L’Oncle Philibert/Texte entier

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Bibliothèque d’éducation et de récréation (p. --282).

Couverture du livre, rouge, noir et or. Avec noté au centre S. Blandy. L’Oncle Philibert. Et en bas collection Hetzel.
Couverture du livre, rouge, noir et or. Avec noté au centre S. Blandy. L’Oncle Philibert. Et en bas collection Hetzel.


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S. BLANDY




L’ONCLE PHILIBERT


Illustrations


PAR


ADRIEN MARIE


BIBLIOTHÈQUE


D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION


J. HETZEL ET Cie, 18 RUE JACOB


PARIS — 1888

Tous droits de traduction et de reproduction réservés.



L’ONCLE PHILIBERT


CHAPITRE PREMIER

LE DOMAINE DES RAVIÈRES. — LE CHAGRIN DE CLAUDE CHARDET. UNE ABSENCE MYSTÉRIEUSE.


Dans tous les pays de vignobles, les vendanges sont une fête joyeuse ; mais, dans quelques cantons de la France, la plantation de la vigne est presque une solennité.

Il en est du moins ainsi dans un village du Mâconnais, qui a conservé jusqu’ici l’originalité des vieux usages. Ce village, dont les quatre cents feux se groupent un peu confusément, sur le revers d’un coteau fertile, autour du clocher carré d’une vieille église romane, se nomme Uchizy. Ses habitants ont conservé la vieille tradition bourguignonne qui veut que la vigne, pour prospérer, soit plantée en grande réjouissance, au son de la musique, et qu’à chaque rangée de sarments, l’on fasse des libations destinées à fêter les vendanges futures de la plantation nouvelle.

À Uchizy, où chacun, peu ou prou, est propriétaire, ce sont les riches cultivateurs qui se piquent le plus d’observer les vieilles coutumes ; aussi, lorsqu’à la fin de 1858, le père Billot, valet fermier de Claude Chardet, des Ravières, alla inviter, dans tous les quartiers d’Uchizy, les amis de son maître à venir l’aider à planter sa vigne des Glaçons le troisième jour du mois de mars, nul ne fut étonné que l’invitation fût faite à l’ancienne mode, c’est-à-dire que le père Billot se présentât chargé d’un grand broc plein d’un excellent vin de 1846, dont il versait un verre à chaque invité en trinquant avec lui.

Après une quinzaine de stations de ce genre, le père Billot n’était certainement pas gris ; mais il se sentait l’estomac plus chaud, la langue mieux déliée, l’œil éclairci, et la bise d’hiver, qui lui soufflait en pleine figure une pluie fine, lui paraissait moins aigre.

Bien campé dans ses deux sabots ouatés de paille, les jambes couvertes de guêtres en toile blanche, le corps protégé par un paletot de cette même grosse toile s’entre-bâillant par devant pour montrer une blouse gros bleu, d’un neuf brillant, que dépassait un peu en dessous le pan de son habit des dimanches, il s’en alla frapper d’un air narquois chez Joseph Courot, du Pilori, le rival de son maître en fortune, qui jalousait, dit-on, la belle maison des Ravières et généralement tout ce qui faisait le bon renom de Claude Chardet.

Un homme sert à boire à un deuxième.
Un homme sert à boire à un deuxième.
Joseph Courot et le père Billot.


Joseph Courot se trouva chez lui à point nommé pour recevoir l’invitation que le père Billot lui fit dans les règles ; voulant y faire honneur, il cria à sa ménagère d’aller chercher à la cave une bouteille de vin mousseux de Viré, afin, dit-il, de marier le blanc au rouge dans l’estomac du père Billot. Celui-ci ne fut pas dupe de cette amabilité et ne se trompa point en jugeant qu’elle avait pour but de le faire jaser sur ce qui se passait aux Ravières ; mais il ne pouvait refuser cette politesse adressée par un riche cultivateur, à lui, simple vigneron, et il s’assit dans la vaste cuisine enfumée, auprès du feu de vieilles souches, dont les lueurs bleuâtres faisaient danser des paillettes dans les assiettes en faïence peinte accotées au dressoir de noyer.

Quelques minutes après, la bouteille de Viré était placée sur la longue table entre une assiettée de noix et une pile de gaufres, et les dernières gouttes de la première santé portée pétillaient encore au fond des verres, lorsque Joseph Courot dit au maître valet de ferme :

« Est-ce que c’est pour célébrer la fin de son deuil que ton maître nous promet une si belle fête ! Depuis qu’il a perdu sa fille et son gendre, les Ravières étaient bien monotones. Est-ce qu’on dansera comme de coutume après le plantage de la vigne ?

— Oh ! non, répondit le père Billot hochant tristement la tête. Pourtant, que mon maître eût ou non le cœur gai, il fallait planter sa vigne des Glaçons, puisque le terrain avait été défoncé, préparé, et, dès lors, il ne pouvait moins faire d’inviter ses amis. Mais, de longtemps, le plaisir ne rentrera aux Ravières. Songez donc, maître Courot, perdre en dix jours, il y a un an, sa fille et son gendre, c’est de quoi amasser au cœur de mon maître de la peine pour longtemps, autant dire pour sa vie.

— Oui, dit Joseph Courot, car Philibert, le fils de Claude Chardet, n’est guère propre à le consoler. Il est si simple qu’il en est sot. En voilà encore un que l’instruction a hébété !

— Je ne sais point, je ne m’y connais guère, reprit le père Billot ; mais, si maître Philibert Chardet s’amuse à des tas de choses qui m’étonnent, comme à piquer sur du carton des rangées de bêtes que j’écraserais sous mon sabot, à ramasser, à dessiner des herbes que je fourrerais dans le râtelier de mes animaux, il se connaît au temps mieux que le meilleur almanach, il sait soigner les bestiaux malades, et ne peut être trompé dans ses achats par aucun maquignon. Puis c’est un homme juste, bon au pauvre monde et qui commande avec douceur.

— Et cela te plaît, car Claude Chardet est dur, lui, n’est-ce pas ?

— Bah ! il est plus dur pour lui-même que pour ses gens gagés, le premier debout, le dernier couché, comme s’il avait son pain à gagner. C’est de la race intrépide des vieux Chiserots ; la tête vive, les bras actifs, un vrai Sarrasin, quoi[1]! »

Joseph Courot, qui entendait cet éloge avec dépit, frappa du poing sur la table.

« Un vrai Sarrasin ?… Non, dit-il. Sais-tu seulement, père Billot, — car enfin ces vieilles idées commencent à se perdre, — sais-tu seulement ce que c’est qu’un vrai Sarrasin ?

— Je reconnais votre chanson à son air, répliqua le père Billot d’un ton narquois. Pour être un vrai Sarrasin, à votre goût, mon maître, Claude Chardet aurait dû marier sa fille avec n’importe lequel de vos amis, avec le meilleur peut-être, et recevoir à coups de trique, les prétendants venus des autres communes. Cela se pratiquait ainsi autrefois ; mais les modes changent. Qu’y faire ?

— Je dis et je prétends que si ton maître s’en était tenu aux vieilles coutumes, il serait plus heureux qu’il n’est, et sa maison autrement gaie. S’il n’avait pas eu la vanité de faire élever son fils Philibert au collège, et sa fille Marie en pension, à Mâcon, tous les deux se seraient mariés à Uchizy. Philibert aurait été un bon propriétaire de campagne, comme moi ; et, si la destinée était que Marie mourût jeune, au moins les enfants qu’elle a laissés seraient restés avec leur grand-père pour le consoler. Au lieu de cela, Alice et Paul sont demeurés chez leur oncle Thonnins, qui, paraît-il, est un docteur, un gros monsieur à Lyon. Il fera de la petite une vraie demoiselle, et de Paul un citadin ; et, quand les enfants viendront en visite ici, peut-être bien seront-ils vexés de trouver leur grand-père si paysan… Enfin Claude Chardet a voulu tout cela… Encore un coup, père Billot !

— Ce sera le dernier, dit en se levant le maître valet, et nous allons le boire à la prospérité de votre maison et au bonheur de mon maître. Je ne puis pas vous répliquer sur tout ce que vous avez dit. Je suis plus habile aux coups de pioche qu’aux coups de langue ; m’est avis pourtant que je porte cette santé-là d’un meilleur cœur que vous.

— Qu’entends-tu par là ? » demanda Joseph Courot qui craignit d’avoir trop exprimé ses sentiments secrets devant ce fidèle serviteur des Ravières.

Le maître valet ne lui répondit que par un sourire un peu ironique. Reprenant son broc presque vide, il salua la compagnie et s’achemina vers la maison de son maître, en se disant qu’il avait, lui, plus de chance qu’un riche d’avoir de vrais amis, vu qu’il ne possédait rien qui pût lui susciter des envieux.

Le 3 mars suivant, dès le grand matin, la maison des Ravières présentait un spectacle animé. Les invités y arrivaient par groupes, en costume de travail, l’outil sur l’épaule, et franchissaient, en causant entre eux, la haute porte de la cour, dont le fronton, couvert d’un tuilage, portait, sculpté dans sa pierre, le chiffre 1797, date de sa construction.

Tous les bâtiments qui entouraient cette vaste cour n’étaient pas de cette époque. La maison des maîtres valets, avec son escalier de pierre extérieur montant au premier et unique étage, ses piliers de bois rejoignant le toit en auvent par un Y gracieux, sa porte basse ornée de clous et ses fenêtres à petites vitres verdâtres, était de ce temps-là, ainsi que le pigeonnier en tourelle dont le pied plongeait dans la mare où se déversaient les eaux des étables voisines ; mais la maison du maître, qui séparait cette cour du jardin, était tellement neuve qu’elle n’était pas encore terminée.

Le perron en fer à cheval et à sept doubles marches de pierre rose attendait sa rampe de fer ; les fenêtres étaient sans rideaux ni persiennes.

Claude Chardet avait fait bâtir cette maison pour y recevoir dignement sa fille et son gendre dont il était fier à bon droit. M. Paul Thonnins était l’ingénieur civil le plus en renom de tout le Lyonnais. Mais, ce jeune couple étant mort presque simultanément d’une angine, le pauvre père avait arrêté les travaux, et, depuis un an, la construction attendait qu’on rabotât les planchers et qu’on tapissât les murs. Dans ses chambres désertes, les meubles déjà achetés gisaient dans leurs cadres d’emballage rembourrés de foin.

Le rez-de-chaussée seul était occupé par le ménage sans enfants de Philibert Chardet, qui vivait avec son père. La femme de Philibert avait pour Claude Chardet des soins filiaux ; mais le chef de famille éprouvait une telle répugnance à hanter ce qu’on appelait le logis neuf que tous les repas se prenaient au logis vieux, où il habitait lui-même.

C’était un bâtiment analogue d’aspect à celui des maîtres valets et qui lui faisait symétrie au côté gauche de la cour.

Ce fut dans la chambre basse du logis vieux que les invités trouvèrent prêt le déjeuner du matin. La table était dressée au milieu de cette pièce un peu sombre, entourée de buffets, et de ces grandes armoires de vieille menuiserie à dessins prismatiques appelées à Uchizy des cabinets. Un feu clair pétillait dans la haute cheminée à lambrequin de drap vert passementé de galons bruns. Bien que le repas dût être sommaire, Mme Philibert Chardet, aidée de deux servantes, couvrait encore de plats fumants et de mets froids la longue table, lorsque les pas des invités retentirent sur le dallage en larges pierres de la salle. Elle salua et installa tout le monde, et s’esquiva ensuite pour aller chercher dans la chambre haute son beau-père, qui, contre son habitude en circonstances analogues, était en retard pour recevoir ses convives. Quant à son mari, lui non plus n’avait pas encore paru ; mais le fait ne tirait pas à conséquence, les distractions de Philibert Chardet étant connues de tout Uchizy, au point d’y être passées en proverbe. Catherine appela par deux fois son beau-père, en gravissant l’escalier extérieur par lequel on montait au premier étage. Surprise de n’en recevoir aucune réponse, au moment où, des marches supérieures, son regard se trouva à la hauteur de la fenêtre, elle aperçut Claude Chardet en contemplation devant un cadre appendu au mur et contenant quatre petites photographies. Elle le voyait de profil, et elle fut saisie de pitié en distinguant sur sa joue un sillon qu’y traçaient des larmes.

Il était là, debout, interrompu évidemment dans ses soins de toilette par une émotion qui les lui avait fait oublier, car il était à demi habillé, et ses mains crispées froissaient sa veste de travail, sa tête grisonnante était secouée par les sanglots mal contenus qui soulevaient sa poitrine robuste.

Cette faiblesse était si inattendue de la part d’un homme qui se maîtrisait toujours et qui imposait à tout le monde par sa rude autorité, que sa belle-fille attendit un moment avant d’oser entrer ; timide comme elle l’était, elle ne sut dire à Claude Chardet en l’abordant que ces paroles banales :

« On vous attend, mon père ; est-ce que vous seriez malade ? »

Le maître des Ravières tressaillit, passa le revers de sa main sur ses yeux ; puis, voyant sur la douce physionomie de sa belle-fille le vif sentiment de sympathie qu’elle n’avait pas su exprimer dans ses paroles, il lui répondit :

« Malade ?… Oui, je suis malade, ma pauvre Catherine, et je ne guérirai point, car voilà ma maladie, — et il lui montrait les portraits de M. et Mme Thonnins et de leurs deux enfants. — Je la porte toujours avec moi ; mais il y a des jours où elle surmonte mon courage. À quoi bon amender nos terres, accroitre nos profits, épargner nos gains ? Pour qui travaillions-nous ici autrefois, si ce n’était point pour ceux-là ? Toi aussi, Catherine, tu étais d’un même cœur avec moi. Tu les aimais, ces chers petits, comme tu aurais aimé tes enfants, si tu en avais eu.

— Vous voulez dire que je les aime, que nous les aimons, répondit Catherine ; si nous avons perdu ma pauvre Marie et mon pauvre beau-frère, les enfants nous restent.

— Pas à nous, pas à nous, s’écria Claude Chardet en hochant tristement la tête ; quand je vais les voir à Lyon, ils m’embrassent et me caressent parce qu’on leur dit : « C’est le grand-père. » Mais je ne sais de quoi leur parler qui les intéresse. Plus ils grandiront, plus ils seront éloignés de nous, et voilà l’idée qui me ronge. Tout à l’heure, en songeant à cette vigne que je vais replanter, je me suis dit que plus tard ces enfants la vendront peut-être pour s’en faire des rentes, et cela m’a gonflé le cœur. Est-ce qu’ils pourront jamais savoir combien la terre est chère à ceux qui la cultivent ? Est-ce que, dans leurs beaux appartements, ils apprendront à aimer ce vieux domaine des Ravières où tous les Chardet sont nés, ont vécu et sont morts, du plus loin qu’on se souvienne ?…

— Mais ils doivent venir à toutes les vacances, insinua la bonne Catherine. Il faut bien que ces enfants-là fassent leur éducation.

— Ah ! que ne la font-ils ici ! s’écria Claude Chardet. Qu’a-t-on besoin de tant savoir pour être heureux ? Je ferais de Paul un vigneron comme moi ; tu formerais Alice à tenir un ménage ; je n’aurais pas tant d’ambition pour eux que j’en ai eu pour Philibert et Marie… Mais ce sont là des idées de campagnard, comme dirait le docteur Thonnins qui a gardé ces deux enfants-là. Et pourtant il n’est que leur oncle, lui ! Et, quand Paul et Alice sortiront de leurs pensions, ils s’ennuieront ici et ne voudront vivre qu’à la ville… Allons, n’y pensons plus, travaillons seulement à les rendre riches, puisque c’est la seule chose qu’on nous permette de faire pour eux.

— Oui, et habillez-vous vite, mon père, car tout votre monde est arrivé. »

L’entrée tardive de Claude Chardet dans la salle basse fut saluée par des plaisanteries joviales, auxquelles il répondit sur le même ton, tant il avait d’empire sur lui-même. Il fit les honneurs de sa table avec cordialité, et nul plus que lui ne se serait inquiété de l’absence de Philibert, si, au moment où les convives, dûment lestés, débouchèrent dans la cour, Claude Chardet ne se fût mis à gronder son maître valet occupé à disposer sur une charrette attelée les paquets de sarments mouillés, qu’il retirait un à un des cuves en bois dans lesquelles ils avaient trempé par un bout en attendant le jour de la plantation.

« On fait tout de travers ici, dit le maître des Ravières, et il ne sert de rien que je commande.

— Tout est pourtant comme vous le souhaitiez, not’maître, répondit le père Billot. Le quartaut de vin à boire est chargé ; voici sur le devant un panier de verres et l’autre panier contenant la collation de midi. On n’aura pas froid à la manger là haut en plein air ; le soleil n’est pas bien chaud, mais il fait joli tout de même. Et voici tous les paquets de sarments en état.

— C’est bon, bavard, mais quel cheval as-tu attelé ? Je t’avais dit de prendre Noiraud.

— Ah ! Quant à Noiraud, reprit le maître valet, s’il court encore depuis qu’il est parti, il doit être loin. Maître Philibert l’a attelé au char à bancs, il y a de ça une demi-heure.

— À propos de quoi ? Qu’est-ce que c’est que cette lubie ? s’écria Claude Chardet en colère, pendant que ses invités se disaient entre eux que c’était l’habitude de maître Philibert d’éviter les occasions de se trouver en compagnie, d’où quelques-uns tiraient contre lui une accusation de fierté, et d’autres une preuve de sauvagerie.

— Ma foi, not’maître, il ne m’a rien dit, sinon de verser un verre de vin chez nous à un homme qui est venu, et cela pour ne déranger personne au logis. Maîtresse Chardet était occupée du déjeuner, et ses deux servantes aussi. Cet homme avait une casquette noire avec quelque chose d’écrit, de brodé dessus. Il a donné à maître Philibert un papier bleu, et maître Philibert lui a signé un autre petit papier. Sur quoi il n’a fait qu’un saut à l’écurie, et fouette Noiraud ! il s’en est allé sans davantage desserrer les dents.

— C’est une dépêche que le piéton du télégraphe lui aura apportée de Tournus, dit Joseph Courot.

— Oui, grommela Claude Chardet à l’oreille de sa belle-fille, ce sera quelqu’un de ces savants, avec lesquels il est en correspondance pour leur parler des araignées et des hannetons, qui lui aura envoyé cette dépêche. Ces gens-là ne savent à quoi dépenser leur temps et leur argent. Allons ! ne prêtons point à rire des manies de ce pauvre Philibert ; mais j’enrage contre lui, et il le saura bien ce soir. »

Ce fut dans ces dispositions que le maître des Ravières monta la colline des Glaçons pour aller à sa vigne. S’il ferma l’oreille aux propos de ses compagnons qui s’égayaient aux dépens de son fils, il pesta bien à part lui contre l’invention du télégraphe, sans se douter que cette dépêche, contre laquelle il maugréait, avait une bien autre importance pour sa famille et son avenir que celle qu’il lui assignait.


CHAPITRE II

ONCLES ET NEVEUX. LES ÉTONNEMENTS D’ALICE. L’EXPLOIT MALHEUREUX DE PAUL.


Pendant que le groupe de vignerons dirigé par Claude Chardet plantait la vigne au haut de la colline des Glaçons, sous les rayons mi-voilés d’un pâle soleil de mars, Philibert Chardet était en grande conférence dans le meilleur hôtel de Tournus, non point avec quelque membre des sociétés savantes de sa province, mais avec le docteur Thonnins, le beau-frère de sa défunte sœur Marie.

À vrai dire, ils ne purent causer librement qu’à la fin du déjeuner qu’on leur servit, car le docteur était venu à Tournus accompagné de ses deux pupilles ; mais, dès le dessert, Paul, auquel la vivacité de ses dix ans ne permettait pas de longues pauses de tranquillité, eut envie d’aller jouer dans la cour de l’hôtel en compagnie de sa sœur. Cette proposition fit sourire Alice ; après avoir montré à son oncle Philibert, par sa tenue à table, qu’une petite fille de huit ans sait être convenable lorsqu’elle a été bien élevée, elle n’était point fâchée d’aller s’ébattre sans contrainte.

Les deux oncles ouvrirent la fenêtre pour surveiller les jeux des enfants, et, dès qu’ils furent seuls dans la salle à manger, le docteur Thonnins put expliquer à Philibert Chardet, mieux qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, les raisons du rendez-vous auquel il l’avait convié si subitement.

« Je n’ai pas pu vous les donner toutes devant ces chers enfants, lui dit-il, car je voulais leur laisser toute la joie de leur mais voici les tristes motifs qui me font vous voyage ; les amener avant les vacances et si inopinément. Ma femme relève à peine d’une grave maladie de poitrine, et les malheurs survenus dans notre famille, l’année dernière, me rendent si craintif que j’ai accepté l’offre d’un de mes parents, établi à Blidah, qui m’a proposé de la recevoir chez lui aussi longtemps que sa santé aura besoin de soleil. Nos deux fils sont de grands lycéens qui sortiront chez nos amis pendant notre absence ; mais Paul ne pouvait être soumis au même régime sans la permission de son grand-père. Quant à sa sœur, comme elle n’avait pas encore quitté notre maison, où elle recevait les leçons nécessaires, il n’y aurait eu pour nous d’autre alternative que de l’emmener en Algérie. »

Philibert Chardet se récria par une vive exclamation.

« … Ou de la conduire à Uchizy, continua le docteur. J’ai donc pris le parti de ne pas séparer ces enfants et de vous les confier pendant mon absence, qui ne sera pas longue, car je ne puis abandonner ma clientèle. Je reviendrai à Lyon dès que j’aurai installé ma chère convalescente à Blidah ; alors nous déciderons, en petit conseil de famille, de la meilleure direction à donner à l’éducation de Paul et d’Alice.

— Oui, nous déciderons cela, » répéta Philibert Chardet, qui couvait des yeux son neveu et sa nièce, formant à part lui un projet dont il se garda bien d’instruire le docteur Thonnins.

Une heure après, le docteur repartait par le premier train descendant à Lyon, et recommandait aux enfants, en les quittant, d’être bien sages et de mériter qu’on le félicitât de leur bonne conduite à son retour. Alice et Paul répondirent par de gros baisers et par des rires confiants à ce petit sermon ; mais leur gaieté disparut, pour faire place à une sorte de timidité, dès qu’ils se trouvèrent seuls avec l’oncle Philibert. Ils le connaissaient peu, ne l’ayant guère vu que par échappées, et la physionomie de Philibert Chardet n’était pas de celles qui attirent invinciblement, par leur amabilité, les sympathies enfantines.

C’était cependant un cœur d’or que le jeune maître des Ravières. Sa sensibilité était exquise, mais bien des gens, dont l’aveuglement à cet égard n’avait point pour excuse l’inexpérience du jeune âge, le croyaient égoïste et indifférent lorsqu’il n’était que distrait et timide. Ces deux caractères se lisaient dans le regard un peu vague de ses yeux bleu clair, dans sa façon de tenir sa tête penchée. Insouciant aux détails de toilette, s’il était moins embarrassé que son père dans le costume de citadin, il portait souvent assez mal arrêté le nœud de sa cravate, et son habit avait parfois mauvaise grâce sur son corps maigre, dont la démarche était gênée par une légère claudication.

À Uchizy, où personne n’était son égal en savoir, il ne pouvait échanger d’idées avec qui que ce fût ; aussi avait-il pris une telle habitude de silence qu’il ne sut d’abord comment entamer la conversation avec ses neveux. Son cœur débordait de joie cependant pendant qu’il tenait de chacune de ses mains ces beaux enfants, blonds et roses.

D’eux trois, assurément, c’était l’oncle Philibert qui se sentait le plus embarrassé ; il les regardait l’un après l’autre en cheminant vers l’hôtel, maintenant avec un peu d’effort Paul qui chassait devant lui en sautillant les cailloux de l’avenue, admirant l’air posé d’Alice, les grosses boucles de ses cheveux rejetés en arrière et nouées d’un ruban gris perle, ses longs cils abaissés sur ses yeux et la moue attristée de sa petite bouche entr’ouverte.

Enfin, le regard ému de l’oncle Philibert rencontra l’œil noir de Paul, et le petit garçon, instinctivement rassuré, dit à son oncle :

« Est-ce que nous partons tout de suite

— Oui, le char à bancs doit être attelé et vos malles pour Uchizy ? chargées dessus. Le grand-père et tante Catherine vont être bien contents de vous voir.

— Et pourquoi n’est-il pas venu nous chercher à Tournus, mon grand-père ?

— Il était occupé dehors pour la journée. Personne à la maison ne sait votre arrivée. Mon père ne rentrera qu’à la nuit.

— Oh ! alors, s’écria Paul, il faudra nous cacher et tout à coup venir lui sauter au cou. Il sera si surpris !

— Oui, dit Alice, et nous lui offrirons des bouquets comme pour une fête. Ce sera très joli.

— Et où prendras-tu des fleurs ? lui demanda Paul en haussant les épaules. Tu ne te souviens plus du jardin des Ravières ; il n’y a que des choux et de l’oseille. Ce n’est pas un parterre comme ceux que tu as vus à Lyon. »

Pour la première fois de sa vie, Philibert Chardet pensa que le jardin des Ravières était, en effet, trop dénué de toute culture d’agrément, et, lui qui n’osait faire remuer une pierre ou un clou sans l’autorisation de son père, il se promit de tenter une réforme horticole dans l’enclos ; mais l’assertion de Paul était trop absolue, et il la combattit en lui répondant doucement :

« Si nous étions au mois de juin, mon cher Paul, tu verrais les coins de chaque carré de ce vilain jardin fleuris de roses, de seringas, de giroflées et d’iris ; c’est là le garde-manger de nos abeilles ; aussi ne regrettons-nous point la place que ces plantes dérobent aux légumes ; mais, en cette saison, et à défaut de roses, Alice trouvera dans les bordures assez de primevères et de violettes pour composer deux petits bouquets. »

La glace était rompue ; pendant le trajet de Tournus à Uchizy, la causerie ne tarit pas un instant. Paul ayant la fantaisie de conduire la voiture, son oncle, qui connaissait la docilité de Noiraud, confia les rênes au jeune garçon au moindre soupçon de montée ; alors le char à bancs allait au pas, et Paul, fier de tenir le fouet en main, contait à son oncle le programme de plaisirs champêtres qu’il s’était tracé.

« Je vais m’en donner de sauter, de courir et de monter à cheval, disait-il ; j’ai fait de la gymnastique. Je parie que je saurai grimper au haut des colonnes en bois de la vieille maison. J’irai aux foires avec grand-père, et aussi aux champs avec lui pour surveiller les travaux ; j’ai tout un fourniment de pêche pour pêcher dans la Saône. Alice a promis de manger tout le poisson que j’attraperai.

— Je ne risque pas d’indigestion ! s’écria la petite fille qui était parfois taquine, mais par gaieté d’esprit et non par malice.

— Enfin, mon oncle, reprit Paul, je veux faire le diable à quatre avant de retourner à ma pension de Lyon.

— Et toi, Alice, dit Philibert Chardet, quels projets as-tu formés pour ton séjour à Uchizy ?

— Ah ! dit Paul, pour rendre à sa sœur la raillerie qui avait mortifié son petit amour-propre, Alice arrive avec de drôles d’idées. L’année dernière, elle jouait encore avec un mouton mécanique qui faisait bè, bè, quand on lui pliait le cou, et qui était tout frisé et bien blanc ; alors elle se figure qu’elle trouvera aux Ravières un agneau bien élevé, très propre, qui se laissera mettre un collier rose et un pompon… vous savez, mon oncle… comme ceux des jouets, entre les deux oreilles, et un autre pompon sur la queue. Et puis, toujours dans ses idées, il y aura une chèvre et de petits chevreaux qui la suivront comme de petits chiens. La chèvre, c’est possible que tu la trouves, Alice, mais tu sais ce que je t’ai dit : Gare aux coups de corne ! »

Alice se mit à rire.

« C’est bien fait pour moi, dit-elle à l’oncle Philibert. Je me suis moquée de lui et il me le rend. Si les chèvres sont méchantes, si les moutons sont sales, je n’irai pas à l’étable, voilà tout. Mais ce qui me plaît le mieux dans mon voyage, c’est que je verrai grand-père, tante Catherine, et vous, mon oncle. »

Philibert Chardet embrassa l’aimable petite fille, et bientôt le clocher carré d’Uchizy apparut au milieu des groupes épars de maisons grises ou blanches.

« Reconnais-tu d’ici les Ravières ? demanda l’oncle à son neveu.

— Ah ! je ne suis pas venu à Uchizy depuis deux ans, et j’avais l’âge d’Alice. J’étais si petit alors, répondit Paul.

— Tiens ! c’est ce grand toit couvert à neuf de tuiles rouges avec ces toits gris plus bas à gauche et à droite, là-haut, au-dessus de l’église, reprit Philibert Chardet en désignant la maison du manche de son fouet. Le grand-père est de l’autre côté de ce coteau qu’on appelle la montagne des Glaçons, quoique ce ne soit pas une montagne et qu’il n’y gèle guère plus fort qu’à Uchizy par les rudes temps d’hiver. S’il savait que vous êtes si près, il quitterait vite la vigne qu’il plante pour venir vous embrasser plus tôt.

— Mon oncle, fouettez donc un peu Noiraud, dit Alice. Il me tarde tant d’arriver. »

Tante Catherine accueillit les enfants avec des transports de joie. Ils lui rendirent ses baisers avec effusion ; mais Alice fut un peu étonnée de trouver Mme Chardet coiffée, comme ce haut chapeau en dentelles noires, maintenu derrière la coiffe plissée par des flots de ruban moiré, et de la voir se mettre à l’œuvre de ses propres mains ses servantes, de pour préparer au rez-de-chaussée du logis neuf les chambres de ses nouveaux hôtes.

Certes, Alice n’était pas de ces petites filles vaniteuses qui établissent des catégories de rang suivant la distinction des costumes ; mais sa tante Thonnins avait des habitudes d’élégance, et il lui semblait étrange que son autre tante portât un large tablier de cotonnade sur sa robe de mérinos brun et prit la peine de vaquer elle-même aux soins domestiques.

« Est-ce que ma tante Chardet est pauvre, qu’elle fait elle-même son ménage ? demanda-t-elle tout bas à son frère pendant que Mme Chardet était passée dans la pièce voisine. Alors je l’aiderai tant que je serai à Uchizy. »

Cette question naïve fut entendue par la grosse Marion la chamballère[2], qui préparait à deux pas de là le lit d’Alice.

« Ma petite demoiselle, lui dit-elle en riant, notre maîtresse n’est pas une dame de la ville. Rien n’est bien fait aux Ravières si ce n’a point passé par ses mains, car, par ici, plus une femme est riche, plus elle est courageuse à bien tenir sa maison. À ce compte-là, not’maîtresse doit être la plus intrépide d’Uchizy, car elle ne connait pas sa fortune. »

Mme Chardet, qui avait entendu par la porte entr’ouverte la naïveté de sa nièce, le bon mouvement de son petit cœur et le rustique éloge de sa chamballère, rentra en souriant, embrassa Alice et lui proposa de visiter les étables, la basse-cour et le jardin.

« Ton oncle Philibert m’a dit que tu voulais faire connaissance avec mes bestioles ; pour les habituer à toi, il te faut leur apporter des douceurs. Tu vois, je prends des graines pour les pigeons, des herbes pour les lapins, des pommes et un peu de sel pour la chèvre. »

En parlant ainsi, tante Catherine remplit de grains et de pommes les poches de son tablier, et en releva le bout sur son bras pour maintenir le paquet de verdure.

« Mais je voudrais bien leur apporter cela moi-même, dit la petite fille.

— Dans ta robe de popeline de soie ? demanda sa tante en riant.

— Ah ! voilà donc à quoi servent les tabliers ! Oh ! tante, vous m’en ferez faire un, n’est-ce pas, à bavette et à larges poches, comme le vôtre ? »

Elles s’acheminèrent par la cour vers les étables, Alice croquant à belles dents une des pommes rouges dont s’était munie Mme Chardet. Mais la distribution commença plus vite que ne le croyait la petite fille, car un grand bruit d’ailes se fit entendre, et un tourbillon de pigeons blancs, bleus, bronzés, gris, à cous chatoyants de nuances roses et vertes, s’abattit aux pieds de Mme Chardet en faisant entendre un roucoulement de plaisir. Deux ou trois des plus hardis se posèrent même sur ses épaules, se disputant la place à coups d’ailes et de bec.

« Oh ! qu’ils sont jolis ! » s’écria Alice dont la voix effaroucha un des quémandeurs. Ils s’envolèrent, mais pour se poser quelques pas plus loin ; elle leur jeta des poignées de grain et elle baisa ensuite un pigeon familier qui se laissa

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prendre par Mme Chardet, mais qui tenta de piquer de son bec rose les doigts de la petite fille.

« Dans un mois il viendra de lui-même se pavaner, faire la roue devant toi, car c’est un pigeon paon, tu vois sa queue en éventail dressée, lui dit sa tante. Maintenant viens voir la chèvre et ses biquets qu’elle nourrit en ce moment… Les trouves-tu gentils ?

— Oh ! qu’ils sont drôles ; ils ont l’air de trembler sur leurs jambes écartées.

— C’est qu’ils ne savent pas encore bien marcher.

— Et ces oreilles en l’air, ces airs effarés, ces petits nez noirs tout ronds ! Mais ils ne sont pas du tout sauvages. Leur poil est comme de la soie ondulée. Ah ! leur mère les rappelle… Comme ils trottent. Bon ! un qui roule à terre. Le voilà relevé, et il renifle comme un petit chien… Oh ! les gourmands ! Comme ils tiraillent leur mère maintenant.

— Donne donc une pomme à la Grise, et ne crains pas ses cornes ; elle ne s’en sert que pour se défendre contre ceux qui la taquinent trop fort, et elle a bien compris les amitiés que tu as faites à ses biquets.

La Grise regardait la nouvelle venue de ses pupilles obliques qui semblaient danser à travers ses prunelles jaunes et vertes ; son air était bienveillant, en dépit de ses cornes rugueuses et tordues en arrière. Alice s’approcha timidement et tendit à la bête la pomme dans laquelle elle avait elle-même mordu. La Grise flaira le fruit, le fit sauter dans sa litière d’un coup de nez, et se mit en position défensive, son front busqué en avant, comme si elle eût pris pour une injure le don offert par la petite fille et comme si elle eût attendu d’Alice un autre mauvais procédé.

Assez effrayée, Alice recula ; mais sa tante la rassura tout de suite.

« C’est, lui dit-elle, que tu as offert à la Grise un fruit entamé. Les chèvres sont de tous les animaux les plus délicats ; elles ne mangent après personne, pas même après une petite fille saine comme tu l’es.

