peut dans la vieille ornière ; l’économie politique est une science malsaine, moderne, trop attachée au bien-être du corps. On laisse ou l’on met l’impôt sur les matières visiblement fructueuses, sans s’inquiéter de l’appauvrissement invisible qu’on étend par contre-coup sur le pays[4]. Un cheval paie 5 pour 100 toutes les fois qu’il est vendu. Le bétail paie au pâturage, et en outre 28 francs par tête au marché, environ de 20 à 30 pour 100 de sa valeur ; le poisson paie 18 pour 100 sur le prix de vente ; le blé récolté dans l’agro romano paie à peu près 22 pour 100. Ajoutons que l’impôt foncier n’est pas léger ; je sais une fortune de 33,000 écus par an qui paie de 5 à 6,000 écus d’impôts. En outre on emprunte. Tout cela est dans la tradition des luoghi di monte et des finances des deux derniers siècles. Il s’agit de vivre, et l’on vit au jour le jour ; on tâche surtout de ne rien déranger à l’ordre établi ; les innovations font horreur à des gens vieux, alarmés par l’esprit moderne. Un de mes amis qui a voyagé au Mexique disait au pape : « Saint-père, soutenez le nouvel empereur, ordonnez au clergé mexicain les transactions et la soumission ; sinon, l’empire croulera, les Américains protestans l’envahiront, le coloniseront, et ce sera un grand pays perdu pour la foi catholique. » Le pape semblait comprendre, et voilà que le poids insurmontable des traditions vient de l’armer publiquement contre le seul établissement capable de prolonger dans l’Amérique du Nord le maintien de la religion dont il est le chef !
En somme, subsister, empêcher, contenir, conserver, attendre, éteindre, voilà leur esprit ; si l’on cherche quelque autre trait distinct, c’est encore l’esprit ecclésiastique qui le fournit. Un prêtre fait vœu de célibat, et à cause de cela les péchés contre la chasteté le préoccupent plus que tous les autres. Dans notre morale laïque, le premier ressort est l’honneur, c’est-à-dire l’obligation d’être courageux et probe ; ici toute la morale roule autour de l’idée du sexe : il s’agit de maintenir l’esprit dans l’innocence et l’ignorance primitives, ou du moins de l’arracher à la sensualité par les mortifications et l’abstinence, ou enfin tout au moins d’empêcher le scandale visible. À ce sujet, la police est sévère ; point de femmes le soir dans les rues ; les affaires se concluent sous le manteau, et le commandant français a dû échanger avec le monsignor spécial les notes les plus plaisantes. La décence extérieure est maintenue à tout prix, et à quel prix ! Dernièrement une pauvre jeune fille qui avait une intrigue est enlevée, enfermée dans un pénitencier, et on lui dit que c’est pour toute sa vie. « Est-ce qu’il n’y a aucun moyen d’en sortir ? — Il faut trouver quelqu’un qui vous épouse. » Elle envoie chercher un vieux drôle qui lui avait fait la cour inutilement, ce coquin l’épouse, et un mois après l’exploite à la façon ordinaire ; mais les apparences sont sauvées. — Éviter l’éclat, étendre sur la vie humaine un vernis de correction, obtenir la pratique des rites, ne pas être contredit, rester dans l’ancien état et sans conteste, être absolu dans le royaume de l’esprit et des affaires par l’ascendant de l’imagination et des habitudes, — à cela s’élèvent et se réduisent les prétentions, et l’on voit bien qu’une telle ambition provient non d’une situation momentanée, mais de l’essence même des institutions et du caractère. Le gouvernement temporel entre des mains ecclésiastiques ne peut pas être autre ; il arrive au despotisme doux, minutieux, inerte, décent, monacal, invincible, comme une plante aboutit à sa fleur.
- 24 mars.
Je lis tous les matins avec un vif plaisir l’Unità cattolica ; c’est un journal instructif, on y voit clairement les sentimens qu’on appelle religieux et catholiques en Italie.
Une gazette libérale proposait aux dames italiennes d’envoyer leurs bagues à Garibaldi pour le jour de sa fête, quel outrage pour saint Joseph, qui a le malheur d’être le patron de ce bandit ! Par compensation, l’Unità demande aux dames leurs bagues pour le pape, car le pape est le chef de l’église, et l’église représente mystiquement un caractère qui doit être très cher aux femmes, la maternité ; cet argument est irrésistible ! — Un autre journal appelle le pape « le grand mendiant (il gran mendico). » — Depuis un mois, je lis la liste des donations inscrites en tête de la première page. Il y en a beaucoup ; on estime que le pape reçoit deux millions de piastres chaque année par cette voie. Ordinairement c’est pour une grâce reçue ou attendue, non pas seulement spirituelle, mais temporelle ; les donateurs, en envoyant leur offrande, réclament la bénédiction du saint-père « pour une affaire importante[5]. » On s’aperçoit qu’il est considéré comme un personnage influent, une sorte de premier ministre dans la cour de Dieu. Souvent même la hiérarchie est marquée nettement ; le suppliant se recommande d’abord à Jésus-Christ auprès de Dieu le père, puis à la Vierge ou à tel autre saint auprès de Jésus-Christ, puis enfin au pape auprès des saints, de la Vierge et de Jésus-Christ. Ce sont les trois degrés de la juridiction céleste ; le pape leur semble un délégué des souverains de l’autre monde, chargé de gouverner celui-ci, muni de pleins pouvoirs ; les communications doivent se faire par son entremise ; il apostille les demandes. L’Italien dévot garde encore les idées que Luther, il y a trois siècles, trouva régnantes ; il précise et humanise toutes les conceptions religieuses ; à ses yeux, Dieu est un roi, et dans toute monarchie on arrive au prince par les ministres, surtout par les parens, les familiers, les domestiques.
Par suite, l’importance de la Vierge devient énorme. Véritablement elle est ici la troisième personne de la Trinité et remplace le Saint-Esprit, qui, n’ayant point de figure corporelle, échappe au peuple. Pour des gens qui n’imaginent les puissances célestes qu’avec un visage, qui peut être plus attrayant et plus miséricordieux qu’une femme ? Et qui peut être plus puissant qu’une femme si aimée auprès d’un fils si bon ? Je viens de feuilleter la Vergine, un recueil de vers et de prose qui se publie toutes les semaines en l’honneur de Marie. Le premier article traite de la visite de la Vierge chez sainte Élisabeth, et du temps probable que dura cette visite ; à la fin est un sonnet sur l’ange, qui, trouvant Marie si charmante, eut quelque peine à s’en retourner au ciel. Je n’ai pas ici le texte, mais je garantis le sens, et un pareil journal se trouve sur la table des gens du monde. — On vient de me faire acheter il Mese di Maria, petit livre fort répandu qui indique le ton de la dévotion à Rome. Ce sont des instructions pour chaque journée du mois de Marie, avec pratiques et oraisons, lesquelles sont appelées fleurs, guirlandes et couronnes spirituelles. « Qui peut douter que la bienheureuse Vierge, qui est si libérale, si magnanime, ne doive pas, entre tant de couronnes de gloire qui sont à sa disposition, en conserver une pour celui qui avec une constance infatigable se sera employé à lui offrir lesdites couronnes ? » Suivent des petits vers et trente histoires à l’appui. « Un jeune homme nommé Esquilio, qui n’avait pas plus de douze ans, menait une vie très scélérate et très impure. Dieu, qui voulait l’amener à soi, le fît tomber gravement malade, tellement que, désespérant de sa vie, d’heure en heure il attendait la mort. Comme il avait perdu le sentiment et qu’on le croyait trépassé, il fut conduit dans une chambre pleine de feu, et, cherchant à fuir les flammes, il vit une porte par laquelle, s’étant acheminé, il entra dans la salle, où il trouva la reine du ciel avec beaucoup de saints qui lui faisaient cortège. Esquilio se jeta tout d’un coup à ses pieds ; mais avec des yeux sévères elle le repoussa loin d’elle, et ordonna que de nouveau il fût mené au feu. Le malheureux implora les saints, et ceux-ci eurent de Marie cette réponse, qu’Esquilio était un grand scélérat, et qu’il n’avait pas même récité un Ave Maria. Les saints s’interposèrent de nouveau, disant qu’il avait changé de conduite, et cependant Esquilio, plein d’une grande terreur, promettait de se donner tout entier à l’Esprit et de le servir tant qu’il vivrait. Alors la Vierge, lui ayant fait une sévère réprimande, l’exhorta à racheter ses péchés par la pénitence, à garder sa promesse, et révoqua l’ordre qu’elle avait donné de le jeter dans le feu. » — Deux jeunes gens se promenaient en bateau sur le Pô ; l’un d’eux récite l’office de la madone, l’autre refuse, disant que c’est jour de congé. La barque chavire, et tous deux invoquent la Vierge ; elle arrive, prend par la main le premier et dit à l’autre : « Puisque tu ne t’es point cru obligé à m’honorer, je ne suis pas obligée à te sauver, » et il se noie. — Un jeune libertin avait dérobé une des plumes avec lesquelles on inscrivait sur le registre les noms des fidèles qui s’affiliaient à la congrégation de Marie ; il prend cette plume pour écrire un billet doux, et reçoit sur la joue un grand soufflet, sans voir la main qui l’a frappé. En même temps il entend ces paroles : « Scélérat, as-tu bien l’audace de souiller une chose qui m’est consacrée ? » Il tombe à terre, et sa joue reste meurtrie pendant plusieurs jours. — J’en passe, et d’aussi étranges. Ce sont de pareils récits qui nourrissent ici l’esprit des femmes, même des grandes dames ; on leur conte que lorsque sainte Thérèse, interrompant une lettre, s’en allait dans le jardin, Jésus-Christ venait achever la lettre. Les maris ont reçu une éducation semblable, et jamais l’empreinte enfoncée par l’éducation ne s’efface ; j’en ai vu de très cultivés qui ne trouvaient rien à reprendre dans ces récits ni dans ces petits livres. D’ailleurs beaucoup d’esprits qui semblent affranchis suivent la foule. On s’en étonne ; ils répondent d’abord : « Nous y sommes forcés. » Après un peu d’intimité, ils ajoutent : « Cela ne fait pas de mal, et cela peut faire du bien ; au cas où les prêtres diraient vrai, il faut se précautionner. » Hier, un de nos amis, apprenant qu’une femme de la société vient de partir pour visiter une madone qui remue les yeux, laisse échapper un sourire. Un jeune officier, qui est là prend l’air sérieux, lui dit qu’il a fait ce voyage avec huit de ses amis, et qu’ils ont vu effectivement la madone remuer les yeux. — Sur ce chemin, on peut aller loin. La comtesse N…, qui a deux enfans, a mis l’un sous la protection de Notre-Dame de Spolète, l’autre sous celle de Notre-Dame de Vivalcaro ; à ses yeux, ce sont deux personnes différentes. Pour ces imaginations véhémentes et positives, la statue est non pas une représentation, mais une déesse vivante. À la fin, ayant plus de confiance en Notre-Dame de Vivalcaro, elle a mis ses deux enfans sous sa protection unique.
