L’Italien/XVII

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L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 187-205).
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Que se passait-il, pendant ce temps, dans le reste de la maison isolée ? Les gardiens qui avaient amené Elena étaient partis après une courte conférence avec Spalatro ; et c’était le bruit de leur voix qu’elle avait confusément entendu. Mais ce n’était pas entre les mains de son geôlier seul que l’orpheline était restée. Aux estafiers qui venaient de se remettre en route avait succédé un religieux, aussi sombre et silencieux que ceux-là étaient bruyants et animés. Il avait commencé par se retirer dans une chambre dont il avait fermé la porte au verrou, quoiqu’il sût bien qu’il n’y avait que lui et Spalatro dans la maison et que ce dernier n’eût osé se présenter à lui sans sa permission. Mais en s’isolant ainsi des hommes, il ne pouvait échapper à lui-même. Absorbé dans ses pensées et agité par les mouvements de sa conscience, il se jeta sur une chaise et y demeura longtemps immobile. D’un côté, ce qui lui restait de cœur se soulevait contre le crime qu’il avait médité ; de l’autre, en songeant que les objets de son ambition lui échappaient s’il renonçait à l’accomplir, il s’étonnait de son hésitation. Ce n’était pas sans surprise qu’il démêlait en lui-même certains traits de son caractère dont il ne s’était pas encore rendu compte et que les circonstances développaient. Il ne savait comment s’expliquer les contradictions et les incohérences entre lesquelles il flottait ; combat étrange entre ses sentiments, dont son esprit était le juge. Pourtant, à cet instant précis où il cherchait en quelque sorte à s’analyser, il ne voyait pas clairement que l’orgueil était le principal mobile de ses actions. Dès sa première jeunesse, cette passion s’était montrée dominante chez lui en toutes circonstances et influait puissamment sur toute sa vie.

Le comte de Marinella, car tel était le nom que Schedoni avait d’abord porté, était le plus jeune enfant d’une ancienne famille du duché de Milan établie dans le voisinage des montagnes du Tyrol. La part de patrimoine héritée de son père n’était pas considérable, et le jeune comte n’avait ni l’activité laborieuse nécessaire pour l’améliorer, ni l’esprit d’ordre et d’économie qui aurait pu la lui conserver. Sa vanité souffrait de se voir inférieur en fortune à ceux dont il se croyait l’égal en dignité. Dénué des sentiments généreux et de la solide raison qui font ambitionner la vraie grandeur, il se livrait aux dépenses fastueuses, à la dissipation, à mille vains plaisirs qui épuisaient ses ressources. Lorsqu’il se mit à réfléchir sur sa situation, il était trop tard. Entraîné par des habitudes prises, incapable de se résigner à des privations, suites nécessaires de son imprévoyance, il résolut de recourir à tous les moyens pour reconquérir les jouissances qu’il était menacé de perdre. Il quitta son pays ; et l’on ne put savoir de quelle manière il vécut, jusqu’au jour où il parut dans le couvent de Santo Spirito à Naples sous le nom du père Schedoni. Sa physionomie et ses manières étaient aussi changées que son genre de vie. Ses regards étaient devenus sombres et sévères ; et l’orgueil qui y éclatait autrefois, adouci seulement par l’usage du monde, se masquait maintenant sous un air d’humilité profonde et parfois même sous le silence et les austérités de la pénitence. Toujours jaloux de distinctions, il conforma sa conduite extérieure aux formes et aux préjugés de la société dans laquelle il vivait ; il devint un des plus rigoureux observateurs de la règle monastique, un modèle de renoncement à soi-même, un martyr de la pénitence. Les anciens de la communauté le montraient aux plus jeunes comme un exemple qu’il était plus facile d’admirer que d’imiter. Mais, en dépit de cette admiration, ils n’éprouvaient aucune sympathie pour lui. Ils applaudissaient bien haut à une austérité qui donnait du relief à la sainte renommée de leur couvent, mais ils haïssaient Schedoni en secret et le redoutaient pour son orgueil et sa rigueur farouche. Il y avait déjà longtemps qu’il demeurait parmi eux et jamais il n’avait obtenu aucune des dignités électives de la communauté ; il avait eu l’humiliation de se voir préférer plusieurs de ses frères, beaucoup moins zélés que lui pour l’observation des règles monacales. Il reconnut enfin que son ambition fourvoyée n’avait rien à espérer de ses frères ; aussi résolut-il de se frayer d’autres routes. Il était, depuis quelques années déjà, confesseur de la marquise de Vivaldi lorsque la conduite du fils lui suggéra de se rendre par ses conseils, non seulement utile, mais même nécessaire à la mère. Il avait étudié le caractère de cette femme, à l’esprit faible, aux sentiments passionnés ; il savait que s’il trouvait moyen de servir ses entraînements aveugles, sa fortune à lui serait bientôt faite. Il ne songea donc qu’à s’insinuer peu à peu dans la confiance de la marquise. Ce qu’il fit avec tant de succès qu’au bout d’un certain temps il devint l’oracle de sa conduite, avec tous les ménagements et la délicatesse affectée que lui prescrivait le saint caractère dont il était revêtu. Une haute dignité ecclésiastique, depuis longtemps convoitée, lui fut assurée par la marquise, dont le crédit la mettait en état d’obtenir cette faveur, à condition qu’il sauverait l’honneur de la famille Vivaldi compromis par la perspective d’une mésalliance. On a déjà vu par quels artifices et avec quelle patience le confesseur avait su associer l’orgueil de la marquise à ses propres desseins. Le moment du dénouement était proche ; il était prêt à commettre le crime atroce qui devait servir de marchepied à sa fortune. Un peu de trouble avait pu l’arrêter à l’instant décisif ; mais en rassemblant ses idées dans le silence et la solitude, sous l’empire de sa passion dominante, il raffermit sa résolution et décida que cette nuit même, Elena, immolée pendant son sommeil, serait portée à la mer par un passage souterrain bien connu de lui, et ensevelie dans les flots.

