L’Italien/XVI

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L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 181-187).
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Elena, enlevée de la chapelle de Saint-Sébastien, fut mise sur un cheval et forcée par ses deux ravisseurs de voyager deux jours et deux nuits sans presque prendre de repos, ignorant où on la conduisait, par quels chemins elle passait, et prêtant vainement l’oreille à tous les bruits dans l’espoir d’entendre des pas de chevaux ou la voix de Vivaldi qui, lui avait-on dit, devait suivre la même route. La solitude et le silence des pays qu’elle traversait n’étaient troublés que par le passage de quelques vignerons ; et elle arriva, sans savoir où elle était, dans les vastes plaines des Pouilles, animées au loin par un campement de bergers qui conduisaient leurs troupeaux vers les montagnes des Abruzzes. Au soir du deuxième jour, les voyageurs entrèrent dans une forêt qui recouvrait des montagnes et des vallées descendant par paliers jusqu’à l’Adriatique. À l’aspect de ces lieux désolés et sauvages, Elena s’y crut confinée pour toujours. Elle était calme ; mais sa tranquillité était de l’abattement et non de la résignation. Elle envisageait le passé et l’avenir avec un désespoir que son épuisement ne lui permettait plus d’exprimer. Surprise par la nuit, après une marche de quelques milles dans la forêt, ce ne fut qu’au bruit des vagues s’écrasant contre les rochers qu’elle s’aperçut qu’elle était au bord de la mer, jusqu’à ce que, se trouvant entre deux montagnes, elle distinguât, malgré l’obscurité, une vaste étendue d’eau formant au dessous d’elle une baie. Elle se hasarda alors à demander si elle devait s’embarquer et aller encore bien loin.

— Non, répondit brutalement un des gardes, vous n’avez plus loin à aller. Vous serez bientôt au terme de votre voyage et en repos.

Ils descendirent vers le rivage et s’arrêtèrent bientôt devant une habitation isolée, si proche de la mer que le pied en était baigné par les flots. À l’obscurité profonde et au silence qui y régnaient, elle semblait inhabitée. Les gardes avaient sans doute leurs raisons pour en juger autrement, car ils frappèrent à la porte et appelèrent de toutes leurs forces. Cependant personne ne répondait.

Elena examina la maison avec inquiétude, autant que l’obscurité le lui permettait. C’était une vieille construction assez singulière. Les murs étaient de marbre brut, assez élevés, et flanqués de petites tourelles dans les angles. Le bâtiment était abandonné et délabré. Une moitié de la porte gisait à terre, presque cachée sous l’herbe ; et l’autre, à demi suspendue à ses gonds, paraissait prête à s’en détacher. Enfin, aux cris répétés des gardiens d’Elena, une voix forte répondit du dedans. La porte du vestibule s’ouvrit lentement et donna passage à un homme d’une mine pâle et décharnée, dont la physionomie portait l’empreinte des passions les plus basses.

Elena frémit à sa vue. Du vestibule on la fit passer dans une vieille salle toute nue et toute dégradée dont la hauteur s’élevait jusqu’au toit, puis dans une mauvaise chambre à peine meublée et qui paraissait être celle de Spalatro – c’était là le nom que les gardes donnèrent à leur hôte.

Celui-ci jeta sur Elena un regard curieux, sournois, et fit quelques signes aux gardes. Puis il leur proposa de s’asseoir en attendant qu’il leur eût fait cuire un peu de poisson pour leur souper. Elena comprit alors que c’était le maître de la maison et qu’il y demeurait seul. L’idée d’avoir été amenée là, dans ce lieu isolé, au bord de la mer, pour être mise entre les mains d’un pareil homme, la frappa d’une terreur profonde, surtout quand elle se remémora toutes les circonstances de son enlèvement et ces paroles de ses gardes : « Vous serez bientôt au terme de votre voyage et en repos. » Un frisson d’horreur la saisit et elle s’évanouit.

En reprenant ses sens, elle se vit entourée de ces hommes à figures sinistres et fut tentée de se jeter à leurs pieds pour implorer leur compassion ; mais, craignant de les irriter en leur laissant deviner ses soupçons, elle se plaignit doucement de la fatigue et demanda sa chambre.

Spalatro, prenant une lampe, la conduisit dans une pièce délabrée où il lui dit qu’elle passerait la nuit.

— Où donc est mon lit ? demanda-t-elle.

On lui montra un méchant grabat au-dessus duquel pendaient deux rideaux déguenillés.

— Si vous avez besoin de la lampe, ajouta Spalatro, je vous la laisserai quelques minutes et je viendrai la reprendre.

— Eh quoi ? reprit-elle d’une voix suppliante, vous ne me laisserez pas de lumière pendant la nuit ?

— Pourquoi faire ? dit-il avec humeur. Pour mettre le feu à la maison ?

Elena le pressa de nouveau de souffrir qu’elle conservât de la lumière ; ce serait pour elle une consolation.