D’après cela, tu imagines quelle peut être la religion des gens du peuple. Un cocher qu’emploie un de mes amis est emporté par ses chevaux à la descente du Pincio ; il voit que rien ne peut les retenir, et à la première madone qu’il aperçoit fait un vœu. Le cheval se brise le crâne contre un mur, lui-même est lancé contre une fenêtre grillée, s’accroche aux barreaux, en est quitte pour des écorchures. Là-dessus, le cocher fait exécuter deux tableaux en manière d’ex voto, l’un qui le représente au moment où il prononce son vœu, l’autre qui le peint au moment où il est jeté contre le grillage. — Une femme de chambre de la comtesse N… a joué à la loterie, comptant sur la protection de trois saints : elle a perdu, et depuis ce temps ne fait plus de dévotions aux saints qui l’ont mal servie. — Ces sortes d’esprits se frappent si fort qu’ils inventent des superstitions même en dehors de l’enceinte officielle ; par exemple, la servante de N… assure que le pape est jettatore ! s’il est bien portant et peut donner la bénédiction le jour de Pâques, il pleuvra ; s’il est malade, le temps sera beau. Naturellement les instructions et les catéchismes travaillent dans le même sens. J’entre dans une église où un ecclésiastique faisait l’instruction à quarante petites filles de sept ou huit ans : elles se retournaient curieusement, elles clignaient de l’œil, chuchotaient avec une mine de souris futées ; tous ces petits corps avides de mouvement, toutes ces petites têtes éveillées et mutines frétillaient en place, Lui, d’un air doux, paternel, allait de banc en banc, contenant de la main la couvée remuante et répétant toujours le même mot : il diavolo. « Prenez garde au diable, mes chers enfans, le diable qui est si méchant, le diable qui veut dévorer vos âmes, etc. » Dans quinze ans, dans vingt ans, le mot leur reviendra, et avec le mot l’image, la gueule horrible, les griffes aiguës, la flamme brûlante, et le reste. — Un habitué de l’église d’Aracœli raconte que pendant tout le carême les sermons ont uniquement roulé sur le jeûne et les mets défendus ou permis : le prédicateur gesticule et marche sur un échafaud, décrivant l’enfer, puis tout aussitôt les diverses façons d’accommoder le macaroni et la morue, façons très nombreuses et qui rendent inexcusables les gourmands qui font gras. — Ces jours-ci, sur le Corso, un charcutier avait arrangé ses jambons en forme de sépulcre ; au-dessus s’étageaient des lumières et des guirlandes, et l’on voyait dans l’intérieur un bocal où nageaient des poissons rouges. — Le principe est qu’il faut parler aux sens. L’Italien n’est pas accessible, comme l’Allemand ou l’Anglais, aux idées nues ; involontairement il les incorpore dans une forme palpable ; le vague et l’abstrait lui échappent ou lui répugnent, la structure de son esprit impose à ses conceptions des contours arrêtés, un relief solide, et cette invasion incessante des images précises qui jadis a fait sa peinture fait aujourd’hui sa religion.
Il faut se maintenir dans ce point de vue, qui est celui des naturalistes : toute mauvaise humeur s’en va, l’esprit se pacifie, on ne voit plus autour de soi que des effets et des causes ; les choses expliquées perdent leur laideur, du moins on cesse d’y songer en contemplant les forces productrices, qui d’elles-mêmes, comme toutes les forces naturelles, sont innocentes, quoiqu’on puisse les employer au mal ou les tourner au bien. Même les injures et les violences intéressent : on éprouve la curiosité d’un physicien qui, ayant observé l’électricité, comprend l’orage, et oublie son jardin grêlé en vérifiant l’exactitude des lois qui l’empêchent d’avoir des fruits à son dessert. Tous les trois jours au moins, je lisais dans les journaux des déclamations tonnantes contre deux écrivains célèbres de notre temps, — l’un si brillant, si aimable, si vif, si français, l’autre si large, si délicat, si fécond en idées générales, si expert et si raffiné dans l’art de sentir et d’indiquer les nuances, si heureusement doué et si bien muni que la philosophie et l’érudition, les hautes conceptions d’ensemble et la minutieuse philologie littérale n’ont, pas de secrets pour lui, — bref l’auteur de la Question romaine et l’auteur de la Vie de Jésus. Tous les trois jours, on les appelait scélérats ; j’ai lu un article intitulé Renan e il diavolo, où l’on prouvait que les ressemblances entre les deux personnages sont nombreuses. Rien de plus naturel : en passant par certains esprits, les choses prennent une certaine couleur ; les lois de la réfraction mentale l’exigent ainsi, et ne sont pas moins puissantes que celles de la réfraction physique. J’ai vu un effet semblable, ces jours derniers, au Capitole : il s’agit de l’histoire telle qu’elle devient, lorsqu’elle a été élaborée, déformée et grossie, en traversant les cerveaux populaires. Deux soldats français regardaient une Judith qui vient de tuer Holopherne ; le premier dit à l’autre : « Tu vois bien cette femme-là ? Et bien ! c’est une nommée Charlotte Corday, et l’autre c’est Marat, un homme qui l’entretenait, et qu’elle a assassiné dans sa baignoire ; faut dire que toutes ces femmes entretenues sont des canailles. »
- La campagne, 25 mars.
Aujourd’hui course à pied à Frascati ; le ciel est nuageux, mais le soleil perce par places la lourde coupole de nuages.
À mesure que l’on s’élève vers les hauteurs dévastées de Tusculum la perspective devient plus grande et plus triste. L’immense campagne romaine s’étend et s’étale ainsi qu’une lande stérile. Vers l’orient, se hérissent des montagnes âpres où pèsent les nuées orageuses ; à l’ouest, on démêle Ostie et la mer indistincte, sorte de bande vaporeuse, blanchâtre comme la fumée d’une chaudière. À cette distance et de cette hauteur, les monticules qui bossellent la plaine s’effacent à demi ; ils ressemblent aux faibles et longues ondulations d’un océan morne. Point de cultures ; la couleur blafarde des champs abandonnés prolonge à perte de vue ses teintes effacées et ternes. Les grands nuages la tachent de leur ombre, et toutes ces bandes violacées, noirâtres, raient les fonds roux, comme dans un vieux manteau de pâtre.
Hardiesse et franc parler, énergie sans gaîté de mon jeune guide. Il a dix-neuf ans, sait cinq ou six mots de français, ne travaille pas, vit de son métier de cicérone, c’est-à-dire de quelques pauls attrapés par raccroc. Rient d’agréable, d’aimable ou de respectueux dans ses panières ; il est plutôt sombre et âpre, et donne ses explications avec la gravité d’un sauvage. Cependant, en qualité d’étrangers, nous sommes pour lui des seigneurs riches. On me dit que ces gens sont naturellement fiers, hautains même, disposés à l’égalité. À Rome, au bout de trois jours au café, un garçon entendant un étranger hasarder se premières phrases italiennes le toise, le juge, et dit tout haut en sa présence : « Cela va bien, il fait des progrès. »
On laisse à gauche la villa Mandragone, énorme ruine panachée d’herbes flottantes et de petits arbustes. À droite, la villa Aldobrandini ouvre ses avenues de platanes colossaux et de charmilles taillées, ses architectures d’escaliers, de balustres et de terrasses. À l’entrée, adossée contre la montagne, un portique revêtu de colonnes et de statues dégorge à flots l’eau qui lui arrive d’en haut sur un escalier de cascades ; c’est le palais de campagne italien, disposé pour un grand seigneur d’esprit classique, qui sent la nature d’après les paysages de Poussin et de Claude Lorrain. Les salles de l’intérieur ont des peintures à fresque, les neuf muses autour d’Apollon, les cyclopes et Vulcain à leur forge, plusieurs plafonds du cavalier d’Arpin, Eve et Adam, Goliath et David, une Judith du Dominiquin, belle et simple. Impossible de considérer les hommes de ce temps-là comme de la même espèce que nous. C’étaient des paysans froqués ou défroqués, des hommes d’action, bons pour les coups de main, voluptueux et superstitieux, la tête pleine d’images corporelles, qui entrevoyaient comme en rêve, aux heures vides, le corps de leur maîtresse ou le torse d’un saint, ayant entendu conter quelques histoires de la Bible ou de Tite-Live, lisant parfois l’Arioste, sans critique ni délicatesse, exempts des millions d’idées nuancées dont notre littérature et notre éducation nous remplissent. Dans l’histoire de David et de Goliath, toutes les nuances pour eux consistaient dans les divers mouvemens du bras et les diverses attitudes du corps. L’invention du cavalier d’Arpin se réduit ici à forcer ce mouvement, qui devient furieux, et cette attitude, qui devient tordue. Ce qui intéresse un moderne dans une tête, l’expression d’un sentiment rare et profond, la distinction, les marques de la finesse et de la supériorité natives, n’apparaissent jamais chez eux, sauf chez ce chercheur précoce, ce penseur raffiné et dégoûté, ce génie universel et féminin, Léonard de Vinci. La Judith du Dominiquin est ici une belle paysanne saine et simple, bien peinte et bien membrée. Si vous cherchez les sentimens compliquées, exaltés, d’une femme vertueuse qui par patriotisme et piété vient de se faire courtisane et assassin, et qui rentre les mains rouges, sentant peut-être sous sa ceinture l’enfant de l’homme qu’elle vient d’égorger, cherchez ailleurs, lisez le drame d’Hebbel, la Cenci de Shelley, proposez le sujet à l’inspiration d’un Delacroix ou d’un Ary Scheffer.
Je me suis confirmé cette nuit dans cette idée par la lecture de Vasari. Voyez par exemple les vies des deux Zucchero entre tant d’autres semblables. Ce sont des ouvriers élevés dès l’âge de dix ans dans l’atelier, qui fabriquent le plus possible, cherchent des commandes, et répètent partout les mêmes sujets bibliques ou mythologiques, les travaux d’Hercule ou la création de l’homme. Ils n’ont pas l’esprit encombré de dissertations et de théories, comme nous l’avons depuis Diderot et Goethe. Quand on leur parle d’Hercule ou du Père éternel, ils imaginent un grand corps avec beaucoup de muscles, nu ou drapé dans un manteau brun ou bleu. Pareillement tous ces princes, abbés, particuliers, qui font décorer leur maison ou leur église, cherchent une occupation pour leurs yeux ; ils lisent bien les contes de Bandello ou les descriptions de Marini, mais en somme la littérature alors ne fait qu’illustrer la peinture. Aujourd’hui c’est l’inverse.
