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L’Italien/XVIII

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L’Italien ou le confessional des pénitents noirs
Traduction par Narcisse Fournier.
Michel Lévy frères (p. 205-223).
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Elena, restée seule, se rappela tout ce que Schedoni lui avait appris sur sa famille ; et en comparant ces nouvelles informations avec celles qu’elle tenait de sa tante, elle ne trouva entre les unes et les autres aucune contradiction apparente. Elle savait que sa mère avait épousé un gentilhomme de la maison de Bruno, dans le duché de Milan, que cette union avait été des plus malheureuses et qu’avant même de perdre sa mère, elle avait été confiée aux soins de la signora Bianchi, unique sœur de la comtesse de Bruno. Elle ne conservait aucun souvenir de son enfance. Souvent elle avait demandé, sur sa naissance et ses parents, des éclaircissements qu’on lui avait refusés sous prétexte qu’il valait mieux ensevelir dans le silence les malheurs et la ruine de sa famille. C’est tout ce qu’elle avait pu tirer de la bouche de la pauvre signora qui, se ravisant à ses derniers moments, avait voulu lui en apprendre davantage ; mais la mort avait prévenu ses confidences. Quant au père d’Elena, il était mort, assurait-on, quand elle était encore enfant. Le médaillon que la jeune fille portait maintenant au cou figurait parmi les bijoux laissés par la comtesse et devait être remis, plus tard, à l’orpheline, en même temps qu’elle apprendrait l’histoire de sa famille. Elena l’avait trouvé dans le cabinet de sa tante.

Quoique le récit de Schedoni concordât sur presque tous les points avec le peu qu’elle savait de son père, la jeune fille ne pouvait revenir de son étonnement, et quelques doutes subsistaient encore dans son esprit. D’un autre côté, lorsqu’elle eut repris un peu de calme, elle en revint à chercher quel motif avait conduit Schedoni chez elle au milieu de la nuit. Aux récits et au portrait que Vivaldi lui avait faits, elle avait tout de suite reconnu le moine pour l’agent de la marquise et le persécuteur de leurs amours ; mais, rejetant des suppositions trop pénibles, elle aimait à se persuader que si Schedoni, ne la connaissant pas, avait voulu aider la marquise à l’éloigner de Vivaldi, il avait changé de sentiments depuis qu’il avait soupçonné les liens de paternité qui l’unissaient à elle et qu’alors, impatient d’éclaircir la vérité, il s’était introduit chez elle sans tenir compte ni du lieu ni de l’heure. Tandis qu’elle apaisait ses craintes par ces explications, plus ou moins vraisemblables, elle aperçut à terre une pointe de poignard qui sortait de dessous le rideau. À cette découverte, frappée d’une commotion terrible, elle ramassa l’arme et, toute tremblante, elle eut un instant l’intuition du vrai motif de la visite de Schedoni ; mais elle repoussa bien vite cette idée et se reprit à croire que Spalatro seul avait projeté de l’assassiner et que Schedoni, survenu pour l’arracher à la mort, avait sauvé sans le savoir sa propre fille, que le portrait lui avait fait ensuite reconnaître. S’attachant à cette conviction, le cœur d’Elena, plein de reconnaissance pour son libérateur, recouvra quelque tranquillité.

Pendant ce temps, Schedoni, renfermé dans sa chambre, était livré à des sentiments bien différents. Le premier trouble passé, dès qu’il fut en état de réfléchir, sa situation l’épouvanta. En persécutant Elena à l’instigation de la marquise, il avait menacé la vie de sa propre fille ! En conspirant la perte d’une victime innocente, c’était lui qu’il avait été sur le point de frapper !

Enfin, tout ce qu’il avait fait pour satisfaire son ambition tournait contre cette ambition même ; car une alliance avec l’illustre maison de Vivaldi était ce qui le flattait le plus au monde, et voilà qu’il s’était éloigné de ce but suprême en foulant aux pieds tous les principes de vertu et d’humanité ! Maintenant il désirait aussi ardemment cette union qu’il l’avait jusqu’alors combattue ; mais il fallait obtenir le consentement de la marquise. Il ne désespérait pas d’y parvenir ; si pourtant elle résistait, il serait toujours temps d’unir secrètement les deux amants. Il pensait d’ailleurs avoir peu de chose à craindre, maître comme il l’était des secrets de la marquise, qui serait trop heureuse d’acheter son silence. Quant à l’accord du marquis, Schedoni ne le regardait pas comme indispensable.