— Mais voyez donc la dégoûtée ! dit Alice en riant de sa propre frayeur. Le fait est qu’elle a tordu son nez et fait une laide grimace.

— Votre paix sera bientôt conclue, si tu veux, » répondit Mme Chardet en montrant sa poche aux pommes.

Si la Grise avait des répugnances de petite maîtresse, son caractère n’était pas rancunier, car, lorsqu’elle eut croqué trois fruits, elle se laissa caresser par Alice, qui put passer les mains sur son rude pelage et même jouer avec ses oreilles et tâter la pointe de ses cornes.

« Je voudrais que Paul pût me voir, disait la petite fille au moment où la mère Billot entra dans l’étable et vint consulter Mme Chardet sur un cas embarrassant.

Maître Philibert est descendu au quartier du château, lui dit-elle, et je ne sais comment dire au jeune monsieur qu’il n’y a que les chats d’assez adroits pour grimper aux gouttières. J’ai peur qu’il se fasse du mal ; mais vous savez, maîtresse, je n’ose commander à ce jeune monde de la ville. »

Mme Chardet sortit précipitamment dans la cour, suivie d’Alice qui ne put retenir un cri en apercevant son frère juché dans l’angle d’un Y terminant un poteau du logis vieux.

Depuis son départ de Lyon, Paul avait prémédité cet exploit, et il avait saisi, pour l’entreprendre, le premier moment de liberté que lui avait donné la sortie de son oncle. Dans cette situation, il était presque au niveau du toit à vingt-cinq pieds du sol, peu commodément assis, se tenant d’une main à l’un des montants de l’Y, mais très fier de son agilité de gymnaste, car il répondit par un éclat de rire au cri d’Alice et aux supplications alarmées de sa tante, qui cherchait les moyens de le faire descendre sans danger de son perchoir.

« On va poser là une échelle, et nous la tiendrons solidement, lui dit-elle ; d’ici là ne bouge pas. Surtout ne te risque pas à descendre le long du poteau comme tu es monté ; tu as grimpé à la force du poignet ; mais ce n’est pas si commode de se retenir. Tu n’aurais qu’à glisser trop vite ! Tu t’abimerais la figure sur les dalles. Attends, attends. Pour plus de précaution, je vais faire jeter à terre des bottes de paille.

Ce n’était point par faiblesse de caractère que Mme Chardet ne grondait pas son neveu de son imprudence, mais pour ne pas lui faire perdre la tête pendant qu’il courait un danger. Paul ne sentit pas cette délicatesse ; il n’aperçut que les alarmes éprouvées pour son compte, ce qui stimula son amour-propre.

« Ma tante, cria-t-il, je suis assis comme sur une chaise. Ne vous troublez pas. Ceci est un exercice de gymnase. J’en ai fait bien d’autres. Pas d’échelle, je n’en ai pas besoin. Mais je ne descendrai pas le long de ce poteau ; il est en vieux bois ; on s’y écorche les mains. Regardez, vous allez voir un joli tour. Je vais empoigner cette corde qui suspend en l’air le panier à fromage, et, de là, je sauterai sur la galerie du premier étage. »

Selon les habitudes du Mâconnais, un grand panier à sécher les fromages était suspendu en l’air par une corde jouant sur une roulette assujettie au toit, et maintenue sur la galerie par un nœud fixé à un clou. La corde à portée de la main de Paul était assez forte pour supporter le poids du jeune garçon. Le panier lui-même, clayonné de fort osier sur des montants de bois, ne devait pas céder sous lui ; mais, plus que jamais inquiète, tante Catherine lui cria de ne point tenter l’aventure.

Il était trop tard. Paul avait saisi la corde avec la dextérité d’un mousse. Il la tenait dans ses deux mains et entre ses jambes croisées ; à six pieds sous lui le panier à fromages pirouettait comme une toupie. Tout à coup, Alice, qui avait caché sa figure pour ne pas voir son frère ainsi exposé, entendit le bruit d’une chute et d’un grand cri, et elle se précipita, ainsi que sa tante, vers le logis vieux au seuil duquel elles relevèrent Paul tout ensanglanté et faisant une piteuse mine.

La catastrophe, prompte comme l’éclair, n’avait pas été causée par un faux calcul du gymnaste. La corde et le panier n’eussent pas cédé ; mais le nœud qui fixait la corde à un clou sur la galerie, de façon à guinder en l’air le panier à l’abri des convoitises des chats, n’avait pas été solidement fixé. Cette simple boucle s’était défaite sous la pression du poids inusité de la corde, et le panier avait heureusement servi de parachute à l’enfant qui en était quitte pour une entaille au front et une éraflure à l’oreille.

Il souffrait ; mais, comme il sentait ses torts et qu’il était d’ailleurs un courageux petit garçon, pendant que sa tante le pansait, il balbutiait en claquant des dents :

Quelle vilaine figure pour embrasser grand’père ce soir ! »

Mme Chardet n’avait plus le cœur de gronder son neveu, déjà puni de sa sottise ; mais elle se disait que, si la vivacité de Paul devait causer souvent des accidents aussi graves, le projet que son mari caressait d’élever lui-même ces deux enfants serait bien difficile à réaliser.


CHAPITRE III

LA SURPRISE DU RETOUR. — LES SURPRISES VILLAGEOISES. — L’INCIDENT DU BÉNICHEUX.


Un peu avant la tombée de la nuit, Claude Chardet s’achemina seul vers les Ravières. Pour quitter ses vignerons, il avait pris le prétexte d’aller s’assurer chez lui que Philibert était rentré ; mais, en réalité, ce motif était secondaire : il voulait fuir les conversations joyeuses qui devaient s’échanger en route, et surtout ces sonneries de cornets à piston qui font du retour une sorte de marche triomphale.

Il précéda donc ses compagnons et pénétra dans la cour des Ravières d’une façon inattendue qui déjoua les plans de surprise qu’on avait projetés. Son coup d’œil de maître trouva de prime-saut un désordre anormal.

Trois ouvriers étrangers à la commune d’Uchizy perçaient des trous aux extrémités des marches en pierre rose du perron montant au logis neuf, et Philibert assemblait les tronçons de grille en fer forgé qui devaient être fichés et assujettis le long du fer à cheval.

La besogne était déjà avancée, car la montée de droite s’ornait déjà de sa belle rampe à dessins d’épis de blé encadrés d’une guirlande de trèfles.

Claude Chardet resta stupéfait à l’entrée de la cour. Il n’était pas habitué à ces actes d’indépendance de son fils, et le caractère de Philibert avait rendu jusque-là facile à son père l’exercice d’une autorité absolue. Philibert ne se mêlait de l’administration du domaine qu’à titre de conseiller bénévole ; encore ses avis étaient-ils rarement écoutés par le maître des Ravières, car celui-ci avait plus de foi dans la routine consacrée que dans les théories scientifiques de son fils, bien qu’il en eût recueilli le bienfait chaque fois qu’il les avait prises en considération.

C’était donc pour Claude Chardet un fait inouï que cette mise en œuvre, sans son ordre, des derniers agencements du logis neuf qu’il avait laissé inachevé jusque-là, autant par incurie villageoise que par chagrin de la mort de sa fille. N’eût été la présence des ouvriers, il eût interpellé vivement Philibert pour lui demander compte de la liberté qu’il avait prise ; mais, ne voulant pas faire critiquer au dehors, une fois de plus, son caractère emporté, il tourna en plaisanterie le reproche qu’il désirait adresser à son fils, et, allant lui frapper sur l’épaule, il lui dit :

« Est-ce que c’est pour m’amener de Tournus en carrosse ces gaillards-là que tu m’as pris Noiraud ce matin ? Peste ! pour avoir été brouettés en princes jusqu’à leur chantier, ils n’ont guère avancé leur besogne.

C’est du joli ouvrage et vite fait, ne vous en déplaise, monsieur Chardet, répliqua le maître ouvrier pendant que Philibert souriait en silence. Nous l’avons expédié en cinq heures, car le voilà quasiment fini, et nous ne serons pas fâchés si vous faites atteler pour nous ramener à Tournus, d’où nous sommes venus sur nos jambes, quoi que vous en disiez.

— Mais voyons, dit Claude Chardet en emmenant son fils un peu loin du perron, qu’est-ce que cela signifie ? La grande salle du logis neuf est déjà éclairée. Est-ce que Catherine aurait eu la mauvaise idée d’y faire mettre le couvert ?

— Et pourquoi cette idée serait-elle mauvaise, mon père ? Ce matin, au logis vieux, les hommes étaient coude à coude à votre table.

— Qu’en sais-tu ?… Tu n’y étais pas, et c’était bien la peine de courir à la ville pour ce que tu y as fait ! Je te le dis tout net, cela me fâche de m’attabler au logis neuf. Quand je l’ai fait construire, tu te moquais de tous ceux qui disaient, selon la vieille superstition, que quelqu’un de la famille Chardet mourrait dans l’année, puisqu’on bâtissait chez nous. Et moi aussi je riais de ces prédictions ; mais, hasard ou non, le logis n’était pas terminé que celle pour qui je voulais un premier étage si beau… Ah ! Et tu veux que, ce soir, je soupe de bon cœur dans cette salle, que j’y fasse à mes hommes la mine réjouie qu’un maître de maison doit à ses invités ?… Tu m’as contrarié, Philibert, tu aurais dû me consulter avant d’aller à Tournus. Avait-on besoin si vite de cette grille ? Elle ne se rouillait pas au grenier. As-tu pas peur que mes gens boivent trop ce soir et qu’ils se cassent le cou en descendant le perron ? »

Pendant cette mercuriale, Philibert regardait dans la direction du logis neuf ; apercevant enfin Alice qui venait de toute la vitesse de ses petites jambes et Paul qui passait par-dessus les outils des ouvriers et qui descendait le perron en courant, sans songer à la douleur qu’il ressentait encore à son front bandé, il répondit doucement à son père :

« Si j’ai fait dresser la table dans la grande salle, c’est que c’est le vrai jour d’étrenner le logis neuf ; et, si j’ai obligé les ouvriers à poser la grille aujourd’hui même, c’est que les enfants sont plus remuants et plus étourdis que les grandes personnes. Paul a bien assez d’une bosse au front.

— Paul ! dit Claude Chardet en tressaillant.

— Grand-père ! grand-père ! crièrent à la fois Paul et Alice. C’est moi qui l’embrasserai le premier.

— Non, c’est moi ! »

Claude Chardet mit les deux enfants d’accord en les prenant l’un et l’autre dans ses bras. Ce fut un moment d’une confusion délicieuse. Le grand-père ne comprenait pas comment ses petits-fils étaient à Uchizy ; il s’interrompait de les embrasser pour questionner à ce sujet Philibert. Celui-ci n’avait pas le temps de répondre, car Alice s’accusait tout haut d’avoir oublié son bouquet de fête, et Paul, qui craignait d’être grondé pour son équipée de début, se hâtait de dire en même temps :

Grand-père, ce n’est rien du tout, ce que j’ai là au front. »

Loin d’être rassuré par cette assertion, Claude Chardet leva le bandeau du petit blessé, et, avant toute explication, il voulut savoir celle de l’accident. Paul le lui conta et n’oublia pas en terminant de spécifier que l’oncle Philibert lui avait fait comprendre sa sottise, car il ne se souciait pas d’essuyer une seconde semonce, bien qu’il la sentît méritée ; mais le grand-père était si heureux d’être entouré de ses petits-enfants, dont le matin encore il pleurait l’éloignement, qu’il ne songea pas du tout à morigéner Paul. Tout au contraire, il mesura de l’œil les colonnes du logis vieux et il lui dit :

« Tu as monté jusque-là, toi ? Tu es un gaillard, sais-tu ? solide, nerveux, un vrai Chardet ! »

Et le petit garçon, qui avait été si confus devant les larmes de tante Catherine, devant les doux reproches de l’oncle

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Philibert, oublia le piteux résultat de son équipée pour devenir orgueilleux de l’avoir tentée. Il se campa sur ses hanches, redressa la tête pour revoir l’Y sur lequel il s’était si victorieusement juché, et reçut en riant ce compliment inattendu.

Philibert toucha son père au bras et lui glissa ces mots dans l’oreille :

« Si vous encouragez la hardiesse de Paul, comment viendrons-nous à bout de la dompter ? Il nous faudra donc craindre pour lui à toutes les heures du jour ?

— Mais que dis-tu donc là ? lui répondit tout haut Claude Chardet. Tu parles comme si ces enfants devaient rester avec nous. Pour combien de temps êtes-vous à Uchizy ? Le sais-tu, Paul ?

— Mon oncle Thonnins a dit qu’il viendrait nous reprendre dans une quinzaine de jours, dit le petit garçon.

— Ah ! que c’est court !

— Peut-être, dit Philibert à son père, trouverions-nous moyen d’allonger l’échéance si vous consentiez à… »

Un air de danse joué par deux cornets à piston juste à l’entrée de la grande porte coupa le reste de l’explication. La troupe de vignerons s’avança vers le maître des Ravières qui dit à haute voix, dès que la sonnerie des deux pistons se fût tue :

« Allons, mes hommes, entrez vitement ; nous allons arroser le bouquet du logis neuf et y planter la crémaillère. C’est grande fête ce soir, et cela ne me fâchera pas d’entendre la musique. »

L’installation de la salle se ressentait de la hâte avec laquelle on l’avait opérée. Cette pièce, destinée, dans le plan primitif, à être la salle à manger des grands jours qui réunissent dans les riches familles villageoises un nombre considérable de convives, n’aurait été de nul emploi jusque-là si Philibert n’avait imaginé d’en faire son cabinet de travail. Elle était trop vaste pour être sensiblement rapetissée par les quatre corps de rayons en chêne qui montaient du parquet raboteux au plafond, tout garnis de livres, par la table à écrire et par quelques buffets à compartiments pleins et chargés d’objets tout à fait inconnus aux invités de Claude Chardet. Comme on n’avait pas eu le temps de ranger cette foule de bibelots, on voyait épars sur la table et les buffets des fragments de minéraux, des cloches de verre, des boîtes de toutes dimensions, des fioles contenant des liquides de couleurs diverses, des appareils en cuivre de formes bizarres, des boites d’aquarelle, d’autres ouvertes contenant des pinces et des ciseaux rangés par ordre de grandeur. Ces engins d’étude, relégués sommairement à l’une des extrémités de la salle, n’avaient pu en être enlevés, ce qui contraria un peu Claude Chardet.

Le maître des Ravières, dans son gros bon sens rustique, sentait que ses convives devaient être curieux d’inspecter le laboratoire mystérieux où Philibert s’adonnait, selon les mauvaises langues d’Uchizy, à chercher pourquoi la pluie mouille, pourquoi l’herbe est verte et comment il pousse de la plume sur les ailes des oiseaux quand c’est de la laine qui frise sur le dos des moutons, toutes questions que les gens sensés du pays résolvent sans se casser la tête, en disant que les choses sont ainsi parce qu’elles ne sont pas autrement.

En effet, si la plupart des vignerons, après une ample journée de travail, se laissèrent tomber pesamment sur les chaises disposées autour de la table, quelques autres se mirent à parcourir la salle et allèrent regarder les cadres appendus aux murs entre chaque corps de bibliothèque et qui contenaient des collections d’insectes. Joseph Courot était de ceux-là ; il se hasarda même jusqu’à aller ouvrir sur la table de travail un grand carton in-folio contenant une centaine de feuilles couvertes chacune d’un papier de soie.

Cette indiscrétion fut décelée par un cri d’admiration échappé à Paul qui l’avait suivi.

« Oh ! les belles images ! s’écria l’enfant. Est-ce toi qui as peint ces jolies fleurs, mon oncle ? Et ces papillons bleus, et ces scarabées ? »

Ce cartonnier contenait, en effet, les planches d’un ouvrage que Philibert consacrait à l’étude des insectes de Saône-et-Loire et qu’il composait patiemment, sans espérer jamais le mettre au jour, tant les dépenses de publication en auraient été fortes, car chaque planche coloriée représentait l’insecte sous toutes ses formes, de grandeur naturelle et grossi au microscope, accompagné de la plante dont il vivait et de celle où il déposait ses œufs au moment de quitter son existence éphémère d’insecte parfait. D’après les prévisions les plus ambitieuses de ce modeste adepte de la science, cet ouvrage devait être légué à l’académie de Mâcon et servir, dans ses archives, aux études de quelques fureteurs de bibliothèques.

L’exclamation de Paul attira son oncle, qui ne vit point sans appréhension ses aquarelles livrées aux mains pataudes de Joseph Courot. Il s’approcha de la table, ferma sans affectation le portefeuille, en noua les cordons et dit :

« Il s’agit d’aller diner, mon petit Paul. Tu vois que tout le monde a pris place. Demain je te montrerai tout cela, si la chose t’intéresse.

— Je le crois bien ! s’écria le petit garçon.

Ah ! dit Joseph Courot, c’est donc pour faire leurs portraits que tu cours dans les champs après les bestioles ? Philibert, mon ami, c’est une drôle d’idée. À quoi cela sert-il ? Qu’est-ce que cela te rapporte ? »

Les convives étaient déjà placés selon leur fantaisie ; seulement Claude Chardet avait réservé à ses côtés deux places pour Paul et Alice. Il en restait deux autres encore après les chaises renversées sur la table qui attendaient les deux enfants ; l’oncle Philibert s’assit auprès de sa nièce pour la servir et Joseph Courot s’installa auprès de Paul. Quant à Mme Catherine Chardet, elle était assise en face de son beau-père, prête à se lever au moindre défaut dans le service.

Le premier quart d’heure du souper fut silencieux ; chacun avait faim et faisait honneur au potage et à la dinde en daube. Aussi tout le monde entendit-il Joseph Courot qui faisait l’aimable en jurant à Paul qu’il allait s’ennuyer à Uchizy.

« Vous devez trouver notre trou bien laid ? lui disait-il ; il ne ressemble guère à vos belles maisons de Lyon.

— Oh ! pas du tout, répondit Paul avec un bon rire ; mais ce n’est pas une raison pour que je m’ennuie chez mon grand-père.

– N’importe ! dans quelques jours vous en aurez assez de la campagne. Elle n’est déjà pas si belle en cette saison-ci ; il n’y a aux arbres ni une feuille, ni un fruit, et vous regretterez vos petits amis de la ville.

— Bah ! je les reverrai bientôt, repartit le jeune garçon, sans se douter que cette espérance blessait son grand-père et son oncle.

— Vous ne pourrez pas jouer avec les petits Chizerots, continua Joseph Courot ; ils sont trop rustauds pour plaire à un jeune monsieur.

— Pas du tout, je les trouve très drôles. J’ai déjà joué à la toupie avec le petit Jean-Marie au père Billot ; il ne savait pas la faire tourner, d’abord parce qu’il ne connaissait pas le jeu, et ensuite qu’au moment de la lancer, il éternuait, oh ! il éternuait à faire croire qu’il avait respiré du poivre. Alors je lui ai dit : Tu es enrhumé ? Et il m’a répondu : Non, je ne sais pas pourquoi je béniche[3]. Quel drôle de mot, n’est-ce pas, pour dire qu’on éternue ? Alors, j’ai appelé Jean-Marie le bénicheux, et il est bien sûr de garder ce nom tant que je serai aux Ravières. Ça ne le fâche pas ; il a bon caractère ; il entend la plaisanterie.

— Ah ! vous vous moquez de notre patois et de nous autres. C’est naturel, on est si simple dans nos campagnes !

— Mais non, du tout, je ne me moque pas. Je m’amuse, c’est bien différent.

— Puisqu’il vous faut des camarades, continua le maître du Pilori, je vous enverrai demain mon fils Pétrus, qui est de votre âge ; il a plus d’esprit et d’éducation que votre bénicheux, et c’est un ami qui vous convient mieux que le fils d’un simple vigneron. »

Paul ne comprit pas la vanité qui respirait dans cette dernière phrase ; mais l’oncle Philibert ne fut pas content de cette promesse, car Pétrus Courot était le plus mauvais petit drôle d’Uchizy, toujours occupé à quelque malice, et plus souvent à l’école buissonnière que sur les bancs de la classe primaire.

Peu à peu le souper s’anima, et, lorsque parurent les jattes d’œufs au lait et les flans de courges, l’on parla de « chanter chacun la sienne. » Le père Chardet tint à honneur de s’exécuter le premier ; il entonna d’une voix de basse-taille tout à fait inculte, mais juste, la chanson de circonstance, si populaire dans le pays :

    Cette côte à l’abri du vent
    Qui se chauffe au soleil levant
    Comme un vert lézard, c’est ma vigne !

Cet hymne de Pierre Dupont à la vigne est aussi célèbre dans le Mâconnais que celle des « grands bœufs blancs tachés de roux ». Aussi tous les convives entonnèrent-ils en chœur le refrain en choquant leurs verres à la ronde.

Ce bruit formidable réveilla en sursaut Alice qui commençait à s’assoupir le nez dans son assiette et surexcita, tout au contraire, Paul qui se mit à taper de son couteau contre la bouteille voisine et à crier à tue-tête des a et des o, car il ignorait les paroles de la chanson.

L’oncle Philibert fit signe à sa femme d’emmener Paul, et, prenant Alice dans ses bras, il l’emporta à demi pleurant et murmurant que ce tapage lui avait fait grand’peur. Quant à maître Paul, il n’avait guère envie de quitter une compagnie si gaie ; mais il n’osa pas résister aux instances de sa tante, surtout au signe de tête de l’oncle Philibert, car il commençait à trouver que la désobéissance à un homme si sérieux et si doux était chose difficile.

La fête dans la grande salle se prolongea jusqu’à minuit. Les derniers convives étaient déjà partis des Ravières que l’on entendait les refrains joyeux répétés par leurs groupes sur la place du grand lavoir, dans le quartier du Château et dans la direction de cette ruelle bordée de jardins qu’en souvenir de sa destination dans les temps féodaux, l’on a nommée les Fossés (les fossés, évidemment, du château d’Uchizy, dont il ne restait en 1858 pour seule trace qu’une tour massive, rasée depuis).

Claude Chardet ne rentra pas au logis vieux sans avoir visité ses petits-enfants dans leurs lits, et, après les avoir embrassés sans les réveiller, il dit à son fils :

« Tu as imaginé un moyen de les garder chez nous ? Et lequel donc ? Il me tarde de le savoir.

— Mon père, lui répondit Philibert, je vous en ferai part demain. Il me faut connaître d’abord si les enfants peuvent se plaire ici, et savoir si nous serons capables de leur donner à la fois l’éducation dont ils ont besoin et le bonheur qu’ils méritent. »


CHAPITRE IV

LES MANIES DE L’ONCLE PHLIBERT. — UN JEUNE DE SEPT MOIS. PAUL ET ALICE OBTIENNENT UN SURSIS.


Le lendemain, lorsque le père et le fils se réunirent au logis vieux pour composer leur programme d’avenir, il se trouva que chacun d’eux avait le sien, conforme à ses idées particulières. Celui de Claude Chardet, s’il l’avait soumis à Paul, aurait vite obtenu le suffrage du jeune garçon, car il comportait plus de liberté et de courses au grand air que d’études.

« Qu’a-t-il besoin d’apprendre le latin, l’histoire et je ne sais quoi encore ? disait le maître des Ravières. Sera-t-il moins honnête homme s’il n’est, comme moi, qu’un riche campagnard ? Est-ce que je n’ai pas toutes les connaissances qu’il faut pour tirer le meilleur parti de mon bien ? On n’en cherchait pas si long autrefois, et l’on prospérait tout de même. J’en suis bien revenu de cette idée que plus l’on sait, plus l’on vaut ; elle ne m’a pas réussi du tout, puisqu’elle t’a dégoûté de la vie de campagne. »

Il n’eût servi de rien à Philibert Chardet de protester contre cette allégation. Il eût pu le faire pourtant, car il aimait la vie des champs d’un amour plus élevé, moins terre à terre que celui de son père ; mais la différence de leurs goûts ne leur permettait pas de s’entendre à ce sujet. Elle ne nuisait cependant pas à la tendresse de leurs rapports. Philibert respectait dans le maître des Ravières la bonté paternelle cachée sous de rudes apparences, la sûreté de caractère, la rectitude de jugement qui le distinguaient. Quant à Claude Chardet, lorsque des Chizerots le questionnaient malignement au sujet des occupations mystérieuses de son fils, il ne manquait pas de répondre :

« Il y a des gens riches qui ont des fils si dépensiers, et d’une si mauvaise vie, que je me félicite des manies tranquilles de mon Philibert. »

Ce mot révélait le peu d’importance que le maître des Ravières attachait à des travaux dont il ne comprenait pas la portée, comme l’exclamation qu’il poussa, lorsque Philibert lui exposa son programme personnel, décelait chez lui ces habitudes parcimonieuses dont il ne faudrait pas trop médire, vu que ce sont elles qui édifient sou à sou, par l’épargne, de solides fortunes et qui aident ainsi à la prospérité de la France.

« Faire venir des maîtres de Tournus, acheter un piano de mille francs !… Tu veux donc me ruiner ? Tu veux que nous prêtions à rire aux commères du château. Elles diront que nous singeons les seigneurs d’autrefois.

— Il faut bien que la gazette d’Uchizy ait son numéro chaque jour, répondit Philibert en souriant. Quand les femmes du quartier du Château sont assises à leur porte, elles causent de tout et de tous, comme les gens dont l’esprit n’est pas occupé, et, quoi que vous fassiez ou ne fassiez pas, elles le salueront toujours d’un coup de langue. Faisons bien et laissons dire, c’est ma devise. Quant à vous ruiner, non, ce n’est pas à quoi je pense ; je prendrai volontiers à mon compte l’achat du piano, et je payerai le maître de Tournus. Il sera facile de le faire venir chaque samedi dans le char à bancs qui porte les denrées au marché. Le second voyage pour le reconduire sera une promenade pour le cheval.

— Mais, reprit Claude Chardet dont l’amour-propre fut stimulé par cette offre, tu n’es que l’oncle de ces enfants, et moi je suis leur grand-père. Je payerai le piano. Bah ! la récolte a été bonne.

— Et vous avez placé dix mille francs chez votre notaire, après avoir vendu nos vins, ajouta Philibert en souriant.

— C’est bon ! c’est bon ! grommela le maître des Ravières d’un air bourru. Mais, puisque tu te charges des autres leçons à donner à ces enfants, ne va pas faire de Paul un savant comme toi. »

Claude Chardet mit bon ordre à cette crainte en emmenant aux champs avec lui son petit-fils chaque fois qu’il pouvait l’enlever à Philibert. Celui-ci, prenant goût à la mission qu’il s’était donnée, consacra tout son temps à ses neveux. Un tableau, sur lequel étaient inscrits l’ordre et le temps des exercices journaliers, fut appendu dans la grande salle, où le piano acheté fut placé également, et qui devint la salle d’études, sans cesser d’être le cabinet de travail de l’oncle Philibert.

Huit jours après leur entrée à Uchizy, Alice et Paul étaient soumis à un règlement qui leur laissait de bonnes heures pour s’ébattre en plein air, mais qui les astreignait à des travaux dirigés avec une fermeté à la fois douce et patiente par l’oncle Philibert. Aussi, lorsque, au bout de trois semaines, le docteur Thonnins s’annonça par une lettre, Claude Chardet, réjoui, rajeuni par la présence et les aimables caresses de ses petits-enfants, se félicita d’avoir accédé à toutes les idées de son fils. Lui-même n’avait rien négligé de la partie du programme qui lui incombait, et il avait assuré le bien-être matériel de sa maison.

Le logis neuf n’offrait plus la vue maussade, déplaisante, d’une bâtisse inachevée. Des persiennes brunes s’ouvraient à droite et à gauche des claires fenêtres garnies de rideaux blancs. À l’intérieur, les pièces étaient meublées, les murs couverts de papiers gais de ton, les parquets rabotés, et deux petites chambres à lits garnis de perse fleuretée s’ouvraient dans la chambre de tante Catherine, qui pouvait surveiller ainsi les enfants jusque dans leur sommeil.

Le docteur Thonnins fut reçu avec une effusion sans réserve de la part des enfants qui l’aimaient beaucoup, mais avec une cordialité qui n’allait pas chez Claude Chardet sans une certaine préoccupation anxieuse. Pendant le déjeuner, la conversation ne roula que sur l’Algérie, et le docteur raconta qu’il avait trouvé, dès ce mois de mars, à Blidah, des orangers plantés en bosquets portant à la fois des boutons, des fleurs, des fruits à peine formés et des fruits mûrs, et, à l’ombre du feuillage lustré de ces arbres, du blé poussé déjà à une belle hauteur et prêt à épier.

Claude Chardet s’émerveillait d’une telle vigueur de végétation, pendant que les enfants étaient plus intéressés par les péripéties de la traversée, par la peinture des costumes locaux, des caravanes de chameaux qui défilent dans la rue Babazoun, et par ces traits de mœurs qui frappent d’emblée les voyageurs abordant pour la première fois notre colonie africaine.

La causerie se fût prolongée davantage si une plaisanterie du docteur au sujet des concerts arabes, à tonalités sourdes, piquées de sons aigus, n’avait rappelé à sa nièce qu’elle lui avait préparé une surprise.

« Mon oncle, lui dit-elle, à propos de musique, voulez-vous voir si celle d’Uchizy vaut mieux que celle d’Alger ? Vous vous en moquerez peut-être autant, mais cela ne fait rien.

— Que veut dire : « cela ne fait rien ? » demanda Philibert Chardet à Alice pendant que, saisissant la main du docteur, elle le dirigeait vers la salle d’étude.

Un des principes du précepteur était, en effet, d’habituer ses élèves à se rendre compte de leurs sentiments et à expliquer les paroles qui leur échappaient d’une façon spontanée, lorsque celles-ci n’avaient pas un sens très net pour ceux qui les entendaient.

« Cela veut dire, répondit Alice en ouvrant le piano et en se juchant sur le tabouret, que mon oncle tiendra compte de l’intention.

— Assurément, » dit le docteur Thonnins, tout en jetant des regards étonnés autour de lui, car il n’était jamais entré dans la grande salle, et il ne se doutait pas qu’elle contînt un si beau matériel d’études, tant Philibert Chardet était modeste et cachait sa valeur. Aussi M. Thonnins eut-il plus d’une distraction pendant que les petites mains de sa nièce parcouraient le clavier de leur mieux en jouant une de ces mignonnes sonatines que Mozart composait à l’âge de sept ans. Il regardait en dessous les titres des in-folio dont les bibliothèques offraient tant d’exemplaires, les cadres où étaient piqués tant de coléoptères et de papillons, les instruments garnissant les tables, qui n’étaient pas pour lui, comme pour les Chizerots, les outils d’une sorcellerie inconnue ou les amusettes d’un maniaque. Sa main scandait les mesures de la sonate pendant que son esprit envisageait sous un nouvel aspect Philibert Chardet, jugé jusque-là par lui-même comme un campagnard à demi dégrossi seulement par son éducation faite au lycée de Mâcon.

« Mon oncle, c’est du Mozart, dit Alice avec un petit mouvement d’orgueil, lorsque la fin de la sonatine eut été saluée par un applaudissement général.

— Peste ! tu n’en étais point là à Lyon ; tes éternels exercices m’ennuyaient assez.

— Et moi donc ! s’écria la petite fille avec entrainement, pour reprendre ensuite d’un ton plus posé : J’en fais encore, mais l’oncle Philibert dit que, joués tout seuls, ils dégoûtent les enfants de la musique ; alors il m’a fait apprendre cette sonate, et il en joue les notes sur le violon en même temps que moi sur le piano, afin que j’aille en mesure. C’est très amusant, et il parait, mon oncle, que cela s’appelle faire de la musique d’ensemble. Quand Paul sera grand, il saura jouer du violoncelle. Alors mon oncle Philibert, Paul et moi, vous nous entendrez ensemble, et ce sera très joli.

— D’abord, je n’ai rien promis pour le violoncelle, dit Paul. Ces petites filles ne se doutent pas qu’il y a des choses plus sérieuses à apprendre. Moi, j’aime mieux les sciences que les arts.

— Bah ! s’écria le docteur Thonnins tout stupéfait, car jusque-là il se croyait sûr que le jeu avait sur toutes choses au monde la préférence dans l’esprit de son neveu.

— Mais certainement, reprit Paul sans être déconcerté. Alice peut étudier son piano, elle n’a pas à faire, comme moi, deux heures de latin. C’est cela qui est plus aride que les sciences !

— Ah ! ah ! et dans quel sens ? Je serais curieux de le savoir, dit le docteur.

— Ah ! c’est bien simple. Le latin, c’est mort. Les sciences, c’est vivant. Je ne savais pas cela au collège. Je le comprends maintenant.

— Je suis enchanté de te savoir réconcilié avec les fractions ordinaires, le système décimal et les nomenclatures géographiques dont tu refusais, à Lyon, d’apprécier les charmes, si j’en crois tes professeurs. »

Paul se gratta l’oreille :

« Réconcilié, dit-il en faisant la moue, pas trop ; nous nous boudons de temps en temps.

— Alors ce grand amour pour les sciences, comment l’entends-tu ? demanda le docteur, pendant que Philibert souriait et que le grand-père, peu intéressé à la conversation, s’esquivait pour aller donner des ordres à son maître valet.

— Je ne sais pas bien m’expliquer, répondit Paul après avoir réfléchi ; voici : il y a des sciences amusantes, d’autres qui sont trop sérieuses encore pour moi et qui m’ennuient. Tant pis, oncle Philibert, j’avoue qu’elles m’ennuient. Qu’est-ce que cela fait, pourvu que je m’y applique tout de même ?… Vous m’avez fait comprendre qu’elles sont nécessaires et qu’elles aident à goûter mieux les autres.

— Quelles autres donc ? demanda le docteur qui commençait pourtant à comprendre.

— Ah ! bien, dit Alice en riant, regardez autour de vous, oncle Thonnins ; voyez ces cadres, ces herbiers, ces images de couleur que mon oncle a peintes, et encore là-bas, tous ces insectes sous cloche qui vivront au printemps. Paul a bien raison de dire que cette science est vivante. On touche, on voit de quoi elle parle. Je vous assure que mon frère fait soigneusement ses cartes de problèmes et ses cartes de géographie, même sans regarder l’atlas, pour obtenir que mon oncle nous raconte l’histoire d’une fleur ou d’un insecte. Je dis comme Paul c’est très amusant. Quelquefois cela ressemble à un conte de fées. Tenez, ce joli papillon là-bas, eh bien ! il a été, comme Peau-d’Ane, caché sous un vilain manteau brun tout poilu, et, après, il a eu, lui aussi, sa robe couleur du temps. Voyez comme ses ailes sont bleues et argentées, quoiqu’il soit mort.