Nous sommes montés sur les hauteurs de l’ancien Tusculum ; on y voit les restes d’une villa qui fut, dit-on, celle de Cicéron, restes informes, amas de briques disjointes, soubassemens mal déterrés, qui vont s’effondrant sous les intempéries de l’hiver et l’envahissement des herbes. Parfois, à mesure que l’on avance, les parois d’une chambre antique apparaissent sur le bord de la route, dans les flancs d’un escarpement. Au sommet est un petit théâtre où gisent des fragmens de colonnes. Cette montagne dévastée, peuplée par places de genêts et d’arbrisseaux épineux, le plus souvent nue, où des rocs cassés crèvent la maigre enveloppe de terre, est elle-même une grande ruine. L’homme a été là, il a disparu ; c’est l’aspect d’un cimetière. Au sommet est une croix sur un tas de moellons noircis ; le vent souffle et chante une psalmodie lugubre. Les montagnes du midi, toutes rousses d’arbres qui ne verdissent pas encore, le promontoire morne du Mont-Cavi, la file des hauteurs désolées sous leur chevelure ébouriffée d’herbes jaunâtres, tout en bas la campagne romaine, fauve sous son linceul de nuages déchirés, semblent un champ mortuaire.
Dans les forêts arrosées qu’on traverse à la descente fleurissent des anémones blanches et violettes, des pervenches d’un azur tendre et charmant. Un peu plus loin, l’abbaye de Grotta-Ferrata, avec ses créneaux du moyen âge, avec ses vieilles arcades de colonnes élégantes, avec ses fresques sobres et sérieuses du Dominiquin, retire un peu l’esprit de ces rêves funèbres. Au retour, à Frascati, le bruit des eaux courantes, les têtes fleuries des amandiers et des aubépines dans le creux vert de la montagne, l’éclat des jeunes blés qui lèvent, réjouissent le cœur par une apparence de printemps. Le ciel s’est épuré, le délicieux azur s’est montré, parsemé de petits nuages blancs qui planent comme des colombes ; tout le long du chemin, les arcs ronds des aqueducs se développent noblement dans la lumière. Et pourtant, même sous ce soleil, toutes ces ruines font mal ; elles témoignent de tant de misères ! Quelquefois c’est un massif rongé par le pied, une voûte branlante ; ailleurs c’est un arc isolé, un morceau de mur, trois pierres enterrées qui affleurent : on dirait les restes d’un pont emporté par une inondation, ou ce qui subsiste d’une ville écroulée dans un incendie.
- 26 mars.
Ce soir, grande conversation politique ; c’est toujours là qu’on arrive à la fin du dessert, après le café. Je la transcris en rentrant chez moi.
L’interlocuteur principal est un beau jeune homme grave, dont l’italien est si distinct et si harmonieux qu’on dirait une musique. Il est très vif contre le pouvoir temporel. Je lui présente les objections cléricales : « Vous jugez le pape, vous perdez la docilité d’esprit et de cœur, vous tournez au protestantisme. » — « En aucune façon ; nous sommes et nous restons catholiques, nous acceptons et nous maintenons une autorité supérieure chargée de régler la foi. Nous ne lui ôtons même pas le pouvoir temporel : on n’ôte aux gens que ce qu’ils ont, et en fait il ne l’a plus. Depuis trente ans, s’il règne, c’est par les baïonnettes autrichiennes ou françaises ; il ne subira jamais une pression étrangère plus forte que celle qu’il subit aujourd’hui. Nous ne voulons pas le déposséder, mais régulariser une dépossession accomplie. Il est par terre, asseyons-le. »
Je reprends et j’insiste : « Le principe du catholicisme n’est pas seulement que la foi est une, mais encore que l’église est une. Or, si le pape devient citoyen d’un état particulier, italien, français, autrichien, espagnol, très probablement, au bout d’un siècle ou deux, il tombera sous la domination du gouvernement dont il sera le sujet ou l’hôte, comme il arriva jadis au pape d’Avignon chez le roi de France. Alors, par jalousie et besoin d’indépendance, les autres états feront des anti-papes, ou tout au moins des patriarches distincts, comme celui de Saint-Pétersbourg et celui de Constantinople ; voici venir les schismes, et vous n’avez plus d’église catholique. Vous n’avez plus même d’église indépendante. Sous la main d’un prince, un patriarche, un pape même devient un fonctionnaire ; on le voit bien à Saint-Pétersbourg, on l’a bien vu en France sous Philippe le Bel et Philippe VI ; quand Napoléon voulait établir le pape à Paris, c’était pour en faire un ministre des cultes, très honoré, mais très obéissant. Notez que les gouvernemens en Europe, surtout en France, ont déjà la main dans toutes les affaires ; que sera-ce s’ils la mettent encore dans toutes les consciences ! Toute liberté périt, l’Europe devient une Russie, un empire romain, une Chine. Enfin le dogme lui-même est mis en danger. Tirer le pape de son état comme une plante de sa serre-chaude, c’est le livrer, et le dogme avec lui, aux suggestions des idées modernes. Le catholicisme, étant immuable, est immobile ; il faut à son chef un pays mort, des sujets qui ne pensent pas, une ville de couvens, de musées, de ruines, une pacifique et poétique nécropole. Imaginez ici une académie des sciences, des cours publics, les débats d’une chambre, de grandes industries florissantes, la vive et universelle prédication d’une morale et d’une philosophie laïques : croyez-vous que la contagion n’atteindra pas la théologie ? Elle l’atteindra ; peu à peu on adoucira, on interprétera les dogmes, on laissera tomber les plus choquans, on cessera d’en parler. Regardez la France, si bien régie, si obéissante au temps de Bossuet : par le seul contact d’une société pensante, le catholicisme s’y tempérait, s’écartait des traditions italiennes, récusait le concile de Trente, atténuait le culte des images, s’alliait à la philosophie, subissait l’ascendant des laïques fidèles, mais lettrés et raisonneurs. Que serait-ce au milieu des audaces, des découvertes et des séductions de la civilisation contemporaine ! Déplacer ou détrôner le pape, c’est, au bout de deux siècles, transformer la foi. »
Réponse : « Tant mieux. À côté des catholiques superstitieux, il y a les véritables, et nous en sommes ; que l’église se réforme et se métamorphose sagement, lentement, au contact adouci de l’esprit moderne, c’est ce que nous souhaitons. Pour les schismes, ils sont aussi menaçans sous un pape protégé que sous un pape dépossédé ; la puissance qui tient garnison à Rome a le même ascendant sur lui que le prince dont il sera le sujet ou l’hôte. S’il est un expédient qui garantisse son indépendance, c’est le nôtre ; nous lui donnerons la rive droite du Tibre, Saint-Pierre, Civita-Vecchia ; il vivra là dans une petite oasis, avec une garde d’honneur et des contributions fournies par tous les états catholiques, sous la protection et parmi les respects de l’Europe. Quant au danger de réunir les pouvoirs spirituel et temporel dans la main du prince, permettez-nous de vous dire que la chose est ainsi dans les pays protestans, par exemple en Angleterre, et que ces pays n’en sont pas moins libres. La réunion des deux pouvoirs ne produit donc pas toujours la servitude ; elle la consolide dans certains états ; elle ne l’implante pas dans les autres. En attendant, souffrez que nous la repoussions du nôtre, où elle l’établit. S’il y a un péril dans notre plan, c’est pour nous, et non pour le pape : placé au cœur de l’Italie, irrité, il se fera révolutionnaire et travaillera tout le bas peuple contre nous ; mais puisque nous acceptons nos dangers, laissez-nous nos chances, et ne nous imposez pas un régime que vous refusez pour vous. »
— Qu’est-ce donc alors que cette transformation de l’église catholique que vous entrevoyez dans un lointain obscur ? — Sur ce point, les réponses sont vagues. Mes interlocuteurs affirment que le haut clergé italien renferme un assez grand nombre de libéraux, qu’on en trouve même parmi les cardinaux, surtout hors de Rome ; ils citent entre autres dom Luigi Tosti, dont je connais les ouvrages. C’est un religieux bénédictin du Mont-Cassin, fort chrétien et fort libéral, qui a lu les philosophes modernes, connaît l’exégèse nouvelle, est versé dans l’histoire, goûte les spéculations supérieures, esprit généreux, conciliant et large, dont l’éloquence surchargée, poétique, entraînante, est celle d’un George Sand catholique. Ici le clergé n’est pas enrégimenté tout entier, comme en France ; c’est seulement chez nous que l’église subit par contagion la discipline administrative[6]. Certains ecclésiastiques ont en Italie des positions à demi indépendantes : celui-ci est dans son cloître comme un professeur d’Oxford dans son canonicat ; il peut voyager, lire, penser, imprimer à son aise. Son but est de mettre l’église d’accord avec la science. Son principe est que la science, étant simplement décomposante, n’est pas la seule voie, qu’il y en a une autre aussi sûre, l’atto sintetico, l’élan de toute la personne, la croyance et l’enthousiasme naturel par lequel l’âme, sans raisonnement ni analyse, découvre et comprend Dieu d’abord et ensuite le Christ. Cette foi généreuse et passionnée par laquelle nous embrassons la beauté, la bonté, la vérité, en elles-mêmes et dans leur source, est seule capable de réunir les hommes en une communauté fraternelle, de les pousser aux belles actions, au dévouement, au sacrifice. Or cette communauté est l’église catholique ; partant, tout en maintenant son évangile immuable, l’église doit s’accommoder aux variations de la société civile : elle le peut, puisqu’elle renferme en son sein « une variété inépuisable de formes. » Elle est sur le point de subir une de ces métamorphoses, mais elle restera, conformément à son essence, « la maîtresse de la morale. » Tout cela ne définit pas la métamorphose, et le père Tosti lui-même dit qu’elle est un secret entre les mains de Dieu[7].