Spalatro, ainsi qu’on l’a donné à entendre, avait été autrefois le confident de Schedoni qui, sachant bien qu’on pouvait se fier à lui, l’avait choisi pour instrument dans cette occasion. Le moine, qui éprouvait quelque répugnance à exécuter lui-même l’exécrable action qu’il avait résolue, avait mis la vie de la malheureuse Elena dans les mains de ce misérable, tenu au secret par sa complicité. La nuit était déjà assez avancée lorsque Schedoni, en proie à des réflexions tumultueuses, prit enfin sa dernière détermination. Ce fut alors qu’il appela Spalatro à voix basse pour l’instruire de ce qu’il avait à faire. Après avoir refermé la porte au verrou, oubliant sans doute qu’ils étaient tous deux seuls dans la maison, à l’exception de la pauvre Elena qui dormait dans la chambre au-dessus, Schedoni fit signe à Spalatro de s’approcher et lui dit à demi-voix :

— Y a-t-il un peu de temps que tu n’as entendu du bruit dans sa chambre ? Crois-tu qu’elle dorme à présent ?

— Elle n’a pas bougé depuis plus d’une heure, répondit Spalatro. J’ai fait le guet dans le corridor en attendant que vous m’appeliez et je l’aurais entendue au moindre mouvement, car on ne peut faire un pas sur ce vieux plancher sans qu’il crie.

— Écoute-moi donc, Spalatro. Je t’ai déjà éprouvé, et je t’ai toujours trouvé fidèle ; rappelle-toi bien tout ce que je t’ai dit ce matin. Sois toujours l’homme actif et déterminé que j’ai connu.

Spalatro écoutait avec une morne attention.

— Il est déjà tard, reprit le moine, monte dans sa chambre puisque tu es sûr qu’elle dort. Prends donc ce poignard et ce manteau : tu sais l’usage qu’il en faut faire.

Il s’arrêta et fixa ses yeux pénétrants sur Spalatro qui avait pris le stylet, mais qui restait immobile sans répondre.

— Eh bien, dit le confesseur, qu’attends-tu ? Le jour va bientôt poindre. Est-ce que tu hésites ? Est-ce que tu trembles ? Je ne te reconnais plus !