— Votre collection est fort belle, dit le docteur à Philibert Chardet en saisissant cette occasion d’aller d’un cadre entomologique à l’autre. Je regrette d’avoir si peu d’heures à l’admirer… Ah ! voilà parmi ces coléoptères minuscules la cochenille des serres. Ce ne sont donc pas seulement les insectes du pays que vous collectionnez !

— Pardonnez-moi, répondit Philibert Chardet en tendant une loupe au docteur, je n’ai pas ici un seul insecte étranger au département de Saône-et-Loire, et je ne puis me permettre le luxe d’une serre où vous savez que ces insectes apparaissent spontanément sur les végétaux exotiques. J’ai trouvé cette cochenille sur le coteau de Farges.

« Paul peut vous apprendre sur quelle plante, car, justement hier, il m’a demandé de lui narrer la biographie de ce coléoptère nain. Docteur, vous êtes trompé par une ressemblance.

C’est la cochenille du chiendent, se hâta de dire Paul tout fier de montrer sa science de nouvel aloi ; elle est presque rose comme la cochenille des serres, et ses ailes sont aussi blanches ; toutes deux filent de petits nids qui ressemblent à un flocon de coton, et elles y gitent leurs œufs ; toutes deux ont six pattes.

— Ah ! ah, monsieur le naturaliste, dit le docteur, puisque vous me faites la leçon, voulez-vous m’apprendre comment l’on nomme le pied des insectes ? »

Paul regarda sa sœur d’un air entendu comme s’il eût trouvé la question trop élémentaire pour lui, et Alice répondit :

« Le pied des insectes s’appelle le tarse.

— Bien, et que sont leurs antennes ?

— De petites cornes qu’ils portent sur leur tête, dit Paul cette fois. Il y en a de longues, en filets, d’autres qui ont au bout des espèces de boutons, et encore d’autres qui ont des barbes ou des dents comme un peigne.

— Oui, dit Alice, on dirait que ces insectes-là portent des panaches sur la tête. Ils sont très coquets.

— Puisque tu connais si bien la cochenille, peux-tu me dire à quelle famille elle appartient ? demanda le docteur à son neveu qui resta bouche béante, très mortifié de ne savoir que répondre.

— Vous lui en demandez beaucoup, cher docteur, répliqua Philibert Chardet ; il ne connait encore que les grandes divisions naturelles entre les divers genres d’insectes. Je ne veux pas lui encombrer la mémoire d’une sèche nomenclature tant qu’il ne connaitra pas un grand nombre d’individus. Quand il sera familiarisé avec leur port, leurs qualités, leurs mœurs, il établira de lui-même entre eux des rapports qui lui permettront de les classer.

— J’admire cette sagesse de méthode, répondit M. Thonnins, et surtout l’intérêt que vous avez su inspirer pour une étude quelconque à ce cher Paul, qu’on me donne à Lyon pour le garçon le plus étourdi, le plus dissipé du monde. Ce que j’apprends de votre manière d’enseigner me montre de quelle façon je pourrai amener Paul à étudier sérieusement. Si tu ne travailles point, ami Paul, si tu ne pioches pas dur, comme vous dites au lycée, tu ne reviendras pas aux vacances à Uchizy reprendre avec ton oncle tes études d’histoire naturelle. »

Cette menace faite à Paul révélait assez le projet qu’avait le docteur de l’emmener avec lui sans qu’il fût besoin de le questionner davantage. Cependant Philibert Chardet ne put s’empêcher de murmurer ces mots, accompagnés d’un gros soupir :

« C’est décidé, vous l’emmenez donc ?

— Sans doute, et dès ce soir, reprit M. Thonnins ; il a perdu trois semaines et aura grand’peine à rattraper ses camarades de classe. Mais Mme Chardet m’a déjà laissé voir la peine que vous cause à tous cette séparation. Je la conçois. Moi-même je suis seul à Lyon, incapable de soigner Alice. Je vous la laisse donc très volontiers, sa présence vous dédommagera. »

En entendant cette décision, Paul était partagé entre le chagrin de quitter les Ravières et la joie d’aller retrouver ses amis du lycée. Il ne savait comment concilier dans son cœur et dans sa contenance ces deux sentiments opposés ; il avait tout à la fois envie de sauter de joie et de protester qu’il ne voulait pas quitter l’oncle Philibert. Quant à Alice, elle se trouvait trop bien de la vie de campagne pour s’affliger de demeurer là où elle s’était déjà fait une foule d’amis, gens et bêtes. Pourtant elle fut soumise à la même alternative de joie et de chagrin ; mais elle manifesta cette émotion comme une douce créature qu’elle était, en fondant en larmes.

« Quoi ! tu préfères t’en retourner à Lyon ? lui dit l’oncle Philibert en la prenant sur ses genoux et en essuyant les yeux baignés de pleurs qu’Alice essayait de cacher dans son tablier.

— Ce n’est pas cela, dit-elle d’une voix étouffée par les sanglots, pas cela ; mais Paul s’en va ! Je ne verrai plus Paul ! »

Ce chagrin fut communicatif. Quoiqu’il voulût de temps en temps faire l’homme, c’est-à-dire se montrer au-dessus des faiblesses enfantines, Paul sentit des picotements à ses yeux, une constriction sèche à son gosier. Il serra les poings, toussa très fort, et se mit à arpenter la salle de long en large ; mais cet effort viril se résolut en une émotion dont il ne fut plus le maître quand ses allées et venues le ramenèrent près du fauteuil où était assis l’oncle Philibert, tenant toujours Alice dans ses bras. Paul se jeta au cou de sa sœur en lui disant :

« Ne pleure pas, je reviendrai ! »

Et tout aussitôt l’émotion le gagna. Ce fut une de ces explosions propres aux natures vigoureuses et sanguines ; il se prit à sangloter tout haut, presque sans larmes, à trembler de tout son corps, en serrant de toutes ses forces le bras de l’oncle Philibert.

Le docteur fut surpris de cette vivacité d’impression, et, pour lui laisser un libre cours, il tourna les talons et alla observer des insectes enfermés dans des tubes de verre. Mais, au lieu de s’absorber dans cette occupation, il écouta les lamentations de son neveu, dans lesquelles s’entremêlèrent assez plaisamment ses regrets de quitter sa sœur et ses déceptions au sujet de ses études commencées.

« Oncle Philibert, dit Paul dès qu’il put parler, c’est bien sot à moi de pleurer comme une petite fille… C’est la faute d’Alice. Pourquoi a-t-elle commencé ? Tu n’es pas raisonnable, Alice. Est-ce que tu n’es pas la plus heureuse de nous deux ? On te caressera ici, on te gâtera, et moi je vais retrouver mon dortoir, mes diners au réfectoire, mes maîtres et les pensums à faire dès que j’aurai babillé en classe. Toi, tu verras l’éclosion de la likenée bleue et du grand flambé, et des vers à soie. Moi je ne pourrai pas aller faire la chasse aux phalènes avec une lanterne comme nous l’avions cru. Je ne commencerai pas de collection ; je ne courrai point à Arbigny, à l’Ezeratza, à Montbellet avec l’oncle Philibert. Tu vois bien que c’est moi qui suis le plus malheureux. Et si malgré cela tu montres tant de chagrin de me quitter, comment veux-tu que j’aie du courage ? Crois-tu que je n’en ai pas besoin ?… Ah ! les belles parties que nous aurions faites, oncle Philibert ! Et qui donc jouera avec Alice aux récréations ?… Elle pleure encore !… Mais tais-toi donc ; quand je l’entends, c’est plus fort que moi, et c’est bête pour un garçon. Tiens ! tu me mets en colère contre moi. »

Et Paul, renfonçant ses larmes, se frotta les yeux de ses poings, pendant que Philibert Chardet, ne sachant si le silence du docteur ne signifiait point que cette scène lui déplaisait, laissa les deux enfants ensemble et alla retrouver M. Thonnins, qui tenait dans sa main un tube de verre contenant une araignée de jardin. Philibert l’avait rejoint afin de pouvoir sonder l’impression que lui avait causée le chagrin des enfants ; mais, la timidité faisant le fond de son caractère, le jeune maître des Ravières n’osa point aborder le sujet qui lui tenait au cœur, et il choisit le prétexte à lui fourni par la curiosité du docteur.

« Vous vous demandez sans doute, lui dit-il, à quoi il me sert de conserver si précieusement un des insectes les plus communs en tout pays. J’ai voulu expérimenter s’il est vrai que les araignées puissent vivre de longs mois sans prendre de nourriture. J’ai pris celle-ci en août, et, depuis ce temps-là, elle n’a rien mangé. Qu’elle eût pu vivre ainsi tout l’hiver, cela eût été normal, mais je l’ai mise au jeûne forcé en plein été, en me promettant de ne lui donner la liberté qu’aux premiers jours du printemps. Cela me rappelle que j’ai promis à Paul de le faire assister à la délivrance de ma prisonnière. Il faut que je m’exécute aujourd’hui, si je veux tenir ma parole, puisque cet enfant va nous quitter. »

Le docteur n’eut pas l’air de comprendre la prière timide cachée sous cette dernière phrase, car il répondit d’un ton jovial :

« Bah ! votre araignée est morte, elle ne bouge pas ; son corps est diaphane, et plus pâle qu’il ne le serait s’il lui

IV
Deux adultes et deux enfants regardent par la fenêtre.
Deux adultes et deux enfants regardent par la fenêtre.
l’araignée se mit à grimper


restait un atome de vie. Ce n’est plus qu’une momie, collée contre la paroi du tube et qui en tombera d’un bloc quand vous le secouerez.

— Nous allons bien voir, » dit Philibert Chardet.

Puis il ouvrit une fenêtre donnant sur le jardin et qu’encadrait un cordon de lierre ; il posa horizontalement le tube de verre sur le rebord de la fenêtre et appela les deux enfants qui échangeaient encore leurs mutuels regrets.

Le tube débouché, les prévisions du docteur semblèrent se réaliser. Pendant cinq minutes, qui semblèrent longues à Philibert Chardet, l’insecte demeura immobile ; enfin, la douceur de l’air printanier le pénétrant peu à peu, un frémissement faible courut de son corselet à l’extrémité de ses huit pattes ; avec la lenteur d’un convalescent, il se traina le long du tube, faisant de longues pauses, titubant comme un être à bout de forces qu’enivre une brusque sortie en plein air. Mais, dès que l’araignée eut quitté le tube de verre et essayé ses pattes sur la branche hospitalière qui grimpait jusqu’au balcon, son corselet parut se gonfler et prendre une couleur plus sombre, elle agita ses courtes antennes d’un air de triomphe comme pour célébrer sa liberté reconquise, et elle disparut dans le fouillis du lierre.

« Bon appétit ! lui cria Paul. Tu vas t’en donner de courir les champs, toi ! C’est moi qui vais te remplacer dans un tube plus grand que le tien, mais où je m’ennuierai autant que tu l’as fait dans ta prison.

— Il ne faut point parler de prison un jour de délivrance, » dit alors le docteur, après avoir remarqué qu’Alice était loin d’être résignée et que Paul faisait contre fortune bon cœur, en garçon qui cherche à s’étourdir.

Ce mot de M. Thonnins fut la première ouverture d’une convention par laquelle il fut entendu que les deux enfants passeraient l’été à Uchizy et que Paul ne rentrerait au lycée qu’en octobre. À cette condition, Alice promit d’être plus raisonnable lorsqu’il faudrait se séparer, et Paul s’engagea à ne point perdre son temps. Le docteur était déjà rassuré à cet égard par ce qu’il avait vu de la direction donnée aux études par Philibert Chardet, et il quitta Uchizy en y laissant tout le monde ravi, car, lorsqu’une échéance est longue, on oublie que le temps marche vite.

Mais, comme l’on n’a jamais en cette vie autant de bonheur qu’on s’en promet, Paul, sans en rien dire à personne, sentit bientôt qu’il lui manquait quelque chose dans cette maison des Ravières où chacun le choyait.


CHAPITRE V

LE CHÉTI PÉTRUS ET LA BÊTE À BON DIEU. — PORTE CLOSE. — PAR LE TROU DE LA HAIE. — LES CONSEILS DE LA VIEILLE HÔTESSE.


Ce qui manquait à Paul, il ne pouvait lui-même dire ce que c’était ; il ne s’en rendit pas compte tout d’abord. Contre ses habitudes lyonnaises, c’étaient à Uchizy ses heures d’étude qui passaient vite, et ses heures de récréation qui s’écoulaient lentement. Alice ne comprenait rien à l’inertie qui jetait son frère à terre sur le gazon pendant qu’elle arrosait ses fleurs dans le coin du jardin qui leur avait été abandonné, ni à ses éternels bâillements, ni encore aux récits qu’il lui faisait des bonnes parties de barres du lycée et des hauts faits de ses copains.

Ce ne fut pas dans les premiers jours, mais peu à peu que ce malaise d’esprit gagna le jeune garçon, et il ne sut le définir dans son for intérieur qu’au bout de plusieurs mois. Ce qui lui manquait, ce n’était pas quelque chose, c’était quelqu’un. Il avait besoin d’un ami et n’en trouvait pas à Uchizy qui lui convînt.

Philibert Chardet n’eût pas été perspicace s’il n’eût deviné avant son neveu les causes de l’ennui dont celui-ci souffrait. Il tâcha de l’en distraire en l’associant à ses excursions dans les champs, qui avaient tout l’attrait d’une y prit grand goût, d’autant plus qu’il eut la gloire, étant fort léger à la course, d’attraper dans les saulaies qui avoisinent la Saône le morio, qu’on rencontre si rarement ; c’est un curieux papillon aux ailes pointues, déchiquetées, bordées de petites lunes couleur de violette et au fin corselet noir. C’était là un vrai trophée de naturaliste, et Paul en était fier ; mais ce naturaliste était un jeune garçon, et, quand il avait raisonné avec l’oncle Philibert sur la valeur de ses trouvailles, il aurait été content de s’ébattre en liberté avec un compagnon de son âge, de dépenser dans des jeux bruyants tout ce qui lui restait encore d’ardeur chasse. Paul après ses courses à travers les champs.

Or, en dépit du voisinage et de son caractère paisible, le Jean-Marie au père Billot, qui désormais était appelé le Bénicheux, grâce à la facilité avec laquelle s’adoptent les sobriquets, ne pouvait combler cette lacune. D’abord, depuis les premiers jours du printemps, il avait quitté l’école communale pour garder les bestiaux, ce qu’on appelle à Uchizy « aller en champs ». Il n’était donc aux Ravières que pendant le court espace de temps qui sépare la tombée de la nuit du coucher, car il partait dès l’aube, son panier de provisions au bras, son couteau dans sa poche pour amenuiser des gaules et creuser des noyaux en sifflets. Dès que ses bêtes rentraient à l’étable en laissant derrière elles une bonne senteur d’herbage frais et de lait, il se prêtait cependant aux fantaisies de son jeune maître. Mais, comme celui-ci était un brave petit cœur, il sentit bien vite que l’amitié implique égalité de droits, et il se retint lorsque la chaleur de son jeune sang le portait à allonger quelques gourmades, sans méchanceté ni traitrise, au Bénicheux ; question d’essayer et d’exercer sa force. Il n’y trouvait pas le plaisir qu’il aurait pris si Jean-Marie lui avait rendu étreinte pour étreinte et francs revers de main pour coups de poing. Le Bénicheux n’osait pas, comme il disait, « cogner sur le fils à ses maîtres », et dès lors la partie n’avait plus d’attrait pour Paul, puisqu’elle prenait le caractère d’une oppression de fort à faible.

Quant à Pétrus Courot, que son père envoyait souvent aux Ravières, c’était un si méchant gamin que les élèves de l’école communale le nommaient le chéti Pétrus, pour le distinguer des innombrables Pétrus d’Uchizy. Cette qualification de chéti vient du mot chétif, c’est-à-dire malingre, peu robuste au physique ; la langue populaire, qui aime les images, a transporté cette signification au moral, de sorte qu’un chéti enfant, un chéti homme, sont des individus dont la constitution morale est corrompue par un vice originel.

Celui de Pétrus Courot était la vanité. Son père possédait environ deux cent mille francs en biens fonds, richesse moindre que celle du maître des Ravières, et, comme la vanité est faite de mépris pour les inférieurs et d’envie à l’égard de ceux qui l’emportent sur elle en avantages palpables, Pétrus Courot fatiguait Paul Thonnins de ses flagorneries entremêlées de picoteries taquines. Il parlait sans cesse de ses terres, de ses chevaux, des paires de bœufs que son père venait d’acheter à la dernière foire, des régiments de futailles qui attendaient au Pilori la prochaine vendange, toutes questions matérielles qui étaient bien indifférentes à Paul. Paul jouissait de l’aisance des Ravières comme les enfants riches jouissent du bien-être, sans y songer, et avec la certitude qu’il n’en pourrait pas être autrement. Cela lui semblait être le cadre naturel de la vie ; c’était par oui-dire et sans trop se rendre compte du fait dans ses cruels détails qu’il savait qu’il existe des pauvres. À Uchizy, où chacun possède peu ou prou, la mendicité n’existe pas. Aussi Paul baillait-il à bouche que veux-tu pendant les vanteries de Pétrus Courot ; il est vrai que celui-ci lui rendait la pareille lorsque Paul lui parlait de ses études d’histoire naturelle ; il ne trouvait, lui, les hannetons intéressants qu’au bout d’un fil.

Cependant à l’âge de Paul Thonnins on s’accommode mal de la solitude ; aussi voyait-il assez souvent Pétrus Courot, qui l’entrainait parfois à des escapades ; mais aucune n’eut des résultats aussi inattendus que celle où Pétrus engagea son camarade le premier jour où l’on faisait la moisson du domaine des Ravières.

Les champs de blé des Chardet étaient assez éloignés du village, sur le plateau qui borde la route départementale à la hauteur du Villars. Comme le manque de bras se fait sentir dans les campagnes mâconnaises, le maître des Ravières avait racolé, outre ses tâcherons ordinaires, une douzaine de ces Bressans qui traversent la Saône, en temps de moisson et de vendange, pour louer leurs services.

De tous les travaux champêtres, la moisson est celui qui exige le plus de promptitude d’exécution, vu qu’on coupe les blés dans la saison des orages fréquents. Aussi Claude Chardet avait-il pris tous les hommes de bonne volonté, jusqu’aux artisans d’Uchizy. Ceux-ci ne refusent jamais un coup de main ; ils quittent leur métier de tisserands, de cloutiers ou de sabotiers pour donner des coups de faux ou lier des gerbes, sans rien attendre de leur peine qu’un souper bien arrosé, un remerciement cordial, et, au besoin, dans le cours de l’année, un de ces menus services que les riches peuvent rendre aux gens peu fortunés.

Tout était sens dessus dessous aux Ravières dans l’attente de ces hôtes nombreux. L’oncle Philibert qui, dans les grandes occasions, servait d’aide de camp à son père, avait donné congé à ses élèves qu’il s’était refusé à conduire au Villars pour le dîner dans les sillons, à cause de l’ardeur du soleil. Tante Catherine faisait placer par un menuisier dans la vaste grange une longue table de planches calée sur des tonneaux et à laquelle devaient prendre place les cinquante moissonneurs. Le four chauffait ; les servantes allaient et venaient, chargées de verres et de vaisselle, ou couraient après les dindons qui, devinant à quel triste sort on les réservait, s’enfuyaient en piaulant au fond de la basse-cour. Effarouchés par leurs bonds grotesques, les coqs battaient des ailes et s’envolaient lourdement ; les poules gloussaient, et les canards faisaient un plongeon dans la mare, après avoir cancané d’un ton de détresse.

Tout le monde dans la maison étant, vers deux heures de T’après-midi, dans le coup de feu des préparatifs, personne ne s’occupait des enfants, qui seraient restés paisiblement dans le berceau de vigne vierge, si Pétrus Courot ne fût venu les y trouver.

Il portait ce jour-là la tête trois pouces plus haut que a habitude, car il étrennait un costume de coutil blanc dont était très fier. Il est vrai que cette couleur mate faisait ressortir en noir sur sa figure ronde des taches de rousseur aussi serrées que celles dont les abricots en plein vent sont piqués. N’importe, il se croyait si beau qu’il avait planté de côté son chapeau de paille à la marinière dont les rubans bleus, ornés d’une ancre d’or, flottaient par derrière, et il agitait d’un air crâne une badine en jonc appropriée à sa taille. Ainsi paré, avec l’adjonction d’une cravate couleur bleu vif, il se croyait mieux mis et plus dégagé dans sa taille courtaude que Paul Thonnins, invariablement vêtu de coutil gris.

« Tu viens avec moi, lui dit-il. Nous sommes invités à goûter chez ma cousine de Chardonnay.

— Mais non, Pétrus, répondit Alice ; Paul a promis à mon oncle qu’il ne me quitterait pas de la journée. »

Pétrus, à qui le mensonge ne coûtait guère, avait une imagination prompte pour agencer une fable. En traversant le quartier du château, il avait rencontré Mme Chardet entrant dans la boutique d’un marchand, et, bien qu’il trouvât peu récréatif d’emmener une petite fille par les chemins, il préféra ce surcroît de compagnie à l’abandon de son projet de promenade.

« Eh ! justement, dit-il, c’est ce que m’a dit Mme Chardet que j’ai rencontrée : — Emmenez Alice avec vous ; elle s’ennuierait toute seule. »

Alice hésita ; mais Paul fut vite alléché par l’énumération des plaisirs que lui promettait Pétrus. Il y avait une balançoire dans le jardin de la cousine de Chardonnay ; on devait manger des prunes de reine-claude et des abricots ; la cousine faisait très bien les gaufres ; ses grands fils avaient un jeu de boules et de tonneau ; de plus, on pouvait arranger une séance de lanterne magique en fermant les volets pleins de la salle ; enfin, Alice verrait de petites poules de Chine, pas plus grosses que des pigeons, à plumage ébouriffé, et des lapins russes, pareils à des manchons d’hermine qui auraient de jolis yeux roses.

Tout cela était fort tentant ; cependant Alice persistait à attendre le retour de sa tante pour lui dire adieu ; mais Pétrus, qui avait de bonnes raisons d’éviter ce délai, pressa si fort ses amis de partir, qu’ils se mirent en route bien avant que Mme Chardet eût fini ses achats dans le quartier du Château.

D’Uchizy à Chardonnay, on ne compte que trois kilomètres. La route communale est belle et toute bordée de mûriers et d’églantiers, autour desquels s’enroulent, à cette époque de l’année, les vrilles du chèvrefeuille sauvage et de la clématite. À moitié chemin, Alice mit à son chapeau une guirlande de chèvrefeuille. Comme l’on était arrêté pour lui permettre d’ajuster sa coiffure, Paul aperçut sur le sol poudreux du chemin un insecte brillant comme une émeraude ; il courait très vite sur ses six pattes agiles, mais I’éclat de sa cuirasse verte le décela. Paul s’élança vers cette proie qui, se sentant menacée, se laissa choir au fond du fossé herbu, en tombant sur le dos, de façon à ne montrer que son ventre noir, ses cuisses rouges et ses pattes fauves, moins apparents à l’œil que ses étuis éclatants. Cette ruse ne dérouta pas le chasseur ; Paul sauta dans le fossé, prit délicatement l’insecte et le mit dans une petite boite percée de trous et à couvercle de verre, sans laquelle il ne sortait jamais. C’était une habitude qu’il devait à l’exemple de l’oncle Philibert.

« Qu’est-ce que tu cueilles donc là dans le fossé ? lui dit Pétrus Courot. Ah ! quelque mille-pattes ! Tu prends toutes les manies de celui qu’on appelle la bête à bon Dieu ! »

Paul devint rouge de colère.

« Qui appelles-tu ainsi ? demanda-t-il.

— Eh bien, ce n’est pas un vilain nom, dit Alice.

— En effet, reprit Paul, c’est un surnom plus flatteur que celui de chéti.

— Pas du tout ! s’écria Pétrus, en donnant à son chapeau de paille un coup de poing qui le planta tout en arrière. Les chétis, on les craint : les bêtes à bon Dieu, on leur marche dessus.

— Essaye un peu, » répartit Paul, tout à fait blessé de la moquerie lancée contre son oncle.

Et il s’avança vers son compagnon, qu’il regarda entre les deux yeux, tout en fermant les poings.

Les gens insolents sont rarement braves, et le courage leur impose ; aussi, à la grande satisfaction d’Alice, déjà alarmée, Pétrus se mit-il à rire en disant :

« Ah ! ah ! on ne peut donc plus plaisanter ? Voyons, montre-moi ton amusette… Ce sera quelque hanneton. Est-ce que c’est vrai que vous les mangez en salade chez vous ? car, pour sûr, si ton oncle en ramasse un chaque fois qu’il se baisse dans ses promenades, il doit les récolter par boisseaux… Tiens, non ; voilà une très jolie bête ! Laisse-la-moi voir de plus près. »

Tout en haussant les épaules aux sots propos de son camarade, Paul avait résolu de maintenir la paix pour ne pas effrayer sa sœur, quitte à ne plus jamais sortir avec un compagnon si peu convenable. Il tendit la boîte qui contenait le coléoptère à Pétrus, sans se douter que celui-ci voulait se venger d’avoir reculé quelques minutes auparavant. Pétrus ouvrit la boîte et saisit l’insecte entre ses doigts comme pour mieux le voir, mais en réalité pour détruire cet être innocent, auquel Paul devait rendre la liberté le lendemain, après l’avoir regardé, étudié et dessiné tant bien que mal.

« Prends garde, tu vas le laisser tomber… il se sauvera. »

Un cri perçant de Pétrus répondit à cette recommandation. Sans que le frère et la sœur comprissent rien à la subite angoisse de leur camarade, celui-ci se mit à brailler de toute la force de ses poumons, à taper du pied et à frotter ses yeux de la manche de sa veste. Enfin, à toutes les questions qui lui étaient adressées, il répondit, tout en dansant sur place avec force grimaces arrachées par la douleur :

« Je suis aveugle… j’ai cinq cents gouttes de poison dans l’œil droit. C’est cette maudite bête qui l’y a lancé. Ça me pique, ça me brûle, j’ai l’œil noyé… Que faut-il faire ?

— Attends, dit Paul ; il y a un petit ruisseau là-bas, au ras du pré ; nous y laverons ton œil. »

En prenant la main de son camarade pour le conduire, Paul aperçut entre ses doigts les restes écrasés de l’insecte.

« C’est bien ta faute si tu souffres, lui dit-il, tout en posant sur l’œil malade un mouchoir trempé dans le petit filet d’eau qui coulait au bas du pré, entre les myosotis et les ajoncs. Tu as voulu me contrarier en tuant cette bête, et tu ne te doutais pas qu’un si petit animal pouvait te punir de ta méchanceté. Je ne suis plus en colère contre toi ; ce n’est pas pour te taquiner que je te dis tout ça, c’est pour que tu ne recommences pas.

— Qu’est-ce qu’il avait donc dans le corps, cet animal ? demanda Pétrus, qui geignait encore.

— C’était un carabe brillant d’or, dit Paul ; tous les individus de ce genre lancent un liquide caustique lorsqu’on leur presse le ventre comme tu l’as fait. Mon oncle me disait que bien des gens contestaient ce venin à ces carabes[4], et il est probable, en effet, que les bœufs ne meurent point pour avoir mangé de ces insectes-là, comme les anciens naturalistes le croyaient ; mais tu viens de me prouver que le liquide de leur corps est très âcre, et peut-être bien ton œil restera-t-il gonflé tout le jour. »

Après plusieurs ablutions, la cuisson qui faisait larmoyer l’œil de Pétrus se calma : mais la paupière inférieure resta enflée. Les promeneurs se remirent en marche et arrivèrent Chardonnay ayant soif et faim, traînant un peu la semelle. Le soleil était accablant, d’autant plus que d’épais nuages s’amassaient du côté de Lugny, gros d’un orage annoncé par la lourdeur stupéfiante de l’atmosphère. Aussi la déception des enfants fut-elle grande lorsque, en arrivant à la maison de la cousine aux gaufres, à la balançoire et aux poules chinoises, ils trouvèrent portes et volets fermés.

Pétrus Courot savait bien qu’il n’était pas attendu ; mais il n’avait point prévu le contre-temps d’une absence, et il s’était cru sûr que sa cousine se mettrait en frais, sinon pour lui, du moins pour les petits-fils de maître Chardet des Ravières. Pendant qu’il frappait à coups redoublés au portail, sans éveiller d’autre écho que les aboiements d’un chien attaché dans sa niche, Alice s’était laissée tomber au pied d’un noyer, éventant de son chapeau de paille sa figure rougie par la réverbération du soleil sur la route poussiéreuse.

« Ma petite demoiselle, vous allez prendre mal en vous asseyant au frais, lui dit une voisine qui filait sur le sa porte. Entrez chez nous, si vous voulez vous reposer. Les gens d’à côté sont à la foire de Pont-de-Vaux, et ils ne seront de retour qu’à la nuitée.

— Eh bien ! voilà une drôle d’histoire ! s’écria Pétrus Courot, sans se déconcerter. Je me souviens maintenant que c’était demain que ma cousine m’avait invité. Je suis un étourdi ! pour J’ai confondu les jours… Ah ! mais c’est ennuyeux de s’en retourner sans rien prendre ! J’ai faim et surtout soif. Sais-tu, Paul, il y a un trou à la haie du jardin de ma cousine, j’y vais passer pour aller cueillir des fruits. Viens donc avec moi ! »

Paul refusa de s’associer à cette indélicatesse. Il essaya d’empêcher son camarade de la commettre ; mais Pétrus ne l’écouta point, et Paul profita de la bonne volonté de la voisine pour aller s’asseoir dans sa maison, où il trouva sa sœur déjà attablée devant un bol de lait froid, dans lequel l’hôtesse hospitalière lui émiettait un quignon de pain bis.


V
Une femme se penche vers une table sur laquelle elle pose un bol. Deux enfants attablé se restaurent.
Une femme se penche vers une table sur laquelle elle pose un bol. Deux enfants attablé se restaurent.


« Mes chers enfants du bon Dieu, leur dit-elle, en plaçant devant Paul une seconde jatte de grès pleine de lait et un morceau de pain, d’où venez-vous donc avec ce mauvais sujet de Pétrus ? Sa cousine ne se soucie point de ses visites, vu qu’il ne vient jamais à Chardonnay sans y laisser quelque sottise en souvenir de lui… Ah ! vous êtes d’Uchizy ! Eh bien, je vous conseille de vous refaire l’estomac et de vous en retourner bellement ensemble sans attendre ce chéti enfant.

— Tu n’es guère charitable, ma vieille Charlotte, dit Pétrus, en entrant triomphalement dans la maison, portant de la main droite une grande branche d’abricotier, lourde de bouquets de fruits, et de la main gauche tout un petit groseillier cassé au ras des racines.

— Voilà-t-il pas de tes coups ! dit la Charlotte. Abîmer de beaux arbres, pour que des voisins soient obligés de te dénoncer, s’ils ne veulent pas être accusés du dégât !

— Allons, répliqua-t-il, sans se décontenancer, donne-moi un verre de vin, et je laisserai chez toi les fruits que nous ne pourrons pas manger.

— Nenni, je n’en veux pas tant seulement un noyau ! Du Vin, tu en auras par respect pour ta parenté, et non par amitié toi. »

Paul et Alice refusèrent également de toucher aux fruits, de sorte que Pétrus, après s’en être bourré, alla rejeter avec dépit les branches cassées dans le jardin de sa cousine. Le frère et la sœur commençaient à s’apercevoir que leur compagnon mentait facilement. Soupçonnant qu’il pouvait les avoir abusés sur la permission donnée par Mme Chardet, ils voulurent partir aussitôt après le goûter. Alice embrassa la vieille Charlotte ; Paul, plus âgé et mieux au fait des formules de remerciements usitées dans le pays, dit à son hôtesse, au moment de prendre congé d’elle :

Quand vous viendrez à Uchizy, madame, mon grand-père Chardet des Ravières vous rendra avec plaisir la politesse que vous nous avez faite.

— Ah ! vous êtes tous deux les enfants à la feue Marie Chardet, dit la Charlotte ; vous êtes le jeune monde de Lyon. Je suis aise d’avoir fait quelque chose pour les Chardet. À vous revoir, mes enfants ! Ne vous attardez point en route ; nous aurons, pour sur, un grain d’ici une heure. »

En effet, les arbres étaient agités par un vent de mauvais augure qui chassait devant lui les nuages fauves et noirs dans l’entonnoir où Chardonnay est gité comme un nid d’alouette au creux d’un sillon ; le ciel n’était plus qu’une coupole basse, grosse de grêle ou de pluie. Vers les coteaux et dans la direction d’Uchizy, il était encore bleu ; le feuillage des vignes verdoyait sous les rayons du soleil, et les blés, encore sur pied, ondulaient en faisant entendre leur bruissement métallique, semblable au son lointain de pièces d’or remuées.

« Allons vite, l’orage ne nous gagnera pas, si nous prenons une traverse que je connais, dit Pétrus Courot, en quittant le village. »

Paul et Alice ne connaissaient pas assez le pays pour pouvoir discuter sur le meilleur chemin à prendre ; ils suivirent donc leur camarade, qui s’engagea le premier dans un large sentier herbu. Il marchait à dix pas en avant, le frère et la sœur s’étant attardés en se communiquant leurs réflexions, qui n’étaient ni gaies pour eux-mêmes ni favorables pour leur compagnon. Tout à coup celui-ci revint vers eux, et, posant un doigt sur ses lèvres pour leur recommander le silence :

« Écoutez ! leur dit-il tout bas, quand il les eut rejoints, nous allons jouer un bon tour à des colporteurs qui sont par ici. Ce sera drôle, et nous n’en arriverons que plus vite chez nous. »


CHAPITRE VI

SANS ABRI PENDANT L’ORAGE. — LA CHARRETTE VOLÉE. FUNESTES SUITES D’UNE ÉQUIPÉE. LE REBOUTEUR. — SUBITE SYMPATHIE DE PAUL POUR L’ENFANT INCONNU.


Après avoir fait à ses compagnons cette annonce mystérieuse, Pétrus Courot grimpa sur un arbre voisin. Dominant de ce poste élevé tous les coudes du chemin qui descendait des hauteurs de Marna jusqu’à la grand’route, il aperçut personne, ce qui lui donna la sécurité dont il avait craint de manquer pour l’exécution de son projet.