Là dessus le comte N…, un fin et perçant esprit italien que je commence à beaucoup aimer et à bien connaître, m’a tiré à part dans un coin sombre et m’a dit : « Ces jeunes gens vont entrer dans la poésie, essayons d’en sortir. Mettons de côté pour un instant la sympathie, le patriotisme, la rancune ou les espérances ; considérons le catholicisme comme un fait, tâchons de compter les forces qui le soutiennent et de voir dans quel sens et dans quelles limites la civilisation moderne contre-pèse ou infléchit leur action. » Ainsi posée, la question est un problème de mécanique morale, et voici, ce nous semble, à quelles conjectures on aboutit sur ce terrain.
La première de ces forces est l’ascendant des rites. Le propre du sauvage, de l’enfant, de l’esprit tout à fait inculte, imaginatif ou grossier, c’est le besoin de se faire un fétiche, j’entends d’adorer le signe au lieu de la chose signifiée ; il proportionne sa religion à son intelligence, et, ne pouvant comprendre les idées nues ou les sentimens incorporels, il sanctifie des objets palpables et des pratiques sensibles. Telle fut la religion au moyen âge ; elle subsiste encore presque intacte chez un pâtre de la Sabine, chez un paysan de la Bretagne. Un doigt de saint Yves, un froc de saint François, une statue de sainte Anne ou de la Madone dans ses habits neufs et brodés, voilà Dieu pour eux ; une neuvaine, un jeûne, un chapelet assidûment compté, une médaille soigneusement baisée, voilà pour eux la piété. À un degré supérieur, le saint local, la Vierge, les anges, la peur et l’espoir qu’ils excitent, composent la religion. Aux deux degrés, le prêtre est considéré comme un être supérieur, dépositaire de la volonté divine, dispensateur des grâces célestes. Tout cela dans les pays protestans a été détruit par la réforme de Luther, et dure atténué dans les pays catholiques, parmi les simples et les demi-simples, surtout chez les peuples qui ont l’imagination chaude et ne savent pas lire. Cette force va se réduisant à mesure que l’instruction et la culture d’esprit se propagent ; sur ce point, le catholicisme, pressé par la civilisation moderne, laisse s’écailler la croûte idolâtrique du moyen âge. En France par exemple, depuis le XVIIe siècle, cette portion des croyances et des pratiques tombe en désuétude, du moins dans la classe un peu éclairée. Sans doute il en reste encore, il en restera toujours quelque chose ; mais c’est une vieille enveloppe qui s’amincit, se troue et s’en va.
La seconde de ces forces est la possession d’une métaphysique complète, formulée et fixée. À ce titre, le catholicisme est en guerre ouverte, sinon avec les sciences expérimentales, du moins avec leur esprit, leur méthode et leur philosophie. Sans doute il peut tourner, transiger, tenir ferme sur des points particuliers, dire que Moïse a prévu la théorie de l’éther lumineux, puisqu’il fait naître la lumière avant le soleil, prétendre que les périodes géologiques sont à peu près indiquées dans les journées de la Genèse, choisir ses postes dans les terrains inexplorés, ardus ou embarrassés, comme la génération spontanée, les fonctions cérébrales ; le langage primordial, etc. Néanmoins il répugne invinciblement à la doctrine qui soumet toute affirmation au contrôle des expériences répétées et des analogies environnantes, qui pose en principe l’immuabilité des lois physiques et morales, qui réduit les entités à n’être que des signes commodes pour noter les faits généraux. En effet, il a conçu sa métaphysique à une époque d’exaltation et de subtilité extraordinaires, où de toutes parts les esprits, échafaudant triades sur triades, ne voyaient plus dans la nature qu’un marchepied obscur perdu sous les arcades superposées, resplendissantes, interminables, des êtres mystiques et surnaturels. — Cette hostilité constatée, il faut remarquer que les découvertes des sciences, leurs applications à la vie courante, leurs empiétemens dans les domaines inexplorés, leur ascendant sur les opinions humaines, leur influence sur l’éducation et les habitudes de l’esprit, leur domination sur les spéculations supérieures et dans les vues d’ensemble, bref leur force va croissant. Partant l’adversaire recule, et il ne peut pas, comme le paganisme du temps de Proclus et de Porphyre, se réfugier sous les interprétations, quitter la chose en gardant le nom, dire qu’il perce le symbole et pénètre jusqu’au sens, car la critique est née depuis un siècle, et aujourd’hui l’on sait trop bien le passé pour le confondre avec le présent ; quand Hegel ou tout autre conciliateur présente la philosophie du XIXe siècle comme l’héritière et l’interprète de la métaphysique du III, il intéresse des étudians, mais il fait rire des historiens. Donc le catholicisme sera obligé d’abandonner son bagage alexandrin, comme son bagage féodal ; il ne les jettera pas à la mer, car il est conservateur, mais il les laissera couler à fond de cale, je veux dire qu’il en parlera peu, qu’il cessera de les étaler, qu’il produira à la lumière d’autres parties de lui-même. C’est ce qu’a fait jadis ouvertement et ce que fait aujourd’hui insensiblement le protestantisme : il a dépouillé sous Luther la rouille barbare, et s’agite par l’exégèse moderne pour dépouiller la rouille byzantine ; après avoir dégagé le christianisme des rites, il le dégage des formules, et l’on peut affirmer que, même dans les pays catholiques, la plupart des gens du monde, orthodoxes des lèvres, mais au fond demi-ariens, demi-unitaires, un peu déistes, un peu sceptiques, assez négligens, théologiens plus que faibles, trouveraient, s’ils s’examinaient à fond, un notable intervalle entre leur catholicisme et les pratiques du moyen âge ou les entités de Sainte-Sophie et du Sérapion.
Ce sont là des forces mortes, c’est-à-dire constituées par la vitesse acquise, et qui n’agissent que par l’inertie naturelle de la matière humaine. Voici maintenant les forces vives, c’est-à-dire incessamment renouvelées par des impulsions nouvelles. En premier lieu, le catholicisme possède une église monarchique savamment organisée, la plus puissante machine administrative qui fut jamais, recrutée par en haut, subsistante par elle-même, soustraite à l’intervention des laïques, sorte de gendarmerie morale qui fonctionne à côté des gouvernemens pour maintenir l’obéissance et l’ordre. À ce titre, et comme en outre par son fonds il est ascétique, c’est-à-dire hostile au plaisir sensible, il peut être considéré comme un frein excellent contre l’esprit de révolte et les convoitises sensuelles. C’est pourquoi toute société menacée par une théorie comme le socialisme ou par des passions avides comme celles de la démocratie contemporaine, tout gouvernement absolu ou fortement centralisé le soutient pour s’appuyer sur lui. Plus le déclassement des hommes est universel et rapide, plus les appétits et les ambitions s’exaltent, plus le tourbillonnement par lequel les couches d’en bas tâchent de déplacer les couches d’en haut est désordonné et alarmant, plus aussi l’église semble salutaire et protectrice. Plus un peuple est disciplinable comme la France, enclin ou obligé, comme la France et l’Autriche, à remettre sa conduite aux mains d’une autorité extérieure, plus il est catholique. Sans doute l’établissement des gouvernemens parlementaires ou républicains, l’émancipation et l’initiative de l’individu travaillent dans un sens contraire ; mais il n’est pas sûr que l’Europe marche vers cette forme de société, du moins qu’elle y marche tout entière. Si la France continue d’être ce qu’elle est depuis soixante ans et ce qu’elle semble être par essence, une caserne administrative exempte de vol et bien tenue, le catholicisme peut y subsister indéfiniment.
La seconde force vive est le mysticisme. Par Jésus et la Vierge, par la théorie et les sacremens de l’amour, le catholicisme offre un aliment aux imaginations tendres et rêveuses, aux âmes malheureuses ou passionnées. C’est de ce côté seulement qu’il se développe depuis deux siècles, par le culte de la Vierge et du sacré-cœur, tout récemment par la proclamation du dernier dogme, celui de l’immaculée conception. Les bénédictins de Solesmes, qui ont édité saint Liguori, font sur ce point des aveux frappans[8]. Ils disent que l’ancienne théologie était dure, que l’église a reçu des clartés nouvelles, que, par une révélation spéciale, elle met aujourd’hui en lumière la mansuétude et la bonté divines, que le dogme et le sentiment de l’amour sont arrivés au premier rang, que la dignité infinie répandue sur la personne de Marie offre enfin aux fidèles l’autel où pourront délicieusement s’épancher toutes les délicatesses de l’adoration. Voilà une poésie féminine et sentimentale ; joignez-y celle du culte ; à tous les tournans du siècle, à l’époque des grandes dissolutions de doctrines, ces deux poésies recueillent les esprits découragés, exaltés ou malades. Depuis la chute de la civilisation antique, un grand dérangement s’est fait dans la machine humaine ; l’équilibre primitif des races saines, tel que l’entretenait la vie gymnastique, a disparu. L’homme est devenu plus sensible, et l’énorme augmentation récente de la sécurité et du bien-être n’a fait qu’accroître son mécontentement, ses exigences et ses prétentions. Plus il a, plus il souhaite ; non-seulement ses désirs dépassent sa puissance, mais encore la vague aspiration de son cœur l’emporte au-delà des convoitises de ses sens, des rêves de son imagination et des curiosités de son esprit. C’est l’au-delà qu’il désire, et le tumulte fiévreux des capitales, les excitations de la littérature, l’exagération de la vie sédentaire, artificielle et cérébrale, ne font qu’irriter la souffrance de son désir inassouvi. Depuis quatre-vingts ans, la musique et la poésie s’emploient à étaler la maladie du siècle, et l’encombrement des connaissances, la surcharge de travail, l’immensité de l’effort que comportent la science et la démocratie modernes, semblent plutôt faits pour exaspérer la plaie que pour la guérir. À des âmes si fatiguées et si avides, le charmant quiétisme peut quelquefois sembler un refuge ; nous nous en apercevons chez nos femmes, qui ont nos maux sans avoir nos remèdes. Dans la classe inférieure, parmi les très jeunes filles, au milieu du vide de la province, il peut, par les séductions de sa poésie mondaine et coquette, par son étalage de symboles attendrissans et corporels, gagner beaucoup d’âmes, et peut-être verra-t-on un jour la famille divisée laisser la moitié d’elle-même chercher dans l’amour idéal l’épanchement intime, le rêve amollissant, la délicieuse angoisse que l’amour terrestre ne lui donne point.