Spalatro, sans rien dire, mit le poignard dans son sein, le manteau sur son bras, et se dirigea à pas lents vers la porte. Arrivé là, il s’arrêta.

— Dépêche-toi donc, reprit Schedoni, qui t’arrête ?

— Ma foi, je vous avoue, dit Spalatro avec humeur, que cette besogne-là ne me plaît guère. Je ne sais pas pourquoi il faut toujours que je fasse le plus difficile pour être, après tout, le moins bien payé.

— Vilain ! s’écria Schedoni, n’est-tu donc pas content de ce qu’on te donne ?

— Vilain ! répéta Spalatro en jetant le manteau par terre. Pas plus vilain que vous, s’il vous plaît, mon père, car, si c’est moi qui fais toute la besogne, c’est vous qui recevez toute la récompense. Un pauvre homme comme moi a besoin de gagner sa vie, voilà mon excuse. Ainsi, faites votre ouvr age vous-même ou donnez-moi une plus grande part dans le profit.

— Paix ! interrompit Schedoni. Tu m’insultes en parlant de profit pour moi. Crois-tu donc que j’agisse pour de l’argent ? Je veux que cette fille meure, cela doit te suffire. Quant à toi, le salaire que tu as demandé te sera payé fidèlement.

— Non, c’est trop peu, répliqua Spalatro, et d’ailleurs ceci me répugne. Quel mal cette fille m’a-t-elle fait ?

— Oui-da ! reprit le moine. Depuis quand t’avises-tu d’avoir des scrupules ? Et les autres, quand je t’ai employé, quel mal t’avaient-ils fait ! Tu oublies le passé, à ce qu’il paraît ?

— Non, révérend père, non, je ne m’en souviens que trop. Plût à Dieu que je pusse l’oublier ! Depuis ce temps, je n’ai pas eu un moment de repos : cette main sanglante est toujours devant mes yeux ; et souvent, la nuit, quand la mer gronde et que la tempête fait trembler la maison, je les vois tous couverts de blessures, tels que je les ai laissés, se dresser et entourer mon lit !

— Paix encore une fois ! dit le moine. Qu’est-ce qu’un pareil délire ? Ne vois-tu pas que ce sont là des chimères ! Je croyais avoir affaire à un homme, et je trouve ici un enfant effrayé par des contes de nourrice ! Sois satisfait cependant, on augmentera ton salaire.

Mais Schedoni se trompait encore sur les motifs réels de la résistance du bandit, qui montra une répugnance invincible à achever l’entreprise dont il s’était chargé. Soit que l’innocence et l a beauté d’Elena eussent adouci sa férocité, soit que sa conscience ravivât en ce moment le remords de ses crimes passés, Spalatro refusa résolument d’assassiner lui-même la malheureuse enfant. Ses scrupules ou sa compassion étaient pourtant d’une nature étrange ; car, tout en repoussant l’exécution même du meurtre, il consentit à attendre, au pied d’un escalier dérobé, que Schedoni eût égorgé la victime pour l’aider ensuite à porter le corps à la mer. Accommodement diabolique entre la conscience et le crime que Schedoni lui-même avait accepté un moment auparavant lorsque, refusant de tremper ses mains dans le sang, il payait à un autre le meurtre commandé par lui.

— Donne-moi le stylet, dit le confesseur. Prends le manteau et suis-moi jusqu’à l’escalier. Si ton courage te le permet…

Schedoni sortit de la chambre et entra dans le passage qui conduisait à l’escalier dérobé, s’arrêtant souvent pour écouter et marchant avec une extrême précaution. À ce moment il tremblait, cet homme terrible, devant le souffle de la faible jeune fille !

— N’entends-tu rien ? demanda-t-il tout bas à Spalatro.

— Je n’entends que le bruit de la mer.

— Chut ! il me semble que j’entends des voix…

— Ah ! les voix des spectres ? dit Spalatro.

Et, en même temps, il saisit avec force le bras du confesseur. Les regards effarés du misérable semblaient suivre quelque objet dans les ténèbres, au fond du corridor. Le moine, gagné un instant malgré lui par cette terreur, porta les yeux dans la même direction, mais sans rien découvrir.