Ce projet en lui-même n’avait rien qui ne dût plaire à ses amis, car l’orage s’était accentué plus vite que ne l’avait prévu leur bonne hôtesse de Chardonnay. Les feuillages ployaient et se tordaient sous le vent, aux sifflements duquel se mêlaient, comme la basse grave d’un chant aigu, les lointaines trépidations de la foudre. Le feu pâle des éclairs rayait de sa déchirure en zigzag les nuages amoncelés, et de larges gouttes de pluie, tombant une à une, s’étalaient avec un bruit mat sur le chapeau d’Alice, comme annonçant aux enfants qu’il était temps de chercher un, abri, s’ils ne voulaient être transpercés par l’orage.

Quand Pétrus Courot se laissa glisser de la fourche du noyer qui lui avait servi d’observatoire, sa physionomie avait repris toute son insouciance.

« Personne d’ici à la grand’route, dit-il, et personne derrière nous d’ici au haut du coteau de Marna. Je peux bien vous dire maintenant que je me suis trompé en croyant que ce chemin abrégeait. Il fait un coude et nous a mis en retard. N’importe, nous allons rattraper le temps perdu. Venez avec moi. »

À quelques pas de là, le frère et la sœur aperçurent une charrette abandonnée à la bonne foi publique et qu’on avait, pour toute précaution, accotée à la barrière qui fermait une vigne. Cette charrette, fort exiguë et basse sur roues, était pleine de paniers vides jusqu’au niveau du banc de bois auquel était fixé le premier cerceau maintenant la capote en toile goudronnée. Le mulet chargé de la trainer était dans les brancards. On lui avait seulement débarrassé la tête de son harnais pour lui permettre de tondre l’herbe fraîche. Il ne profitait guère de cette liberté ; tenant entre ses dents une branche de chèvre-feuille arrachée au buisson voisin et dont il laissait passer la fleur, à la mode des dandys de village, il semblait écouter, de ses longues oreilles dressées en l’air, la plainte du vent dans les branches et les lointains grondements du tonnerre.

Pétrus Courot rajusta les harnais avec la dextérité d’un maquignon et passa le mors dans la bouche du mulet, qui ne fit d’autre résistance que de renifler fortement et de secouer la tête ; mais ce fut une bien autre affaire de ramener la voiture au milieu du chemin. Pétrus avait beau faire claquer le fouet, tirer en avant sur la bride, l’animal protestait à sa façon contre l’autorité que s’arrogeait cet étranger en s’arc-boutant sur ses pieds de derrière pour maintenir la charrette en place.

Cependant Pétrus en vint à ses fins, après une lutte dans laquelle il vainquit le mulet en entêtement. À bout de ses signes de rébellion, l’animal, baissant les oreilles, se décida à traîner la charrette au milieu du chemin.

« Là ! voilà comment je sais me faire obéir, dit Pétrus à ses compagnons qui s’étaient tenus à l’écart pendant cette entrée en connaissance un peu accidentée. Maintenant montez vite, et partons. Voici le marchepied pour Alice. Je vais l’aider.

— Le charretier n’est pas encore revenu, dit Paul en regardant à droite et à gauche. Qui donc nous conduira ?

— Que tu es naïf ! Le cocher c’est moi donc ! J’ai mené d’autres chevaux que cette bête à-oreilles d’âne. Elle mérite bien de les porter sur sa tête, l’obstinée !

— Oui, montons vite, dit Alice, voici que la pluie mouille, et il m’est tombé sur la main comme une petite pierre qui m’a fait mal.

— C’est de la grêle, dit Pétrus. Tout à l’heure elle va tomber dru ; le ciel est jaune sale.

— Mais, fit Paul indécis, quand le charretier reviendra, il ne trouvera plus sa voiture. Que dira-t-il ?

— Bon ! pourquoi la laisse-t-il toute seule par les chemins ?

— Non, décidément, Alice et moi nous ne partirons pas dans cette charrette, dit Paul. S’en aller dedans, c’est emporter le bien d’autrui, c’est faire comme les voleurs. Je vais chercher un arbre bien touffu pour cacher Alice dessous… Ah ! mon Dieu ! l’oncle Philibert m’a appris que les arbres attirent la foudre, et voilà le tonnerre qui gronde. Attends, Alice, je vais te jeter ma veste sur le dos, nous nous mettrons à courir jusqu’à Uchizy.

— Bah ! jusque-là ? c’est trop loin, répondit Pétrus. Tu as des scrupules bêtes. Il y a quatre chevaux dans l’écurie de mon père et des charrettes sous tous nos hangars ; est-ce qu’on peut m’accuser d’avoir volé une laide brouette comme celle-ci ? Je la rendrai ce soir à son propriétaire qui sera trop content d’avoir obligé le fils à Joseph Courot.

— Mais tu as dit que c’était un colporteur. Ces gens-là ne sont pas du pays. Comment devinerait-il que sa charrette est à Uchizy ?

— J’ai dit un colporteur, reprit Pétrus qui s’entendait à modifier ses explications selon les besoins de sa cause. Oui, cet homme en est un ; mais il a sa famille à Uchizy. Je le connais bien. Il est à Chardonnay en ce moment ; il nous a vus passer, et, quand il reviendra par ici, il devinera bien que c’est moi qui ai pris sa charrette. »

Pétrus ajouta mille fables qui ne réussirent pas à vaincre la répugnance de Paul. Si celui-ci refusa absolument de décamper, suivant l’expression de son camarade, il ne put résister au chagrin qu’il éprouvait en voyant la robe de toile de sa sœur toute mouillée. La pluie avait tourné en averse ; elle était mêlée de grêlons qui déchiraient les feuilles des arbres et rebondissaient comme de petites balles sur la capote goudronnée de la charrette. Alice, épouvantée de se trouver si loin du logis par un tel temps et sans une grande personne pour la protéger, pleurait tout bas.

« Que les petites filles sont une engeance ennuyeuse ! grommelait Pétrus mécontent.

— Montons dans la charrette, dit tout à coup Paul. Ce n’est pas nuire au colporteur que de nous mettre à l’abri chez lui. Nous lui expliquerons cela quand il viendra, et peut-être il nous conduira à Uchizy.

— Enfin ! » s’écria Pétrus qui installa la petite fille sur le banc, sans oublier de prendre la droite.

Comme la pluie, poussée par le vent, rayait transversalement l’espace, les enfants n’étaient pas mouillés du tout sur ce siège ; seul exposé aux intempéries, le mulet donnait des signes d’impatience auxquels Pétrus fit diversion par un coup d’État.

Avant que ses camarades pussent s’aviser de son intention, il rassembla les rênes et cingla sur le dos du mulet un coup de fouet si magistral que la charrette tressauta en se mettant en marche. Paul querella Pétrus de ce manque de parole et lui enjoignit de faire arrêter ; celui-ci n’en pressa que plus l’attelage. Le mulet, excité par le mauvais temps, par ce traitement inaccoutumé et peut-être par le dépit de ne pas reconnaître un ami dans celui qui le conduisait, se mit à dévaler rapidement le chemin. Heureusement Pétrus avait le poignet solide ; mais cette vitesse de grand trot ne lui parut plus suffisante lorsque, après avoir débouché sur la grand’route, il entendit deux cris partant, l’un du côté de Chardonnay, l’autre du chemin qu’ils venaient de quitter.

« Arrêtez, brigand ! Attendez-moi ! ou gare à vous ! disait l’un.

— Asicot, disait l’autre, mon mignon Asicot, arrête-toi ! »

Ces cris étaient poussés par des voix haletantes appartenant à coup sûr à des gens qui couraient après la charrette.

Le mulet, qui trottait les oreilles jetées en arrière, à la malcontent, entendit ce double appel et se planta sur ses pieds comme sur quatre piquets rivés au sol. Pétrus, hasardant sa tête hors de la capote de toile, aperçut à deux cents pas en arrière, sur la grand’route, un homme robuste qui accourait en faisant les grands bras et en lui montrant le poing, puis, sur le chemin de Marna, un jeune garçon de tournure dégagée qui agitait dans sa main une forte gaule de coudrier.

La situation était critique et offrait une perspective peu agréable au cocher improvisé. Attendre les propriétaires de la charrette et leur présenter des excuses, Pétrus n’y songeait pas ; l’idée de faire courir après lui sous la grêle et la pluie ces pauvres gens lui parut fort bouffonne, outre que c’était le seul moyen d’esquiver le coup de gaule dont leur colère le menaçait.

En dépit de Paul, qui lui ordonnait d’attendre les charretiers, sans pitié pour la pauvre Alice, qui se bouchait les oreilles pour ne pas entendre le coup de tonnerre que venait d’annoncer un éclair aveuglant, Pétrus fit tomber sur le corps du mulet une kyrielle de coups de fouet dont les cuisantes atteintes affolèrent l’animal. La charrette repartit aussitôt, aussi secouée qu’un peloton de laine attaché à la queue d’un chat, et, à la suite de bonds désordonnés qui la promenèrent d’un côté à l’autre de la route, elle vint s’abattre dans un fossé par un choc qui cassa les deux brancards et fit sauter les enfants par-dessus la haie.

Le mulet, qui ne s’était fait aucun mal, se dépêtra en quelques ruades. Dès qu’il se sentit libre, il se mit à courir vers ses maîtres, en traînant après lui tout son harnais et les deux pièces de bois détachées des brancards. Il hennissait, fier de la façon dont il s’était débarrassé de ses tyrans de rencontre, étonné toutefois de se sentir si léger et de n’être pas lesté du poids accoutumé de la charrette.

« Te voilà, mon pauvre Asicot, lui dit, en le flattant par la main, son maître, qui était un homme d’environ cinquante ans, vêtu d’un costume de velours de coton noir rayé. Qu’est-ce que c’est que cette aventure ?… les brancards cassés ! la charrette sur le flanc !

— Ah ! père, c’est ma faute, lui dit, en le rejoignant à ce moment-là le jeune garçon, qui venait du côté de Marna.

Un chemin bordé d'arbres sous une pluie battante. Au centre une charrette dont la bête qui la tire est au galop.
Un chemin bordé d'arbres sous une pluie battante. Au centre une charrette dont la bête qui la tire est au galop.
La Charrette repartit aussitôt.


Vous m’aviez permis de me promener un peu pendant qu’Asicot était attaché là-bas, et je suis resté trop longtemps sur ce coteau. Je m’amusais à regarder venir l’orage ; je ne le sentais pas si près.

— Et moi aussi j’ai été attardé au village, répondit l’homme, en montrant cinq ou six ustensiles de cuisine attachés ensemble et qui faisaient un bruit de ferraille sur son épaule. Je croyais que tu allais venir au-devant de moi. J’avais trouvé une écurie pour notre brave Asicot, une grange pour la charrette. Qui aurait cru qu’il y avait des voleurs dans ce pays-ci ?… Mais où sont-ils passés ? Rien ne bouge. Les as-tu vus tomber, Vittorio ? Moi, j’avais la vue troublée en courant.

— Ils ont sauté de l’autre côté de la haie, oh ! bien malgré eux, répondit le jeune garçon. Il faut voir s’ils ne se sont pas fait du mal dans cette culbute.

— Oh ! c’est bien le cadet de mes soucis, repartit l’homme, en prenant des mains de Vittorio la gaule que celui-ci avait coupée sur les hauteurs de Marna. Foi de Jacques Sauviac, je jure bien que j’étrennerai cette houssine sur leur dos. »

Vittorio sourit. Il savait sans doute à quoi s’en tenir sur les corrections que son père était capable d’infliger. En effet, lorsque Jacques Sauviac, après avoir constaté le dommage causé à son équipage, trouva, de l’autre côté de la haie, Pétrus Courot, relevé le premier, et qui lui présentait sa figure déchirée par les chaumes du blé coupé quelques jours auparavant, il se borna à le prendre par l’oreille et à lui dire :

« Méchant cocher de deux sous, c’est dans les fossés que tu veux faire trotter les charrettes ? Tu es bien heureux de n’être qu’un brimborion d’homme. Si tu avais six pouces de plus, je te ferais valser comme une toupie à la musique de cette bonne gaule. Tu en seras quitte pour me remplacer mes brancards cassés, car je vois à tes habits que tu n’es pas un vagabond, et ce n’est sans doute pas la première fois que ton père payera tes sottises. En attendant, viens m’aider à relever ma charrette et à ficeler mes brancards. Vittorio, ohé ! Vittorio, donne-nous donc un coup de main. »

Cet appel ne fut pas entendu. Vittorio avait de l’autre côté de la haie une occupation qui l’absorbait. Paul, après l’étourdissement causé par sa chute, s’était tout de suite inquiété de sa sœur, et l’avait trouvée à dix pas de lui, tombée si malheureusement qu’elle ne pouvait plus se relever. Son pied gauche se refusait à se poser à terre et à la soutenir. Elle le sentait « gros et mort », disait-elle avec un effroi qui s’accrut d’une nouvelle crainte quand elle vit sauter, par-dessus la haie, les deux charretiers coiffés de leurs chapeaux de feutre à larges ailes. Elle se cacha la figure dans la poitrine de Paul, qu’elle entendit bientôt faisant à un de ces étrangers le récit de son équipée, dont sa fierté dédaigna d’esquiver la responsabilité.

C’était à Vittorio que Paul faisait cette confession.

« Je comprends ; vous avez voulu nous jouer un tour, dit Vittorio. Puisque vous dites que vos parents payeront les dégâts, c’est que vous êtes riche. Mais vous ne savez peut-être pas, mon petit monsieur, que l’argent ne paye pas tout. Si notre pauvre Asicot s’était tué en tombant, ni or ni argent n’auraient remplacé pour nous ce vieil ami. Mais voilà ! vous ne pouvez pas comprendre cela, vous autres. Vous avez des tas de gens qui vous chérissent, et il ne vous reste pas assez de cœur pour vous attacher aux bêtes et craindre de leur faire du mal. »

S’adressant à Paul, ce reproche tombait bien à faux ; mais il était prononcé avec un sérieux qui ne manquait pas de douceur, et d’une voix si mélancolique, si fraîche cependant, si jeune, qu’Alice reprit courage et se hasarda à regarder celui qu’elle nommait tout bas le vilain homme noir. Quelle fut sa surprise ! Elle avait devant elle un jeune garçon de treize ans environ, plus grand que Paul de toute la tête, et dont les yeux bleus étaient fixés sur elle avec bienveillance.

Cette figure sympathique, encadrée dans des cheveux très frisés, blonds comme de l’or, sous les ailes du large chapeau, inspira à la petite fille le courage qui manquait à Paul pour s’excuser.

« Vous vous trompez, lui dit-elle, mon frère Paul n’est pas méchant du tout ; c’est Pétrus qui a tout fait. » Et elle conta par le menu tout ce qui s’était passé, s’interrompant de temps en temps pour porter la main à son pied blessé.

Ce mouvement et l’expression de douleur qui était répandue sur sa figure portèrent Vittorio à l’interroger, et quand Paul, éperdu dans une situation si critique, lui eut dit en pleurant que sa sœur croyait s’être cassé le pied, Vittorio, sans autre explication, prit Alice dans ses bras et la porta jusque dans la voiture, déjà remontée sur la route. Elle eut bien quelque appréhension en se sentant saisie ainsi par un inconnu ; mais le sourire du jeune garçon, qui laissait entrevoir deux rangées de dents blanches, était si bon qu’elle se gronda de sa frayeur.

« Voici bien une autre histoire ! s’écria Jacques Sauviac lorsqu’Alice eut été étendue sur le banc de la charrette. Ces enfants riches, élevés dans du coton, doivent y rester, sous peine de démancher leurs ressorts. Si encore le mal était arrivé à ce petit scélérat, continua-t-il en montrant le poing à Pétrus ; mais non, il faut que ce soit cette petite belle qui l’ait attrapé. Attention ! mon chou, il faut que je visite ce pied-là. Ça me connait. »

Après avoir déchaussé Alice, qui jeta des cris involontaires pendant qu’il coupait sa bottine et enveloppait, après l’avoir regardé, son pied contourné dans une limousine rayée, Jacques Sauviac donna un ordre à Vittorio, qui courut dans le pré voisin ; lui-même il pénétra dans l’intérieur de sa voiture, où il défit des paquets, et se mit à couper par bandes une assez bonne chemise de toile.

Pendant ce temps, l’orage allait toujours son train ; la pluie, la grêle, le tonnerre faisaient rage. Paul, accroupi sur le devant de la charrette, tenant la main de sa sœur, se demandait ce que cet étranger allait faire pour soulager le mal de la pauvre Alice. Tous deux pensaient à l’inquiétude que leur absence devait causer aux Ravières et au chagrin encore plus grand qu’on y éprouverait en les voyant revenir dans cet état. Paul, qui avait lu bien des histoires d’enfants volés, se demandait si cet homme vêtu de noir n’était pas quelque saltimbanque qui allait les emmener bien loin et les forcer à faire des tours dans les foires. Il gardait toutefois cette terreur pour lui ; Alice avait bien assez de son mal.

Pétrus, sur les épaules duquel le charretier avait jeté une limousine, se tenait, pour toute punition, près du mulet déjà attelé, afin de le maintenir en repos. Le fidèle animal, protégé par une bâche de grosse toile doublée en quatre sur son dos, se tenait coi et envoyait de petits hennissements joyeux à l’adresse de Vittorio. Celui-ci herborisait dans le pré, à l’abri d’un parapluie en coton rouge, luisant sous la pluie comme un gros coquelicot baigné de rosée. Quand la corbeille qu’il portait fut pleine de certaines herbes, il revint vers la charrette, mit les herbes dans un bassin de fer battu et les broya avec une grosse pierre ; puis il étendit ce cataplasme vert et juteux sur le morceau de toile que son père avait déchiré.

Celui-ci le laissait faire sans mot dire. Il paraissait rêveur, et son gros sourcil noir était hérissé sur ses yeux enfoncés.

« Tout est prêt, » lui dit Vittorio.

Alors Jacques Sauviac poussa un soupir, sauta hors de la charrette, en fit descendre Paul, qu’il conduisit près de Pétrus, et là il lui dit :

« Écoutez, il s’agit d’être raisonnable. Vous allez rester là… Tout à l’heure votre sœur va crier, mais n’ayez crainte. Je suis rebouteur, je ne lui ferai du mal que pour la guérir.

— Je ne veux pas ! je ne veux pas ! s’écria Paul.

— Il le faut, dit l’homme d’un ton impératif. Vais-je pas vous prier pour vous rendre service ? Est-ce moi qui suis allé vous chercher ? N’êtes-vous pas encore trop heureux d’être tombés chez un honnête homme capable de guérir cette enfant du mal que votre sottise lui a causé ? Je vous commande de vous tenir tranquille, et vous allez m’obéir. Voilà ce que c’est que de courir les chemins et de s’emparer de la maison des autres, car ma charrette c’est ma maison ; il faut ensuite obéir aux maîtres du logis. D’ailleurs, n’aie pas peur, mon garçon, ajouta Jacques Sauviac d’un ton radouci. Je ne voudrais faire du mal à ta sœur, car moi aussi j’ai de jolies pas petites filles dans mon pays. »

Après cette admonestation mi-bourrue, mi-paternelle, le charretier revint vers Alice, laissant Paul partagé entre l’envie d’aller défendre sa sœur contre cet homme qui allait la faire souffrir, et le désir instinctif de s’enfuir pour ne pas entendre les plaintes de la pauvre Alice.

Tout à coup, un cri déchirant domina le bruit de l’orage. Paul sentait ses jambes fléchir sous lui, lorsqu’il fut soutenu par une étreinte vigoureuse. C’était Vittorio qui l’embrassait en sanglotant, lui aussi, et il rendit à cet étranger un baiser aussi affectueux que s’il l’eût toujours connu et aimé.


CHAPITRE VII

PITEUX RETOUR AU LOGIS. — LE FRANC PARLER DE JACQUES SAUVIAC. — INSULTE FAITE À SES BONS OFFICES. — LE COUP DE TÊTE DE VITTORIO.


On ne s’était pas si vite inquiété des enfants qu’Alice et Paul l’avaient supposé dans leurs remords. Lorsque, vers quatre heures, Mme Chardet alla porter dans le jardin deux galettes sortant du four et destinées au goûter de ses neveux, elle s’étonna bien de ne pas les trouver dans le berceau de vigne-vierge et elle les appela, les chercha vainement dans tout le domaine. Mais, comme personne n’avait vu ni entrer Pétrus Courot ni sortir les deux enfants avec lui, elle supposa que le maître-valet, venu dans la journée et reparti avec le char à bancs pour les champs du Villars, s’était laissé attendrir par les prières de ses jeunes maîtres et les avait emmenés retrouver les moissonneurs.

L’orage, qui ne se manifesta sur Uchizy vers cinq heures que par une pluie diluvienne, la préoccupa cependant au point qu’elle monta jusqu’au belvédère dominant le toit du logis neuf, afin de savoir si le ciel était noir du côté du Villars. Elle en descendit très rassérénée ; dès sa première inspection, elle avait vu que le mauvais temps s’était localisé sur l’entonnoir de Chardonnay et sur le cours descendant de la Saône. En amont d’Uchizy, l’azur du ciel était seulement zébré de nuages gris perle dorés par le soleil couchant, arrière-garde vaporeuse de l’amas de nuées menaçantes qui avaient crevé en aval de la rivière. Il était donc possible que les moissonneurs et ceux qui étaient allés les rejoindre en eussent été quittes pour quelques gouttes de pluie fort inoffensives.

Tante Catherine revint alors en toute sécurité à ses occupations ; mais, vers sept heures du soir, lorsque la grosse troupe des moissonneurs fit son entrée aux Ravières, et qu’elle eut appris du premier d’entre eux que les enfants n’avaient point paru au Villars, elle paya d’alarmes bien vives la tranquillité dont elle s’était bercée jusque-là.

Avant même d’avoir revu son mari, elle dépêcha aux quatre coins d’Uchizy tous les messagers de bonne volonté qui s’offrirent à aller chercher les enfants. Pendant ce temps, Claude Chardet introduisait les moissonneurs dans la grange où le couvert avait été dressé. Chacun prenait place avec cette confusion un peu bruyante qui précède le plaisir de la réfection après une bonne journée de travail, lorsqu’un homme étranger à la compagnie entra, le chapeau sur la tête, et, le soulevant à demi, dit d’une voix forte :

« Salut, bonnes gens ! Pouvez-vous m’apprendre si je trouverai ici maître Chardet des Ravières ?

— Le voici, brave homme. Qu’y a-t-il pour votre service ? » lui répondit Claude Chardet.

L’homme parut embarrassé pour s’expliquer ; après avoir ôté tout à fait son chapeau, il le tourna quelque temps dans ses mains en donnant des coups de poing à sa forme de feutre mou, et il finit par dire :

« Ma foi, monsieur Chardet, c’est moi qui viens au contraire pour votre service ; si vous voulez sortir un moment avec moi dans votre cour, je vous dirai ce que c’est. Je vois ici beaucoup de monde en train de festiner ; je ne voudrais pas attrister votre compagnie par une nouvelle qui n’a rien d’agréable. »

Philibert Chardet, qui entrait en ce moment dans la grange, entendit ces derniers mots. Il venait de parcourir la maison pour y trouver les deux enfants, et sa femme était si troublée d’avoir manqué de surveillance à leur égard qu’elle s’était cachée pour pleurer à son aise et n’avoir pas à subir les questions de son mari. Ahuries par l’événement, les servantes avaient payé de réponses évasives les interrogations de maître Philibert, de sorte que celui-ci, mieux préparé que son père à quelque catastrophe, comprit aux derniers mots de cet étranger qu’il venait en messager de malheur. Il prit donc son père par le bras, et, dès que tous trois furent dans la cour, il dit au nouvel arrivé :

« Il s’agit des enfants ?… Vous nous les ramenez ?… Où sont-ils ? »

Et, sans attendre de réponse, il s’achemina vers le portail du côté duquel l’inconnu tenait les yeux fixés.

« Une minute de patience ! répliqua l’étranger en l’arrêtant sans façon ; avant de les voir, il faut que vous sachiez tout au long ce qui leur est arrivé, et comment il se fait que je les ai ramassés par les chemins, comme des objets perdus. »

Là-dessus, Jacques Sauviac conta aux Chardet l’aventure du chemin de Marna ; mais, en dépit de la reconnaissance qu’il éprouvait pour les bons procédés de l’étranger, l’oncle Philibert frémit quand celui-ci parla du reboutage qu’il avait fait subir au pied déboîté d’Alice.

« Pourvu qu’il ne l’ait pas estropiée à tout jamais et qu’elle ne traine pas la jambe comme moi ! » se dit-il à lui-même.

Jacques Sauviac comprit peut-être cette appréhension, en effet il conclut ainsi le récit de l’événement :

« Foi de chrétien, leur dit-il, j’ai eu une grosse dispute avec moi-même avant de me décider à raccommoder ce pauvre petit pied. Je me demandais si j’avais le droit d’y toucher sans la permission des parents ; mais c’est plus facile à remmancher tout de suite que lorsque l’enflure est venue. Puis j’ai coutume de suivre tout droit ma première idée quand je la crois bonne… Si par hasard cette opération de reboutage n’a pas réussi, vous aurez tout le loisir de faire savoir que Jacques Sauviac de Mozat n’est qu’un sot, un ignorant, puisque je compte séjourner dans votre village jusqu’à ce qu’il n’y ait plus dans aucune cuisine un seul ustensile à étamer. J’ai d’ailleurs à réparer ma charrette ; il nous a fallu la conduire au petit pas sur les chemins noyés d’eau, et encore pousser doucement par derrière pour que les brancards ficelés ne fussent pas détachés par le tirage de la bête.

— Touchez-moi la main, dit le vieux maître des Ravières au chirurgien-étameur. Vous avez agi en brave homme, et je suis bon pour vous en récompenser.

— Il n’y a pas de quoi, répliqua Sauviac. J’accepterai mon dû, c’est-à-dire de nouveaux brancards pour remplacer ceux qui m’ont été cassés par vos coquins d’enfants… Ah ! ils sont très mignons, sauf le petit brunet… Mais je n’ai point patente de médecin ; ce que je sais, je le tiens de mon père qui a été, sa vie durant, utile aux gens de chez nous. On attrape bien des entorses et des foulures dans nos montagnes d’Auvergne. Je fais comme lui et tâche d’obliger chrétiennement mon prochain. Cela ne se paye point avec de l’argent.

— Mais avec de l’estime, et nous ne serons pas chiches de cette monnaie-là, puisque vous n’en voulez pas d’autre, » lui répondit Philibert, qui, après avoir à son tour serré la main de Sauviac, se dirigea avec son père vers le portail pour aller embrasser les deux enfants.

La charrette était un peu en arrière, tout contre le mur du domaine. Paul en descendit pour venir sauter au cou de son grand-père et de son oncle, qui trouvèrent Alice aussi doucement installée que possible sur le banc où elle était étendue.

Après les premiers moments d’effusion, Philibert aperçut, derrière la charrette, Vittorio qui tenait Pétrus par sa veste, comme un gendarme tient un prisonnier récalcitrant. Les yeux du jeune maître des Ravières rencontrèrent ceux du garçon qui lui dit sans embarras :

« Monsieur, excusez-moi, je fais ici office de garde champêtre. Ce n’est pas que cela m’amuse d’avoir au bout de mon poignet ce petit bonhomme ; mais mon père me l’a commandé, parce que ce malin-ci a voulu prendre la poudre d’escampette quand nous avons approché d’Uchizy. M’en a-t-il donné des coups de pied ! Il rue comme un poulain… N’importe ! voici le criminel, et puisque, selon les idées de mon père, c’est vous qui êtes son juge, dites-moi, monsieur, si je puis le lâcher. Franchement, cela m’arrangera autant que lui.

— Emmène Pétrus dans la grange où l’on est installé pour dîner, dit l’oncle Philibert à Paul, après avoir fait au petit compagnon de son neveu une admonestation sévère.

— Lui, dit Paul en regardant Pétrus de travers. J’aimerais mieux emmener Vittorio, qui a pleuré en entendant crier Alice. Pétrus a ricané tout le temps que l’homme le grondait. Je n’aime plus Pétrus. »

Paul dut cependant se résoudre à être suivi dans la grange par Pétrus, auquel l’oncle Philibert, sans en rien dire, voulait infliger la leçon d’être blâmé de ses sottises devant une compagnie nombreuse. Comme la moindre des choses que l’on pût faire pour Sauviac et pour son fils était de les convier au festin commencé, on fit entrer la charrette dans la grande cour, jusqu’au perron du logis neuf, et, pendant que Claude Chardet désignait à Vittorio l’écurie où le mulet devait être hébergé, Philibert Chardet transportait sa nièce dans sa chambre.

Une demi-heure après, Alice s’endormait de pure fatigue, car ses mains étaient chaudes et son pouls battait la fièvre. Cependant ce repos paraissait lui faire du bien, et tante Catherine, qui l’avait déshabillée, disait que les bandages entourant son pied et sa jambe étaient arrangés et serrés par une personne qui s’y entendait. Néanmoins, son mari n’était pas rassuré. Sans la moindre intention de prendre part au repas, il alla dans la grange demander tout bas à son père s’il ne serait pas bon de faire venir un médecin, c’est-à-dire de faire atteler pour courir à Montbellet ou à Tournus, la Faculté n’ayant pas même un officier de santé qui la représente à Uchizy.

« À quoi bon, puisque cet homme a fait tout ce qu’il y avait à faire ? répondit le maître des Ravières d’un ton qui interdisait toute insistance. C’est inutile. D’ailleurs, gens et bêtes sont fourbus ce soir. On verra demain si la petite a besoin de drogues.

On le voit, Claude Chardet avait ce préjugé campagnard qui redoute la présence des médecins.

« Allons, allons, dit ensuite Claude Chardet à son fils, fais-toi une meilleure figure. On a déjà causé de ton absence à table. Assieds-toi et mange, ne serait-ce que pour que je puisse aller voir Alice à mon tour. Est-ce que tu crois que je n’ai pas une peine aussi grosse que la tienne ? Mais il faut

Un homme qui pointe un enfant du doigt. L’enfant est penché vers l’avant. L’homme a son chapeau sur la tête, à terre probablement le chapeau de l’enfant.
Un homme qui pointe un enfant du doigt. L’enfant est penché vers l’avant. L’homme a son chapeau sur la tête, à terre probablement le chapeau de l’enfant.
Joseph Courot avait débuté par tirer les oreilles de son fils.


se faire une contenance pour ne pas ennuyer le monde qu’on reçoit. »

Philibert prit donc place à table. Quand le vin vieux eut circulé avec les fruits et les fromages, la conversation s’établit par groupes ; dans chacun d’eux le même sujet fut traité. D’un bout à l’autre de la longue table, on ne parla que de l’aventure du jour. Joseph Courot, qui avait débuté par tirer les oreilles de monsieur son fils et par le coiffer de deux bons soufflets, fut le premier à s’ébaudir des hauts faits de Pétrus ; il riait aux éclats de ses fredaines en l’excitant à les narrer tout du long aux assistants.

Cette inconséquence n’était certes pas faite pour donner à Pétrus le sentiment de ses torts. L’oncle Philibert déplora en lui-même de reconnaître que certains pères n’ont aucune idée du sérieux de leur mission ; mais, s’il était trop poli pour blâmer tout haut cette faiblesse paternelle, il y avait ce soir-là à sa table un homme moins soucieux d’observer les délicatesses de la civilité que d’exercer son franc-parler. C’était Jacques Sauviac, qui interpella Joseph Courot en ces termes :

« Pardon, monsieur, vous qui riez très fort, si la conduite de monsieur votre fils vous paraît drôle, pourquoi l’avez-vous secoué rudement lorsqu’il est entré ici ? Au contraire, s’il y a quelque chose qu’on doive reprendre dans ce qu’il a fait, pourquoi l’encouragez-vous par votre gaieté à recommencer ? »

Joseph Courot devint fort rouge et regarda de travers l’étameur, dont l’apostrophe avait suscité autour de la table bien des approbations mal dissimulées.

« Dites donc, monsieur je ne sais qui, lui répondit-il, est-ce que vous prétendez rebouter ou étamer ma conduite ?… Est-ce que c’est la mode, dans votre pays (si vous en avez un), de chercher des querelles aux gens quand on est invité dans une maison sans être connu, et comme qui dirait par grâce ?

— Possible que je me sois mêlé de ce qui ne me regardait pas, répliqua Jacques Sauviac sans se déconcerter ; de cela, je vous fais mes excuses. Mais, entre pères de famille, il me semble qu’on peut échanger un petit avis. Votre garçon est de ceux qui tournent à gauche, cela m’afflige de vous le répéter ; il m’a paru que j’avais le devoir de vous dire ceci : Si vous ne voulez pas qu’étant grand il fasse de grandes sottises, ne riez donc pas des petites qu’il commet dans son jeune âge. Voilà ce que j’ai voulu vous dire. Si cela vous offense, je le regrette. L’intention était bonne. »

L’assistance approuvant les francs propos du nouveau venu, Joseph Courot laissa tomber la discussion ; mais il prit bientôt l’offensive en mettant la causerie sur le chapitre des rebouteurs, et se moquant de leur prétendue habileté.

Jacques Sauviac ne disait mot. Le rappel à la politesse qui lui avait été fait lui imposait le silence, autant qu’une juste dignité. Il n’était d’ailleurs pas assez ignorant pour croire infaillibles les pratiques empiriques léguées à sa famille par une tradition déjà ancienne ; il sentit donc une sueur froide lui mouiller les tempes en songeant que peut-être il avait mal remis ou massé imparfaitement le pied déboité d’Alice.

Paul ne perdait pas un mot de ce qui se disait ; alarmé par ces propos malveillants, il se pencha vers Vittorio, qui était son voisin de table, et lui dit tout bas :

« Est-ce que c’est vrai que ton père a peut-être estropié ma pauvre petite sœur ? »

Vittorio redressa la tête par un mouvement de fierté offensée.

« Toi aussi tu le crois ? lui dit-il… Ils le croient donc tous ?… »

Et, sans en dire davantage, il regarda Philibert Chardet dont la figure était très pâle, Joseph Courot qui continuait à se gausser des rebouteurs, ses voisins qui riaient de ses contes, enfin Jacques Sauviac dont les sourcils froncés témoignaient d’une contention de silence pénible ; repoussant son assiette pleine, le jeune garçon se leva brusquement et sortit de la grange.

Un quart d’heure après, Sauviac, se sentant incapable de supporter sans mot dire les brocards qui l’assaillaient presque directement, disparut à son tour. Joseph Courot célébra cette victoire comme un combattant resté maître du champ de bataille, et il triompha tout à fait lorsque le père Billot vint faire une singulière communication au maître des Ravières.

« Not’maître, dit le vigneron, est-ce que vous avez donné commission pressée au garçon de l’étameur pour qu’il ait attelé notre meilleur cheval au char à bancs et qu’il soit parti avec au grand galop ?… J’ai peur qu’il ne nous gâte Rouget, car la bête est vive, et le gars la menait d’un train… Si vous m’aviez donné la commission, à moi, je l’aurais bien faite tout de même à sa place.