Telle est donc la transformation probable et l’on peut dire la transformation présente du catholicisme. Atténuer les rites sauf pour les simples, laisser tomber la métaphysique sauf dans ses écoles, serrer sa hiérarchie administrative et développer ses doctrines sentimentales, c’est ce qu’il fait depuis le concile de Trente. Il semble qu’il doive dorénavant et par excellence parler aux gouvernemens et aux femmes, devenir répressif et mystique, faire des ligues et fonder des sacrés-cœurs, être un parti de politiques et un asile d’âmes malades. Comme le progrès des sciences positives et l’assiette du bien-être industriel empêchent l’exaltation nécessaire à l’établissement d’une religion nouvelle, on ne voit pas de terme à sa durée ; jamais un peuple n’a quitté sa religion que pour une religion différente. On n’aperçoit pour lui à l’horizon qu’une grande crise, et celle-là dans un siècle ou deux, je veux dire l’intervention du nouveau protestantisme. Celui de Luther et de Calvin, rigide et littéral, répugnait aux peuples latins ; celui de Schleiermacher et de Bunsen, adouci, transformé par l’exégèse, accommodé aux besoins de la civilisation et de la science, indéfiniment élargi et épuré, peut devenir par excellence la religion philosophique, libérale et morale, et gagner, même dans les pays latins, cette classe supérieure qui, sous Voltaire et Rousseau, avait adopté le déisme. Si le combat se livre, il sera digne d’attention, car entre une philosophie et une religion il ne pouvait aboutir, chacune des deux plantes ayant sa racine indépendante et indestructible ; entre deux religions, ce serait autre chose. Si le catholicisme résiste à cette attaque, il me semble qu’il sera désormais à l’abri de toutes les autres. Toujours la difficulté de gouverner les démocraties lui fournira des partisans, toujours la sourde anxiété des cœurs tristes ou tendres lui amènera des recrues, toujours l’antiquité de la possession lui conservera des fidèles. Ce sont là ses trois racines, et la science expérimentale ne les atteint pas, car elles sont composées non de science, mais de sentimens et de besoins. Elles peuvent être plus ou moins ramifiées, plus ou moins profondes ; mais il ne semble pas que l’esprit moderne ait prise sur elles : au contraire, en beaucoup d’âmes et en certains pays, l’esprit moderne introduit des émotions et des institutions qui par contre-coup les consolident, et un jour Macaulay a pu dire, dans un accès d’imagination et d’éloquence, que le catholicisme subsistera encore, dans l’Amérique du Sud par exemple, lorsque des touristes partis de l’Australie viendront, sur les ruines de Paris ou de Londres, dessiner les arches démantelées de London-Bridge ou les murs écroulés du Panthéon.
- 28 mars. — La campagne.
Nous partons à huit heures du matin pour Albano, et nous sortons par la place San-Giovanni. C’est la plus belle de Rome, et je te l’ai décrite ; mais je la trouve encore plus belle que la dernière fois. Lorsqu’au-delà de la porte on se retourne, on a devant soi cette façade de Saint-Jean-de-Latran, qui au premier coup d’œil semble emphatique ; à cette heure matinale, dans le grand silence, au milieu de tant de ruines et de choses champêtres, elle ne l’est plus : on la trouve aussi riche qu’imposante, et le soleil verse sur ces hautes colonnes pressées, sur cette assemblée de statues, sur ces solides murs dorés, la magnificence d’une fête et l’éclat d’un triomphe.
Les haies verdissent, les ormes bourgeonnent ; de loin en loin, un pêcher, un abricotier rose luit aussi charmant qu’une robe de bal. La grande coupole du ciel est toute lumineuse. L’aqueduc de Sixte-Quint, puis l’aqueduc ruiné de Claude, allongent à gauche dans la plaine leur file d’arcades, et leurs courbes s’arrondissent avec une netteté extraordinaire dans l’air transparent. Trois plans font tout ce paysage : la plaine verte, chaudement éclairée par l’averse de rayons ardens, la ligne immobile et grave des aqueducs, plus loin les montagnes dans une vapeur dorée et bleuâtre. On aperçoit dans les creux, sur les hauteurs, des troupeaux de chèvres et de bœufs aux longues cornes, des toits coniques de bergers, semblables à des huttes de sauvages, quelques pâtres, les jambes enveloppées dans une peau de bique, et çà et là, à perte de vue, un reste de villa antique, un tombeau rongé par la base, un pilier couronné de lierre, rares débris qui semblent ceux d’une cité immense, balayée tout entière par un déluge. Des paysans à l’œil animé, au teint jaune, chevauchent à travers champs pour gagner la route. Le relais est une bâtisse lézardée, roussie, lépreuse, sorte de tombeau muet où gisent dans leur manteau deux hommes minés par la fièvre.
On arrive à Lariccia par un pont superbe, dont les hautes arcades franchissent une vallée ; il a été construit par le pape. B…, qui a parcouru les états romains, dit que les ouvrages d’art n’y manquent pas, et que les grandes routes sont bien entretenues. L’architecture et les bâtisses sont un plaisir de souverain âgé ; l’amour-propre qui pousse un pape à construire une église, un palais, à inscrire son nom et les armes de sa famille sur toute réparation et tout embellissement, le porte à ces grands travaux qui font contraste avec la négligence générale. D’autres traces indiquent aussi la présence des goûts princiers et de la grande propriété aristocratique. Un duc a planté les larges allées d’ormes qui se déploient au-delà du village. Le village lui-même appartient au prince Chigi. Sa villa au bout du pont, toute noircie, a l’air d’un château fort. Au-dessous du pont, son parc couvre la vallée et remonte jusque dans la montagne. Les vieux arbres tordus, les troncs monstrueux crevassés par l’âge, les chênes-lièges dans toute la splendeur de leur jeunesse éternelle y pullulent, rafraîchis par les eaux courantes. Les têtes grises et moussues se mêlent aux têtes vertes ; les buissons se revêtent déjà d’un vert tendre, qui manque par places et semble un voile délicat accroché et retenu par les doigts épineux des branches. Toutes ces teintes, sous les alternatives du soleil et de l’ombre, se nuancent avec une variété et une harmonie charmantes. La terre du printemps s’est amollie et enfante ; on sent vaguement la fermentation de la multitude vivante qui se remue dans les profondeurs ; les jets frêles affleurent à travers les écorces ; de petites pointes vertes luisent dans l’air traversé et peuplé par les rayons agiles ; les fleurs rient déjà en couvées éclatantes, capricieusement, au bord des sources. Que les pierres et les monumens auprès des créatures naturelles sont peu de chose !
Nous dînons à Genzano, et nous sommes obligés d’aller nous-mêmes acheter de la viande ; l’aubergiste refuse de se compromettre, mais nous indique une boutique de saucissons. Cette auberge est tout à fait sauvage : c’est une sorte d’écurie soutenue par une haute arcade. Les mulets, les ânes entrent et sortent, longeant les tables, et leurs pieds sonnent sur le pavé. Les toiles d’araignée pendent aux poutres noircies, et la lumière du dehors entre par une grande ondée où nagent les poussières de l’ombre en tourbillons. Point de cheminée, l’hôtesse fait la cuisine sur un âtre dont la fumée se répand à travers la salle ; du reste la porte de devant et celle de derrière sont ouvertes et font un courant d’air. Je suppose que don Quichotte, il y a trois cents ans, trouvait dans les plaines brûlées de la Manche des auberges pareilles. Pour chaises, des bancs de bois ; pour mets, des œufs et encore des œufs. — Les petits mendians nous poursuivent jusqu’à table avec une importunité incroyable. On ne peut pas décrire leurs guenilles et leur saleté. L’un d’eux porte un pantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses ; les loques pendillent alentour. Une vieille femme a sur la tête, en guise de capuchon, un torchon de cuisine, je ne sais quel débris de paillasson où un régiment semble s’être décrotté les pieds. — Les rues latérales sont des cloaques biscornus, où les pierres pointues alternent avec les ordures. La ville a pourtant de grandes constructions qui semblent anciennes ; mes amis disent que dans les montagnes on trouve encore des villages bâtis au XVe siècle, si bien bâtis que trois cents ans de décadence n’ont pas suffi à gâter ni user l’œuvre de la prospérité primitive.
Nous sommes allés au lac Nemi, qui est une coupe d’eau au fond d’une vasque de montagnes. Il n’a rien de grand, non plus que le Tibre ; son nom fait sa gloire. Les montagnes qui l’entourent ont perdu leurs forêts ; seuls, sur la grève, de monstrueux platanes accrochés au roc par leurs racines s’étalent à demi couchés sur l’eau ; les troncs informes, bosselés, trapus, poussent en avant leurs grandes branches blanchâtres, et leurs rameaux plongent dans les petits flots gris. Tout à côté bruit une armée de joncs ; les pervenches et les anémones foisonnent jusque dans la mousse des racines, et les pentes lointaines apparaissent à travers le labyrinthe des rameaux, demi-bleuies par la distance. Un nom, l’ancien nom du lac, arrive aux lèvres, speculum Dianœ, et tout de suite on le revoit tel qu’il était dans les siècles de vie militante et de rites meurtriers, ceint de vastes et noires forêts, désert, quand ses silences n’étaient troublés que par le bramement des cerfs ou le pas des biches qui venaient boire ; le chasseur, le montagnard qui apercevait du haut d’un roc son immobile clarté glauque sentait sa chair se hérisser comme s’il eût vu les yeux clairs de la déesse ; au fond de cette gorge, sous les pins éternels et la retraite inviolée des chênes séculaires, le lac luisait tragique et chaste, et son onde métallique, avec ses reflets d’acier, était « le miroir de Diane. »
Au retour, quand on a rencontré le dos sinueux de la colline, on aperçoit la mer comme une plaque d’argent fondu qui lance des éclairs ; la plaine interminable, vaguement diaprée par les cultures, s’étend jusqu’au bord, et s’arrête cerclée par la bande lumineuse. Puis on suit des allées de vieux chênes lièges entre lesquels s’épandent des buis et le petit peuple toujours riant des arbustes verts ; on ne se lasse pas de cet été immortel auquel l’hiver ne peut toucher. Tout d’un coup, sous les pieds, du haut d’une croupe, on aperçoit le lac d’Albano, qui est un vase d’eau bleuâtre comme celui de Nemi, mais plus large et dans une plus belle bordure. En face, au-dessus des coteaux qui forment la coupe, se dresse le Mont-Cavi, sauvage et roussâtre, comme un monstre antédiluvien parent des Pyrénées et des Alpes, seul âpre au milieu de ces montagnes qui semblent dessinées par des architectes, coiffé bizarrement de son couvent de moines, tantôt sombre sous, l’obscurité des nuages, tantôt taché lividement par les nuées qui rampent sur sa crête, tantôt subitement éclairé par une percée de soleil et souriant avec une gaîté farouche ; — un peu plus bas que lui, Rocca di Papa, échelonnée sur une montagne voisine, toute blanche comme une ligne de créneaux, et rayant de ses maisons suspendues l’air orageux et menaçant ; — tout en bas le lac dans son cratère avec sa couleur d’étain, immobile et luisant comme une plaque d’acier poli, hérissé çà et là par la brise d’imperceptibles écailles, étrangement tranquille, endormi d’une vie mystérieuse et profonde sous les frissons silencieux qui le traversent, et réfléchissant dans sa bordure dentelée la couronne de chênes qui se nourrissent éternellement de sa fraîcheur. — On relève les yeux, et sur la gauche on voit Castel-Gandolfo avec ses édifices blancs, son dôme rond découpé dans l’air, ses pointes hérissées sur le rebord allongé du mont, comme des coquillages blancs incrustés sur la croupe d’un crocodile, puis enfin tout au fond, pardessus les crénelures de la montagne, l’infinie campagne romaine et ses millions de taches et de raies noyées sous une couche de brouillard et de lumière.