— Ah ! oui, une belle consolation ! reprit Spalatro d’un ton et d’un air singuliers. Vous ne savez guère ce que vous demandez.

— Qu’entendez-vous par-là ? s’écria Elena saisie d’une horrible inquiétude. Au nom du ciel, expliquez-vous !

L’homme la regarda sans lui répondre.

— Ayez pitié de moi ! dit Elena de plus en plus effrayée.

— Que craignez-vous ? reprit cet homme. Est-ce donc une chose si cruelle que de vous ôter cette lampe ?

Elena, n’osant laisser voir toute l’étendue de ses soupçons, répondit seulement que la vue de la clarté ranimerait ses esprits abattus.

— Pardieu ! répliqua Spalatro, nous avons bien autre chose en tête que d’écouter de pareilles fantaisies ! Cette lampe est la seule de la maison, et la compagnie m’attend en bas dans l’obscurité pendant que vous me faites perdre mon temps. Je vous la laisse pour cinq minutes, pas davantage.

Elena se soumit et profit du moment si court où elle restait seule pour explorer la chambre.

C’était une grande pièce sans meubles dont les murs étaient couverts de toiles d’araignée. Elle n’y aperçut qu’une porte, celle par laquelle elle était entrée, et une fenêtre garnie de barreaux de fer. Aucun moyen d’évasion. Elle s’assura en même temps avec effroi que la porte ne pouvait pas se fermer du dedans. Cet examen fait, elle posa la lampe à terre et attendit le retour de Spalatro. Il revint quelques instants après, lui apportant un verre de mauvais vin et un morceau de pain ; puis il la laissa dans l’obscurité et verrouilla la porte du dehors. Restée seule, elle essaya de calmer ses craintes par la prière et résolut de veiller toute la nuit. Elle se jeta tout habillée sur le matelas pour y attendre le jour et se livra bientôt aux réflexions les plus sombres. Tout ce qui s’était passé les jours précédents et la conduite de ses gardiens ne lui laissaient plus de doute sur le sort qui l’attendait.

Le caractère connu de la marquise, l’aspect et l’isolement de cette maison, l’air farouche de l’homme qui l’habitait, l’absence de toute personne de son sexe, autant de circonstances propres à lui persuader qu’on l’avait amenée là non pour l’y garder prisonnière mais pour l’y faire mourir. Tout son courage et sa résignation ne purent triompher du trouble et des terreurs dont elle était assaillie. Baignée de larmes, en proie à une agitation fébrile, elle appelait Vivaldi à son secours, Vivaldi à présent si loin d’elle ! Et en même temps elle s’écriait : « Je ne le verrai donc plus ! Je ne le reverrai jamais ! » Heureusement, elle était loin de se douter qu’il fût dans les cachots de l’Inquisition !

La fraude dont on avait usé envers elle, en empruntant pour l’enlever le nom du Saint-Office, lui fit penser que l’arrestation de Vivaldi n’était aussi qu’un moyen imaginé par la marquise pour le faire arrêter et détenir en lieu sûr jusqu’à ce qu’elle fût perdue pour lui. Elle se figurait qu’il avait été conduit dans quelque château écarté, appartenant à sa famille, et que la liberté lui serait rendue au prix du sacrifice de celle qu’il aimait. Cette idée fut la seule qui apportât quelque soulagement à ses douleurs.

Autant qu’elle put en juger, les gens d’en bas veillèrent fort tard, car elle crut distinguer des sons de voix étouffés qui se mêlaient au mugissement des vagues déferlant contre les rochers sur lesquels était bâtie la maison. À chaque bruit d’une porte roulant sur ses gonds, elle croyait entendre monter quelqu’un. À la fin, elle pensa que tout le monde était endormi, car le bruit des flots troublait seul le silence de la nuit. Heureusement, elle ne savait pas que sa chambre avait une porte secrète, ménagée de façon à pouvoir s’ouvrir sans bruit, et par laquelle un malfaiteur pouvait s’introduire à toute heure.

Persuadée que les hommes dans les mains de qui elle était tombée se livraient au repos, elle reprit quelque courage, mais sans pouvoir fermer l’œil. Quittant sa couche, elle se tint quelque temps auprès de la fenêtre, écoutant et guettant tous les bruits et toutes les ombres. La lune qui s’élevait sur l’horizon éclairait la surface agitée de la mer. Elena contemplait le mouvement des vagues écumeuses qui, après s’être brisées sur le rivage, se retiraient au loin vers la masse des eaux pour revenir avec la même furie, toujours acharnées et toujours impuissantes. Ce spectacle de la nature donna quelque répit à ses sinistres préoccupations ; et le murmure monotone des flots berçant ses rêveries, elle se laissa aller à une sorte de calme, réaction naturelle après tant d’émotions, et se jeta de nouveau sur son matelas où la lassitude lui procura enfin quelques instants de sommeil.