Avant tout, il fallait tirer Vivaldi des redoutables prisons de l’Inquisition.

Or, d’après les règles du Saint-Office, si le dénonciateur ne paraissait pas en personne au tribunal, l’accusé devait être relâché. Il se garderait donc d’y paraître. Pour faire arrêter le jeune homme, il lui avait suffit d’envoyer une dénonciation anonyme, avec l’indication du lieu où l’on pourrait se saisir de sa personne.

Il s’agissait maintenant non plus de poursuivre l’accusation, mais, au contraire, de déployer beaucoup de zèle et d’activité pour soustraire Vivaldi à son persécuteur inconnu et lui faire rendre la liberté. Il espérait ainsi, avec l’aide d’un certain ami qui entretenait des relations officielles avec l’Inquisition et qui l’avait déjà secondé en mainte occasion, s’attribuer le rôle d’un libérateur.

Les mesures qu’il avait employées jusque-là l’avaient mis lui-même à couvert. Ayant trouvé par hasard, dans l’appartement de cet ami, une formule d’arrestation contre une personne suspecte d’hérésie, il avait su en fabriquer une copie assez fidèle pour tromper le bénédictin. Quelques bravi, gagés pour jouer le personnage d’officiers de l’Inquisition, étaient venus s’emparer de Vivaldi et l’avaient conduit à l’endroit où les officiers véritables du tribunal se trouvaient prêts à le recevoir, tandis qu’une autre partie de la troupe emmenait Elena sur les bords de l’Adriatique.

Schedoni s’était fort applaudi de ces heureux artifices par lesquels, en jetant un voile impénétrable sur le sort de la jeune fille, il se mettait lui-même à l’abri des soupçons et de la vengeance de Vivaldi.

L’embarras du moment était de faire revenir Elena à Naples, car il ne pouvait l’y ramener lui-même puisqu’il ne voulait pas l’avouer pour sa fille. Et, d’un autre côté, à qui aurait-il pu la confier sûrement ?…

Cependant le jour commençait à paraître. Il se détermina à conduire Elena jusqu’à la première ville, quitter à aviser ensuite. Il délivra Spalatro et lui ordonna d’aller chercher des chevaux et un guide au village voisin. Puis, il s’achemina vers la chambre de la jeune fille pour la préparer au départ. En approchant de cette chambre, le souvenir de l’affreux projet qui l’avait conduit la veille par ce même passage et par ce même escalier excita en lui tant d’émotion qu’il ne put aller plus loin et que, revenant sur ses pas, il prit un autre corridor pour se rendre chez Elena. C’est d’une main tremblante qu’il ouvrit la porte ; toutefois, en entrant, il reprit tout son empire sur lui-même. Elena de son côté, fort agitée en le revoyant, vint à sa rencontre, le sourire sur les lèvres, mais l’inquiétude dans le cœur. Il lui tendit affectueusement la main ; mais, tout à coup, apercevant le stylet qu’il avait oublié dans la chambre, il s’arrêta court et pâlit. Elena, portant les yeux sur l’objet qui fixait l’attention du moine, le prit et le lui présenta en disant :

— Tenez, mon père, j’ai trouvé cette arme dans ma chambre la nuit dernière.

— Ce poignard ? balbutia Schedoni, en affectant une extrême surprise.

— Examinez-le, je vous prie, continua-t-elle. Savez-vous à qui il appartient et qui l’a apporté ici ?

— Quoi ! Que voulez-vous dire ? s’écria le moine, près de se trahir.

— Savez-vous, mon père, quel usage on en voulait faire ?

Hors d’état de répondre, Schedoni saisit le poignard et le jeta violemment à l’autre bout de la chambre.

— Oui, s’écria Elena, je vois que vous savez tout ! Moi aussi, mon père, j’ai deviné la vérité !