Moi ! dit Claude Chardet étonné. Je n’ai rien commandé du tout. Ni toi Philibert ?

— Ni moi.

— Ni moi non plus, dit à son tour la tante Catherine. C’est la Marion qui vient de nous apprendre le coup de hardiesse de ce jeune garçon. Nous avons cherché son père partout. Nous ne le trouvons nulle part.

— C’est trop prendre de peine, s’écria Joseph Courot, et de la peine bien inutile. Il aura été attendre son fils à quelque tournant de chemin. Voilà ce que c’est que de recevoir dans sa maison des gens sans feu ni lieu. Ce sont tous des insolents, des garnements, des voleurs.

— Mais leur mulet est encore à l’écurie et leur charrette dans la cour, fit observer Mme Chardet, dont l’excellente nature ne pouvait croire au mal de propos délibéré.

— La belle compensation ! s’écria Joseph Courot ; ils vous laissent une bête fourbue, une brouette disloquée. Enfin, Claude Chardet, si vous ne payez pas plus cher le reboutage que cet homme a fait, vous serez plus heureux que vous ne vous êtes montré prudent. »


CHAPITRE VIII

VISITE DOMICILIAIRE DANS LES PÉNATES ERRANTS DE L’ÉTAMEUR. CURIEUSES TROUVAILLES. — COMMENT L’ON DEVIENT REBOUTEUR. LES IDÉES DE VITTORIO.


Claude Chardet avait pour principe de ne jamais laisser tourner en ridicule devant lui sa renommée d’homme avisé, sagace, et la convenance de ses faits et gestes. Aussi, bien qu’il eût à cœur la disparition de son joli bai-cerise, qui était un cheval digne d’être attelé au coupé d’un citadin, et surtout la mortification d’avoir été dupé par des aventuriers, il ne voulut pas laisser ses invités sous l’impression des moqueries de Joseph Courot.

« Je ne sais pas à qui tu en as, José, lui dit-il, de crier ainsi après cet étameur. J’ai dit que je ne lui ai point donné de commission et je le maintiens. Mais ce n’est pas une raison pour dire qu’il s’est sauvé en me dupant. Puis-je pas lui avoir fait cadeau de cet attelage, puisque ton fils et le mien ont abîmé sa charrette ? J’ai assez de bien pour payer un peu cher, s’il me plait, les fredaines de nos enfants.

— C’est prendre l’anse du bon côté, » grommela Joseph Courot, qui n’osa pousser plus loin la raillerie, en voyant le maître des Ravières prêt à donner cours contre lui à sa mauvaise humeur.

Il se mit donc en devoir de se retirer. Déjà les Bressans loués pour la moisson quittaient la table afin d’aller se coucher sur les bottelées de foin dans la seconde grange ; les artisans d’Uchizy partaient également pour prendre du repos avant la seconde journée de moisson qui devait commencer dès l’aube, selon l’habitude. Mais, sitôt que le grand portail des Ravières fut fermé sur le dernier convive, la physionomie jusque-là souriante de Claude Chardet se rembrunit.

« Il faut savoir ce qui en est, dit-il à son fils. Prends une lanterne et allons voir si ces fripons d’étameurs ont déménagé leur carriole. C’est assez inutile après tout d’aller s’en assurer. Rouget vaut mieux à lui tout seul que leurs quatre nippes ; mais je ne m’endormirai pas tranquille si je ne sais le fin mot de l’affaire. »

Cette visite domiciliaire dans les pénates errants de l’étameur répugnait à l’oncle Philibert ; mais il n’y avait qu’à obéir lorsque son père avait parlé. Il se borna cependant à tenir la lanterne pendant que le maître des Ravières, monté sur la charrette, jetait à terre sans façon plusieurs douzaines de paniers et de corbeilles qui devaient être confectionnés par l’étameur ou par son fils, comme en témoignaient des bottes d’osier et de paille coloriée préparées pour la vannerie. Lançant le tout par-dessus l’ouvrage terminé, il mit à découvert, derrière le fourneau, le soufflet, les matières pour l’étamage et une malle de forme ancienne, revêtue de cuir à longues soies, qui remplissait le fond de la voiture. On ne l’avait point vidée, car elle pesa au bras de Claude Chardet, lorsqu’il la souleva. Il se fût sans doute cru le droit d’en examiner le contenu si elle n’eût été fermée par

Deux hommes et une charette. Le premier homme de dos dans l’ombre, le second assis tient un livre ouvert.
Deux hommes et une charette. Le premier homme de dos dans l’ombre, le second assis tient un livre ouvert.
« Voyons, voyons cela, » s’écria Philibert.


un cadenas ; le même obstacle ne se rencontrant pas à une caisse de bois blanc, il y plongea la main sans façon.

« Qu’est-ce que c’est que cela ? dit-il en tirant du premier coup trois livres dont il lut les titres après avoir adapté à son nez ses grosses lunettes montées en fer : Œuvres de Corneille, Traité des logarit… je ne sais plus quoi. Est-ce que c’est du grec ou du latin ? Eh bien ! en voilà un drôle de bagage pour un étameur !

— Voyons, voyons cela, s’écria Philibert Chardet, devenu très curieux à son tour ; mais oui, traité des logarithmes, la petite brochure classique des Géorgiques en latin, et puis encore quoi ?… »

S’asseyant sur la malle, il se prit à extraire de la caisse des cahiers écrits en long et en large, pour économiser sans doute le papier en croisant les lignes ; puis beaucoup de livres de la bibliothèque à 25 centimes, et des carrés découpés dans de vieux journaux et proprement enfermés dans une chemise de carton ; enfin des dessins, paysages ou figures fort incorrects, mais traités avec verve et un certain goût naturel.

Il y avait de tout dans ce capharnaüm intellectuel, et même sur les cahiers où se suivaient des versions et des thèmes latins, des problèmes d’algèbre assez capables d’embarrasser un collégien de quatorze ans et dont la solution était juste, des vers copiés, faute probablement de posséder les volumes qui les contenaient. Tout au fond de la caisse, pour mettre le comble à son étonnement, Philibert trouva une vieille Bible, texte en vieux français, imprimée à la Haye en 1580, et qui devait être précieuse à l’étameur, car, outre la robe de velours noir élimé qui protégeait son antique reliure, elle était enveloppée avec soin dans deux vieux foulards de coton.

« Mon père, dit Philibert en remettant toute chose en place, il m’est impossible de croire qu’un homme franc, tel que paraît ce Sauviac, et dont le fils emploie à de semblables travaux ses moments de liberté, soit capable d’un vol. Certes, la disparition de votre attelage est impossible à expliquer correctement : mais ne préjugeons rien avant demain. Ces gens-là nous ont obligés sans nous connaître ; ils ont fidèlement recueilli, soigné, ramené nos enfants. Ne fût-ce que par reconnaissance, nous devons tout supposer plutôt qu’une mauvaise action de leur part.

— Bah ! répondit Claude Chardet, tu en es toujours à ta vieille idée, que des gens qui mâchent du latin sont plus honnêtes que d’autres. Cela n’empêche… Mais tu as raison en disant qu’il n’y a rien à faire ce soir. Nous verrons demain s’il faut aller porter plainte à Tournus. »

Ils remirent donc tout en place sur la charrette et allèrent dans la chambre d’Alice qu’ils trouvèrent sommeillant, mais après s’être réveillée plusieurs fois pour demander à boire, tant la fièvre l’altérait.

Les serviteurs reçurent l’ordre de se retirer. Ni Claude Chardet ni son fils n’avaient quitté la chambre où tante Catherine veillait Alice, lorsque, vers onze heures du soir, tout Uchizy reposant depuis longtemps, on entendit, du logis neuf, le bruit d’une voiture qui montait au petit trot le chemin des Ravières.

« Les oreilles me sonnent, dit tout à coup Claude Chardet, oui c’est bien l’allure de Rouget. »

Une minute après, en effet, l’on frappa rudement au portail des Ravières. Le père et le fils sortirent ensemble pour aller ouvrir.

« C’est égal, disait Claude Chardet en traversant la cour, je t’accorde que ce ne sont pas des voleurs ; mais avoue que ce sont des gens sans gêne. S’ils aiment la promenade au clair de lune, pourraient-ils pas sortir à pied. Se croient-ils à l’auberge, qu’on doive les attendre jusqu’à près de minuit ? Tu vas voir si je ne leur dis pas tout net ma façon de penser ! »

Malgré ces promesses grosses d’une admonestation, Claude Chardet jubilait dans son cœur. On ne se moquerait pas de lui le lendemain à Uchizy ; les bonnes âmes ne l’assailliraient pas de compliments de condoléance ; enfin, il reverrait ce Rouget qui portait beau et dont la tête fine était étoilée de blanc, Rouget, l’orgueil de son écurie. Il tira donc lestement les gros verrous, fit rouler les battants sur leurs gonds, et, sans attendre son commandement, le char à bancs décrivit une courbe dans la cour et s’arrêta avec précision devant le perron du logis neuf. Claude Chardet laissa son fils en arrière pour refermer la grande porte ; après quoi, traversant la cour dans la pénombre causée par un gros nuage qui passait à ce moment-là sur la lune, il rejoignit près du perron les deux individus déjà descendus du char à bancs. Le plus petit, Vittorio évidemment, tenait le cheval à la tête ; l’autre, qui attendait le maître du logis, fut salué de cette bienvenue par Claude Chardet :

« Dites donc, étameur, êtes-vous content du trot de mon cheval, et les ressorts de ma voiture vous paraissent-ils assez doux ?… Vous savez, je comprends comme un autre la plaisanterie ; mais je ne l’aime point une fois que le soleil est couché.

— Qu’est-ce que c’est que cela ? répondit l’homme, dont la voix n’était pas celle de Jacques Sauviac. S’il y a une plaisanterie de faite, c’est moi qui en suis la victime. J’aimerais certes mieux dormir à Tournus dans mon lit que de me voir reçu de cette façon-là où je me croyais attendu et même désiré. »

À ce moment, la lune émergeant du nuage qui l’avait voilée, Claude Chardet reconnut dans l’individu qu’il avait si cavalièrement accueilli le docteur Lafon, le meilleur médecin de Tournus.

« Comment, c’est vous, monsieur le docteur ? lui dit le maître des Ravières. Ah ! voilà une aventure ! Excusez-moi, ce n’est pas à vous que je pensais parler. Je suis satisfait de vous voir ; ma petite malade n’est pas bien. Mais où est donc l’étameur ?

— Mon père, dit Vittorio en s’avançant, il doit être couché dans le fenil.

— Non pas, on l’y a cherché.

— Il se sera fourré dans quelque coin pour être loin des autres et ne pas recevoir des coups de pied.

— C’est donc lui qui t’a commandé d’aller à Tournus ?

— Pas du tout, monsieur, répondit Vittorio. Je ne lui ai pas seulement parlé depuis que nous sommes chez vous. Au diner, on avait insulté mon père ; vous étiez soucieux pendant qu’on se moquait des rebouteurs ; monsieur votre fils que voilà paraissait aussi tourmenté que vous ; je sentais que le cœur de mon père était gonflé par l’humiliation. Alors j’ai pensé que vous n’osiez pas envoyer chercher un médecin de peur de vexer l’homme qui vous avait ramené vos enfants, et, ma foi, d’un coup de dépit et de fierté, j’ai couru à l’écurie sans autrement réfléchir. Si j’ai pris une voiture à vous, c’était pour ramener M. le docteur. Je vous demande pardon d’avoir usé de votre bien sans votre permission… Maintenant, ajouta Vittorio avec une fierté qui fit sourire les trois hommes, si j’ai abimé quelque chose, je puis payer les frais. J’ai quatre-vingt-huit francs d’économies.

— Quel drôle de garçon ! dit Claude Chardet en donnant une tape amicale sur la joue de Vittorio.

— Oui, répondit le docteur en montant le perron avec les deux maîtres du logis, il est extraordinaire ; il m’a intrigué, car que peut-on faire en cheminant sur la grande route à moins que l’on ne cause ? Aussi je complais ne pas vous quitter sans vous avoir demandé où vous aviez pris ce singulier petit page. Je l’ai cru à votre service ; il m’a laissé ignorer le précédent de reboutage, et son métier d’étameur, qui m’étonne plus que tout le reste, étant donné tout ce qu’il a su me dire d’à-propos sur tous les sujets que ma causerie a touchés. Je vous garantis que ce petit bonhomme est un caractère. Je n’avais, je vous l’avoue, aucune envie de le suivre ; je croyais à une foulure simplement, et cela pouvait attendre à demain. Mais j’ai eu beau l’envoyer au diable quand il est venu me relancer jusque dans ma chambre à coucher, il a tenu bon, et c’est à son entêtement et au plaisir que m’a causé sa langue dorée que vous devez de me voir ce soir. »

Ils entrèrent tous les trois dans la chambre d’Alice. Le docteur allait procéder à l’examen du pied malade lorsqu’on frappa deux petits coups à la porte. Philibert Chardet alla l’ouvrir et Vittorio se présenta avec timidité ; il était blême et sa voix tremblait.

« Permettez-moi, dit-il, de rester dans ce coin pour entendre ce que monsieur le docteur dira du travail de mon père ! »

Sur l’assentiment de Philibert Chardet, Vittorio se laissa tomber sur un siège. L’enfant, que la foi avait transporté jusque-là, sentait sa conviction faiblir au moment de l’épreuve. L’oncle Philibert comprit si bien cette défaillance délicate, succédant à l’exaltation de l’orgueil filial outragé, qu’il garda dans sa main la main frémissante de Vittorio pendant que le docteur levait l’appareil.

« Ah ! ah ! des herbes mâchées ! dit ironiquement le médecin.

— Eh ! l’on était en plein champ, et le rebouteur n’avait pas sans doute de vulnéraire sous la main, » dit Philibert Chardet.

Le docteur tâta et malaxa le pied et la jambe d’Alice qui gémit assez fort ; pourtant cette plainte était loin d’avoir l’acuité des cris qu’elle avait poussés lors du reboutage, et cette différence, qui atterra Vittorio, fut interprétée d’une autre manière par le docteur.

« Monsieur Chardet, dit-il en trempant des bandes de toile dans une préparation d’arnica qu’il tira de sa pharmacie de campagne, l’opération a été parfaitement faite, de pure routine sans doute, mais par un routinier très habile. Je ne vous suis utile ce soir que pour couper la fièvre et vous prescrire les précautions hygiéniques à prendre jusqu’à parfaite guérison. Je n’aurai même nul besoin de revenir. Vous pourrez charger ce rebouteur de renouveler les pansements, dans lesquels il substituera toutefois aux cataplasmes d’herbes le liquide contenu dans cette fiole… Mais je serais aise de le voir, ce confrère rustique, afin de le féliciter et d’apprendre comment s’arrangent dans sa cervelle son habileté de fait et son ignorance probable des notions anatomiques.

— Vous le verrez demain matin ; il est trop tard pour retourner à Tournus ce soir, répondit Claude Chardet, et je serai bien aise que vous voyez, à votre réveil, l’effet qu’aura produit sur ma petite-fille la potion que vous venez de lui ordonner.

— Eh ! volontiers, » fit le docteur qui alla serrer la main de Vittorio en lui disant : « Eh bien, mon petit latiniste, nous ne referons donc pas la route ensemble per amica silentia lunæ ? »

Le lendemain matin, vers neuf heures, Jacques Sauviac, que son fils avait retrouvé dans un coin retiré du fenil, se présenta au logis neuf afin de faire honneur à l’invitation qui lui avait été faite de déjeuner avec le docteur. Le père et le fils avaient échangé leurs vieux vêtements de voyage contre des costumes complets de velours gros bleu, pantalons larges, vestes courtes, gilets de coutil, seule concession faite à la chaude saison d’été.

Toute la famille Chardet était restée à la maison, Claude Chardet se réservant d’aller rejoindre les moissonneurs au Villars au retour de son voyage de Tournus. Ce fut donc devant tout le monde que le docteur salua cordialement Sauviac accusé, avec gaieté, de couper l’herbe sous le pied des médecins ; puis il entreprit l’étameur sur le sujet de ses pratiques chirurgicales.

Il l’assaillit de questions auxquelles Sauviac ne répondit point. À mesure que le docteur parlait de tendon d’Achille, de grande veine saphène, d’articulation tibio-tarsienne et de face postérieure du calcaneum, la bouche de l’étameur s’entr’ouvrait d’étonnement, ses yeux enfoncés s’arrondissaient, et les deux grandes rides obliques de son front se surmontaient d’un petit chapiteau de rides horizontales.

« Ma foi, mon bon monsieur, dit-il lorsque le docteur eut terminé la démonstration théorique de l’opération si dextrement faite la veille, je n’entends goutte à tous ces grands mots-là. Je ne veux point passer pour ce que je ne suis pas, et, si vous êtes aussi savant que je suis ignorant, je jure que vous êtes le premier médecin de France. »

Le docteur rit de cette naïveté. Cependant il insista tellement pour savoir comment l’étameur avait acquis son expérience pratique, que Sauviac lui dit :

« Voici comment ça m’est venu. Quand j’étais à l’âge de mon Vittorio, mon père m’emmenait toujours avec lui lorsqu’il allait faire quelque opération ; il me montrait l’épaule la jambe ou le pied démanchés en me disant : — Regarde comme c’est biscornu, dérangé, et ne perds pas de l’œil le moindre mouvement que je vais faire pour le rebouter. Alors, moi, je regardais bien, et après je ruminais le tout dans ma tête, je refaisais de mes mains les mêmes mouvements sur n’importe quoi, sur le premier bâton venu ou sur les pattes de mon chien. Même bien des fois, monsieur, étant pâtour aux champs, j’ôtais mes sabots pour tâter mon pied, ma cheville, ma jambe, et sentir au bout de mes doigts comment tous les os y étaient agencés sous la peau dans leur position naturelle. Mon père m’enseignait les noms qu’il donnait aux os et à ces cordes que vous appelez les nerfs ; mais son patois ne ressemblait pas au vôtre, vous ne le comprendriez point, et pour sur vous vous moqueriez. Tant il y a que l’on ne peut montrer, ni dans le bas ni dans le haut pays de Mozat à Clermont-Ferrand, un seul estropié de la façon de mon père ou de la mienne. Mais je ne m’en fais pas accroire pour cela. Sais-je pas bien qu’on est très imparfait quand on ne peut pas prendre connaissance des bonnes recettes qui sont couchées par écrit dans les livres ? C’est à peine si je signe mon nom et si j’épèle ma croix de par Dieu.

— Bah ! s’écria le docteur en tressautant de sa chaise. Et voilà votre fils qui traduit Virgile ? » La figure de Jacques Sauviac prit une expression d’orgueil paternel.

« Ce garçon-là, dit-il en posant sa main calleuse sur la tête frisée de Vittorio, a une autre tête que la mienne ; il aura aussi une autre destinée.

— Avez-vous déjà commencé à l’initier aux connaissances que vous tenez de votre père ?

— Voyons, mon bon monsieur, de ce que je suis un pauvre vagabond d’étameur, il ne faut pas me croire un sot. Les Sauviac des temps passés, moi et les autres rebouteurs, nous avons été utiles dans un temps où il n’y avait guère de médecins dans les campagnes ; mais le monde s’instruit à la longue, et peu à peu il arrive dans les villages des docteurs ayant patente pour guérir les infirmités. Et puis… Va-t’en donc, Vittorio, je vois que tu as fini de déjeuner, et le jeune M. Paul a envie de jouer avec toi.

— Oui, Vittorio, viens avec moi ; tu amuseras Alice en lui chantant des chansons comme ce matin. »

Les deux enfants sortirent, et Jacques Sauviac poursuivit ainsi son explication :

« Et puis, monsieur, mon Torio est trop instruit pour être mon élève. J’ai essayé de faire avec lui comme mon père a fait avec moi, et ce diable d’enfant m’a embarrassé par des pourquoi et des comment qui me faisaient quinaud à tout coup. Ensuite il n’a pas l’idée au reboutage.

— À quoi l’a-t-il donc ? demanda Philibert Chardet.

— À tout, monsieur, à tout ce qui peut s’apprendre ! s’écria l’étameur.

— Mais enfin ce n’est pas tout seul qu’il s’est appris ce qu’il sait ?

— Sans doute non, monsieur. Pendant la belle saison, nous courons la France avec notre charrette et notre Asicot. Torio m’aide à l’étamage, puis il fait des paniers qu’il vend. Quand vient l’hiver, nous retournons chez nous, dans une petite maison que j’ai au-dessus de Mozat, qui est un village tout proche de Riom. Là, je retrouve avec plaisir ma bonne femme et mes cinq filles. En notre absence, elles cultivent un petit bout de bien agrandi de temps en temps par mes gains de l’été, et en hiver elles font de la dentelle. Donc, c’est là que nous passons la mauvaise saison. À Mozat, ils sont deux qui ont pris Vittorio en amitié, le curé et monsieur aux contributions, le percepteur, vous savez ? Ils donnent des leçons au petit depuis qu’il a l’âge de sept ans, et il a si bien mordu à l’étude qu’il emporte ses livres dans nos tournées. Tout le temps qu’il ne travaille pas avec moi il le passe le nez dans ses bouquins, au lieu d’aller baliverner avec les garçons de son âge. Le curé parlait bien de lui faire payer sa pension au séminaire par une dame riche, et ça plaisait bien à ma femme, vu qu’elle est un tantinet jalouse de mon amitié pour ce gars-là ; elle croit que cela fait du tort à mes filles dans mon cœur… Idée de femme ! Mais le petit n’a jamais voulu se séparer de moi ; il dit que je m’ennuierais sans lui. D’ailleurs il aime notre vie de ci et de là. Il prétend que ça l’instruit de voir chaque année du monde et des pays nouveaux. C’est un drôle d’enfant, allez ! Je l’ai vu les dimanches, quand nous étions dans les grandes villes, tourner des heures devant les figures de pierre qui sont sur les places, ou essayer, dans ce qu’on appelle les musées, de mettre au crayon sur une feuille de papier les sujets des beaux cadres dorés qui y sont pendus aux murs. Il paraît que c’est difficile ; en tout cas, c’était trop fort pour lui ; je l’ai vu plus d’une fois pleurer, oui, pleurer de sa maladresse.

— Et quelles sont ses idées pour son avenir ? demanda Philibert Chardet. Vous devez avoir de l’ambition pour un fils si bien doué ?

— Ses idées ? Il n’en a point d’autre que d’apprendre tout ce qui peut s’étudier. Oh ! il n’en voit pas si long, et je vous assure que ce garçon-là n’est point envieux de fortune. Quand je lui dis qu’à la fin il en saura trop pour rester étameur, il rit de toutes ses forces, et il dit qu’il ne méprisera jamais un métier qui lui donne son pain et lui permet de temps en temps d’acheter des livres.

— Eh bien ! à la bonne heure, dit Claude Chardet ; je ne hais rien tant que les gens qui croient trop en savoir pour travailler de leurs mains. Demeurez aujourd’hui aux Ravières, mon brave Sauviac. En rentrant, ce soir, je vous ferai une proposition qui ne vous déplaira peut-être pas. »

CHAPITRE IX

PAUL A UN AMI. — LA MORALITÉ D’UN SONNET. L’HORLOGE DE LA SALLE BASSE.


Après le souper des moissonneurs, pendant lequel personne n’osa molester en paroles Jacques Sauviac, tant les maîtres du domaine témoignaient d’estime pour lui, Claude Chardet conduisit l’étameur et son fils dans une chambre du logis vieux, meublée à l’antique d’un lit à pentes, à colonnes, d’une table à pieds en grenouille et d’un haut cabinet. Arrivé là, il prit un escabeau, en montra un autre à Sauviac et lui dit :

« Voici votre chambre pour tout le temps que vous passerez à Uchizy. Comptez-vous y séjourner longtemps ? Le plus sera le mieux, au gré des gens des Ravières.

— Merci de votre honnêteté, monsieur Chardet, répondit l’étameur ; je resterai ici tant que je trouverai à m’y occuper. Mon fils est allé à Chardonnay aujourd’hui reporter l’ouvrage qu’on m’y avait donné, et il a fait le tour de votre pays sans trouver grand’chose à réparer. Nous partirons donc bientôt ; mais, avant de nous en aller, j’apprendrai à Mme Chardet comment il faut panser votre petite-fille.

— Quant à l’ouvrage, dit Claude Chardet, vous avez mal choisi votre moment, mon homme, pour venir à Uchizy. On n’a que la moisson en tête. C’est dans seulement quinze jours, aux approches de la Saint-Pierre, notre fête patronale, qui tombe le premier dimanche d’août, que toutes les ménagères auront souci de leur batterie de cuisine et courront après vous, tandis qu’elles ont fait la sourde oreille aujourd’hui aux offres de votre garçon. Donc il faut rester avec nous au moins jusqu’à ce temps-là. Le docteur a bien dit que vous étiez utile à ma petite Alice. Mais, comme je ne veux pas que vous en soyez du vôtre, vous allez me dire ce que vous gagnez, une semaine portant l’autre, afin que je vous en tienne compte à votre départ, ou tous les dimanches, à votre choix.

— Pour cela, non ! s’écria l’étameur. On dit que vous tenez à vos idées, monsieur Chardet ; mais vous vous rendrez à la mienne, car je n’en démordrai point. Ce serait donc la première fois que je me laisserais nourrir à rien faire. Là, là, ne vous fâchez pas, il y a moyen de tout arranger. J’en ai bonne envie ; voici mon fils qui fait déjà la moue à l’idée de quitter les Ravières. Il s’est pris d’amitié pour vos enfants, et il a vu, paraît-il, chez vous, des livres, de la musique et d’autres choses encore qui lui ont tourné la tête. Donc, je resterai. Le pays est bon, les gens affables, la cuisine excellente, et le logis autrement beau que mon taudis de Mozat ; même je me laisserai payer mes journées par vous, à la seule condition que vous m’occuperez. Ce ne sera point la première fois que, ne trouvant rien à étamer, j’aurai aidé aux travaux des champs. Essayez-moi, je n’y suis pas maladroit ; deux bras de plus ne seront pas de trop, et, puisque vous louez des gens étrangers à la commune, je ne ferai de tort à personne dans le pays. En outre, le matin et le soir, je verrai ma petite malade. »

L’accord fut conclu sur ces données ; mais ce fut en vain que Sauviac tenta d’emmener son fils avec lui dans les champs. D’autorité, Paul voulut garder son ami, et Philibert Chardet eut un élève de plus, un élève modèle, celui-là, dont la vive perception d’esprit et l’ardeur au travail stimulèrent l’application de son neveu. Cette amitié de Paul pour Vittorio était si enthousiaste qu’elle causait du souci à son précepteur ; il se demandait si ce départ prochain du jeune garçon ne ferait pas retomber Paul dans le dégoût des études d’où elle l’avait tiré.

Cette affection n’allait cependant pas sans de légers orages ; ainsi, un jour que Paul ne pouvait arracher Vittorio à sa lecture pour l’emmener dénicher un nid de chardonnerets gité dans un gros pommier du potager et dont les petits étaient près de prendre la volée, il finit par dire à son ami :

« Je veux que tu viennes, moi ! Je suis sûr que cela ferait plaisir à ma sœur d’avoir ces jolis petits. On les mettrait dans une cage près de son lit ; elle les nourrirait encore quelques jours ; elle s’amuserait de les voir grandir et s’élever ; ensuite ils chanteraient, et elle se souviendrait que nous les lui avons donnés pendant sa maladie. Il faut que tu viennes ; de la seconde fourche de l’arbre, je n’ai pas le bras assez long pour atteindre le nid.

— À quoi bon faire prisonniers ces pauvres oiseaux ? » dit Vittorio.

Et il se replongea dans la lecture de l’histoire de France.

Paul frappa de son poing sur la table qui le séparait de son ami.

« Ce n’est pas ta pitié pour les oiseaux qui te retient, lui dit-il, mais ta rage de lire et de lire encore. Est-ce que nous n’avons pas assez travaillé en classe pour gagner de nous amuser ? Est-ce que tu as besoin d’étudier plus que moi ?

— Certainement oui, répondit Vittorio. Toi, tu as tout à souhait pour apprendre, et de plus, tu n’as pas autant que moi besoin de valoir par toi-même. Tu as une famille riche, ton pain est gagné d’avance ; moi, il faut que je sache tout ce qu’il est possible d’apprendre pour gagner le mien et soulager plus tard la vieillesse pauvre de mes parents. Tu comprends la différence ? »

Pour toute réponse, Paul lança un gros dictionnaire à la tête de Vittorio, qui esquiva le choc et releva le livre écorné aux coins avec un visible regret de cette mutilation.

« Qu’as-tu donc ? dit-il à son ami. Est-ce que je t’ai fâché ?

— Oui, tu me dis des impertinences.

— Et comment donc ?

— Tout ce que tu m’as dit signifie : « Tu as le droit d’être un imbécile, toi, parce que tes parents ont de l’argent et que tu as la becquée pour toute la vie ; moi, j’ai le devoir d’être intelligent et instruit, parce que cela servira aux miens. » Eh bien, voilà ce qui t’attrapera, je ne serai pas un imbécile ; je travaillerai très fort pendant les classes, tout en m’amusant très fort aux récréations. Adieu ! reste à grignoter tes bouquins comme un rat de bibliothèque. Maintenant, c’est moi qui ne veux pas de toi au jardin. »

Et, pour se prémunir contre un bon mouvement de Vittorio, Paul fit claquer derrière lui la porte de la salle d’études qu’il ferma à double tour. Il alla tout droit au jardin y renouveler sa tentative pour s’emparer du nid de chardonnerets. Il n’y réussit pas mieux cette fois. Afin de se consoler de cette déception, il alla la raconter à sa sœur en lui parlant pour la première fois de ce nid de chardonnerets dont il avait voulu lui faire fête.

L’oncle Philibert était à ce moment-là au chevet de sa nièce, et il tenta de dissuader Paul de son projet cruel envers les chantres aimables du potager. Alice fut très frappée de ce que son oncle conta du chagrin des pauvres oiseaux privés de leur progéniture, de la peine que leur coûte l’édification d’un nid, de leur ingéniosité à le construire, des vertus de famille qu’ils déploient, et de l’intrépidité avec laquelle quelques mères défendent leurs petits lorsqu’on tente de les leur enlever.

Elle attira l’oncle Philibert près de son lit, le prit par le cou pour le rapprocher d’elle, et là, de bouche à oreille, elle lui dit un tout petit secret dont Paul ne comprit l’intention que le lendemain au soir.

Après le dîner, on se réunissait dans la chambre de la petite malade, qui ne souffrait plus, mais que la prudence condamnait encore pour quinze jours à la position horizontale.

Le lendemain soir, elle était de très belle humeur ; Vittorio lui avait fait une surprise : avec des morceaux de bois, de l’osier, quelques clous et un peu de cuir, il lui avait fabriqué une voiture qu’il avait montée sur les roues d’une brouette mise au rebut. En la garnissant de coussins, il était possible d’y étendre Alice de tout son long et de la promener dans le jardin.

« De cette façon je pourrai retourner en classe, dit Alice, mais il ne faut pas croire, grand-père, que je n’aie rien fait depuis que je suis au lit. Il m’était impossible d’écrire ; malgré cela l’oncle Philibert m’a donné des leçons, et ce matin encore, j’ai appris une pièce de vers qu’il faut que je vous récite. Paul, écoute-la donc. »

Et la petite fille, semblant s’adresser particulièrement à son frère, commença ainsi, d’un ton un peu malicieux :

LE NID

Le tronc d’un haut pommier tient, suspendus en grappe,
Quatre bambins joyeux, dont le chef a douze ans
Et le plus jeune cinq. Des rires éclatants
Célèbrent de l’assaut chaque nouvelle étape.

Tendu sur un rameau, le plus vieux des enfants
Se rapproche du nid, de ses deux mains le happe,
Et le chardonneret, dont sa poursuite frappe
Le doux espoir, volète avec des cris perçants.

Un cri plus indigné retentit près de l’arbre :
« Quoi ! ne sentez-vous pas, méchants au cœur de marbre,
Si vous m’étiez ravis que mon cœur saignerait !… »

Alors le tout petit, se joignant à sa mère,
Dit de sa douce voix : « Laisse-les, mon bon frère,
Laisse-les dans le nid, leur maman pleurerait !… »

« Qu’en dis-tu ? demanda la petite fille à son frère. Ce n’est pas là une fable ; il me semble qu’on peut en tirer tout de même une moralité. »

Paul embrassa successivement sa sœur et son ami.

« La moralité, dit-il, c’est que j’ai eu tort de vouloir désoler une famille et aussi d’être brutal avec Vittorio. Mais où est le fabuliste ? Est-ce toi, Torio ? Puisque tu veux savoir tout faire, pourquoi pas ?

— Oh ! non, je n’ai pas du tout ce talent, et je ne chercherai pas à l’avoir. Un étameur ne doit vivre qu’en prose.

— Qui donc est-ce ? car ces vers ont été composés pour la circonstance. »

Alice mit un doigt sur ses lèvres en désignant du regard l’oncle Philibert :

« Voici tout ce que je puis vous apprendre, dit-elle, tout ce qu’on m’a permis de vous faire savoir ; ces vers sont de l’ouvrage fait sur commande par un ouvrier qui n’en fait pas son métier, et qui ne veut pas qu’on le nomme. »

Malgré cette explication entortillée, Claude Chardet comprit que son fils était le coupable ; aussi il quitta la chambre furieux, en se disant qu’il ne manquait plus à Philibert, pour être ridicule, que de composer des compliments.

Le succès de la journée ne fut donc pas pour le poète improvisé, mais pour Vittorio, dont tout le monde apprécia également l’ingéniosité de main. La petite voiture d’Alice, bien que construite de matériaux un peu disparates, réunissait tous les avantages de légèreté et de commodité. De petits coussins de coutil, agrémentés de galons rouges par la tante Catherine, qui avait collaboré en secret à cette surprise de la façon de Vittorio, en garnissaient le siège, et une gaine fixée au dossier maintenait une ombrelle au-dessus de la tête d’Alice pendant qu’on la promenait dans les allées du jardin.