Un couvent de chartreux est posé sur le bord du lac. Toujours les moines ont choisi leurs sites avec un grand goût et une singulière noblesse d’imagination ; peut-être la vie religieuse, privée des commodités bourgeoises, affranchit-elle l’âme des petitesses bourgeoises, du moins elle y réussissait autrefois. Malheureusement l’horrible et le grossier viennent s’établir tout de suite auprès du noble. À l’entrée est une grille, et derrière la grille quantité de crânes et d’os de chartreux ornés des inscriptions appropriées ; te figures-tu l’effet sur un paysan, homme d’imagination, qui passe ! La tête et le cœur reçoivent une secousse, et le retentissement en dure plusieurs heures. Tout est calculé ici pour ces sortes d’impressions, par exemple l’office à Saint-Pierre ; le grand autel est si loin que l’assistance ne peut saisir les paroles, je ne dis pas les comprendre, c’est du latin. Peu importe : le majestueux bourdonnement qui arrive aux oreilles, l’éblouissement produit par les chapes d’or, la majesté des masses architecturales suffisent pour troubler vaguement l’âme et maintenir l’homme à genoux.
- La semaine sainte, dimanche des Rameaux.
Depuis huit jours, nous passons la moitié de nos journées à Saint-Pierre. Nous regardons une cérémonie, puis nous nous asseyons au dehors sur les escaliers ; la place, enserrée dans ses colonnades, tachée de points humains qui remuent, traversée de processions muettes, est à elle seule un spectacle. Sur la place, par le plus beau soleil, entre les panaches blancs des fontaines, on regarde ces processions qui montent, moines à cagoules, violets, rouges ou noirs, orphelines, élèves des séminaires, une foule bigarrée de visiteurs, de femmes voilées de noir, de soldats, qui se croise et ondoie. Les voitures des monsignori arrivent une à une avec leur décoration de cochers et de laquais chamarrés ; il y en a trois par derrière, deux accrochés à la voiture, le troisième aux deux autres. des domestiques sont précieux : voyez-les dans les tableaux d’Heilbuth, importans et tranquilles, avec des habits neufs qui ont l’air un peu vieux, ou des habits vieux qui ont l’air un peu neufs, demi-bedeaux, demi-laquais, sachant qu’ils brossent la soutane d’un pape possible, et qu’ils sont plus près du ciel que les autres hommes, convaincus que leur âme est un peu sainte et néanmoins ménageant l’étoffe de leur culotte. Quant aux prélats, leurs figures sont bien fines, non pas de cette finesse parisienne qui consiste à dire de jolis mots, mais d’une finesse ecclésiastique et italienne, celle des diplomates et des procureurs, gens habitués à se contenir, à se précautionner, à ne pas donner prise. — Sur les marches dorment les paysans ; il ne faut pas trop s’en approcher : l’odeur vous monte au nez, ils ne se sont jamais lavés et sentent la bête fauve. — Tout alentour aux balcons, sur le pas des portes, on distingue quantité de grisettes romaines, aux cheveux noirs savamment ondes et retroussés, aux lèvres fines, aux traits réguliers et franchement coupés, au menton fort, au regard fixe. Quelquefois d’une sale et sordide fenêtre sort une de ces belles et redoutables têtes ; on l’a remarquée le matin, et on la retrouve le soir : elle passe ainsi la journée à regarder et à être vue.
Au point de vue religieux, le spectacle intérieur dans Saint-Pierre n’est pas édifiant. Les soldats du pape qui font la haie bâillent, se tournent, lorgnent les femmes qui passent. Pendant toute la messe, les assistans circulent, causent à voix basse, ou même à demi-voix ; comme il n’y a ni bancs ni chaises, ils essaient de s’asseoir contre les piliers, s’affermissent tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre ; quelques-uns sommeillent. On entend partout un long bruissement, il se fait un va-et-vient comme dans une halle. On se perche sur la pointe des pieds, et on regarde passer les suisses du pape, qui ont la fraise, le costume bariolé et les pertuisanes du XVIe siècle, puis les appariteurs en pourpoint de velours noir, avec le petit manteau espagnol, la chaîne d’or et aussi la fraise du temps de Philippe II. Enfin la procession défile : chaque personnage représente un apôtre, et tient une baguette enguirlandée de jaune, et qui figure une branche de buis ; les uns sont noirs, les autres violets, les autres rouges, les derniers sont les évêques tout luisans dans leurs chapes damasquinées ; plusieurs sourient, regardent, ou causent. Au fond de l’église, derrière le grand baldaquin de bronze, on démêle les génuflexions, les postures, tous les restes des anciennes cérémonies symboliques, si peu appropriées au temps présent. Sur les flancs, dans les deux grandes estrades, les femmes en noir, leur voile noir sur la tête, leur Murray à la main, manient leur lorgnette. On se plaint que la cérémonie soit incomplète. Le pape a un érésipèle qu’on a ouvert ; il en sort beaucoup d’eau, il n’est pas certain qu’il puisse officier à Pâques ; on détaille toutes les circonstances médicales. Nul intérêt ou sympathie véritable ; pour ce public, c’est le primo uomo qui manque, et son absence fera tort à la représentation. Les gens causent, se saluent, se promènent comme dans un foyer d’opéra. Voilà ce qui reste des glorieuses pompes qui au temps de Boniface VIII attiraient les pèlerins par centaines de mille : une décoration qui n’est plus qu’une décoration, une cérémonie vide, un sujet d’étude pour les archéologues, de tableaux pour les artistes, de curiosité pour les gens du monde, un amas de rites où tous les siècles ont apporté leur part, semblable à cette ville elle-même, où la foi vive et l’émotion spontanée du cœur ne trouvent plus d’objet qui leur corresponde, mais où se rassemblent les peintres, les antiquaires et les touristes.
Au point de vue pittoresque, l’effet est tout autre. Ainsi remplie et mesurée par la foule, l’église devient colossale ; cette fourmilière de peuple qui remue et ondoie la rend vivante comme un tableau. Les grandes chutes de lumière qui tombent du dôme font çà et là, au milieu des marbres, des pluies de rayons et de blancheurs éblouissantes. Le grand baldaquin qui tord dans le lointain ses colonnes fauves parmi des nuages d’encens, l’harmonie vague des chants adoucis par la distance, la magnificence des décorations et des marbres, le peuple de statues qui s’agite indistinctement dans l’ombre ; l’assemblage et l’accord de tant de formes monumentales et de tant de rondeurs grandioses, tout concourt à faire de cette fête un chant de triomphe et de réjouissance ; je voudrais y entendre la prière de Moïse, de Rossini, par trois cents chanteurs et un orchestre.
- Mercredi, Miserere à la Sixtine.
Trois heures debout, et tous les hommes sont debout. Les deux premières heures se passent, quelques-uns n’y tiennent plus et s’en vont. Tous les corps sont serrés comme dans un étau. Les visages jaunissent, rougissent, se griment ; on pense aux damnés de Michel-Ange. Les pieds rentrent dans les mollets, les cuisses dans les hanches, les reins sont courbaturés ; heureux qui trouve une colonne ! Plusieurs tâchent d’atteindre leur mouchoir pour s’essuyer le front, d’autres essaient inutilement de préserver leur chapeau. On n’aperçoit rien qu’une forêt de têtes. La foule pousse à la porte, et de temps en temps un personnage officiel s’enfonce et pénètre péniblement, grâce aux épaules des acolytes, comme une fiche de fer dans une pièce de bois. Sous les tribunes de l’entrée, dans une sorte de cage, les dames s’assoient sur leurs talons et respirent du vinaigre. Çà et là, des suisses en panache blanc et en costume d’opéra profitent de leurs larges pieds et s’étaient sur leur hallebarde. Le ronflement monotone des psaumes dure et reprend toujours.
Cela n’empêche pas les figures de Michel-Ange d’être des géans et des héros. Ah ! si je pouvais me coucher sur le dos pour regarder les prophètes ! Quels vaillans troncs, quels magnifiques corps primitifs que ceux d’Adam et d’Eve ! Et ce terrible Christ du jugement, quel Apollon vengeur, quel sublime Jupiter foudroyant ! De quel geste de combattant vainqueur il accable les corps de ses ennemis précipités ! Tout vient de l’antique ici ; quand Bramante conçut Saint-Pierre, il prit ses deux idées dans le Panthéon et la basilique de Constantin ; les deux âges se renouent.
Enfin le Kyrie, puis le Miserere. Cela vaut toutes les douleurs de genoux et de reins qu’on a subies. L’étrangeté est extrême ; il y a des accords prolonges qui semblent faux et tendent l’ouïe par une sensation pareille à celle que laisse dans la bouche un fruit acide. Point de chant net et de mélodie rhythmée ; ce sont des mélanges et des croisemens, de longues tenues, des voix vagues et plaintives qui ressemblent aux douceurs d’une harpe éolienne, aux lamentations aiguës du vent dans les arbres, aux innombrables bruits douloureux et charmans de la nature. Rien de plus original et de plus grand ; l’âge musical qui a fait une telle messe est séparé du nôtre par un abîme. Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu’aucune œuvre moderne ; elle sort d’une âme féminine et religieuse ; on aurait pu l’écrire dans quelque couvent perdu au fond d’une solitude, après de longues rêveries indistinctes, parmi les frôlemens et les sanglots du vent qui pleure en chantant autour des roches. — Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. Celui-ci est de Palestrina, l’autre d’Allegri. Quelle couche de sentimens inconnus et profonds ! Voilà donc la musique de la restauration catholique, telle que l’esprit nouveau la trouva en refaisant le moyen âge !
- Jeudi.