— Quoi, malheureuse enfant ! Qu’as-tu deviné ? demanda-t-il avec un trouble à peine réprimé. Parle enfin ! Que sais-tu ?

— Tout ce que je vous dois, répondit-elle simplement. Je sais que la nuit dernière, pendant que je dormais, un assassin est entré dans ma chambre, un poignard à la main, et que…

Un gémissement étouffé interrompit Elena, et la peur la saisit quand elle vit la figure livide et contractée du moine ; mais, attribuant ce trouble extrême à l’horreur que lui inspirait le crime, elle reprit :

— Pourquoi me cacher le danger que j’ai couru, puisque vous m’en avez préservée ? Ah ! mon père, ne me privez pas du plaisir de répandre ces larmes de reconnaissance et ne vous dérobez pas aux actions de grâces qui vous sont dues ! Quand je dormais là, sur ce lit, et qu’un scélérat prêt à profiter de mon sommeil… c’est vous, oui, c’est vous qui… Ah ! puis-je oublier que c’est mon père qui m’a sauvé de ses coups !

À ce mot, la nouvelle émotion de Schedoni, pour venir d’une cause différente, ne fut pas moins violente. À peine fut-il capable de la dissimuler.

— Assez, ma fille, dit-il d’une voix sourde, assez sur ce sujet !

Et il se détourna, sans oser l’embrasser.

Elena, qui l’observait, continua d’attribuer cette agitation au souvenir du danger auquel il l’avait arrachée. Cependant, Schedoni, pour qui ses remerciements exaltés étaient autant de coups de poignard, l’avertit de se préparer à partir tout de suite et quitta brusquement la chambre.

Spalatro revint avec des chevaux mais sans avoir pu trouver de guide, et il s’offrit lui-même à conduire les voyageurs.

Schedoni, malgré sa répugnance pour cet homme, fut bien forcé d’accepter ses services. Tout étant prêt pour le départ, Elena descendit dans la cour ; mais, à l’aspect de Spalatro, elle se détourna avec effroi et se jeta dans les bras du moine.

— Ah ! s’écria-t-elle, quels souvenirs cet homme me rappelle : à peine, en le voyant, puis-je me croire en sûreté près de vous !

Et comme Schedoni ne répondait pas :

— N’est-ce pas lui, poursuivit-elle, n’est-ce pas cet assassin dont vous m’avez préservée ? Quoique vous n’ayez pas voulu me le dire dans la crainte de m’effrayer.

— Bien, bien, répliqua le moine, cela se peut ; mais le mieux est de n’en pas parler. Spalatro amène les chevaux.

Ils montèrent à cheval, et quittèrent cette fatale demeure en s’éloignant des bords de l’Adriatique. Bientôt, ils entèrent dans les sombres forêts du Gargano. La joie qu’éprouvait Elena d’avoir échappé à un danger si récent était fort troublée par la présence de Spalatro. Elle rapprochait toujours son cheval de celui de Schedoni et parfois, quand elle jetait les yeux sur la physionomie de son autre compagnon, son courage l’abandonnait, malgré toutes les raisons qu’elle avait de se croire sous la protection d’un père. Schedoni, perdu dans ses réflexions, ne troublait par aucune parole le silence des solitudes qu’ils traversaient. Quant à Spalatro, occupé à rechercher les causes du changement subit du moine qui protégeait maintenant Elena, après avoir voulu se défaire d’elle, il n’en méditait pas moins quelque moyen de se venger, dès qu’il le pourrait, du traitement qu’il avait subi la veille.

Une des principales préoccupations de Schedoni était la difficulté d’expliquer à la marquise pourquoi il n’avait pas rempli l’engagement qu’il avait pris envers elle et de l’intéresser en faveur d’Elena, sans laisser deviner qu’elle était sa fille. Il désirait et craignait à la fois cette entrevue. Il frémissait à l’idée de revoir une femme à qui il avait promis d’assassiner sa propre fille et qui allait lui reprocher de n’avoir pas tenu parole.

Tandis que nos voyageurs cheminaient en silence, les pensées d’Elena la ramenaient à Vivaldi et elle se perdait en conjectures sur l’influence que devait avoir sur leur destinée future la découverte qu’elle venait de faire. Schedoni cependant, toujours plongé dans ses rêveries, ayant prononcé le nom de Vivaldi, elle saisit cette occasion de s’informer de ce qu’il était devenu.