Paul admirait beaucoup cette industrie manuelle capable de tirer parti de tout. Il croyait si bien son ami assez habile pour arranger tous les engins disloqués, que le lendemain du jour où la voiture avait été inaugurée, Claude Chardet recula de surprise et de colère en trouvant, décroché, entre les mains des deux jeunes garçons, le mécanisme de l’horloge qui, depuis plus de cent ans, sonnait les heures dans la salle basse du logis vieux. Il y avait bien six mois qu’elle était détraquée, qu’on n’entendait plus son tic-tac ni ses bruits de ferraille au claquement des heures, et que ses gros poids ne remontaient plus sur leurs chaines de cuivre. Le propriétaire des Ravières avait dit cent fois qu’il la ferait arranger, et le fait est que ses aiguilles avaient un air morose dans leur fixité sur le cadran émaillé juché en haut de la haute boite de noyer ; mais on ne se presse pour rien dans campagnes mâconnaises, et l’horloge aurait pu rester dix ans dans son triste mutisme sans le coup d’État tenté par les deux jeunes amis.

« Qu’est-ce que vous faites là ? leur cria Claude Chardet de sa voix la plus grosse. C’est un de tes coups, Paul ! Tu mériterais… Mais toi, Vittorio, comment t’es-tu laissé entraîner à si mal faire par ce gamin ? Mon horloge ! une horloge qui est dans la maison depuis… qui sait depuis quand ? La voilà en miettes. Les enfants d’à présent ne respectent rien. On m’aurait bien coupé les doigts, à moi, plutôt que de me faire toucher à cette machine si compliquée, quand j’avais votre âge. Maintenant encore, je n’oserais pas la tourner et l’ouvrir. Est-ce qu’on peut faire autre chose que d’abimer ces machines quand on ne sait pas comment elles sont fabriquées ? Ah ! voilà de l’ouvrage de singe, oui, Vittorio, je ne vous félicite pas. »

Comme l’oncle Philibert, attiré par le bruit, entrait à ce moment dans la salle basse, il vit le tableau qu’y formaient le vieux maître des Ravières courroucé, Paul interdit et Vittorio hésitant qui tenait encore à la main les chaines des poids de l’horloge, dont il était occupé à démêler l’entortillement.

Il prit son père à part et lui persuada, mais avec peine, de laisser Vittorio se débrouiller de l’œuvre dont il s’était chargé.

« Il ne peut abîmer l’horloge plus qu’elle ne l’était avant, lui dit-il, et je ne puis croire qu’un garçon aussi intelligent aurait entrepris une telle tâche sans avoir les connaissances nécessaires qu’elle suppose. D’ailleurs, si elle ne réussit pas, sa tentative nous obligera à porter tout de suite ce mécanisme à l’horloger de Tournus ; ainsi on y aura gagné de savoir l’heure au vieux logis. »

Claude Chardet ne se rendit qu’à la considération du mal déjà fait et qui ne pouvait guère devenir pire ; il s’assit sur un escabeau pendant que Vittorio redressait les chaines afin d’établir la régularité des poids, nettoyait les rouages et les huilait au moyen d’une plume. Au bout d’une heure et demie,

Deux enfants assis à une table, des engrenages sont sur la table. En fond un meuble d’horloge dont le mécanisme enlevé semble être posé sur la table. Un homme se penche vers la table et parle.
Deux enfants assis à une table, des engrenages sont sur la table. En fond un meuble d’horloge dont le mécanisme enlevé semble être posé sur la table. Un homme se penche vers la table et parle.
Qu’est-ce que vous faites là ?


le mécanisme était en place, les poids équilibrés, l’horloge montée et la grosse sonnerie égayait de son timbre le silence de la salle basse.

« Pourvu qu’elle continue à marcher ? disait Claude Chardet entre ses dents.

— Mais elle va, elle ira très bien, répliquait Paul émerveillé. Est-ce que Vittorio ne sait pas tout faire ?

— C’est vrai qu’il est très malin, ce garçon, reprit le maître des Ravières, et qu’il m’a épargné là tout ce que j’aurais dû donner à l’horloger de Tournus. Comment cela t’est-il donc venu, mon petit, de savoir rafistoler les pendules ?

— Eh ! comme tout vient, je crois, répondit gaiement Vittorio, en regardant faire et en raisonnant. Celle-ci n’était qu’un peu sale ; les rouages étaient gênés par la poussière, ce n’était pas difficile à arranger. D’ailleurs, je suis bien payé pour savoir comment est faite ce que les enfants appellent « la petite bête » qui remue dans les pendules ; mais c’est une histoire, cela.

— Dis-la-moi donc, » lui demanda Paul. Vittorio hésitait, craignant d’ennuyer les maîtres des Ravières ; mais ils n’étaient pas moins curieux que Paul, et le jeune garçon dut leur conter d’où lui venait une si précoce science.

Quand je suis à Mozat, dit-il, je n’ai point grand’chose à faire, à part les leçons que me donnent M. le curé et M. Lebois, le percepteur ; alors j’aide ma mère et mes sœurs, et, quand elles n’ont pas besoin de moi, je m’amuse à fabriquer de mes mains n’importe quoi, et à chercher comment sont faites toutes sortes de choses. Je suis curieux, voyez-vous, c’est de naissance. Ce n’est pas ce qu’on dit de côté et d’autre qui m’intéresse, c’est la manière dont on s’y prend pour ceci, pour cela, dans toutes les fabrications. Cette curiosité m’a servi à apprendre souvent ; mais elle m’a fait commettre des sottises quelquefois. C’en était bien une que de démantibuler notre unique horloge comme je me suis avisé de le faire y a deux ans. Je voulais voir comment elle marchait, qu’est-ce qui faisait tourner l’une contre l’autre ces roues à petits crans ; enfin, j’étais là, le cœur tout battant, parce que je sentais bien que c’était très mal de déranger ce que je n’étais pas capable de remettre à bien, quand ma mère est entrée… Elle est très bonne, ma mère, mais vive, et je vous prie de croire qu’elle n’a pas été plus contente que maître Chardet tout à l’heure. Après m’avoir grondé comme je le méritais, elle m’a dit : « Tu n’auras à manger que lorsque « tu auras fait marcher cette horloge que tu as arrêtée. » Et j’étais bien embarrassé, allez ! car j’avais tout dévissé, et je ne connaissais plus rien à tous ces petits morceaux de cuivre que j’avais cru pouvoir remettre en place après les avoir démontés. Je suis bien resté huit heures devant la table, pleurant ma sottise, et j’y serais resté plus longtemps, si M. Lebois, le percepteur, n’était entré en passant et ne m’avait redonné du courage en me rappelant que je lui avais arrangé son tournebroche qui était dérangé. Il m’ouvrit sa montre et me démontra la manière dont s’agencent et marchent les ressorts ; mais il ne voulut pas toucher à l’horloge. Il me dit que ceux qui font les sottises doivent les réparer à eux tout seuls. Cela, c’était juste ; je le trouvais pourtant un peu dur, parce que je n’avais pas mangé depuis la veille et qu’il était plus de midi. Enfin je m’essuyai les yeux, me disant que pleurer ne sert à rien, et je me mis à l’ouvrage. C’est mon dîner qui me parut bon, à deux heures de l’après-midi, et aussi la plaisanterie de mon père qui revenait à cette heure-là de Riom : « Tu as donc payé ton « apprentissage d’horloger, mon Torio ? » Ah ! oui, je l’avais payé de mes larmes et de l’impatience de mon estomac, et aussi de la peine que j’avais faite à ma mère, qui n’a voulu me pardonner que huit jours après… Et voilà comment, monsieur Chardet, je sais faire marcher la petite bête des pendules. Une sottise sert, oui, vraiment, quand on a pu la réparer.

— Il parle comme un livre, ce garçon, dit Claude Chardet.

— C’est-à-dire que c’est mon père qui pense comme vous dites et qui m’apprend à voir les choses juste, répondit Vittorio. C’est lui qui m’a prouvé que le mal même qu’on fait peut servir quand on sait raisonner dessus. Dix fois par jour, il me répète ce que je n’oublierai jamais : « Mon Torio, « chacun se fait sa destinée ! »

— Et la tienne sera-t-elle d’être horloger, puisque tu t’entends déjà si bien à faire parler les muets ? lui demanda Claude Chardet en écoutant le tic-tac régulier qui faisait une basse grêle à cet entretien.

— Je ne sais pas, monsieur, répondit le jeune garçon, mais tout ce qui est mécanisme m’intéresse.

— Ah ! vraiment ! s’écria l’oncle Philibert. En ce cas, mon enfant, j’ai quelque chose à te montrer.

— Et à moi aussi ? demanda Paul avec empressement.

— Viens, mais j’ai bien peur que cela t’ennuie. »

Le vieux maître des Ravières ne les suivit point. Il se douta bien que l’oncle Philibert allait initier les deux enfants à quelqu’une de ces recherches qu’il appelait des manies, et il resta planté debout devant son horloge réparée, se disant que ce jeune garçon étranger était un être extraordinaire de connaître des choses dont lui, à son âge, avec son expérience, n’avait pas la moindre idée.


CHAPITRE X

LES SECRETS DE L’ONCLE PHILIBERT. LE DON DES PRÉMICES. UNE PROPOSITION INACCEPTABLE.


L’oncle Philibert n’était pas seulement un naturaliste passionné ; son activité intellectuelle embrassait tous les sujets que comporte la vie rurale. Ses travaux les plus sérieux étaient tournés vers le meilleur emploi des forces mécaniques et vers l’économie des bras humains dans l’exploitation agricole. À cet effet, il se tenait au courant des inventions nouvelles, perfectionnant, pour son compte personnel, les instruments aratoires déjà connus. Toutefois la routine qui règne encore dans le Mâconnais et qui n’y fait employer (généralement du moins) que la machine à battre le blé lui interdisait l’emploi de laboureuses mécaniques et autres engins expéditifs, sur le domaine des Ravières. Claude Chardet n’eût pas souffert que son fils introduisit ces nouveaux instruments sur ses terres.

« C’est la sueur de l’homme, disait-il, qui fertilise le sillon. La récolte ne s’obtient qu’à grand renfort de bras ; ces inventions nouvelles ne sont bonnes qu’à faire déserter les campagnes par les pauvres gens, qui ne trouveraient plus à y louer leurs services, le jour où ces machines-là travailleraient toutes seules. »

Philibert Chardet aurait eu beaucoup à répondre ; il s’abstenait, par respect pour la conviction de son père, qui, trop enracinée, ne pouvait être ébranlée par les meilleures objections. Il se bornait donc à cultiver à sa façon le bien qu’il possédait du chef de sa femme et qui était situé à Gigny, entre Tournus et Chalon-sur-Saône. C’est là qu’il usait de sa laboureuse mécanique, là qu’il allait essayer, aux vendanges prochaines, un pressoir de son invention dont il voulait montrer à Vittorio le modèle en petit.

Selon ses prévisions, Paul s’ennuya bientôt d’entendre son oncle démontrer à son jeune ami le mécanisme du pressoir. Quant à Vittorio, il prit un tel intérêt à cet exposé, il comprit si vite l’agencement de cet outil, que Philibert Chardet, oubliant qu’il parlait à un enfant, lui montra tous les dessins des machines qu’il rêvait, éclairé parfois dans ses doutes par les objections que lui posait Vittorio, qui, en effet, avait l’intuition des choses de mécanisme, à défaut de la science qui s’acquiert lentement.

« Cet enfant vous comprend donc, mon cher Philibert, tandis que, moi, je ne sais voir que vos bonnes intentions épargner la peine des pauvres gens de campagne ? dit tante Catherine qui assistait à cet entretien.

— Non, Madame, je ne comprends pas tout, dit Vittorio ; je vois seulement comme vous que, si on pouvait faire plus vite tous ces travaux, il resterait plus de temps aux campagnards pour s’instruire et être, par conséquent, plus heureux. »

Et, comme l’esprit du jeune garçon ne pouvait rester longtemps fixé sur ces considérations générales, Vittorio dit à maître Philibert qu’il se mettait sous ses ordres pour menuiser, raboter et confectionner les pièces des divers modèles que celui-ci fabriquait en bois d’abord, afin de mieux se rendre compte de ses idées que sur un dessin. Il fut donc introduit dans cette chambre du logis neuf où l’oncle Philibert serrait ses outils et qui n’était qu’une succursale de son établissement de Gigny. Là, maître Philibert était chez lui, tout à fait libéré des observations dénigrantes de son père, encouragé par l’affection de sa femme. Celle-ci, sans doute, ne saisissait pas toujours la portée des travaux de son mari ; mais elle le tenait pour l’homme le plus droit, le plus éclairé, le meilleur, et elle le dédommageait de n’être pas compris de son entourage en le chérissant avec une sorte de respect pour sa supériorité.

Paul perdit quelques heures de jeu à cette nouvelle occupation de son ami ; il les employa à distraire sa sœur, qui se rétablit assez vite. Ses promenades au jardin dans la petite voiture construite par Vittorio rendirent à ses joues, pâlies par la réclusion, leur teinte rosée d’autrefois. Aussi, peu à peu, se hasarda-t-on hors de l’enclos. Le dernier dimanche de juillet, elle alla entendre la messe à la vieille église d’Uchizy, dont le clocher roman s’élève au milieu du village sur la place de l’ancien château, et ce fut elle qui déposa au pied de l’autel de la Vierge la gerbe qu’on offre à chaque moisson.

Cette coutume de faire bénir les prémices de chaque récolte est fidèlement suivie à Uchizy ; avant les vendanges notamment, les marches de l’autel sont garnies de corbeilles pleines de raisins noirs, bleutés par la fleur, et de raisins blancs qui, près des muscats roses, ressemblent à des grappes d’opales mélangées à des grappes de clairs rubis.

Ces sorties firent tant de bien à la convalescente que tante Catherine songea à se faire accompagner par elle jusqu’à la Saône deux fois par semaine. C’est une tradition, à Uchizy, que les bains froids dans la rivière sont particulièrement sains au mois de juillet ; par une bizarrerie imposée et que n’expliquent pas les anciens dictons, l’on prétend que ses eaux n’ont une action bienfaisante que durant ce mois-là. Aussi les bords de la Saône sont-ils très fréquentés entre juin et août.

On part dans l’après-midi, par groupes de voisins et de voisines ; on franchit en causant les deux kilomètres de la route qui descend à la Saône, et, après le bain, au soleil couchant, on dîne sur l’herbe du rivage pour retourner ensuite, le corps rafraichi, l’estomac restauré, vers le village. Ces parties n’étant pas tant considérées comme un plaisir que comme un traitement, il n’y a pas de Chizerote, depuis la femme du riche propriétaire jusqu’à l’artisane et à la fille de ferme, qui n’aille prendre sa série de bains. Mme Chardet, n’ayant pas été élevée à Uchizy, n’avait pas de préventions contre les bains d’août ; son pays natal, le joli village de Gigny, côtoie la Saône au point de mirer dans ses eaux bleues les maisons d’un de ses hameaux. Les habitants y vivent donc en plus grande familiarité avec la rivière que ceux d’Uchizy. La Saône est à leurs pieds et parfois même elle vient voisiner jusque dans leurs logis quand elle s’étale dans les crues. Ce petit dommage est compensé par le bienfaisant limon qu’elle dépose sur leurs prairies, et les Gignerots vivent aussi paisibles dans leurs maisons que les martins-pêcheurs dans leurs nids cachés au bord d’un rivage.

Tante Catherine aimait donc la Saône. Comme elle n’avait pu se résoudre à quitter la maison pendant la maladie de sa nièce, elle avait remis à la convalescence d’Alice le plaisir des bains froids. Vers la fin de juillet, la fillette pouvait sortir en voiture ; Jacques Sauviac lui permettait même de marcher un peu, le joli petit pied étant sorti sain et ferme de sa gaine de bandages ; il ne fallait plus qu’éviter de le fatiguer outre mesure.

C’étaient là les derniers plaisirs que les enfants des Ravières devaient prendre en commun avec leur cher Vittorio ; Jacques Sauviac parlait de partir aussitôt après la Saint-Pierre, la fête patronale, et, à cette époque, l’oncle Philibert devait emmener tante Catherine et les enfants dans sa propriété de Gigny, où il passait toujours une quinzaine après les moissons. Il était même content, cette année-là, de pouvoir distraire, en les dépaysant, Paul et Alice du chagrin qu’allait leur causer le départ de leur jeune ami. Lui-même il sentait qu’il était temps que cette intimité cessât, car il s’attachait de jour en jour à Vittorio au point d’avoir le cœur serré en songeant qu’il perdait un élève si intelligent, et ses neveux un camarade d’un si droit et si heureux caractère.

Tante Catherine, qui s’entendait mieux que personne à l’aménagement de ces petites parties de plaisir, les avait rendues fort agréables. On emportait des provisions dans le char à bancs ; une fois arrivés sur la rive, à droite de la maison du passeur, là où se trouve ce qu’on peut appeler la plage d’Uchizy, on montait une tente de coutil jetée sur quatre piquets fichés dans le sable. C’était le cabinet de toilette de Mme Chardet et d’Alice. L’oncle Philibert, remplacé quelquefois par Jacques Sauviac, était le chef de l’expédition ; c’était lui qui prenait Alice dans ses bras et qui la trempait dans la Saône, malgré ses petits cris, plutôt de surprise que de froid ; la rivière, en effet, est plus que tiède en cette saison.

Un jour, Alice eut la fantaisie d’aller à la Saône dans sa petite voiture. Tante Catherine se prêta à ce désir en commandant au père Billot d’amener le char à bancs près de la maison du passeur vers le coucher du soleil. On partit donc à pied, Jacques Sauviac portant le panier de provisions et les peignoirs de bain, Paul armé des piquets de la tente, et Vittorio poussant la voiture d’Alice.

Il faisait chaud, à cette heure-là, sur cette route bordée de haies, embaumée de clématites, que l’on appelle la Vic des Fourches, sans doute parce qu’elle offre plusieurs carrefours de chemins se croisant dans des directions divergentes ; aussi pendant longtemps, les enfants, qui avaient une vingtaine de pas d’avance sur les grandes personnes, cheminèrent sans rien dire. Enfin Alice suivit de l’œil un vol d’hirondelles qui dessinaient dans l’azur ardent les fourches noires de leurs ailes, et elle dit :

« Qu’ils sont heureux, ces oiseaux ! ils volent si vite, si loin, et moi, on me défend de courir !

— Oui, dit Vittorio, je n’ai jamais vu des hirondelles fendre l’air sans envier leurs ailes. Que ce doit être bon de voir du pays, de suivre le printemps, de courir le monde à son gré ! »

Cette réflexion déplut à Paul ; il crut y voir un manque d’amitié de la part de Vittorio.

« Voilà comment tu es, toi ! lui dit-il avec humeur. Quand tu as passé trois semaines quelque part, tu te dis : Maintenant, je connais cet endroit, j’en ai assez. Allons en voir d’autres. Je sais ce que ces gens peuvent me dire. D’ici à leur mort, ce serait la même chose ; allons faire de nouvelles connaissances.

— Non, Vittorio n’est pas si méchant, dit Alice qui s’agita dans sa voiture pour pouvoir tendre la main à leur ami. Celui-ci fut frappé de l’amertume avec laquelle Paul avait parlé.

— C’est bien mal interpréter, dit-il, une idée qui peut passer dans la tête de n’importe qui. Est-ce que tu n’aimerais pas, toi aussi, à voyager ?

— Ce n’est pas la question ! s’écria Paul en frappant du

Un homme traverse une rivière portant un enfant dans ses bras. En fond, une tente et trois personnages.
Un homme traverse une rivière portant un enfant dans ses bras. En fond, une tente et trois personnages.
Jacques Sauviac prenait Alice dans ses bras.


pied. Il ne s’agit pas de ce que j’aimerais à faire quand je serai grand. Tu sais que ton père veut partir quatre jours après la Saint-Pierre et tu envies devant nous les ailes de ces oiseaux. Est-ce que tu trouves qu’il te reste trop de temps à demeurer avec nous ? »

Vittorio regarda son ami avec des yeux où tremblait l’humidité d’une larme.

« Je serais donc bien ingrat ! murmura-t-il.

— Alors, si tu nous aimes, si tu regrettes de nous quitter, demande à ton père de te laisser à Uchizy. Si j’en parle à l’oncle Philibert, il y consentira volontiers, va ! Il sait bien que je travaille mieux depuis que tu es là, et je crois, oui, je crois que je ne ferai plus rien de bon quand je n’aurai plus à penser qu’il faut que je travaille aussi bien que toi pour contenter mon oncle. Ton père ne refusera pas, j’en suis sûr. Tu apprendras plus vite et mieux avec nous qu’en courant les chemins. Voyons, dis, veux-tu ? Je vais voir si tu nous aimes.

— Sois-en sûr tout de suite, malgré mon refus, dit Vittorio en posant sa main sur l’épaule de son ami ; et ne dis rien à mon père, je t’en prie, il serait capable de se sacrifier pour moi… Pourtant non, il a de la fierté, et ne voudrait pas me laisser à la charge d’un étranger.

— Nous ne sommes pas des étrangers, Vittorio ! s’écria Alice que son frère alla embrasser pour cette réplique.

Et puis, continua le jeune garçon, je mènerais donc avec vous une vie de riche, pendant que mon père s’en irait tout seul de ville en ville, par le gros soleil, par le vent, par la pluie, couchant ce soir dans une grange, demain dans sa charrette, et, aux bons jours, dans quelque mauvais lit d’auberge. Il aurait à faire seul toute sa besogne, et il serait triste de me savoir si loin de lui… Non, je n’aurais pas de cœur si j’acceptais cela. Mais je te promets que je me souviendrai de vous tous. Je t’écrirai, Paul, je te l’assure, et, quand je serai grand, je viendrai vous voir.

— Si tu ne nous as pas oubliés, dit Paul.

— Comment veux-tu que je vous oublie ? Alice a été pour moi aussi bonne, aussi affectueuse que mes cinq sœurs de Mozat ; toi, tu m’as traité en frère, et j’aurai toujours le cœur d’un frère pour toi. Je suis si sûr du tien que, lorsque nous serons grands, moi qui sans doute serai pauvre, obligé de gagner ma vie, je suis persuadé que toi, qui seras riche, tu n’auras pas changé à mon égard ; tu me traiteras comme aujourd’hui. Quant à ton oncle Philibert, il m’a ouvert les yeux sur des choses au milieu desquelles je vivais sans les comprendre. Maintenant, j’aimerai la campagne une fois de plus, parce que je sais que, dans ses moindres coins, on trouve une quantité de plantes et d’êtres intéressants à étudier. Je ne m’en étais jamais avisé. Comme tu me le reprochais très bien, j’avais toujours le nez dans les livres, et je n’aurais pas appris à lire dans ce grand beau livre que ton oncle nomme si justement le livre du bon Dieu. Tu vois donc que j’emporterai d’Uchizy des trésors de souvenirs pour mon cœur, des trésors pour mon intelligence, et tu crains que je vous oublie !…

— Ah ! tu sais parler, tu sais raisonner, toi ! dit Paul en serrant la main de son ami. Mais moi, quel autre camarade supporterai-je après t’avoir perdu ? »


CHAPITRE XI

DANS LA RIVIÈRE. — L’ÉCOLE BUISSONNIÈRE DE JOSÉPHINE COUROT.
ENTRE JEUNES NATURALISTES.
LE PROVERBE DE LA LOTTE. — ALARME SUBITE.


Lorsque, du haut de la montagne des Glaçons qui domine Uchizy, l’on embrasse le large horizon environnant, l’on y retrouve partout la Saône. Ses méandres le traversent capricieusement ; aux plans lointains de l’extrême gauche, elle contourne la vieille cité de Tournus, reconnaissable aux clochers largement écartés de son ancienne abbaye. Puis, la rivière, cachée au delà de Préty par le coteau de Villars qui la surplombe, reparaît au niveau des moulins de la Truchère pour y recevoir les eaux vives de la Seille. Elle déroule ensuite son cours paisible au milieu des larges prairies de l’Ezeratza, dans cette vaste plaine dont les plans moelleux remontent vers Uchizy d’un coté, et de l’autre aux collines du territoire bressan. La Saône disparait enfin à l’extrême droite, où la levée de Pont-de-Vaux envoie vers elle sa procession de peupliers longue d’une lieue environ. Partout, dans ce paysage qu’elle anime et vivifie, la Saône est présente ; l’œil charmé la suit, soit qu’elle ne révèle son passage que par l’intensité plus verte de la végétation, soit qu’elle apparaisse dans la claire beauté de son cours tranquille.

Mais, lorsqu’on est sur ses rives, tous ses grands aspects ne subsistent que pour le souvenir. Elle ne perd rien cependant à être admirée de près. Les baigneurs revoyaient toujours avec plaisir sa nappe azurée, piquetée par le soleil d’étincelles d’or au sommet de ses petites vagues, sa plage de sable fin, sa ceinture d’ajoncs et de genêts. Les enfants aimaient aussi à regarder sur l’autre rive la troupe des grands bœufs charolais blancs et roux, vaguant dans la part de l’Ezeratza livrée au bétail. Ils étaient là enfoncés à plein ventre dans l’herbage touffu, jusqu’au moment où, le soleil s’inclinant vers Marna, les cent bœufs, suivant à la file le taureau blanc monté par le berger, devaient nager dans les eaux du fleuve pour retourner à leurs étables d’Uchizy, dessinant d’une rive à l’autre, afin de couper le courant, une ligne oblique que Paul nommait en riant le Bosphore.

Jamais l’eau n’avait paru plus agréable aux baigneurs que ce jour-là. Comme la prudence inquiète de Mme Chardet défendait à Paul de prendre des leçons de natation qu’aurait pu lui donner Jacques Sauviac, tous les baigneurs s’avancèrent ensemble dans le lit en pente douce de la rivière jusqu’à la place où, en s’asseyant, le niveau de l’eau vint caresser leur menton. Groupés en demi-cercle, ils sentirent alors le courant circuler autour d’eux et virent danser leurs images aux lignes brisées dans le clair miroir de la Saône.

Ce fut entre les enfants une lutte joyeuse à qui saisirait au passage dans ces eaux limpides les petits poissons qui y flottaient par milliers. Alice avait beau les enfermer dans sa jupe de laine, Paul avait beau rejoindre ses mains creusées en bassin, et les enlever ensuite au-dessus de l’eau pour faire admirer sa prise, goujons et ablettes, minces comme des fils, luisants comme un ruban vert glacé d’argent, leur glissaient des mains, aussi fluides, aussi insaisissables que l’élément dans lequel ils replongeaient.

À chaque espérance, c’étaient des cris de joie, à chaque déconvenue des éclats de rire. Alice, la plus légère de tous les baigneurs, était parfois soulevée, entraînée par le courant, et Paul, qui se démenait dans l’eau comme un Triton, courait rattraper sa sœur en l’appelant « petite épave ».

Dans ces mouvements brusques, il battait l’eau de ses bras, la faisait jaillir en pluie sur les chapeaux de paille et sur le nez des autres baigneurs, qui, machinalement, s’essuyaient de leurs doigts mouillés, et de rire encore.

Ces scènes de folle gaieté furent troublées par l’arrivée d’une troupe de jeunes garçons d’Uchizy, qui avaient déserté l’école communale pour se livrer en cachette au plaisir du bain. Pétrus Courot était à leur tête, et, bien que les enfants des Ravières l’eussent évité depuis l’accident du Chardonnay, il fut poussé à interpeller les baigneurs par la réflexion maligne qu’avait faite un de ses camarades d’école buissonnière.

« Ah ! voilà les gens des Ravières ! s’était écrié le gamin avec cet accent moqueur qui est natif du territoire chizerot ; Pétrus, veux-tu te cacher derrière nous pour passer auprès d’eux sans qu’ils te voient, puisqu’il n’y a point par ici de chemin des affronteux[5] ? »

Pétrus paya d’une bourrade cette obligeance intempestive, et, autant pour narguer cette raillerie que pour ne pas déchoir dans l’estime de ses compagnons par un accès de timidité, il alla droit à la cabine de toile plantée à quelques pas de la Saône, et, de là, il salua effrontément les baigneurs pas en leur demandant si l’eau était bonne.

Paul gardait rancune à Pétrus, car l’on aime rarement les gens qui vous ont induit en sottises, et, s’il n’eût tenu qu’à lui, personne n’aurait répondu à cette interrogation. Mais Mme Chardet faisait passer avant ses ressentiments le devoir d’un bon avis ; elle dit donc à Pétrus Courot qu’il avait tort de venir se baigner sans une personne de sa famille, et elle lui conseilla de s’en retourner à Uchizy.

« Nous ne venons que pour nous promener, répondit Pétrus qui fit filer sa bande en aval de la Saône afin d’esquiver une plus longue admonestation.

Pétrus, reprit Mme Chardet, passé les genêts il y a de grands trous dans la rivière, du côté où tu vas. On perd pied tout de suite. Je te recommande de t’en retourner, m’entends-tu ?

Mais puisque nous ne nous baignerons pas ! Nous voulons seulement chercher des nids de martins-pêcheurs dans les fourrés, » s’écria-t-il en allongeant le pas pour rattraper ses camarades qui riaient entre eux des alarmes de Mme Chardet, la plupart nageant comme de petits brochets.

« Ce garçon-là est incorrigible ; il fera bien du mal à lui et aux autres, » fit observer Jacques Sauviac.

Hélas ! il ne savait pas être si bon prophète.

La sortie du bain fit oublier cet incident, et l’on s’installa pour faire honneur au goûter, qu’on appelle à Uchizy la marande. Tous mangèrent avec appétit les viandes froides, le fromage de chèvre et les fruits, surtout Jacques Sauviac, qui avait dans les jambes une course à Plottes faite le matin pour le service des Ravières. Il goûta, il maranda de façon à faire tort au souper, selon son expression.

Heureusement le panier aux provisions était bien garni.

XI
Cinq personnes, deux adultes, trois enfants assis par terre au pied d’un arbre autour d’un picnic.
Cinq personnes, deux adultes, trois enfants assis par terre au pied d’un arbre autour d’un picnic.
tous mangèrent avec appétit.


Son contenu s’était même accru en route, car, au moment où Mme Chardet y cherchait les fruits du dessert, quelque chose lui sauta au nez, ce qui lui fit pousser un petit cri de surprise.

« Qu’y a-t-il ? s’écria-t-elle, ayant, sans rien voir, senti un choc et un contact désagréables.

— C’est un gourmand, un voleur pris sur le fait, » dit Paul en posant à terre la soucoupe dans laquelle il mangeait.

Puis il se leva, armé de sa serviette, afin de donner la chasse à cet intrus.

Après une course accidentée qui le mena jusqu’à la pointe du demi-cercle de genêts qui ferme la plage d’Uchizy, il revint glorieux de ses prises, car il portait dans sa boite à insectes deux prisonniers d’espèces bien différentes.

« Tenez, ma tante, dit-il, voilà le petit diable qui vous a sauté à la figure. Je regrette de l’avoir mis en trop belle compagnie ; il va peut-être me gâter la jolie libellule que j’ai attrapée de raccroc. Enfin donc ! cela m’aura servi à quelque chose d’avoir feuilleté, depuis que nous nous baignons, toutes les planches d’insectes aquatiques. Je n’avais encore rien trouvé par ici.

— Parce que je ne t’ai jamais permis de t’échauffer après ton bain comme tu viens de le faire, répondit tante Catherine. Mais fais-nous donc les honneurs de cet indiscret qui a voulu goûter avec nous sans y être invité.

— Voyez ! c’est cette grosse mouche velue comme un bourdon.

— Mais c’en est un, dit Vittorio qui, lui aussi, avait pris goût à l’histoire naturelle.

— Eh bien ! reprit Paul en riant, mais sans la moindre vanité, si l’oncle Philibert était là, il serait étonné que j’en sache plus que toi, une fois par hasard. Cet insecte est une volucelle ; vois ses antennes en plumet, la tache noire sur ses ailes à nervures, et les poils de sa tête, qui paraissent dorés quand on les regarde dans ce sens-ci.

— Ce n’est qu’une grosse vilaine mouche, dit Alice d’un air peu ragoûté. Nous l’aurons apportée d’Uchizy. Comme c’est agréable de penser que nous avons mangé ses restes !

— Oh ! Alice, s’écria Paul, pour la nièce d’un naturaliste, tu as bien des préjugés. N’aie pas tant de dégoût de cette jolie bête. La volucelle vit sur les fleurs qui poussent près des rivages ; elle vit de leur suc, rien n’est plus propre. N’aimes-tu pas le miel, toi ?… En faisant son tour de promenade, elle aura vu le panier plein et elle aura voulu en faire l’inspection. Il n’y a pas de crime à cela. »

Cette apologie de la volucelle ne réconcilia pas Alice avec l’insecte indiscret.

« J’aime bien mieux, dit-elle, cette jolie demoiselle que tu as prise avec elle. Comme elle se met dans un coin, de peur que ta mouche barbue ne la touche ! Fais donc envoler ta volucelle et donne-moi l’autre pour que je regarde ses jolies ailes, veux-tu ?

— Si j’ouvre la boite, toutes deux prendront leur volée. » répondit Paul.

Mme Chardet et Jacques Sauviac écoutaient en souriant ces petits débats, et l’étameur, qui était fier de voir que son fils apprenait chaque jour de nouvelles choses, lui demanda s’il pourrait cette fois savoir le vrai nom du second insecte que Paul avait pris. Sans attendre la réponse de Vittorio, il dit à tante Catherine :

« Est-il possible, Madame, qu’on se soit amusé comme qui dirait à baptiser les moindres bestioles ! Il parait aussi que messieurs les savants savent à quoi servent les moindres herbes, et de quoi sont faits les cailloux, le sable, le feu, l’eau, enfin tout ce qu’on voit entre terre et ciel. Rien que de penser à ce que l’on peut apprendre, la cervelle m’en saute dans la tête. Que c’est donc beau de n’ignorer rien !… Eh bien, mon Torio ? »

Le jeune garçon répondit en souriant :

« Paul en sait plus que moi sur ce chapitre ; mais je crois que c’est la libellule qu’on nomme vulgairement la Françoise. Est-ce bien elle, Paul ?

— Non, répliqua celui-ci, c’est l’Éléonore. La Françoise a des ailes jaunâtres bordées de brun, et les ailes de celle-ci sont transparentes. De plus elle n’a pas de poils gris à son corselet, ni de taches vertes à la tête comme la Françoise.

— Voilà que nos petits savants vont se quereller, dit en riant Mme Chardet. J’ai entendu dire à mon mari que c’est un peu l’habitude des grands de discuter entre eux sur chaque question.

— Je ne la prendrai pas cette fois ; c’est moi qui ai tort, reprit Vittorio. »

Comme, pendant cette conversation, Jacques Sauviac avait tout mis en ordre, la petite troupe se dirigea vers la maison du passeur, devant laquelle le père Billot devait amener le char à bancs pour le retour à Uchizy.

Soit qu’on eût vite expédié le bain, soit que le père Billot manquât d’exactitude, l’équipage n’était pas encore arrivé à son poste. En l’attendant, Mme Chardet entra chez le passeur et demanda à lui acheter du poisson, car, outre les profits du passage entre le territoire chizerot et la rive bressane, celui-ci possédait le droit de pêche, qui constituait même le plus clair de son revenu.