J’ai parcouru hier soir et ce matin les deux volumes de Baïni sur Palestrina[9]. C’était un homme pieux, ami de saint Philippe de Néri, fils de pauvres gens, pauvre toute sa vie, vivant d’une pension de six, puis de neuf écus par mois, manquant d’argent pour imprimer ses œuvres, malheureux et tendre, ayant perdu trois fils qui donnaient les plus belles espérances, écrivant ses lamentations au milieu de chagrins cuisans et prolongés. À ce moment, sous lui et sous Goudimel, son maître, la musique, un demi-siècle après les autres arts, sort du bourbier du moyen âge. Le chant sacré s’était encroûté de rouille scolastique, hérissé de difficultés, de complications, d’extravagances, les notes étant vertes quand on parlait de prairies et d’herbes, rouges quand il s’agissait de sang et de sacrifice, noires quand le texte nommait le sépulcre et la mort, chaque partie chantant des paroles différentes et parfois des chansons mondaines. Le compositeur prenait un air gai ou graveleux, l’Homme armé ou l’Ami Baudichon, madame, et là-dessus, avec force recherches et bizarreries de contre-point, il brodait une messe. Pédantisme et licence, le régime mécanique du moyen âge avait abaissé et brouillé l’esprit en musique comme en littérature, et produisait au XVe siècle des poètes aussi plats et aussi affectés que les musiciens[10]. Le sentiment religieux reparut, protestant avec Luther, catholique avec le concile de Trente. Aux protestans, Goudimel, un martyr de la Saint-Barthélemy, donna la musique des psaumes héroïques qu’ils chantaient sur les bûchers et dans les batailles. Aux catholiques, Palestrina, invité par le pape, donna les vagues et vastes harmonies de ses désolations mystiques et les supplications d’un peuple entier, enfantin et triste, agenouillé sous la main de Dieu. Ces Miserere sont en dehors et peut-être au-delà de toute musique que j’aie jamais écoutée : on n’imagine pas avant de les connaître tant de douceur et de mélancolie, d’étrangeté et de sublimité. Trois points sont saillans. — Les dissonances sont prodiguées, quelquefois jusqu’à produire ce que notre oreille, habituée aux sensations agréables, appelle aujourd’hui de fausses notes. — Les parties sont extraordinairement multipliées, en sorte que le même accord peut renfermer trois ou quatre consonnances et deux ou trois dissonances, se démembrer et se recomposer par portions et incessamment ; à chaque instant, une voix se détache par un thème propre, et le faisceau semble s’éparpiller si bien que l’harmonie totale semble un effet du hasard, comme le sourd et flottant concert des bruits de la campagne. — le ton continu est celui d’une oraison extatique et plaintive qui persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout chant symétrique et de tout rhythme vulgaire : aspiration infatigable du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu’en Dieu, élancemens toujours renouvelés des âmes captives toujours rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés d’une infinité de malheureux tendres et aimans qui ne se découragent pas d’adorer et d’implorer.
Le spectacle est aussi admirable pour les yeux que pour les oreilles. Les cierges s’éteignent un à un, le vestibule noircit, les grandes figures des fresques se meuvent obscurément dans l’ombre. On fait vingt pas, et tout d’un coup l’on a devant soi la chapelle Pauline, flamboyante comme un paradis angélique de gloire, de lumières et de parfums. Les étages de cierges montent sur l’autel comme sur une châsse ; les lustres descendent, ouvrant leurs arabesques dorées, leurs panaches d’étincelles, leurs rosaces de splendeurs, leurs aigrettes diamantées, comme les oiseaux mystiques de Dante. Des écailles de nacre hérissent le sanctuaire de leurs blancheurs chatoyantes ; les colonnes tordent leurs spirales d’azur parmi les corps charmans des anges, sous les vapeurs enroulées de l’encens qui fume ; une senteur enivrante emplit l’air. C’est Bernin qui a disposé cette délicieuse fête, ces éblouissemens, cette féerie ; sa sainte Thérèse pâmée de l’église Della Vittoria l’entrevoit en esprit, et c’est ici qu’elle devrait être.
Cependant, dans Saint-Pierre, entre deux haies de soldats, on voit défiler le cortège qui va célébrer le lavement des pieds : d’abord des monsignori à la physionomie spirituelle, des cardinaux violets, la calotte rouge à la main, suivis de leurs acolytes, des chanoines habillés de rouge vif, enfin les douze apôtres vêtus de bleu, coiffés d’un singulier chapeau blanc, un bouquet à la main. Ailleurs, dans un hôpital, les dames romaines, en costumes rouges de religieuses, font le même office. On reçoit là trois ou quatre cents paysannes venues pour la fête ; les plus grandes dames, des princesses, les déchaussent, lavent leurs pieds, les rechaussent, puis vont les coucher, C’est un débouché pour le besoin violent et intermittent d’émotions et d’humiliations chrétiennes.
- Vendredi.
Troisième Miserere, un peu inférieur aux précédens, et de plus aujourd’hui la chapelle Pauline, n’ayant pas son illumination, est ridicule ; on découvre que les colonnes d’azur et la plupart des dorures n’étaient que des trompe-l’œil. Les deux dernières fresques de Michel-Ange, saint Pierre crucifié et saint Paul jeté par terre, ne sont que savantes.
Dans la basilique de Saint-Pierre, un cardinal, avec un bonnet rouge surmonté d’une toque rouge, est assis à cinq marches du sol sur une chaire de bois noir sculpté, et tient, à le main une longue baguette dont il touche le crâne des pénitens agenouillés ; cet attouchement absout les péchés réservés., Le cardinal a soixante ans, il est gros, vêtu de violet, et sa gravité est admirable ; pas un muscle de sa figure ne bouge ; on le prendrait pour un bouddha majestueux et hiératique. De temps en temps passe un cortège de cagoules noires, et l’on s’arrête à contempler parmi ces capuches d’inquisition tel cardinal, longue figure jaune, aux yeux noirs, ardens, sorte de Ximenès qui n’a pas d’emploi. Tout alentour la foule se presse, ondule ; mais l’église est si vaste que toutes les conversations, tous les pas s’amortissent et se fondent en un vaste murmure.
C’est sans doute aujourd’hui l’une de mes dernières visites ; tâchons de revoir l’ensemble de l’édifice. Par degrés, les yeux se sont habitués ; on prend l’œuvre pour ce qu’elle est, telle que la conçurent ses fondateurs ; on la considère non pas en chrétien, mais en artiste. Ce n’est plus une église, c’est un monument, et certes à ce point de vue elle est un chef-d’œuvre de l’homme.
Cet escalier de la Sixtine, avec les arceaux enguirlandés de sa voûte et le long développement de sa descente, est d’une noblesse et d’une proportion incomparables. Saint-Pierre est pareil, orné, mais sans excès, grand sans être énorme, majestueux sans être accablant. On jouit des rondeurs simples des voûtes et de la coupole, de leur ampleur et de leur solidité, de leur richesse et de leur force. Ces caissons dorés qui brodent la voûte, ces anges de marbre assis sur les courbures, ce superbe baldaquin de bronze appuyé sur ses colonnes torses, ces pompeux mausolées des papes, forment un ensemble unique ; on n’a jamais offert une plus belle fête païenne à un Dieu chrétien.
Quel est le Dieu dans ce temple ? — Au fond de l’abside, au-dessus de l’autel lui-même, à l’endroit où l’on met d’ordinaire la Vierge ou le Christ, est la chaire de Saint-Pierre ; c’est elle qui est la patronne du lieu et la souveraine. Les mots officiels complètent l’explication : on appelle le pape sa sainteté, sa béatitude ; on a l’air de croire qu’il est déjà dans le ciel.
Presque tous les mausolées de papes sont frappans, surtout celui de Paul III par Della Porta. Deux figures de Vertus demi-couchées sur son tombeau déploient leurs beaux corps avec des attitudes hardies ; la vieille songe avec une gravité superbe et fière ; la jeune à la riche beauté, la spirituelle et sensuelle tête, les cheveux ondes, la petite oreille des figures vénitiennes. Elle était presque nue, on l’a habillée depuis ; ce passage de la sculpture naturelle à la sculpture décente marque le changement qui sépare la renaissance du jésuitisme.
Je ne sais pas pourquoi Stendhal loue si fort le mausolée de Clément XIII par Canova : ce sont des figures de Girodet ou de Guérin, fades ou qui posent. À cet égard, les tombeaux récens sont instructifs. Plus un monument se rapproche de notre temps, plus ses statues prennent une expression spiritualiste et pensive ; la tête usurpe toute l’attention, le corps se réduit, se voile, devient accessoire et insignifiant. Considérez tour à tour par exemple le tombeau de Benoit XIV, mort au siècle dernier, et tout à côté les mausolées de Pie VII et de Grégoire XVI : sur le premier siègent ou s’agitent de belles femmes encore saines et fortes, bien posées et d’un vif mouvement ; sur les deux autres, les Vertus sont des squelettes soigneusement ratisses, habillés et intéressans. — Nous finirons par ne plus sentir le corps et la forme, mais seulement l’âme et l’expression.
- Dimanche de Pâques.
Le temps s’est gâté, la pluie tombe par rafales ; mais la foule couvre tout, la place, les escaliers, les portiques, et s’engouffre avec un bourdonnement prolongé dans l’immensité de la basilique. Dans cet océan humain, de lentes ondulations se développent et se brisent ; des remous incertains tournoient autour des piliers de marbre ; devant la statue de saint Pierre, le flot incessant avance et recule sous le reflux des vagues précédentes. Les froissemens et tassemens serrent et desserrent à chaque instant le désordre mouvant des mêlées ; une tumultueuse et bruissante confusion de pas, de frôlemens, de paroles roule entre les grandes murailles, et dans les hauteurs, au-dessus de cette agitation et de ce murmure, on aperçoit les pacifiques rondeurs des voûtes, le vide lumineux des dômes, et les étages de bordures, d’ornemens, de statues qui vont se superposant pour combler l’abîme tournoyant de la coupole.
Dans cette mer de corps et de têtes, une double digue de soldats, de chantres, d’enfans de chœur, forme un lit où coule pompeusement le cortège solennel : d’abord les gardes nobles, rouges et blancs, le casque en tête ; puis des chanoines rouges, puis des prélats violets, puis les maîtres de cérémonies en pourpoint et manteau noir, ensuite les cardinaux, enfin le souverain pontife, porté par les acolytes dans un fauteuil de velours rouge broche d’or, lui-même en long habit blanc brodé d’or et portant sur la tête la tiare d’or à triple étage. Des éventails de plumes de paon flottent autour de lui. Il a l’air bon, affectueux ; sa belle figure pâle est celle d’un malade ; l’on pense avec regret qu’il doit souffrir en ce moment, que sa jambe est enveloppée de bandes. Il donne doucement la bénédiction avec un doux sourire.