— Je n’ignore pas votre attachement, dit Schedoni en éludant sa question ; mais je désire savoir de quelle manière il a commencé.

Elena, confuse, hésita d’abord, puis elle obéit et lui raconta en rougissant l’histoire de leurs amours. Schedoni ne l’interrompit par aucune observation. Encouragée par ce silence, elle se hasarda à lui demander par l’ordre de qui Vivaldi avait été arrêté et où il avait été conduit. Schedoni lui épargna la douleur d’apprendre que son amant était prisonnier de l’Inquisition. Il affecta d’ignorer tout ce qui s’était passé à Celano, mais il lui dit qu’il croyait que Vivaldi avait été, ainsi qu’elle-même, arrêté par ordre de la marquise qui, sans doute, le faisait détenir pour un certain temps.

Leur arrivée dans une petite ville interrompit ces explications. Le premier soin de Schedoni fut de se procurer un nouveau guide ; puis il congédia Spalatro. Le drôle partit avec une répugnance qui fut remarquée par Elena.

Nos voyageurs ne purent se remettre en route que dans l’après-midi. Schedoni garda pendant tout le chemin le même silence que dans la matinée ; sauf quelques questions qu’il posa à son guide et auxquelles celui-ci répondit en donnant carrière à sa langue. Il n’était pas aisé d’arrêter le bavardage de ce paysan qui se mit à raconter de terribles histoires sur des meurtres commis dans ces forêts. Schedoni, absorbé dans ses rêveries, ne semblait pas l’entendre ; Elena n’y fit pas d’abord grande attention non plus, mais, lorsqu’elle fut entrée dans une partie plus épaisse de la forêt et dans un défilé étroit pratiqué entre deux rochers, elle commença à ressentir quelque crainte. Aucun objet vivant ne se montrait dans les détours du chemin ; mais, comme elle regardait souvent en arrière, elle crut apercevoir un homme qui les suivait et qui tout à coup s’arrêta et se glissa derrière les arbres. Il lui sembla reconnaître Spalatro ; mais Schedoni, à qui elle communiqua ses soupçons, les taxa d’alarmes imaginaires. Ils arrivèrent bientôt à une ville où le religieux se procura un habit séculier pour continuer son voyage. Là, ils étaient encore à quelques journées de Naples. La route qu’ils prirent pour s’y rendre était tracée sur des bruyères désertes. Durant toute la matinée, ils n’avaient pas rencontré un seul voyageur ; et l’après-midi était déjà fort avancé quand le guide leur montra dans l’éloignement les murailles d’un édifice grisâtre situé sur le penchant d’un coteau. Ils s’en approchèrent, espérant trouver là quelque couvent hospitalier, mais ils n’aperçurent que les ruines d’un ancien château qui leur parut inhabité. Les voyageurs s’arrêtèrent donc dans la cour où, assis à l’ombre des palmiers, sur les débris d’une fontaine de marbre, ils se partagèrent quelques provisions tirées de la valise du guide. Elena, pendant ce frugal repas, contemplait les restes d’une tour écroulée, lorsque dans une sorte de passage obscur ménagé entre deux pans de murailles, elle aperçut, grâce à quelques rayons de jour qui y pénétraient, un homme dans lequel elle reconnut encore la figure et la démarche de Spalatro. Elle s’écria, mais il disparut ; et, quand Schedoni jeta les yeux vers le même endroit, il ne vit plus, ni n’entendit rien.

Elena n’hésita pas à affirmer qu’elle avait vu Spalatro ; et Schedoni, persuadé que, si c’était lui, il ne pouvait avoir que de mauvais desseins, se leva et pénétra avec le guide dans le défilé, laissant Elena seule dans la cour. À peine l’avait-il quittée qu’elle fut frappée du danger qu’il courait dans cette obscurité où un meurtrier invisible pouvait l’attendre, et elle le rappela à grands cris, mais il ne répondit point. Trop inquiète pour demeurer en place, elle courut vers le passage, cherchant à percer les ténèbres, et elle hésitait à s’engager plus avant lorsqu’un faible cri qui semblait venir de l’intérieur de l’édifice frappa ses oreilles. Au même moment elle entendit un coup de pistolet, ensuite un gémissement prolongé. Incapable de faire un pas, elle demeura comme clouée sur place. Bientôt après elle entendit de nouveaux gémissements qui se rapprochaient par degrés et vit sortir d’une autre partie des ruines un homme blessé qui traversa la cour.