Il demanda à Spalatro le sujet de son épouvante.

— Ne voyez-vous rien ? dit le bandit, l’œil hagard et la voix tremblante.

— Rien, répondit le moine, honteux d’avoir partagé sa faiblesse. Ce n’est pas le moment de s’abandonner à des visions.

— Ce n’est pas une vision, répliqua Spalatro. Je l’ai vue comme je vous vois.

— Quoi ! qu’est-ce que tu as vu ?

— La main… tout étendue… elle a paru tout à coup… elle m’a fait signe d’un doigt sanglant… puis elle s’est glissée dans le passage… toujours me faisant signe… et elle s’est perdue dans l’obscurité.

— Fou que tu es ! dit Schedoni involontairement agité. Allons, reprends tes esprits et sois un homme.

— Par tous les trésors de Notre-Dame de Lorette, reprit Spalatro, je n’irai pas là. C’est de ce côté qu’elle m’a fait signe ; c’est par là qu’elle a disparu.

Toute autre crainte céda alors chez Schedoni à celle qu’Elena s’éveillant ne rendît sa tâche plus horrible à remplir ; et cet embarras s’augmenta lorsqu’il eut vainement employé les menaces et les prières pour faire avancer Spalatro. Enfin, il se rappela une porte qui pouvait les conduire par un autre chemin au pied de l’escalier ; et cette fois Spalatro consentit à le suivre.

Cependant le temps s’avançait. Le moine, surmontant ses derniers scrupules, se décida à pénétrer dans la chambre d’Elena. Il s’approcha doucement du lit sur lequel elle reposait et dirigea la l umière d’une lampe sur le visage de l’orpheline. Son sommeil était agité, des larmes coulaient de ses paupières et ses traits étaient légèrement altérés. Elle laissa même échapper quelques mots. Schedoni, craignant de l’avoir éveillée, recula vivement, cacha la lampe derrière la porte, et se retira lui-même derrière le méchant rideau qui pendait sur le lit. Toutefois, aux paroles sourdes et inarticulées que prononçait la jeune fille, il comprit qu’elle était toujours endormie. Mais chaque moment de retard augmentait son trouble et sa répugnance à frapper ; chaque fois qu’il se rapprochait, chaque fois qu’il se disposait à plonger le poignard dans le sein de sa victime, un frémissement d’horreur paralysait sa volonté. Étonné de ces nouveaux sentiments et se taxant lui-même de lâcheté, il repassait en esprit tous les arguments qui l’avaient décidé.

« N’ai-je pas bien pesé ma résolution ? se disait-il. Ne vois-je pas clairement la nécessité de l’exécuter ? Mon existence tout entière, ma situation, mes honneurs ne dépendent-ils pas d’un moment d’énergie ? Ai-je oublié d’ailleurs les insultes que j’ai reçues dans l’église de Spirito Santo ? »

Ce dernier souvenir le ranima, et la vengeance rendit la force à son bras. Baissant le mouchoir qui entourait le cou d’Elena, il allait frapper quand, tout à coup, un objet nouveau lui causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeux fixes, égarés, immobile comme une statue. Sa respiration devint haletante ; une sueur froide coula de son front ; toutes ses facultés parurent suspendues et le poignard tomba de sa main. Ayant un peu repris son s ang-froid, il jeta de nouveau les yeux sur une miniature suspendue au cou d’Elena ; et le souvenir ou le soupçon que cette image avait éveillé en lui devint si impérieux que, dans son impatience de l’éclaircir, il oublia toute prudence et, sans même penser au danger de se découvrir lui-même, à cette heure de nuit, près du lit de la jeune fille, il l’appela d’une voix forte :

— Réveillez-vous ! dit-il, réveillez-vous ! Quel est votre nom ? Ah ! parlez, au nom du ciel, parlez vite !

Réveillée brusquement par cette voix inconnue, Elena se souleva sur sa couche et, à la lueur de la lampe, apercevant le sombre visage de Schedoni, elle poussa un cri terrible et retomba. Mais elle ne s’évanouit pas et, frappée de l’idée qu’il était venu pour l’assassiner, elle fit tous ses efforts pour émouvoir son meurtrier. L’imminence du danger lui donna la force de se lever et de se jeter aux pieds du moine.

— Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle. Ayez pitié de moi, mon père !

— Mon père ! répéta Schedoni comme absorbé.

Puis s’arrachant à ses pensées :

— Pourquoi vous effrayer ? demanda-t-il. Est-ce moi que vous craignez ?

En fait, ses nouvelles émotions lui faisaient oublier ce qui l’avait amené là et tout ce que sa situation avait d’extraordinaire.

— Mon père, ayez pitié de moi ! criait toujours l’orpheline prosternée.

Schedoni la regarda fixement :

— Pourquoi ne voulez-vous pas me dire quel est le portrait que vous avez là ? s’écria-t-il, sans songer qu’il ne lui avait pas encore posé cette question.

— Ce portrait ? répéta Elena avec une extrême surprise.

— Oui, quel est-il ? Comment le possédez-vous ? Parlez vite.

— Quel intérêt, dit l’orpheline, avez-vous à le savoir ?

— Répondez, répondez ! insista Schedoni au comble de l’agitation. Ne puis-je donc pas parvenir à vous arracher une réponse ? Est-ce la crainte qui vous trouble l’esprit ?

Et se rapprochant d’elle et lui saisissant le bras, il répéta sa question avec un accent d’angoisse et de désespoir.

— Hélas ! il est mort ! répliqua Elena en s’efforçant de se dégager et en pleurant. J’aurais eu en lui un protecteur.

— Nous perdons du temps, s’écria Schedoni, avec un regard terrible. Encore une fois, quel est ce portrait ?

Elena prit le médaillon dans ses deux mains, le contempla un moment ; puis, le pressant contre ses lèvres :

— C’est mon père ! dit-elle.

— Votre père ! dit Schedoni d’une voix étouffée. Votre père !…

Et il recula de quelques pas.

Elena le regarda avec surprise.

— Hélas, dit-elle, je n’ai jamais connu les caresses ni les soins d’un père, et c’est maintena nt surtout que je sens le malheur d’être privée de son appui !

— Son nom ! interrompit Schedoni.

— Il faut le respecter, dit Elena, c’est celui d’un homme bien malheureux.

— Son nom ? vous dis-je.

— J’ai promis de le taire.

— Sur votre vie, je vous ordonne de me le dire. Pensez-y bien. Ce nom ?

Elena tremblante continuait à garder le silence et ses yeux suppliants demandaient grâce, mais Schedoni renouvela sa question avec tant de violence qu’il lui fallut céder.

— Son nom ? dit-elle. C’était le comte de Marinella.

Schedoni jeta un grand cri et se cacha la tête dans ses mains ; mais, bientôt après, maîtrisant le trouble qui l’agitait, il revint à Elena, la releva de l’attitude suppliante qu’elle avait prise, et lui demanda vivement quel pays avait habité son père.

— Il demeurait bien loin d’ici, dit-elle.

Mais il voulut une réponse plus précise et elle la lui donna. Il se mit alors à pousser de profonds soupirs, à marcher dans la chambre sans parler et, pendant quelque temps, il sembla ne rien voir ni rien entendre. Elena s’effrayait de ce silence ; mais la crainte et l’étonnement firent bientôt place à une vive émotion lorsqu’elle vit Schedoni se rapprocher d’elle, ses yeux la fixer avec attendrissement, son visage s’adoucir et son trouble se dissiper. Il ne pouvait encore proférer une parole. À la fin cependant son cœur se soulagea, et l’insensible, le farouche moine laissa échapper des pleurs et des sanglots. Il s’assit à côté d’Elena, lui prit une main qu’elle essaya vainement de retirer et, dès qu’il put s’exprimer :

— Malheureuse fille, lui dit-il, vous voyez devant vous votre père, encore plus malheureux que vous !

Sa voix fut étouffée par ses sanglots, et il cacha entièrement son visage sous son capuchon.

— Mon père ! s’écria Elena, saisie d’étonnement et doutant encore. Vous, mon père !

