L’Ombre des jours/Les Voyages

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Comtesse Mathieu de Noailles ()
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 41-45).


LES VOYAGES


Un train siffle et s’en va, bousculant l’air, les routes,
L’espace, la nuit bleue et l’odeur des chemins,
Alors ivre, hagard, il tombera demain
Au cœur d’un beau pays, en sifflant sous les voûtes…

Tant de rêves, brûlant aux chaleurs des charbons
Tandis que le train va, par saccades pressées,
Éparpillant les champs, les villes dépassées,
Cinglant le vent sans force et déchirant les ponts !


— Le confiant espoir, l’allégresse naïve,
De croire que plus loin d’autres cieux, d’autres mains,
Donneront de meilleurs et plus chers lendemains
Et que le bonheur est aux lieux où l’on arrive…

Ah ! la claire arrivée, au lever du matin !
Les gares, leur odeur de soleil et d’orange,
Tout ce qui sur les quais s’emmêle et se dérange.
Ce merveilleux effort d’instable et de lointain.

— Voir le bel univers, goûter l’Espagne ocreuse,
Son tintement, sa rage et sa dévotion,
Voir riche de lumière et d’adoration,
Byzance, consolée, inerte et bienheureuse.

Voir la Grèce, debout au bleu de l’air salin,
Le Japon en vernis, et la Perse en faïence,
L’Égypte au front bandé d’orgueil et de science,
Tunis ronde et flambant d’un blanc de kaolin.


Voir la Chine buvant aux belles porcelaines,
L’Inde jaune accroupie et fumant ses poisons,
La Suède d’argent avec ses deux saisons,
Le Maroc en arceaux, sa mosquée et ses laines.

Voir la Hollande avec ses cuivres et ses pains,
Son odeur de poisson, de jacinthe et de hêtre,
Voir des maisons, ce qui se révèle aux fenêtres
D’humains secrets errant derrière les murs peints.

Voir la sombre Allemagne et ses contes de fée,
Ses fleuves, ses géants, ses nains et ses trésors,
Et l’Italie avec ses marbres et ses ors
Qui de gloire et d’amour tient sa pourpre agrafée.

— Et puis, comme au rosaire, où chaque grain divin
Amène quelque joie ou quelques indulgences,
Vénérer chaque jour, ô mes villes de France !
Vos places, vos beffrois, vos mails et votre vin.


Villes pleines d’amour où l’église et l’école
Cerclent d’un haut regard le pavé large et dur,
Où les roses d’été, passant dessus le mur,
Font sentir aux chemins la saison bénévole ;

Ô ville du raisin, de l’olive ou du blé,
Ville du forgeron d’où jaillit l’étincelle,
Ville de nonchalance où pendent aux ficelles
Les fruits secs, de piqûre et de soleil criblés,

Ville de la cerise ou ville de la pomme,
Ville des laboureurs ou bien des tisserands
Ville où le coq, la cloche et l’antique cadran
Marquent le temps des jeux, du travail et du somme ;

Villes vierges aussi, et qui joignent les mains
Près de leur cathédrale abrupte, âpre, efficace,
Et souhaitent, au clair de lune des rosaces,
Les mystiques rigueurs du moyen âge humain.


Bourgs serrés, hameaux clairs, petite citadelle
Grimpant au flanc des monts, assaillant les coteaux,
Paysage, vivant aux veines bleues des eaux,
Ville au Midi, avec ses jardins auprès d’elle.

Je porte tout cela dans mon cœur élancé,
Aujourd’hui où debout sur la colline verte,
J’écoute haleter vers les routes ouvertes
Le beau train violent, si rude et si pressé.

Il siffle, quel appel, vers quelle heureuse Asie !
Ah ! ce sifflet strident, crieur des beaux départs !
Moi aussi, m’en aller vers d’autres quelque part,
Ô maître de l’ardente et sourde frénésie !…