Un éblouissement subit l’empêcha de le bien distinguer ; elle recula de quelques pas en chancelant et s’appuya sur un tronçon de colonne. Cette sorte d’anéantissement dura quelques minutes, après quoi elle s’entendit appeler et vit Schedoni sortir du même côté de l’édifice et venir à elle. Il lui prit les mains en lui disant :

— Avez-vous vu passer quelqu’un ?

— Oui, dit-elle, j’ai vu un homme blessé traverser la cour, et j’ai craint un instant que ce ne fût vous.

— Vous êtes sûre qu’il est blessé ? reprit le moine.

— Trop sûre, dit faiblement Elena. Mais je vous en prie, partons tout de suite, et épargnez ce malheureux.

— Que j’épargne un assassin ! répondit Schedoni avec impatience.

— Un assassin ! Il a donc attenté à votre vie ?

Schedoni ne répondit pas ; mais, quittant la cour brusquement, il examina les traces de sang qui se perdaient dans les hautes herbes jusqu’à l’entrée des caveaux souterrains où il eût été inutile, sinon imprudent, de s’engager. Cette vaine recherche le rendit soucieux ; enfin il se décida à aller avec le guide reprendre les chevaux où on les avait laissés. Puis nos voyageurs, remontant à cheval, quittèrent ces ruines en silence. Ils furent longtemps trop occupés des impressions qu’ils venaient de recevoir pour renouer l’entretien. À la fin cependant, Elena s’informa de ce qui s’était passé ; elle apprit que Schedoni, poursuivant Spalatro dans le défilé, n’avait fait que l’entrevoir, et que le bandit lui avait échappé par des détours.

— Nous avons eu assez de peine, dit le guide, à courir après ce coquin-là. Mais vous lui avez coupé les ailes, signor, et il ne pourra pas nous suivre de longtemps, car votre coup de pistolet l’a frappé à l’épaule.

— Dangereusement ?

— Mortellement peut-être. Il sera allé mourir dans quelque coin de ces ruines.

Elena crut remarquer alors comme un sourire indéfinissable sur la figure de Schedoni. Était-il possible qu’un religieux se réjouît à l’idée de la mort d’un homme ? Mais le guide bavard ne lui laissa pas le temps de s’abandonner à ses réflexions.

— Ce Spalatro, continua-t-il, est un coquin qui aurait mérité une fin moins honnête.

— Tu le connais ? demanda vivement Schedoni. J’avais cru que tu n’avais avec cet homme-là aucune relation.

— Oui et non, dit le paysan. Mais j’en sais plus long qu’il ne pense sur son compte.

— Ah ! fit le confesseur, non sans un certain frémissement. Tu parais bien instruit des affaires des autres.

— Cet homme vient quelquefois au marché de notre ville, répliqua le paysan, et pendant longtemps personne n’a su d’où il venait. Mais on s’est mis sur sa piste et l’on a découvert sa demeure. Une maison au bord de la mer, qui était restée longtemps fermée, et où il s’était passé autrefois d’étranges choses !…

La curiosité d’Elena était vivement excitée. Voyant que Schedoni, distrait en apparence, n’insistait pas pour faire parler le paysan, elle le pressa elle-même de s’expliquer. Il ne demandait pas mieux.