Et elle le fixa, stupéfaite. Il ne répondit rien ; mais un moment après, levant la tête et croisant son regard, il lui dit, s’accusant presque :

— Ah ! cessez de me regarder ainsi : épargnez-moi vos terribles reproches.

— Des reproches ! Des reproches à mon père ! dit Elena avec un accent plein de tendresse. Pourquoi lui en ferais-je ?

— Pourquoi ? s’écria Schedoni en se levant précipitamment. Grand Dieu !

Et son pied rencontra le stylet qu’il avait laissé tomber à terre. Il le repoussa vivement dans l’ombre. Elena ne vit pas ce mouvement. Mais, alarmée de ses regards égarés et de sa marche agitée d’un bout à l’autre de la chambre, elle lui demanda d’un ton pénétré ce qui le rendait si malheureux.

— Pourquoi jetez-vous sur moi des regards si douloureux ? ajouta-t-elle. Dites-le-moi, de grâce, afin que je puisse vous consoler.

Cette tendre invitation ranima la violente douleur et les remords du coupable Schedoni. Il pressa Elena contre son sein, et elle senti t son visage mouillé des larmes qu’il versa sur elle. Elle pleura en le voyant pleurer, et cependant ses larmes et ses doutes n’étaient pas entièrement dissipés. Quelques preuves que pût avoir Schedoni du titre qu’il s’était donné, elle les ignorait encore ; et la voix de la nature ne suffisait pas pour lui inspirer une confiance sans borne. Sa délicatesse prit ombrage des caresses d’une personne qui, tout à l’heure encore, lui était inconnue. Elle essaya de se dégager de ses bras, et Schedoni, devinant la cause de ce mouvement, s’écria avec douleur :

— Ah ! pouvez-vous donc vous méprendre sur la cause de mon émotion ? N’y voyez-vous pas les effets de l’affection paternelle ?

— Hélas ! comment puis-je savoir, répondit ingénument la jeune fille. Cette affection, jusqu’ici je ne l’ai pas connue !

Il cessa de la tenir embrassée et la considéra quelque temps en silence.

— Ah ! pauvre créature, dit-il, vous ignorez toute la force de vos paroles, dont chacune pénètre dans mon cœur comme un fer rouge ! Il est trop vrai, vous n’avez jamais su jusqu’à ce jour ce que c’est que la tendresse d’un père.

Sa physionomie se rembrunit, et il recommença à marcher avec agitation. Elena, oppressée par tant d’émotions, n’avait plus la force de l’interroger ; mais elle s’efforça d’éclaircir ses doutes, en comparant les traits de Schedoni avec ceux du portrait. Il y avait entre les caractères des deux physionomies toutes les différences que l’âge avait dû y mettre. La figure du portrait était celle d’un beau jeune homme, souriant à toutes les illusions de l’orgueil et du plaisir ; celle du moine, au contraire, sombre, sévère, marquée de rides par la méditation autant que par le temps, obscurcie par l’habitude des passions farouches, laissait croire qu’il n’avait pas souri depuis le jour où le portrait avait été fait. Malgré cette différence si tranchée, les deux têtes avaient la même expression de hauteur dédaigneuse ; et la jeune fille perçut avidement cette ressemblance qui ne suffisait pas cependant pour la persuader que le jeune et beau cavalier et le sombre confesseur ne fussent qu’une seule et même personne.

Dans le tumulte de ses premières pensées, Elena ne s’était pas encore arrêtée sur la circonstance si étrange de cette visite nocturne de Schedoni. Plus calme alors et moins effrayée par les regards adoucis du moine, elle se hasarda à lui en demander la raison.

— Il est plus de minuit, dit-elle. Quel motif si impérieux, mon père, vous a amené dans ma chambre à cette heure avancée ?

Schedoni tressaillit et ne répondit pas.

— Ne veniez-vous pas, continua-t-elle, pour m’avertir du danger que je courais ?

— Du danger ? balbutia-t-il.

— N’auriez-vous pas découvert les cruels desseins de Spalatro ?

— Vous avez raison, s’empressa-t-il de dire tout troublé, vous avez raison… Mais ne parlons plus de cela. Pourquoi revenir encore sur ce sujet ?