Alice dut rester avec sa tante chez le passeur à recevoir les compliments obséquieux de sa vieille mère, pendant que celui-ci emmenait les jeunes garçons dans son bateau amarré tout auprès. Il plongea plusieurs fois un petit filet à main dans le double fond percé de trous imperceptibles, où le poisson attendait acheteur sans souffrir trop de sa prison que le courant pénétrait comme un crible.

Ils revinrent apportant, outre un brochet et des tanches, un vrai morceau de roi, une lotte superbe. Ce poisson est le Gadus lota des naturalistes. Quoiqu’elle n’ait pas, comme la lotte de Hongrie, une réputation européenne et le mérite de venir de loin, la lotte de la Saône n’en a pas une chair moins exquise.

Comme tout amuse au jeune âge, les enfants rirent entre eux, mais des yeux seulement, lorsqu’un débat sur le prix de ce poisson s’établit entre Mme Chardet et la vieille mère du passeur. Les formes respectueuses dont celle-ci accompagnait ses prétentions empruntaient une saveur comique à son accent traînant, qui faisait des longues de toutes les voyelles, et, bien qu’ils se mordissent les lèvres pour ne pas éclater, les enfants saluèrent d’une explosion de gaieté ce dernier argument de la vieille femme :

« Non, dame Chardet, y me fâche, mais y ne se peut au prix que vous voulez. Connaissez-vous pas le dicton : « Vends ta cotte pour acheter une lotte » ? Et pour payer celle-ci ce qu’elle vaut, vous n’en n’êtes pas réduite là, merci à Dieu ! »

Si cet accès d’hilarité fut franc, l’impression qui lui succéda fut moins agréable. Le marché une fois conclu, la mère du passeur posa la lotte sur un billot et l’ouvrit toute palpitante, après l’avoir assommée de quelques coups du manche de son couteau. La lotte, dont le système vertébral est très puissant, se débattait et lançait des coups de sa forte queue. Alice détourna les yeux de ce spectacle cruel qui lui ôta l’envie de goûter à ce « mets de roi ».

Cette impression pénible servit de transition à une scène plus émouvante. Le passeur, qui regardait en rêvant le cours de la rivière du haut de sa terrasse feuillée de pampres, rentra dans la maison précipitamment, se dépouilla de sa veste qu’il jeta sur une chaise et saisit une longue gaffe…

Au même instant, des cris lointains se firent entendre.

« Encore ces brigands d’enfants dans la rivière ! dit à sa mère le passeur qui sortit en courant.

— Attendez-moi ! un homme de plus ne sera pas de trop, » s’écria Jacques Sauviac en jetant à terre veste et chapeau.

Vittorio en faisait autant, résolu à suivre son père.

« Mme Chardet, dit Sauviac, gardez-moi bien ce garçon-là. Fermez les portes, fermez les fenêtres, mettez-le sous clef. Sa présence me ferait perdre la tête. »


CHAPITRE XII

LE DRAME DU SAUVETAGE. — LA RECONNAISSANCE DU SABOTIER. — LE PRIX D’UN ACTE DE DÉVOUEMENT.


Les dernières recommandations de Jacques Sauviac n’étaient pas superflues. Vittorio voulait absolument s’élancer sur les traces de son père, et Paul, consultant plus son bon cœur que ses forces, s’écriait déjà : « Allons ! » pendant que la pauvre Alice, saisie de terreur, s’accrochait de toute la force de ses petites mains aux habits de son frère et de son jeune ami. Tante Catherine, en qui la douceur de caractère n’excluait pas la fermeté de résolution, arrêta Vittorio comme il descendait le premier degré de la terrasse, et elle sut trouver du premier mot le seul argument qui pût entraver la résolution de l’enfant.

« J’ai besoin de toi, lui dit-elle. Si tu pars, tu exposes Paul qui voudra te suivre ; il ne sait pas nager. De plus, tu sais qu’Alice est encore très faible ; sa fièvre la reprendra si vous lui causez tous les deux cette angoisse.

— Mais, Madame, dit Vittorio hésitant, c’est donc la première fois que je laisserai mon père tout seul dans un danger ?

— Ton père est brave, il est prudent ; il nage très bien, il me l’a dit vingt fois, lui qui ne se vante jamais ; d’ailleurs, il n’est pas seul. Ensuite, souviens-toi qu’il t’a défendu de le suivre. J’exécute ses ordres formels en te retenant près de nous. »

Vittorio se résigna. Quand Mme Chardet eut enfermé les trois enfants dans une chambre donnant sur le jardin clos de murs, afin qu’ils ne vissent rien du triste spectacle d’un sauvetage, elle revint dans la cuisine du passeur, où elle put constater que l’âpreté au gain de la mère Boullud ne la rendait pas avare quand il s’agissait d’obliger son prochain.

L’âtre, qui ne contenait que des cendres un quart d’heure auparavant, s’illuminait d’une claire flambée ; des draps tirés d’un cabinet entr’ouvert chauffaient étendus sur des chaises devant ce foyer ; un des deux lits qui s’allongeaient au fond de la cuisine était déjà défait, et sa paillasse gisait sur les dalles. De grosses couvertures de laine bise jetées çà et là attendaient leur emploi, et quelques pintes de vin mélangé de sucre et de cannelle allaient bientôt bouillir dans le grand pot à tisane posé près des bûches enflammées.

Oui, madame Chardet, dit la vieille après avoir complété ces préparatifs, il n’y a pas d’année que ces drôles ne nous fassent faire de ces cérémonies. Ah ! c’est pénible d’être mère, de nourrir, de bichonner, de veiller nuit et jour ces garnements-là, pour qu’à peine envolés du nid, ils aillent se noyer. Si ce n’est pas un désespoir !… Ça veut faire l’homme, ça veut nager, et ça va au fond de l’eau comme des pierres… Tenez ! ces garçons d’Uchizy, c’est tous des péchés mortels !

— Mais, dit Mme Chardet, est-ce que nous ne pourrions pas voir quelque chose de votre terrasse ? J’ai peur pour cet enfant, et j’ai encore plus de crainte au sujet de ce pauvre père de famille qui va s’exposer pour le sauver… Et, enfin, votre fils se risque aussi !

— Pas de danger pour celui-là, répliqua la vieille Boullud en conduisant Mme Chardet sur la terrasse. Il en remontrerait aux poissons de la rivière. C’est né comme dans l’eau ; voyez-vous, nous sommes si près ! Ça marchait à peine que ça barbotait parmi mes canards et mes oies. Défunt mon mari l’a élevé ainsi. Mais on est mère, madame Chardet ; à ne vous rien cacher, quand je le vois jeter sa veste à terre et prendre la gaffe, je me sens le cœur tout barbouillé, et je n’ose pas regarder vers la rivière. Regardez, vous, tout votre content ; maintenant que j’ai tout préparé, je m’en vais prier la bonne Vierge pour qu’il n’arrive de mal à personne. »

Lorsque Mme Chardet se pencha au bord de la terrasse, elle s’aperçut que le drame n’était pas encore terminé. Elle vit au loin, sur le bord de la rivière, la troupe d’enfants qui gesticulait avec effroi ; quelques-uns, vite rhabillés, se sauvaient lâchement par les sentiers des prés ; mais la plupart d’entre eux hélaient le bateau qui arrivait, poussé par le courant et activé par les rames du passeur qui était seul à bord, Sauviac ayant couru à pied le long de la rive.

Ce ne fut là que le spectacle d’une minute. Vers le milieu de la rivière, les eaux décrivirent un large rond, et la tête brune de Jacques Sauviac en émergea. Le bateau vint tout proche, puis son avant pencha dans l’eau sous la forte pression de la main de Sauviac, qui hissa à bord avec peine un corps d’enfant raidi.

« Ah ! grâce à Dieu, c’est fini ! » s’écria tout haut Mme Chardet, dont l’angoisse redevint plus vive lorsqu’elle vit Sauviac plonger encore, pendant que le passeur frictionnait le noyé tout en observant la rivière.

Le second sauvetage fut plus long, et, dans ces moments, les minutes paraissent des années. Il fut aussi plus difficile ; lorsque Sauviac reparut sur l’eau, une lutte s’engagea entre lui et le noyé qu’il soulevait de son bras droit en nageant de la main gauche et des pieds ; ce fut sur la surface de la rivière une mêlée de bras et de jambes au milieu d’un clapotement d’eau.

Alourdi par ses derniers vêtements qu’il n’avait pas pris le temps de quitter, Sauviac allait disparaitre à fond, entraîné par les efforts inconscients de l’enfant, lorsque le passeur donna un coup de gaffe sur l’épaule du noyé pour achever de l’étourdir, puis tendit cette perche à Sauviac qui s’en servit comme d’un point d’appui. Bientôt le bateau remontait le courant ; mais Mme Chardet s’inquiéta en voyant que Sauviac, étendu dans le fond de l’embarcation, ne donnait guère plus de signe de vie que les enfants sauvés de la rivière.

Une demi-heure après, les deux enfants, dont l’un était Pétrus, inondaient les dalles de la cuisine de l’eau qu’ils avaient bien involontairement ingurgitée, et ils étaient fourrés côte à côte par la vieille Boullud dans le lit qui n’avait pas été défait. Elle les y bordait, en grommelant, à l’adresse des gamins imprudents, des gronderies qu’ils entendaient à peine. Leur teint était encore verdi par l’angoisse, et leurs dents claquaient dans leur bouche aux lèvres violettes.

Au même moment, Sauviac rentra dans la cuisine, vêtu d’habits appartenant au passeur, qui lui dit :

« Il s’agit maintenant de vous réchauffer, mon brave, car vous en êtes un, j’en réponds. Beaucoup auraient lâché ce chéti Pétrus pendant qu’il mordait et vous donnait le croc-en-jambe ; mais le coup qu’il aurait bu alors eût été le dernier… Voyons, prenez ce verre de vin chaud et trinquons… À votre courage ! mon ami. Vous avez l’air encore tout transi ; ça vous remettra. »

Sauviac voulut faire raison à cette santé si cordialement

Un homme rame dans une barque, un autre à l’eau se tient à la barque d’une main et de l’autre tient un enfant la tête renversée.
Un homme rame dans une barque, un autre à l’eau se tient à la barque d’une main et de l’autre tient un enfant la tête renversée.
et la tête de Jacques Sauviac émergea…


portée ; mais il dut poser la tasse après l’avoir effleurée à peine de ses lèvres.

« Je ne puis pas, dit-il j’ai quelque chose qui me tourne dans la tête et dans l’estomac.

— C’est que vous vous êtes donné grand chaud en courant sur la rive avant d’aller piquer une tête dans la Saône. Raison de plus pour faire revenir, en vous réchauffant, cette sueur que vous avez coupée.

— Non, je crois plutôt que c’est parce que je venais de manger solidement avant de me mettre à l’eau. »

Le passeur ôta son chapeau de paille et salua l’étameur avec les marques d’un jovial respect.

« Et vous voilà sorti de la rivière ? merci du peu ! dit-il. Je tire la révérence ; à votre place, j’aurais eu peur d’être étouffé dès mon premier plongeon. Vous avez couru un fier risque ; mais, croyez-moi, ce vin chaud vous rétablira, car vous voilà mal en point : vos yeux sont tout rouges, vos lèvres toutes blanches et votre nez un peu pincé. Buvez, notre homme. »

Jacques Sauviac ne put vaincre une répugnance qu’il ne s’expliquait pas ; mais il fit effort pour cacher qu’il souffrait, afin de ne pas alarmer ses amis. Il fut décidé qu’on avertirait Joseph Courot et le père de l’autre enfant, parce qu’il était trop tôt pour ramener Pétrus et son camarade à Uchizy ; ils avaient besoin de se refaire dans la chaude atmosphère où ils se reprenaient à la vie.

Vittorio embrassait son père avec des larmes de joie. Paul et Alice, que l’on hissa sur le char à bancs enfin arrivé, sans leur permettre de visiter les petits chizerots sauvés des eaux, assaillirent Sauviac de questions pendant le trajet de la Saône à Uchizy ; mais il répondait peu, et parfois de travers ; il était absorbé et tremblait sous la grosse couverture de laine dont on l’avait enveloppé par-dessus ses vêtements secs.

Le char à bancs fit un détour vers le Pilori pour aller annoncer l’accident à Joseph Courot, qui se trouva tout à point sur le pas de sa porte. Il se prit à jurer comme un païen sans songer à offrir un remerciement à Sauviac, ingratitude qui fut rendue plus sensible par le contraste des transports reconnaissants du père de l’autre noyé.

C’était cependant un homme inculte, un simple sabotier ; mais, après avoir écouté la nouvelle d’un air effaré, il sauta sur le marchepied du char à bancs, et frotta sa figure barbue contre les joues de Sauviac, en lui disant :

« Tant pis, il faut que je vous embrasse… encore… et encore donc !… Mon gredin de Jean-Louis ! vous l’avez repêché ! Ah ! ces diables d’enfants !… Et vous savez, si vous avez jamais besoin de moi, Jean le sabotier n’est pas riche, mais il vendrait son dernier tronc de charme ou de chêne pour vous obliger… Et encore donc un baiser ! Je n’en ai jamais donné de si bon cœur, et, si je pleure malgré moi, ne me prenez pas pour un sot… Vous avez des enfants, pas vrai ? »

À peine fut-on rentré aux Ravières que Sauviac s’alla coucher ; il avait des éblouissements, et ses jambes fléchissaient sous lui. Si Vittorio l’avait osé, il aurait renouvelé son exploit du premier jour de son séjour à Uchizy et serait parti à Tournus pour en ramener le docteur ; mais l’état de Sauviac ne paraissait dangereux à personne. On croyait à une simple indisposition qu’une nuit de sommeil suffirait à dissiper.

Par malheur, Philibert Chardet, si expert en sciences naturelles, n’avait rien étudié qui eût trait à la médecine ; on se borna donc à tenir Jacques Sauviac chaudement, à lui offrir des boissons de tout genre, qu’il refusait d’un geste saccadé. Il se renfermait dans un silence presque absolu, réunissant ses forces pour lutter contre les spasmes qui tordaient son estomac et le mal de tête qui cerclait son front d’un casque de plomb. Par malheur aussi, afin de ne pas nuire à son repos en laissant son fils avec lui, Mme Chardet exigea que Vittorio passât la nuit dans la chambre de Paul.

Au petit jour, Vittorio se réveilla sous l’impression d’un cauchemar pénible ; sa première pensée fut pour son père malade. Il s’habilla sans faire de bruit, quitta la chambre en ayant soin de garder ses souliers à la main tant qu’il marcha sur les parquets craquants du logis neuf ; il entra en hâte dans la chambre de Sauviac pour lui demander comment il avait passé la nuit. Tout à coup l’enfant jeta un grand cri et tomba la figure enfouie dans la pente des rideaux… la main qu’il avait touchée était glacée. Son pauvre père était mort !


CHAPITRE XIII

LA DOULEUR DE VITTORIO. — LE BON SENS DU MAÎTRE DES RAVIÈRES. UNE ENQUÊTE BLESSANTE.


Il y eut un véritable émoi dans le domaine des Ravières lorsque ce malheur y fut connu. Jacques Sauviac avait su se faire estimer de tout le monde. Chacun l’aimait pour les qualités qu’il préférait en lui : Claude Chardet pour son rare bon sens ; Philibert pour son génie inculte, supérieur à ses connaissances ; tante Catherine pour sa bonté et sa belle humeur ; les enfants pour ses gâteries, les serviteurs enfin pour ce tact qui l’empêchait de se prévaloir à leur égard de la familiarité à laquelle les maîtres des Ravières l’avaient admis.

Enfin tous l’admiraient pour l’héroïsme de sa mort. Il semblait, dans le domaine, qu’on eût perdu tout à coup un ami, un parent bien cher, en perdant ce brave homme qu’on ne connaissait pas un mois auparavant. Chacun était ému de pitié pour le pauvre orphelin, qu’on dut arracher enfin de la chambre où Sauviac dormait son dernier sommeil, et que tante Catherine fit coucher dans une chambre du logis neuf. Vittorio, loin d’être accablé par le malheur qui l’avait frappé, était en proie à une sorte de délire.

On prit des ménagements pour apprendre cette mort à Paul et à Alice ; ils en furent consternés, car ils chérissaient Jacques Sauviac.

« Pauvre Vittorio ! dit Paul le premier. Le voilà orphelin comme nous.

— Plus que nous, s’écria Alice en se jetant dans les bras de l’oncle Philibert. Nous avons deux papas ici et une maman qui m’embrasse deux fois pour une en me disant que la première est de la part de ma mère qui est au ciel. Le pauvre Vittorio est tout seul, lui !… Allons lui dire… allons pleurer avec lui. »

Mais tante Catherine, qui veillait au chevet de l’orphelin, ne leur permit pas de le voir ; il ne les aurait peut-être pas reconnus, tant son désespoir était violent. L’oncle Philibert pensa même que Vittorio n’avait pas conscience de ce qu’il répondait aux quelques questions qu’on était obligé de lui adresser.

« Je crois, vint-il dire à son père qui l’attendait au logis vieux, que le pauvre enfant n’est pas en état de nous donner les renseignements dont nous avons besoin pour avertir sa famille. Quand je lui ai demandé l’adresse de sa mère il m’a répondu : « Elle n’est pas ma mère, lui n’était pas mon père, et je suis son fils désespéré. » Et il s’est mis à crier en appelant ce pauvre Sauviac. Ce coup a été trop cruel pour la sensibilité de Vittorio. Nous ne pourrons rien savoir de lui que cet accès de fièvre ne soit calmé. Il nous faut chercher dans les papiers de ce pauvre homme. »

Les maîtres des Ravières n’eurent pas à pousser bien loin leurs investigations ; le portefeuille de Jacques Sauviac était rangé sur la table de sa chambre avec quelques menus objets. Ayant vu son adresse de Mozat près de Riom, ils consultèrent la carte des chemins de fer, afin de savoir quel temps était nécessaire à ce voyage. Philibert Chardet ne voulait pas que la veuve de l’étameur apprit trop brusquement la mort de son mari ; il se proposait donc d’aller la chercher en lui disant que Sauviac était dangereusement malade et de la préparer en route à la catastrophe qui l’attendait.

Claude Chardet, quoique disposé à faire largement son devoir dans cette triste circonstance, trouvait cette démarche inopportune. L’indicateur des chemins de fer vint lui donner en quelque sorte raison en prouvant à Philibert qu’il lui serait impossible d’aller à Mozat et d’en revenir à temps pour la cérémonie des funérailles.

« Or, si cette pauvre femme n’a pas la consolation de rendre les derniers devoirs à son mari, il vaut mieux que tu restes ici, lui dit-il, où tu peux être utile à son pauvre enfant. Les nôtres ont besoin aussi qu’on les console, et ce ne sera pas de trop d’être tous ensemble à honorer ce brave Sauviac. Écris à sa veuve une longue lettre ; dis-lui que nous gardons son fils jusqu’à ce qu’elle vienne le chercher, ainsi que tout ce qui appartient à son mari, et qu’en souvenir de Sauviac, elle trouvera de vrais amis aux Ravières.

— Et même il peut lui annoncer, n’est-ce pas, mon père, dit tante Catherine qui avait entendu cette décision, que, si elle y consent, nous garderons Vittorio avec nous. D’après ce que j’en sais, la veuve Sauviac n’est point riche ; ses cinq filles, qui sont plus âgées que son fils, peuvent l’aider à vivre ; tandis que Vittorio, qui n’est pas d’âge à courir la France tout seul, serait une charge pour elle. Nous pouvons bien faire son éducation et le mettre à même de soutenir sa mère plus tard. C’est cette bonne œuvre qui honorerait le mieux la mémoire du pauvre Sauviac. »

Philibert embrassa tante Catherine pour cette idée qui était la sienne, mais qu’il n’aurait pas osé exprimer si vite, de peur de froisser l’autorité ombrageuse de son père. Il s’était réservé de l’amener peu à peu à admettre ce parti généreux et peut-être en effet cette façon d’agir eût-elle eu plus de chances de recevoir l’approbation du maître des Ravières ; mais présentée tout net, au moment où il était sous le coup d’autres préoccupations, cette proposition le choqua.

« Aucune mère, dit-il, ne voudrait laisser son enfant à des étrangers ; c’est détruire l’esprit de famille. Vittorio souffrirait en retrouvant la pauvreté à Mozat après avoir quitté notre maison ; cela pourrait fausser son caractère et même son cœur. Ce n’est pas là ce qu’aurait voulu Jacques Sauviac. Votre bonté vous égare, Catherine, ou plutôt le désir de laisser aux enfants un camarade qui leur plait. Eh bien ! je trouve, moi, qu’il ne faut pas sacrifier le bonheur futur de Vittorio aux plaisirs de nos enfants. Ils se sont aimés ; ils s’estimeront bien mieux quand ils se retrouveront plus tard, chacun à sa place dans la société, faisant le devoir qui leur était commandé par la destinée. Je ne veux pas, moi, que Vittorio, élevé avec eux, ait à les envier plus tard ; mais il n’est pas temps de discuter cela. D’ailleurs je pense que vous comprendrez tout ce que je viens de vous dire. Retournez près de ce pauvre enfant qui n’a qu’un désir, croyez-le bien, c’est d’embrasser sa mère. »

Claude Chardet avait calculé juste en disant que la veuve de Jacques Sauviac ne pourrait pas arriver pour la triste cérémonie. Quand les cloches de l’église tintèrent le grand glas, sonné seulement pour les riches, l’étrangère n’avait pas encore paru à Uchizy.

Le maître des Ravières, vêtu de noir, prenait la tête du cortège en soutenant Vittorio qui était revenu enfin à lui et qui avait voulu se lever, lorsque Jean le sabotier se présenta, accompagné de son fils, et réclama le droit de marcher au premier rang avec eux.

« Ce n’est à titre de parents, dit-il à Claude Chardet ; mais ce brave homme est mort pour mon Jean-Louis, et je lui suis redevable. Jean-Louis doit l’honorer et le pleurer comme son propre père. Il voit maintenant ce que coûte une sottise… La vie d’un père de famille. Vois, Jean-Louis, et tâche de t’en souvenir. J’ai conservé mon fils, et, à cause de pas toi, ce garçon-là est orphelin. »

Jean-Louis, qui suffoquait, alla se jeter dans les bras de Vittorio en lui criant : « Pardon ! » Puis, les deux enfants, se prenant par la main, marchèrent en avant de la longue file de l’assistance, qui se déroulait en deux rangs, portant des cierges allumés. Alice et Paul, conduits par tante Catherine qui pleurait à chaudes larmes, marchaient derrière comme étant de la famille.

On a conservé à Uchizy l’ancien usage de porter le cercueil à bras ; ce sont les parents, les amis auxquels revient ce triste devoir. La belle action de Sauviac lui avait fait des admirateurs de ceux mêmes qui l’avaient à peine entrevu ; aussi, à chaque station du convoi, les porteurs se présentaient en nombre double de ceux qui étaient exigés.

La moitié de la population avait abandonné, ce jour-là, ses travaux champêtres, afin de suivre à sa dernière demeure l’étranger qui s’était dévoué pour deux enfants du pays. S’il est une vertu qu’on ne puisse dénier aux Chizerots, c’est la spontanéité des mouvements généreux du cœur.

Chacun y sent vivement une belle action. Chacun y blâme avec énergie un manque de sensibilité ; aussi personne ne se paya de l’excuse donnée par les proches de Joseph Courot de son absence au convoi. Ils disaient Pétrus trop malade, et son père trop inquiet de lui pour assister à cette cérémonie.

« Jean le sabotier y est bien, murmurait-on de porte en porte. Le petit Jean-Louis aussi, lui dont les jambes flageolent, et qui est aussi malade que Pétrus. Il n’y a qu’un devoir au monde dans toute occasion : les uns le remplissent coûte que coûte ; les autres trouvent toujours des raisons pour s’en dispenser. Mais ces raisons-là sont mauvaises. »

Sans doute Joseph Courot eut vent de ces propos, dont le bruit alla crescendo selon la coutume des villages, car il envoya cent francs aux Ravières pour l’orphelin. Claude Chardet trouva la somme mesquine, peu en rapport avec la fortune des Courot et surtout avec le service rendu ; mais il ne crut pas avoir le droit de la refuser sans l’assentiment de la veuve.

Vittorio n’était plus ce garçon vif, aimable qui animait le domaine de sa gaieté ; il parlait à peine à ses jeunes amis, comme s’il eût craint de les attrister en leur dévoilant l’étendue de sa douleur. Il passait tout son temps sur la tombe de son père ou dans la chambre de Sauviac, à toucher les objets qui lui avaient appartenu, ou bien encore auprès du fidèle compagnon de leurs voyages à travers la France, auprès d’Asicot qui s’était refait à l’écurie des Ravières, mais qui était las peut-être de ce bien-être inaccoutumé. Il frappait du pied avec impatience et tirait sur sa longe toutes les fois que Vittorio venait l’embrasser sur sa tête busquée et flatter ce pelage rude que Sauviac avait tant de fois caressé après les longues étapes de la journée.

Le reste du temps, Vittorio s’attachait aux pas de Mme Chardet, mais sans lui parler et peut-être afin de sentir le muet bienfait d’une présence sympathique. Pour consoler le jeune garçon, celle-ci faisait allusion le plus souvent à la prochaine arrivée de sa mère ; pourtant elle finit par s’apercevoir que ce sujet de causerie rembrunissait la physionomie de l’orphelin au lieu de l’éclaircir. Elle se demanda si ce jeune garçon, si bien doué du côté de l’intelligence, manquait de cœur ;

Un homme debout, cane à la main, regarde vers une femme assise sur un seuil.
Un homme debout, cane à la main, regarde vers une femme assise sur un seuil.
« c’est bon ! c’est bon ! je m’en vais la voir. »


mais elle se reprocha cette idée. L’abattement de Vittorio témoignait, en effet, d’une tendresse extrême pour le père qu’il venait de perdre.

Afin d’expliquer cette singulière disposition, tante Catherine se dit qu’ayant toujours vécu foin de sa mère, Vittorio ne l’appréciait pas autant qu’il le devait. Quand elle lui en fit doucement l’observation, l’enfant resta muet ; mais sa figure ne prit pas l’expression de repentir que devait produire cette gronderie amicale.

Le surlendemain de l’enterrement, Claude Chardet revenait vers midi de son bien de la Beleuze. En traversant la place du Château, il fut interpellé par une des belles parleuses de ce quartier qui, tout en cousant du linge sur le pas de leur porte, devinent où vont et d’où viennent les passants, poussent la perspicacité jusqu’à savoir ce qu’ils pensent, et la finesse d’ouïe jusqu’à entendre ce qu’ils disent dans les maisons où ils entrent.

« Eh bien, maître Chardet, lui dit la Reine Michelon en posant son aiguille, vous voilà bientôt hors d’embarras. Elle est arrivée, votre Bourbonnaise.

— Ma Bourbonnaise ! répéta Claude Chardet si étonné qu’il s’arrêta, lui qui faisait profession de ne jamais écouter celles qu’il appelait avec plus de dédain que d’injustice les bavardes de la place du Château.

— Eh ! oui, la mère de ce petit garçon que vous avez chez vous et qui n’a pas un nom chrétien.

— Ah ! ah ! c’est donc une Bourbonnaise ? j’aurais cru plutôt une Auvergnate.

— Le drap est si près de la lisière… mais elle a bien un chapeau bourbonnais tout drôle, levé par derrière, baissé ici, perché sur sa tête comme un cabriolet bossu.

— C’est bon, c’est bon, je m’en vais la voir, dit le maître des Ravières, peu soucieux d’une description de toilette. Et il reprit sa marche du côté de son domaine.

— Bah ! fit la Reine Michelon, vous croyez donc qu’elle est descendue chez vous ?

— Et où donc ? demanda Claude Chardet dont la figure hâlée s’empourpra de dépit, tant il fut vexé de ce manque de convenances qui lui parut une insulte à son hospitalité.

— À l’auberge donc, reprit l’impitoyable jaseuse, à l’auberge où elle a fait toutes sortes de questions sur la façon dont son homme a été traité chez vous. Sans doute elle n’a pas cru sur parole les gens d’ici, vu qu’elle a demandé le presbytère. Elle a passé dix minutes chez M. le curé, une demi-heure à l’église ; puis elle a repassé par ici avec le bedeau qui portait la clef du cimetière.

— Eh bien ! dit Claude Chardet avec la dignité d’un homme qui a conscience d’avoir rempli son devoir, puisqu’elle a vu M. le curé et qu’elle a parlé aux gens d’ici, cette Bourbonnaise, je m’en vais chez moi attendre ses remerciements. »

Il partit la tête haute, mais le cœur froissé, et en dispositions peu favorables à la veuve de Jacques Sauviac.


CHAPITRE XIV

RÉVÉLATION INATTENDUE. UNE DISCUSSION ORAGEUSE. — DÉPART SANS ADIEUX.


« Où est Vittorio ? demanda le maître des Ravières en entrant au logis neuf. J’ai une bonne nouvelle à lui annoncer ; sa mère est arrivée, et, bien qu’elle n’ait pas cru devoir descendre chez nous, je pense que nous ne tarderons pas à la voir.

— J’ai une bien autre nouvelle à vous apprendre, mon père, lui répondit Philibert Chardet. Vittorio ne délirait pas lorsque, dans les premiers moments, il me disait qu’il n’était pas le fils de Jacques Sauviac ; il n’est qu’un enfant d’adoption. C’est ce qu’il a raconté hier à Catherine, qui lui reprochait d’attendre sa mère avec trop peu d’empressement. Il parait que Mme Sauviac n’aime pas beaucoup ce cher garçon.

— Et lui pas davantage alors ? demanda le maître des Ravières. Ce n’est pas d’un cœur reconnaissant.

— Ce ne serait pas digne de l’élève de Sauviac, dit tante Catherine ; il est tout disposé à se dévouer à elle. Il sait ce qu’il doit à cette famille qui l’a recueilli, adopté, mais ne peut passer sans tristesse de la tutelle d’un père indulgent à celle d’une mère un peu sévère. Vous comprenez, je pense ? »

L’entrée de la servante, qui vint annoncer l’arrivée de la Bourbonnaise, mit fin à cette explication. Après avoir averti ses maîtres, la grosse Marion courut chercher Vittorio, qui était seul dans l’ancienne chambre de son père, Paul et Alice étaient, ce jour-là, en visite chez une de leurs cousines à Lugny. Il accourut et se trouva dans la salle à manger presque au moment où les maîtres des Ravières y saluaient la veuve Sauviac.

En dépit de ses préventions, Claude Chardet trouva une bonne physionomie à la Bourbonnaise. C’était une toute petite femme, dont les traits altérés par le chagrin avaient néanmoins un grand charme de franchise et de vivacité. On aurait pu reprocher tout au plus à ses sourcils d’être trop accentués, ce qui donnait de la dureté à son œil noir ; mais les premières paroles de la veuve furent si reconnaissantes, elle étendit ses deux mains vers ses hôtes par un tel mouvement d’effusion, que Claude Chardet se sentit disposé à ne pas lui en vouloir de ses précédentes démarches, avant d’en avoir appris les motifs.

Elle les donna vite, et le maître des Ravières comprit qu’il n’y avait eu qu’un scrupule de discrétion, là où il avait cru voir une inquisition blessante.

« C’est mon pauvre Jacques que je devais aller voir le premier, dit-elle en pleurant. Ah ! j’ai tout perdu en lui… me voici seule au monde.

— Non, lui dit l’oncle Philibert, il vous reste vos enfants, et en voici un que vous n’avez pas regardé depuis que vous êtes ici, car il se tenait là, dans un coin, trop timide pour oser se jeter dans vos bras, comme il le souhaitait. Ce sera votre consolation et plus tard votre soutien. Vous serez heureuse par lui, et déjà vous pouvez en être fière. »

Vittorio s’était avancé, tout tremblant, et ce qu’avait dit l’oncle Philibert se montra juste. Après un élan vite réprimé pour se jeter au cou de la Bourbonnaise, il se borna à prendre la main de Mme Sauviac et à se serrer contre elle en élevant des regards suppliants.

La veuve ne se baissa point vers le jeune garçon pour lui donner le baiser maternel qu’il implorait.

« Vittorio ne me doit rien, dit-elle, je n’attends rien de lui. Que j’aie eu tort ou raison, je ne l’ai pas aimé ; il n’est donc obligé à rien envers moi.

— Comment est-il possible que votre cœur ne vous dise rien pour lui ! s’écria tante Catherine. Il n’est avec nous que depuis un mois, et nous aurons tous du chagrin à nous séparer de lui.

— Mère, dit Vittorio, je vous aime, moi, je veux travailler pour vous et pour mes sœurs. Mon père Sauviac comptait bien que je leur consacrerais ma vie en échange de ce qu’il a fait pour moi. Il me disait souvent : « N’oublie pas qu’après moi tu es le seul homme de la famille, et que nous avons cinq filles à élever. »

— Eh bien ! madame Sauviac ? dit Claude Chardet à la Bourbonnaise qui restait muette devant ces protestations de son fils adoptif.

— Écoutez-moi, dit-elle enfin ; j’ai peut-être très grand tort ; mais je n’ai jamais pu aimer chrétiennement cet enfant-là, parce qu’il me semblait qu’il volait à mes filles l’affection de leur père, et que mon pauvre défunt s’était attaché à un étranger par dépit de n’avoir que des filles à la maison. Notre curé m’en grondait, mais c’était plus fort que ses raisonnements.

— Ce n’était pas fort sensé de votre part, répliqua le maître des Ravières ; il était bien naturel que votre mari s’attachât à un pupille qui lui faisait honneur. Puisque vous n’avez que des filles (qui sont la plupart du temps une charge et non un soutien pour les gens peu aisés), vous devez vous féliciter maintenant d’avoir en Vittorio un fils de grand courage, qui vous aidera dans vos vieux jours.