— Il y a déjà bien des années, dit-il, une nuit orageuse du mois de décembre, Marco Torma était allé pêcher. Marco, signora, était un brave homme qui habitait notre ville quand j’étais encore petit garçon, mais qui, à l’époque où l’histoire arriva, demeurait sur le bord de la mer Adriatique où il était pêcheur de profession. Le vieux Marco était donc allé pêcher. La nuit était noire et il se hâtait de revenir à la côte avec le poisson qu’il avait pris ; il tombait une pluie battante et le vent soufflait avec violence. Marco marcha quelque temps sans voir aucune lumière et sans entendre d’autre bruit que celui du flot qui battait les récifs. À la fin, il se détermina à chercher un abri sous une petite roche. Pendant qu’il se tenait là tapi, il crut entendre quelqu’un venir et il leva la tête ; il aperçut alors une faible lumière, qui s’approcha et passa devant l’endroit où il était caché, et distingua un homme qui tenait à la main une lanterne sourde. Sa frayeur fut grande en voyant l’homme s’arrêter tout près de lui pour se décharger d’un fardeau ; ce fardeau était un grand sac qui paraissait très lourd, car l’homme était fatigué et essoufflé.

— Qu’y avait-il dans ce sac ? interrompit Schedoni avec une feinte indifférence.

— Vous allez le savoir, signor. Le vieux Marco se tenait coi, sans souffler. Peu d’instants après, il vit l’homme recharger le sac sur ses épaules et se remettre en marche le long de la côte. Enfin il le perdit de vue.

— Qu’a de commun cet homme avec Spalatro, dit Schedoni avec humeur et comme pour mettre fin au récit.

— Cela viendra en son temps, signor, répliqua le paysan. Quand l’orage fut un peu calmé, Marco quitta son abri et suivit le même chemin que l’homme au sac, cherchant quelque part une maison habitée. Bientôt il aperçut une lumière à peu de distance et se dirigea vers la demeure d’où elle partait. Arrivé à la porte, il frappa doucement, mais personne ne répondit. Il pleuvait à torrents ; la porte, qui n’était pas fermée à clef, s’entrouvrit, et le pêcheur se décida à entrer. Il s’avança à tâtons et ne vit ni n’entendit personne. Enfin il parvint à une chambre à demi éclairée par un reste de feu qui brûlait dans l’âtre, puis il entendit venir quelqu’un ; un homme entra avec une lumière, et le pêcheur s’avança pour lui demander la permission de s’abriter sous son toit… Marco dit qu’à l’aspect d’un étranger, l’homme de la maison devint blanc comme un linge ; mais Marco lui offrit le produit de sa pêche, alors il parut se remettre et s’occupa d’attiser le feu pour faire cuire le poisson. L’idée vint au pêcheur que cet homme était le même qu’il avait vu sur le rivage, et il n’en douta plus quand il aperçut le sac dressé dans un coin contre le mur. Le maître du logis, qui avait invité le pêcheur à souper, s’absenta un instant pour aller chercher des assiettes, mais il emporta la lumière. Pendant ce temps, Marco, poussé par la curiosité, s’approcha du sac et essaya de le soulever, mais il le trouva fort pesant, quoiqu’il ne fût pas plein, et le laissa retomber lourdement par terre. Craignant que l’homme ne revînt et ne s’en aperçût, il redressa bien vite le sac contre le mur ; mais, dans ce mouvement, il l’entrouvrit… Jugez de son épouvante lorsqu’il sentit de la chair froide et qu’à la lueur du feu, il distingua les traits décomposés d’un cadavre !… Ô signor ! Marco fut si effrayé qu’il savait à peine où il était et qu’il se mit à trembler et devint tout pâle… Oh ! mais pâle… Tenez, comme vous l’êtes maintenant !

Et, en effet, Schedoni frémissait de tous ses membres et sa figure livide se contractait affreusement. Elena, qui avait poussé un cri d’horreur, était trop vivement affectée elle-même pour s’étonner du trouble répandu sur les traits du moine qui baissa son capuchon.

Le paysan continua au milieu du silence de ses auditeurs :

— Marco n’eut pas la force de refermer le sac ; mais à peine eut-il rassemblé ses esprits qu’il se hâta de fuir par une autre porte et courut droit devant lui sans s’inquiéter du chemin. Il erra toute la nuit dans le bois. Rentré enfin chez lui, accablé de fatigue et de terreur, il fut saisi d’une fièvre avec transport au cerveau et dont il faillit mourir. Peu de temps après, on se mit à faire des recherches. Mais que pouvaient de pauvres gens qui n’avaient aucune preuve en main ? On visita avec soin la maison, mais l’homme n’y était plus et on ne trouva rien. C’est alors que la maison fut fermée, et elle resta ainsi jusqu’à ce que, plusieurs années après, Spalatro vînt s’y installer. Et le vieux Marco dit maintenant, à qui veut l’entendre, que ce Spalatro est le même homme qui l’a reçu dans la nuit de décembre.