Les chantres et les soldats causaient gaîment un instant avant son passage ; un moment après, une trompette dans l’abside ayant entonné un air d’opéra, deux ou trois soldats se sont mis à fredonner à l’unisson ; mais les gens du peuple, les paysans qui étaient là regardaient comme s’ils voyaient Dieu le père. Il faut contempler leurs figures surtout devant la statue de saint Pierre. Ils affluent tour à tour en s’étouffant pour baiser le pied de bronze, qui maintenant est tout usé ; ils le caressent, ils y collent leur front ; beaucoup d’entre eux pour venir ont fait à pied dix ou douze milles, et ne savent pas où ils dormiront. Quelques-uns, alourdis, par le changement d’air, dorment debout contre un pilier, et leurs femmes les poussent du coude. Plusieurs ont une tête de statue romaine, le front bas, les traits anguleux, l’air sombre et dur ; d’autres, le visage régulier, l’ample barbe, le beau coloris chaud, les cheveux naturellement frisés des peintures de la renaissance. On n’imagine pas une race plus forte et plus inculte. Leurs costumes sont étranges : vieilles casaques en peaux de bique ou de mouton, guêtres de cuir, manteaux bleuâtres cent fois trempés par la pluie, sandales de peau comme aux temps primitifs ; de tout cela sort une odeur insupportable. Leurs yeux sont fixes, éclatans comme ceux d’un animal ; plus éclatans encore et comme ensauvagés luisent ceux des femmes jaunies et minées par la fièvre. Ils arrivent ici poussés par une crainte vague pareille à celle des anciens Latins, pour ne point déplaire à une puissance inconnue, dangereuse, qui peut à volonté leur envoyer la maladie ou la grêle, et ils baisent l’orteil de la statue avec le sérieux d’un Asiatique qui apporte le tribut au pacha.
Le bourdonnement de la messe roule demi-perdu dans le lointain, et les grandes formes enveloppées dans l’encens accompagnent de leur noblesse et de leur gravité sa mystérieuse harmonie. Quel puissant seigneur et quelle splendide idole pour ces paysans que le maître de cette église ! Pensez, pour comprendre leur impression devant ces magnificences, ces dorures et ces marbres, à leur cahute enfumée, à leur campagne désolée, aux âpres montagnes brûlées, aux lacs noirâtres, à la lourde chaleur de l’été fiévreux, aux songes sourds, inquiétans, qui s’enchevêtrent dans le cerveau des pâtres pendant les heures solitaires, ou lorsque la nuit avec son cortège de formes lugubres s’appesantit sur la plaine ! Un ciel rougi comme celui d’hier, au bout de cette plaine livide et dans les mornes fumées du soir, fait frissonner. L’implacable soleil du midi, dans une fondrière de roches ou devant la pourriture d’un marécage, donne le vertige. On sait par les anciens Romains quelle prise, parmi ces eaux stagnantes, ces solfatares éparses, ces montagnes cassées, ces lacs métalliques, la superstition trouvait dans l’homme, et les paysans que voici n’ont pas l’esprit plus assaini, plus cultivé, plus rassis que les soldats de Papirius.
Tout le monde sort et attend le pape, qui doit paraître sur le grand balcon de Saint-Pierre et donner la bénédiction. La pluie redouble, et à perte de vue sur la place, dans les rues, sur les terrasses, la multitude s’entasse et fourmille, cavalerie, infanterie, voitures, piétons sous leur parapluie, paysans ruisselans sous leur peau de bique, lis s’accroupissent par familles, et regardent, mangeant des lupins ; ce qui les stupéfie le plus, ce sont les uniformes et le long défilé des troupes françaises. Leurs enfans, en peaux de moutons, juchés sur les piliers, semblent des poulains farouches.
Le balcon reste vide, le pape n’a pu achever, il est trop malade. La foule se disperse dans la pluie et dans la boue. Décidément, comme disent les gens du peuple, le pape est jettatore ; nous avons ce mauvais temps parce qu’il a pu accomplir une moitié de la cérémonie.
Voici, après quatorze siècles, le finale de la pompe romaine, car c’est bien l’ancien empire romain qui aujourd’hui vit ici et se continue. Il s’est enfoncé en terre sous le coup de masse des barbares ; mais, avec le rajeunissement universel des choses, il a reparu sous une forme nouvelle, spirituel et non plus temporel. Toute l’histoire de l’Italie tient dans ce mot en raccourci : elle est restée trop latine, Les Hérules, les Ostrogoths, les Lombards, les Francs, ne se sont point assis ou n’ont pas assez dominé chez elle ; elle n’a point été germanisée comme le reste de l’Europe ; elle s’est retrouvée au Xe siècle à peu près telle que trois cents ans avant Jésus-Christ, municipale et non féodale, étrangère à cette fidélité du vassal et à cet honneur du soldat qui ont fait les grands états et les paisibles sociétés modernes, livrée comme les cités antiques aux haines mutuelles, aux violences intestines, aux séditions républicaines, aux tyrannies locales, au droit de la force, et par suite au règne de la violence privée, à l’oubli de l’esprit militaire, à la pratique de l’assassinat. Lorsqu’un centre menaçait de se former, le pape armait contre lui les résistances municipales ; Lombards, Hohenstaufen du nord, Hohenstaufen du sud, il les a tous détruits ; le souverain spirituel ne pouvait souffrir à ses côtés un grand roi laïque, et pour rester indépendant il empêchait la nation de se faire. C’est pourquoi au XVIe siècle, tandis que dans toute l’Europe le moule de la société, élargi et transformé, dressait les unes à côté des autres des monarchies régulières appuyées sur le courage des sujets et des états organisés soutenus par la pratique de la justice, l’Italie, dispersée en petites tyrannies, éparse en faibles républiques, gâtée dans ses mœurs, amollie, dans ses instincts, se trouva enfermée dans les formes étroites de la civilisation antique, sous le patronage impuissant du césar spirituel qui l’avait empêchée de s’unir sans être capable de la protéger. Elle fut envahie, pillée, partagée et vendue. En ce monde, quiconque est faible devient la proie d’autrui ; sitôt qu’un peuple acquiert une forme d’organisation supérieure, ses voisins sont tenus, de l’imiter : celui qui aujourd’hui oublie de fabriquer des canons rayés et des vaisseaux cuirassés sera demain un protégé qu’on épargne, après-demain un marchepied qu’on foule, le jour d’après un butin qu’on mange. Si l’Italie a subi pendant trois siècles la décadence et la servitude, c’est faute d’avoir secoué les traditions municipales et romaines. Elle les secoue en ce moment ; elle comprend que, pour se tenir debout en face des grandes monarchies militaires, elle doit devenir elle-même une grande monarchie militaire, que la vieille forme latine a produit et prolongé sa faiblesse, que, dans le monde tel que nous l’avons, un assemblage de petits états sous les bénédictions et les manœuvres d’un prince cosmopolite appartient aux voisins forts qui veulent l’exploiter ou le prendre ; elle reconnaît que les deux prérogatives qui faisaient son orgueil sont les deux sources d’où est sortie sa misère, que l’indépendance municipale et la souveraineté pontificale, libératrices au moyen âge, sont pernicieuses aux temps modernes, que les institutions qui l’ont protégée contre les envahisseurs du XIIIe siècle la livrent aux envahisseurs du XIXe que si elle ne veut pas rester une promenade d’oisifs, un spectacle de curieux, un séminaire de chanteurs, un salon de sigisbés, une antichambre de parasites, elle est obligée de devenir une armée de soldats, une compagnie d’industriels, un laboratoire de savans, un peuple de travailleurs. Dans cette transformation si vaste, elle a pour aiguillons le souvenir des maux passés et la contagion de la civilisation européenne. C’est beaucoup ; est-ce assez ?
H. TAINE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 décembre 1864, 1er Janvier, 15 janvier, 15 avril 1865.
- ↑ Voyez M. de Valbezen, les Anglais et l’Inde, Revue du 15 décembre 1856.
- ↑ Le marquis Pepoli, Finances pontificales. En 1797, il n’avait que 217 millions.
- ↑ Marquis Pepoli. — Voyez aussi les mémoires du cardinal Consalvi.
- ↑ 23 mars. « La marquise Giulia *** offre au saint-père un anneau d’or avec un ex-voto pour obtenir de saint Joseph une grâce spéciale. » 20 mars. « Un fils qui prie pour la guérison de sa mère offre au saint-père 10 francs et 10 autres francs à la madone de Spolète pour obtenir la grâce demandée. »
- ↑ « Mon clergé est comme un régiment, il doit marcher, et il marche. » Discours du cardinal de Bonnechose au sénat, session de 1865.
- ↑ Protegomeni alla storia universale della Chiesa.
- ↑ Préface de l’édition complète, tome Ier, 1834. Saint Liguori « est un anneau nécessaire qui prolonge jusqu’à nos temps cette chaîne merveilleuse au moyen de laquelle depuis trois siècles la terre s’est rapprochée du ciel… Le Christ confie à son église de nouveaux secrets, il l’initie de jour en jour aux incommensurables mystères de son cœur… Une onction inconnue aux premiers siècles de notre foi a pénétré le cœur des amis de Dieu… Le culte de l’épouse est devenu plus tendre, de nouvelles amabilités de l’époux lui ont été révélées… Chez les catholiques, le mystère de l’eucharistie est à lui seul toute une religion ; c’est surtout depuis les six derniers siècles que cette religion du corps de Jésus-Christ a reçu un nouveau développement… Les prérogatives de Marie, cette incomparable Vierge, nous ont été montrées sous un jour nouveau… Héritiers de l’amour, nous qui la voyons s’interposer comme un doux nuage et tempérer délicieusement l’éclat des rayons du soleil dont elle fut l’aurore, nous la proclamons médiatrice toute-puissante du genre humain… Symbolisé dans un cœur, le christianisme a pu tirer les dernières conséquences de la loi de grâce sur lesquelles il est fondé… Dans cet âge de miséricorde, les préceptes du Seigneur n’ont dû être pour ainsi dire que les lois organiques de l’amour… L’affreux jansénisme parut avec sa morale dure comme ses dogmes et ses dogmes repoussans comme sa morale. »
- ↑ Né en 1524, mort en 1594.
- ↑ Voyez Lydgate, Occlève, Hawes, en Angleterre, Brandt en Allemagne, Charles d’Orléans, les poésies de Froissard en France.