Ces paroles surprirent Elena qui, voyant les traits de Schedoni redevenir sombres, n’osa pas lui faire remarquer que c’était la première fois qu’elle l’int errogeait sur ce point. Elle risqua cependant une autre question de la dernière importance : elle le pressa de lui dire sur quels motifs il se fondait pour affirmer qu’elle était sa fille, en lui faisant observer que jusqu’alors il n’en avait donné aucun. Schedoni lui répondit d’abord avec une effusion chaleureuse, inspirée par les sentiments qui débordaient dans son âme ; puis, lorsqu’un peu plus de calme lui permit de mettre de l’ordre dans ses idées, il rappela plusieurs faits qui prouvaient au moins qu’il avait eu des relations intimes avec la famille d’Elena, et d’autres encore qu’elle croyait connus seulement d’elle-même et de sa tante, la signora Bianchi. Dès lors, elle ne pouvait plus douter qu’elle et Schedoni n’appartinssent à la même maison.

La situation toute nouvelle où se trouvait Schedoni, son bouleversement, ses remords, l’horreur qu’il avait de lui-même, les premiers mouvements de l’amour paternel, cette foule de sentiments qui l’assaillaient à la fois, lui firent désirer la solitude. Convaincu désormais qu’Elena était sa fille, il l’assura que dès le lendemain il la ferait sortir de cette maison pour la ramener chez elle. Après quoi, il quitta la chambre brusquement.

Comme il descendait l’escalier, il aperçut Spalatro qui venait à sa rencontre, portant le manteau dont il devait envelopper le corps sanglant d’Elena pour le jeter à la mer.

— Est-ce fait ? demanda le bandit à demi-voix. Me voici.

Et déployant le manteau, il mit le pied sur les premières marches.

— Arrête, misérable, arrête ! lui dit Schedoni en reprenant toute son énergie. Garde-toi d’entrer dans cette chambre. Il y va de ta vie.

— De ma vie ! s’écria Spalatro reculant de surprise. Est-ce que la sienne ne vous suffit pas !

Schedoni ne répondit rien et continua rapidement son chemin. Mais Spalatro, le suivant, lui présenta encore le manteau en disant :

— Mais apprenez-moi donc ce que je dois faire !

— Retire-toi ! répondit le moine d’un air terrible. Laisse-moi.

— Quoi ? reprit le coquin dont la surprise augmentait toujours. Est-ce que le courage vous a manqué ? Allons, si cela est, je vois bien, quoi qu’il m’en coûte, qu’il faut que je fasse la besogne moi-même. Le moment de la faiblesse est passé. Je vais…

— Scélérat ! Démon incarné ! s’écria Schedoni en le prenant à la gorge.

Mais, tout à coup, il se rappela que cet homme ne faisait qu’obéir à ses propres instructions. Il le relâcha donc peu à peu et, d’une voix radoucie, il lui ordonna d’aller se coucher.

— Demain, ajouta-t-il, je te parlerai. Quant à ce soir, j’ai changé d’avis. Retire-toi.

Comme Spalatro hésitait tout étonné, Schedoni lui répéta les mêmes ordres d’une voix terrible et ferma avec violence la porte de sa chambre pour se débarrasser de la vue d’un homme qui lui était devenu odieux. Il commençait à se calmer lorsqu’il fut saisi de la crainte que le scélérat, pour prouver son courage renaissant, n’allât tout seul exécuter le crime dont il devait être le complice. Il sortit donc vivement et retrouva Spalatro dans le passage qui conduisait au petit escalier. Que faisait-il là ? Quelles étaient ses intentions ? À l’appel de Schedoni, il se retourna sans répondre et regagna à pas lents sa chambre où le moine le suivit et l’enferma. Il retourna ensuite à la chambre de la jeune fille, la ferma aussi, s’assura également de la porte secrète et emporta les clefs. Alors plus tranquille, il se retira chez lui. Non dans l’espoir d’y prendre du repos, mais pour s’abandonner librement à ses remords, pareil à l’homme qui s’éloigne avec horreur de l’abîme dont il vient de mesurer la profondeur.