— Lui ! cet homme ! s’écria Elena, frissonnant au souvenir de la nuit qu’elle avait passée dans cette maison où elle avait été menacée aussi par le poignard d’un assassin.

Schedoni avait repris tout son empire sur lui-même. Il traita de conte et de vision le récit du guide. Et peu de temps après, comme on suivait des chemins plus fréquentés où cet homme cessait de lui être nécessaire, il lui paya son salaire et le congédia.

Elena cependant, plus rassurée à mesure qu’elle se rapprochait de Naples, songeait aux moyens de se rendre soit à la villa Altieri, soit au couvent de Santa Maria de la Pietà. Comme on s’était arrêté pour dîner dans un village assez important et qu’elle entendait Schedoni s’informer des couvents qui se trouvaient aux environs, elle se hasarda à lui exprimer ce désir. Schedoni reconnut alors que, dans l’intérêt de sa propre sûreté, il valait mieux la laisser retourner à la villa Altieri, d’où elle pouvait se réfugier au monastère de la Pietà, que de la placer dans une autre communauté où il serait obligé de la présenter lui-même. La seule objection contre ce plan était la crainte qu’elle ne fût découverte par la marquise ; mais de toute façon ne fallait-il pas donner quelque chose au hasard ? De tous les partis à prendre, celui qu’elle lui suggérait était encore le meilleur. L’arrivée d’Elena dans une maison respectable, où elle était connue depuis son enfance, n’exciterait aucune curiosité ni aucune recherche sur sa famille, et le secret de Schedoni y serait moins menacé que partout ailleurs. Comme c’était là l’objet principal de ses inquiétudes, il décida qu’Elena se retirerait au couvent de la Pietà. Le reste du voyage se passa sans autre accident. Schedoni s’était arrangé de manière à n’arriver à Naples que vers le soir, et il était nuit close lorsqu’il s’arrêta à la porte de la villa Altieri. Elena revit avec une vive émotion la maison d’où elle avait été si violemment arrachée. Elle y retrouva sa vieille Béatrice dont l’accueil fut aussi joyeux que l’eût été celui de sa tante. Schedoni, qui avait repris son habit religieux, la quitta en l’assurant que, s’il apprenait quelque chose du sort de Vivaldi, il le lui ferait aussitôt connaître. Il ajouta qu’il ne reviendrait pas la voir jusqu’à ce qu’il jugeât convenable d’avouer tout haut qu’il était son père. En attendant, il promettait de lui écrire, et il lui donna une adresse où elle pourrait lui faire parvenir de ses nouvelles sous un nom supposé. Il lui enjoignit, en outre, de garder sur sa naissance, pour sa propre sûreté, un secret absolu et de se rendre dès le lendemain au couvent de la Pietà.

Ces divers ordres lui furent intimés d’un ton très ferme pour la convaincre de la nécessité d’y obéir, et cela ne laissa pas de lui causer quelque étonnement.

Schedoni lui fit ses adieux et retourna à son couvent, où il expliqua sa longue absence par un pieux pèlerinage. Reçu sans défiance par ses frères, il redevint l’austère et vénérable père Schedoni du couvent de Spirito Santo. L’affaire dont il avait maintenant à s’occuper était de se justifier auprès de la marquise, de bien mesurer les révélations qu’il serait prudent de lui faire d’abord, et de se rendre maître de son esprit quand elle viendrait à découvrir la vérité tout entière. Il fallait aussi travailler à obtenir la liberté de Vivaldi ; mais la conduite à tenir sur ce point dépendrait du résultat de sa conférence avec la marquise. Il se décida donc, quelque pénible que fût pour lui la perspective d’une explication, à voir cette femme dès le lendemain matin, et il passa la nuit à préparer les arguments dont il pourrait se servir pour l’amener à ses nouvelles fins.