— Ah ! monsieur Chardet, dit la veuve, puisque vous louez tant Vittorio, vous êtes bien libre de le garder chez vous. Je suis active, mes filles aussi, et il ne sera pas dit que la veuve de Jacques Sauviac n’est point capable de gagner son pain. »

Garder Vittorio, c’était la seconde fois que cette proposition était faite à Claude Chardet. Certes, de lui-même le maître des Ravières aurait eu le cœur assez généreux pour recueillir l’orphelin dans sa maison, si celui-ci y avait été abandonné ; mais le caractère impérieux de Claude Chardet ne supportait pas d’avoir l’air de céder à l’impulsion d’autrui. D’ailleurs, toutes les objections qu’il avait faites, quelques jours auparavant, à tante Catherine subsistaient dans son esprit. À quel titre garder Vittorio ? comme cultivateur attaché au domaine ? Mais, malgré son instruction assez courte, Claude Chardet sentait que l’intelligence de l’enfant était déjà trop ornée pour n’être pas supérieure à cet emploi. À titre de camarade de Paul ?… Mais c’était s’engager moralement à faire à l’orphelin une situation pécuniaire en rapport avec son éducation, sous peine de devenir un déclassé, et, de toutes les situations sociales, celle que le simple bon sens de Claude Chardet déplorait le plus, c’était la misérable position des êtres sortis de leur sphère naturelle, c’est-à-dire dont le savoir est supérieur à la fortune et qui n’ont aucun moyen pratique de subsister. Or, le maître des Ravières ne se croyait pas le droit de traiter un étranger sur le pied d’égalité avec ses petits-enfants. Sa générosité n’allait pas jusque-là. Il croyait même travailler au bonheur de Vittorio en refusant de s’engager à son égard, comme la veuve Sauviac l’y invitait.

« Je ne pense pas, lui dit-il, que Vittorio préfère des étrangers à la famille dans laquelle on a pris soin de son enfance. C’est à toi de parler, Vittorio. »

Le jeune garçon avait observé le visage soucieux du maître des Ravières, qui avait quelque temps pesé sa réponse. Par un mouvement simultané, l’oncle Philibert et tante Catherine avaient mis la main sur son épaule, comme pour prendre possession de l’enfant qu’ils chérissaient déjà. Il fallut donc une grande vertu à Vittorio, ou plutôt il fallut que les enseignements de Sauviac eussent été évoqués par pour qu’il eût le courage de répondre :

« Mon devoir est de partir avec ma mère.

— Adieu donc, mon cher enfant, » lui dit tante Catherine, qui s’esquiva pour cacher son chagrin, et aussi pour aller préparer le paquet de Vittorio, qu’elle avait grossi d’un joli présent de linge et d’habits.

Mais à peine fut-elle partie que la Bourbonnaise, mise en possession de tout ce que son mari avait laissé aux Ravières, prétendit atteler tout de suite Asicot et s’en retourner sans faire un plus long séjour.

« J’ai laissé mes filles seules au logis, dit-elle ; l’aînée est fort raisonnable, mais la plus jeune n’a que huit ans, et il me tarde de les retrouver. Ce voyage en voiture sera plus long que l’aller, bien que j’aie mis longtemps à venir, car j’ai fait la route moitié à pied et moitié en chemin de fer.

— Mais Vittorio n’a pas dit adieu à ses petits amis, dit l’oncle Philibert.

— Vittorio ! s’écria la veuve ; n’est-il pas convenu qu’il reste avec vous ?

— Comment donc ? s’écria vivement le maître des Ravières. N’êtes-vous donc pas touchée de la situation de cet enfant que vous vouliez l’abandonner ainsi, malgré ses bonnes dispositions à votre égard ? Ne serait-ce pas mal agir que de le laisser ainsi sans savoir si nous sommes disposés à… »

Vittorio n’en voulut pas entendre davantage. Il ne comprit point que le maître des Ravières faisait un dernier appel à la conscience de la veuve Sauviac ; il ne vit qu’une chose, c’est qu’on se rejetait la responsabilité de prendre soin de lui, c’est qu’on trouvait sa tutelle lourde des deux côtés. Pour la première fois, il se sentit seul au monde, seul avec les instructions de Jacques Sauviac, qui lui avait appris la dignité ; il résolut tout à coup de n’être à charge à personne et de mettre fin à ce cruel débat.

Par malheur, l’oncle Philibert ne remarqua pas que Vittorio se glissait hors de la salle à manger, et il se décidait tout à coup à finir la discussion au risque de blesser son père en déclarant qu’il se chargeait de l’orphelin, lorsque Claude Chardet continua ainsi :

« C’est donc entendu, madame Sauviac, vous êtes, sauf votre respect, vive et têtue comme une Bourbonnaise, et vous ne voulez pas de Vittorio. Je crois que c’est tant pis pour vous et tant mieux pour les Chardet. Nous le gardons, votre fils, et bien volontiers. N’est-ce pas, Philibert ?

— Merci, mon père, répondit celui-ci, tout heureux de se voir deviné.

— Seulement, continua le maître des Ravières, il vous faudra rester un peu ici, vu que je ne suis pas ferré sur le code quant à ce qui regarde les enfants recueillis, adoptés, et, lorsqu’on fait les choses, encore faut-il que ce soit en règle. Vous n’aurez que peu de patience à prendre ; mon fils et moi nous allons nous rendre tout de suite à Tournus pour consulter mon notaire à ce sujet. À mon retour, vous mettrez les indications nécessaires sur la minute de l’acte que nous

Un enfant marche seul, avec un baluchon, un chapeau, sa main devant le visage. Il sort d’une cours dont il vient de passer le porche. Sous le porche, on voit une charrette, une maison et une tour surmontée d’un vol d’oiseaux.
Un enfant marche seul, avec un baluchon, un chapeau, sa main devant le visage. Il sort d’une cours dont il vient de passer le porche. Sous le porche, on voit une charrette, une maison et une tour surmontée d’un vol d’oiseaux.
il marchait la tête baissée et la main sur la figure.


rapporterons. Je parlerai en même temps au notaire de cet argent que Joseph Courot m’a laissé pour vous, et il me dira comment je dois m’y prendre pour que cet avare vous donne davantage.

— Ne sonnez mot de ceci, monsieur Chardet, s’écria la veuve. Il ne sera pas dit que la perte de mon pauvre mari me vaudra des rentes. J’aurais honte de vivre sur cet argent-là. Vous donnerez ces cent francs à votre curé pour des messes, puisque vous n’avez pas voulu que je paye un sou des tristes frais que nous vous avons occasionnés. Je ne veux pas seulement toucher à cet argent-là. »

Le cabriolet fut vite attelé, et le père et le fils partirent pour Tournus sans même prendre le temps d’apprendre à la tante Catherine la solution dont elle devait être si satisfaite ; ils en laissèrent le soin à la Bourbonnaise, qui eut d’autres soucis dès que leur départ lui eut rendu la liberté.

Elle courut au hangar, en tira sa charrette, alla chercher Asicot à l’écurie et se mit en devoir de l’atteler. Mme Chardet la surprit dans cette occupation.

« Vous partez donc si vite ? lui dit-elle, en lui tendant le paquet plein de ses dons.

Gardez cela, ma bonne dame, répondit la veuve. Vittorio demeure aux Ravières ; les messieurs Chardet se chargent de lui.

Comment donc ! Mais il n’y a pas une demi-heure que je viens de le voir sortir par le grand portail ; il avait un paquet sur l’épaule au bout d’un bâton, comme quelqu’un qui s’en va. Il marchait la tête baissée et la main sur sa figure. Je l’ai appelé, j’étais au deuxième étage, dans les greniers… il a fait semblant de ne pas m’entendre. Je me suis figuré qu’il s’en allait à l’auberge où vous êtes descendue et qu’il avait trop gros cœur de nous quitter pour pouvoir me parler.

— Il sera sans doute parti en avant pour me conduire un bout de chemin, » dit la Bourbonnaise, qui crut en effet que Vittorio avait pris les devants pour tâcher de la rejoindre en route, et de l’attendrir. Puis, elle quitta Mme Chardet en lui adressant mille remerciements, et, dès que sa charrette eut tourné dans la cour, elle fouetta résolument Asicot. Le mulet, plein d’une vigueur inaccoutumée, se prit à courir sur la route de Mâcon, à l’opposite du chemin de Tournus, qu’avaient pris les maîtres des Ravières.


CHAPITRE XV

NAÏVE LEÇON DE GÉNÉROSITÉ. — VITTORIO SUR LE GRAND CHEMIN. PAUVRES GENS S’AIDANT ENTRE EUX.


Lorsque, vers cinq heures du soir, les maîtres des Ravières arrivèrent de Tournus, ils furent accueillis, dès l’entrée de leur voiture dans la cour, par Paul et Alice, revenus de Lugny, en leur absence, et qui leur demandèrent avec anxiété ce qu’ils avaient fait de Vittorio.

« Mais n’est-il point ici ? dit avec inquiétude l’oncle Philibert. Qu’en a donc fait Mme Sauviac ? L’aurait-elle emmené ? »

Tante Catherine raconta le départ de la Bourbonnaise, et l’on se perdait en conjectures sur la disparition de l’enfant. Alice pleurait de ne pas l’avoir embrassé, Paul avait déjà couru comme un fou dans tous les coins du logis neuf, lorsque Marion, la chamballère, vint expliquer ce mystère-là.

« Je crois bien, mes maîtres, dit-elle, que ce garçon est parti tout seul de son côté.

— C’est impossible ! et pourquoi donc ? fit tante Catherine.

— Ah ! c’est que, lorsqu’il est sorti d’avec vous tous, au moment où sa mère était ici, je l’ai vu courir dans la chambre du pauvre défunt, et, comme je n’aime pas beaucoup qu’il y aille, parce qu’il en sort toujours les yeux malades à force de pleurer, je l’ai suivi, et je l’ai trouvé à genoux devant le lit de ce brave monsieur Sauviac. Quand il m’a entendue, il s’est levé et s’est mis à faire son paquet. Je lui ai dit : « Mais tu ne pars pas encore, Vittorio ; tu es donc bien pressé ? » Et il m’a fait comme cela : « Oui, je suis un embarras pour tout le monde ; je m’en vais tout seul. Embrasse-moi, Marion, car je n’oserai pas embrasser les gens des Ravières ; ils me garderaient par pitié, et cela ne se doit pas. » Et je l’ai embrassé, ce pauvre petit.

— Mais comment ne m’as-tu rien dit, Marion ? s’écria Mme Chardet.

— Dame ! maîtresse, j’ai cru que c’était une chose convenue, et on a peur, nous autres, de se mêler aux affaires du grand monde. Mais, vrai, je m’en suis prise à mes yeux tout à l’heure quand j’ai trouvé dans la chambre de M. Sauviac toutes ces petites affaires que le pauvre enfant a laissées en souvenir. Ah ! il n’a oublié personne, pas même moi. Voyez si je sais bien lire. N’y a-t-il pas écrit : « Pour Marion, » sur ce petit papier attaché à ce foulard jaune ? Et dans le coin du foulard, voici une grosse pièce de cinq francs. Est-il fier, ce petit-là ! N’aura-t-il pas besoin de ses pauvres gros sous, puisqu’il est parti tout seul ? Si je savais où le trouver, je lui courrais après, oui, à seule fin de les lui rendre. »

La Marion posa sur la table un petit panier à ouvrage, finement tressé, dont l’anse maintenait une étiquette sur laquelle il y avait écrit : « Pour Alice ; » une corbeille à fruits, en osier peint, destinée à Mme Chardet ; un béret catalan, qui avait souvent fait envie à Paul, et qui lui était laissé en souvenir ; une boite en buis, sur laquelle Vittorio avait naïvement mais fidèlement sculpté des scarabées, et qui portait l’adresse de maître Philibert. Claude Chardet avait, pour sa part, six de ces larges corbeilles dans lesquelles les pains à enfourner prennent leur forme arrondie.

Tous les objets de la confection de Vittorio, qui composaient ces humbles dons, n’étaient accompagnés d’aucune lettre d’adieu. L’enfant n’avait eu ni le temps ni peut-être le courage d’écrire à ses amis. Emporté hors de leur maison par un scrupule de délicatesse, il avait fui plutôt qu’il n’était parti.

Les maîtres des Ravières étaient si émus, et, en même temps, si surpris de cette décision de l’enfant, que, sans faire attention à la présence de Paul et d’Alice, ils se demandèrent ce qui avait pu motiver le départ de Vittorio. Ils reprirent l’un après l’autre tous les points de leur conversation avec la Bourbonnaise, et Claude Chardet eut la bonne foi de s’accuser le premier.

« Il a pu croire, dit-il, que je reculais devant la dépense de son éducation, quand je ne voulais que montrer à la veuve qu’il n’était pas honnête d’abandonner aussi légèrement ce pauvre garçon. Eh bien ! je paye cher ma mauvaise pensée, une pensée d’avarice. Je te l’avoue, Philibert, si j’ai hésité à prendre à ma charge cet enfant, c’est que, dans le premier moment, je me suis dit que cela me coûterait bon. Et je donnerais… je ne sais quoi pour qu’il fût là, ce Vittorio. Voilà un remords pour la vie, si nous ne le revoyons plus. Je me rappellerai que, si j’avais dit tout d’abord à la veuve ce que je lui ai dit ensuite, ce garçon ne courrait pas seul les chemins, exposé à tourner mal. Voilà ce que c’est que de barguigner ; on s’ôte tout le mérite du bien qu’on veut faire ensuite. »

Le maître des Ravières s’accusait trop hautement pour que sa belle-fille et son fils insistassent sur ce point douloureux ; mais les enfants avaient interprété à leur manière cet aveu de leur grand-père. Chacun d’eux, à part soi, rumina là-dessus un projet qui se trouva le même, par une coïncidence naturelle de sentiments.

Le souper fut des plus tristes ; ce fut au dessert que Paul, le premier, fit à son grand-père cette singulière question :

« Grand-père, est-ce que je suis riche, moi ? est-ce que j’ai quelque chose qui m’appartient ?

— Qu’est-ce que ça te fait ? » lui répondit Claude Chardet, qui, sans apprendre à Paul le chiffre de sa fortune future, lui expliqua que son pain était assuré, mais qu’il n’aurait la libre disposition de son bien qu’à sa majorité, ajoutant qu’en tout cas, un peu d’aisance ne devait pas être pour lui un brevet de paresseux.

— Oh ! c’est bien entendu, cela, répliqua Paul. Est-ce que vous ne travaillez pas, vous autres qui êtes riches ? Et moi aussi je veux m’occuper, ne fût-ce que pour ne pas m’ennuyer. Mais que c’est donc contrariant de n’avoir rien à moi !… Alors qu’est-ce que je puis avoir dans ma tirelire ? Tiens ! je vais la casser. »

Lorsqu’un coup de marteau appliqué sur le petit tonneau eut dispersé sur la table des fragments de terre vernissée, Paul trouva, tant en pièces d’or et d’argent qu’en gros sous, un peu plus de cent francs.

« Voilà une somme ! dit-il avec orgueil. Oncle Philibert, prends-la. Il y a bien assez, là, pour qu’on fasse tambouriner, dans tous les villages de Saône-et-Loire, qu’on demande Vittorio dans la famille Chardet. Vittorio entendra cette annonce dans un hameau ou dans l’autre, et alors il reviendra. Puis, s’il reste de l’argent, je te payerai sa pension, grand-père.

— Attends ; il n’en restera peut-être pas. Ce doit être très cher de payer les crieurs publics de tout un département, dit Alice. Moi aussi, je vais casser ma tirelire… Je n’achète ni toupies, ni billes, ni fouets. Je gage que je serai la plus riche des deux. »

Aussitôt dit que fait. Il se trouva que la seconde tirelire contenait cent quarante-six francs. Elle prit dans ses deux mains les pièces d’argent toutes terreuses des débris de la tirelire, et les mit en tas devant Claude Chardet en lui disant :

« Tiens, grand-père, voilà pour la pension de Vittorio. Comme je serai très sage, on m’en donnera d’autres ; je te les remettrai à mesure. Puis, je ne déchirerai plus mes robes, et l’argent qu’on dépenserait pour m’en acheter de neuves, tante Catherine te le donnera, toujours pour la pension de Vittorio.

— Sans compter le mien, ajouta Paul. Avec Vittorio ici, je ne serai jamais puni, non, et je ne dépenserai plus rien en niaiseries… Tu me l’as dit toi-même, oncle Philibert, c’est aux riches d’aider les pauvres, et garder Vittorio avec nous, c’est mieux que de donner un petit sou par ci par là à quelque mendiant.

— Oui, mon enfant, répondit l’oncle Philibert, donner un petit sou, c’est faire l’aumône ; aider son prochain de son argent et de son affection, c’est pratiquer la vraie charité. »

Le maître des Ravières repoussa de la main le petit tas d’argent que Paul et Alice avaient mis devant lui, et il sortit tout pensif. L’élan de ses petits-enfants le rendait fier ; mais leur naïve compréhension du motif d’intérêt qui l’avait fait hésiter un instant à garder leur ami lui était pénible. Il souffrait de mériter la leçon de bienfaisance que lui donnaient leurs bons petits cœurs.

Pendant qu’on s’occupait ainsi de Vittorio dans le domaine des Ravières, le pauvre enfant cheminait par les sentiers des vignes dans la direction de Tournus. Qu’allait-il devenir ? il l’ignorait lui-même. Il marchait assez vite, ayant hâte de fuir le village dont un mot cruel l’avait chassé. Pourtant il n’avait pas de rancune contre le maître des Ravières, qui était bien dans son droit, après tout, en refusant de se charger d’un enfant inconnu ; mais sa décision avait frappé Vittorio en plein cœur.

Après avoir perdu son seul protecteur au monde, Vittorio, en effet, n’avait pas entrevu d’autre solution au problème de sa destinée que celle de demeurer aux Ravières, parmi ces gens qui l’aimaient. Il s’y serait rendu utile aux travaux des champs pendant le jour, se retrouvant le soir auprès de Paul et d’Alice, et travaillant à son instruction le dimanche, avec l’aide bienveillante de Philibert Chardet, car il n’avait pas douté un instant de la répugnance qu’aurait la Bourbonnaise à le reprendre chez elle.

À la place de cette solution tant désirée, l’enfant avait devant lui la perspective d’un complet abandon. Il devait errer seul, désormais, par ces chemins d’où il sortait autrefois pour lui une chanson de chaque buisson, une gaie remarque de chaque rencontre, un plaisir des fatigues partagées avec Sauviac, et des gains journaliers dus au travail commun.

Il fallait ne plus compter que sur soi désormais, renoncer à tout rêve impossible d’amitié, de soutien. Bien plus, il fallait affronter bientôt l’étonnement, la défiance, les questions des étrangers auxquels il demanderait du travail. Cette nécessité s’imposait à Vittorio, et il s’effraya de se savoir ainsi lancé tout seul dans ce vaste monde, où chaque individu se sent appuyé sur un cercle de parents et d’amis. Lui était isolé, absolument isolé, rejeté de tous ceux qui le connaissaient. À cette pensée les larmes jaillirent de ses yeux. Il ne fallut rien moins, pour les sécher sur son visage, que le souvenir de ces paroles de Jacques Sauviac, cent fois répétées par au jeune garçon :

« Vittorio, on se fait à soi-même sa destinée. Ne crois jamais les gens qui se plaignent du mauvais sort. Ce sont des esprits mal faits, ou des gens qui ont des défauts, des vices. Certes, l’on peut subir des malheurs, trouver des difficultés ; mais celui qui a ferme volonté de tout tirer de soi et d’être utile aux autres, celui-là vit, sinon content, du moins satisfait de la destinée qu’il s’est faite. »

En se rappelant ces instructions fortifiantes, le jeune garçon se sentit ranimé. Ayant redressé, sur son épaule déjà lasse, son paquet, plus lourd de livres que de vêtements, il se crut assez réconforté pour se tourner une dernière fois du côté d’Uchizy, et dire un dernier adieu à ce village où il laissait ses affections les plus regrettées.

Du territoire de Farges, sur lequel il cheminait, sa vue prenait en biais la montagne des Glaçons ; aussi l’enfant embrassa d’un seul regard le clocher carré de l’église, le belvédère vitré des Ravières, les maisons confusément groupées dans le feuillage, et, tout en bas du paysage, la ligne bleue de cette Saône, paisible et terrible à la fois, que la grande croix du cimetière semblait désigner de ses bras étendus.

Le cœur de l’enfant se brisa, et, se laissant tomber dans le fossé du chemin, il se prit à sangloter, à crier, en arrachant l’herbe de ses deux mains crispées.

« Qu’y a-t-il là ? demanda au bout d’un quart d’heure la voix d’un passant. Es-tu blessé, mon petit, ou renvoyé de chez tes maîtres pour quelque sottise, que te voilà chargé de ton paquet ?… Tu n’oses pas rentrer chez tes parents, hein !… lui Voyons ! parle et montre-moi ton visage ; je ne peux pas te laisser en grande angoisse comme je te trouve, sans t’assister d’un conseil de bon chrétien. »

À demi pâmé, Vittorio entendit ces paroles comme à travers un rêve et n’y répondit pas ; alors l’homme, posant à terre les bras d’une charrette dans laquelle il traînait lui-même deux grosses souches de chêne, descendit dans le fossé et releva Vittorio qu’il reconnut tout de suite, car il poussa cette exclamation : « Tiens ! le petit au rebouteur. »

Vittorio frotta ses yeux, et reconnut à son tour Jean le sabotier ; pressé de questions, il dut lui raconter quels regrets, quelles appréhensions l’avaient jeté sans courage au fond de ce fossé.

« Mais c’était un enfantillage, dit-il ; maintenant j’aurai plus d’énergie… Ce qui me désolait, c’était d’avoir été obligé de partir comme un voleur, sans serrer la main à personne, sans qu’on me souhaitât du bonheur sur ma route. Mais vous voilà ! Embrassez-moi, voulez-vous ? et je m’en irai consolé. »

Jean le sabotier commença par embrasser Vittorio à pleines lèvres.

« Non, tu ne t’en iras pas ! s’écria-t-il ensuite. Est-il possible qu’on t’ait laissé partir tout seul ?… C’est bien dur… Enfin, chacun est maître de sa conduite ; mais ma cervelle me grésille dans la tête à l’idée du tourment que j’aurais si je savais mon Jean-Louis tout seul sur les chemins, comme un malheureux chien perdu. Et c’est parce que ton père est mort que tu en es réduit là, toi !… Tu vas venir chez moi… Oh ! tu n’as pas le droit de me refuser. Je te le commande, entends-tu ?

— Non, je ne veux être à charge à personne, répondit Vittorio.

XV
Un homme se penche vers un enfant allongé dans l’herbe son balluchon posé à son côté.
Un homme se penche vers un enfant allongé dans l’herbe son balluchon posé à son côté.
« tiens ! le petit rebouteur. »


— Qu’est-ce que tu comptais donc faire ?

— M’offrir n’importe où pour m’occuper à n’importe quoi, enfin chercher de l’ouvrage pour gagner mon pain.

— Eh bien donc ! tu le gagneras chez moi. Tu n’es pas gauche de tes mains ni emprunté dans ton esprit, et ce n’est pas déjà tant difficile de creuser un sabot. Quant aux dernières façons, je ne dis pas, il y faut main de fin ouvrier ; mais Jean-Louis se tire de la grosse besogne, lui qui a toujours le nez en l’air et l’idée fourrée à autre chose qu’à son ouvrage. Ton apprentissage sera vite fait. Allons ! pose-moi vitement ton paquet sur ma charrette et aide-moi à la tirer, car elle est lourde. Cela fera que tu n’auras pas de honte, étant fier, de manger notre soupe ce soir ; tu l’auras bien gagnée. »

Jean le sabotier avait agi d’inspiration ; mais, bien qu’il ne se repentît pas de son bon mouvement, lorsque la charrette roula dans la rue des Effossés, où était sa demeure, il craignit les reproches de sa femme.

Sa ménagère avait fort à faire pour entretenir proprement ses six enfants. Son mari ayant fait cinq mois de maladie l’année précédente, on était en arrière pour le loyer de la maison, et c’était à crédit que le sabotier venait d’acheter, à Farges, ses deux souches de chêne. Jean se remémorait toutes ces choses, et il faisait d’avance, dans sa pensée, le plan et l’enchaînement du discours par lequel sa femme lui reprocherait son coup de tête. Il y répondait en lui-même victorieusement, cela va sans dire ; mais il n’entra pas dans sa maison sans éprouver quelque appréhension au sujet de l’accueil que la Reine Lizet allait faire au nouveau venu. Les refus de Vittorio avaient prouvé sa fierté ; sûrement l’enfant ne resterait pas sous un toit où les cœurs ne seraient pas franchement hospitaliers.

Toutes ces réflexions amenèrent Jean Lizet à imiter ces faux peureux, qui se jettent au milieu du danger du premier bond. En entrant dans la maison, il vit sur la table la soupière fumante et les huit assiettes rangées autour, accompagnées de leurs couverts d’étain.

« Femme, serre les rangs, dit-il à la Reine Lizet qui installait sa petite dernière sur une chaise haute. Depuis tout à l’heure, il nous est né un septième enfant. Dis donc, Jean-Louis, tu veux bien de ce frère-là, pas vrai ?

À la grande satisfaction de son mari, la Reine Lizet ne fit pas mauvaise figure à Vittorio ; elle lui servit tout de suite une grosse assiettée de soupe en disant :

« Je n’ai pas eu la peine de le bercer, celui-là, et c’est un vrai bien d’héritage qu’un beau garçon quasiment élevé. »

CHAPITRE XVI

LA POLITIQUE DE LA SABOTIERE. INJURES ET FAVEURS SIMULTANÉES. SOUVENIRS D’ENFANCE.


Jean le sabotier ne perdit rien pour attendre le sermon tant redouté ; il fut cependant autre qu’il ne l’avait imaginé. La Reine Lizet aimait trop son fils aîné pour reprocher à son mari d’avoir recueilli l’orphelin de Sauviac. D’ailleurs, il fut facile de voir, le soir même, que Vittorio ne prétendait pas être nourri à rien faire. Sans être commandé, il aida aux soins du ménage, donna la pâture à la chèvre, amusa les tout petits enfants, et se planta ensuite tout rêveur devant les outils du sabotier, en garçon désireux d’être au lendemain pour commencer à s’en servir.

Mais, dès que le sabotier et sa femme furent seuls, la Reine Lizet fit à son mari quelques questions sur l’aventure de Vittorio, afin d’être édifiée touchant la situation de l’enfant ; puis elle dit :

Écoute, Jean, je ne te blâme pas de ton large cœur ; mais il ne fait pas bon avoir l’air de braver les riches. On s’en repent tôt ou tard. Bien que ce garçon ne t’ait pas dit qu’on l’a renvoyé des Ravières, si on y avait fait bon visage à son malheur, il ne s’en serait pas allé, pleurant par les chemins. Or bien ! prendre Vittorio chez nous, c’est comme qui dirait montrer que le riche Chardet des Ravières a moins d’âme[6] qu’un pauvre sabotier. Tout Chizerot qui louera ta conduite ne manquera pas de se moquer de l’avarice de maître Chardet. Je ne dis pas, entends-tu, que ce soit par avarice qu’il ait renvoyé cet enfant. Est-ce qu’on peut connaitre les idées du grand monde ?… Mais les mauvaises langues baptisent toujours les choses par leur plus vilain nom, et, de ce coup, maître Chardet te sera ennemi. Il a eu la bonté d’attendre pour la location de notre maison ; il ne mérite pas que nous payions d’un affront cette patience.

— Mais, dit le sabotier en se grattant la tête, tu veux donc que, crainte des bavardages, je mette, moi aussi, ce pauvre garçon à la porte ?

— Non, mon homme, mais que tu ailles demain faire ta soumission au maître des Ravières, lui dire comment tu as trouvé cet enfant, lui demander s’il ne lui déplaît pas que tu le gardes chez nous comme apprenti sabotier. Après l’on jasera dans Uchizy si l’on veut ; tu auras agi sagement, et Claude Chardet n’aura pas de sujet d’être en malice contre toi. »

Le lendemain, après le repas de midi, Jean Lizet passa sa veste, et, sans rien dire à Vittorio, il s’en alla aux Ravières, où il trouva Claude Chardet et son fils occupés à relever des comptes dans la salle basse du logis vieux. Cette revue faite des intérêts touchés, des sommes reçues et des créances en souffrance rappela à Claude Chardet la location en retard du sabotier. Si le maître des Ravières n’était pas homme à

XVI
Un jeune garçon, un bébé sur les genoux. Le garçon tient dans la main une silhouette en papier que le bébé souhaite attraper. Trois petits les entourent.
Un jeune garçon, un bébé sur les genoux. Le garçon tient dans la main une silhouette en papier que le bébé souhaite attraper. Trois petits les entourent.
vittorio amusa les petits enfants.


harceler les gens, il n’avait cependant pas la bonhomie de ne pas leur rappeler leurs dettes. Il salua donc Jean Lizet de ces mots :

« Ah ! ah ! Jean Lizet, je lisais ton nom sur ma liste de locataires… Est-ce que tu viens m’apporter un acompte sur ce que tu me dois ?

— Je le voudrais bien, maître Chardet ; mais entre souhaiter et pouvoir, il y a loin, répondit le sabotier qui s’embrouilla dans une série d’explications confuses, jeté hors de son sujet par cette question embarrassante.

— Allons ! tu as quelque chose à me demander alors ! dit le maître des Ravières. Ce n’est pas la peine pour ça de prendre cet air à porter le diable en terre. Je ne suis pas si méchant que j’en ai l’air. De quoi as-tu besoin ? Je t’estime, je sais que tu ne perds pas ton temps à niaiser, à courir les cafés ; si tu es dans la gêne il n’y a pas de ta faute. Que te faut-il ? Est-ce de l’argent ? Je t’en prêterai tout de même. Tu as bon courage, et me le rendras à la longue.

— Bien grand merci, maître Chardet, répondit le sabotier tout réconforté par cette offre. Il ne s’agit que de votre agrément pour garder chez moi le fils du rebouteur. »

Et, sans remarquer que Claude Chardet avait bondi sur sa chaise à ce nom, et que maître Philibert avait laissé tomber ses mains un gros registre, Jean Lizet raconta sa rencontre de la veille ; il dit ensuite comment il avait cru peu délicat de garder chez lui cet enfant, sans en demander la permission aux gens qui l’avaient hébergé tout d’abord.

« À quoi bon demander une permission pour bien faire ? dit maître Philibert. N’êtes-vous pas, Jean Lizet, libre dans votre maison ?

— Tais-toi, Philibert ! » s’écria Claude Chardet d’un air transporté.

Mais était-ce de colère ou d’émotion ? C’est ce que ni son fils ni le sabotier ne devina.

« Et toi, continua le maître des Ravières en s’adressant à Jean Lizet, combien as-tu d’enfants, dis-moi : quatre ou cinq ?

— J’en ai, ma foi, bien six qui ont toutes leurs dents, et qui mangent, les enragés, comme si j’avais les revenus d’un château.

— Tu as peine à les nourrir, et tu rognes leurs parts pour un étranger !… Tu n’es qu’un imbécile ! cria Claude Chardet, tu gueuseras toute ta vie… »

Puis, après avoir frappé du poing sur la table, il prit une feuille de papier, y griffonna quelques mots de sa haute et large écriture de paysan, et la tendit au sabotier en lui disant d’un ton radouci :

« Tiens, Jean Lizet, voilà ta quittance de l’année dernière et de l’année qui court. Va me chercher Vittorio et amène-le-moi ici avec ses paquets.

— Oh ! maître Chardet, n’ayez crainte, je vous payerai peu à peu, dit le sabotier, car accepter un tel cadeau… »

Le poing de Claude Chardet reprit son chemin vers la table ; mais il s’arrêta en route, et vint s’aplatir sur l’épaule du sabotier.

« Quand je te dis que tu es un imbécile !… Vas-tu pas faire des façons !… Si tu ne prends pas cette quittance, tu sais que je suis dans tous mes droits pour te chasser de ma maison à la Saint-Martin et je ne m’en priverai pas. »

Alice et Paul, transportés de joie, allèrent au-devant de leur ami, qui vint aux Ravières un quart d’heure après, mais sans y apporter ses paquets. Il supplia maître Chardet de le laisser en apprentissage chez le sabotier, en alléguant qu’il préférait cet état à celui de cultivateur. Il promit de passer aux Ravières toutes ses heures de liberté ainsi que ses dimanches, et l’on dut se rendre aux désirs du jeune garçon, qui les exprima avec une fermeté douce, en les appuyant sur la reconnaissance qu’il devait à Jean Lizet, et sur son en vie personnelle d’apprendre vite à gagner sa vie.

Claude Chardet vit bien un ressentiment de fierté dans ce refus de s’installer aux Ravières ; ce sentiment ne lui déplut pas ; il aimait les caractères tranchés, et de ce jour il tint Vittorio en plus haute estime qu’autrefois.

La ménagère de Jean Lizet n’eut pas à se plaindre d’avoir à défrayer un pensionnaire, tante Catherine s’étant mise à lui envoyer, chaque semaine, soit un panier de fruits, soit une tourte mollet, soit une corbeille de légumes, soit encore des hardes propres à servir à sa nichée d’enfants. Mais bientôt l’oncle Philibert eut à se plaindre de ses élèves.

Paul surtout n’étudiait plus, n’écoutait plus son professeur que d’une oreille distraite. Dès qu’on n’avait plus l’œil sur lui il disparaissait, et la pauvre Alice le cherchait vainement dans tout le domaine. Il revint un jour avec une forte entaille à deux doigts de la main gauche, qu’il s’était faite dans l’atelier de Jean Lizet, en voulant, lui aussi, creuser des sabots. En véritable enfant, Paul s’était engoué du nouveau métier de son ami, et il vivait plus aux Effossés qu’aux Ravières. Vittorio étant sabotier, Paul voulait le devenir ; pendant que son oncle lui débrouillait un texte latin, ou lui faisait une démonstration de mathématiques, la pensée de son élève creusait des pièces de bois ou traçait des losanges sur une empeigne de sabot.

C’est que pour avoir été sur le point de perdre à jamais son ami, Paul et même Alice l’aimaient mieux que jamais. Dans leur visite aux Effossés, ils le questionnaient curieusement sur son enfance, maintenant qu’ils le savaient seulement le fils adoptif de Jacques Sauviac. Il ne leur répondait que par propos interrompus, au milieu du bruit que faisait la petite marmaille des Lizet ; mais, un dimanche que la sabotière avait prié l’apprenti de mener paître la chèvre sur le communal qu’on appelle le Roux, Vittorio put satisfaire tout à son aise l’amicale curiosité de Paul et d’Alice.

Ils avaient renoncé sans peine, pour passer l’après-midi avec lui, à une course en voiture que l’oncle Philibert faisait à Virey, et tante Catherine n’avait pas hésité à confier ses deux enfants à la bonne garde de Vittorio. Alice s’amusait à faire la pastoure, en cueillant à pleines mains les brins de serpolet qui croissent autour des blocs de pierre dont la prairie du Roux est émaillée, et en les offrant à la chèvre. Celle-ci ne donnait aucune peine à ses gardiens. Satisfaite de brouter l’herbe courte et parfumée de ce plateau rocailleux, elle s’écartait peu. Le bruit de sa clochette révélait si bien, à chaque instant, son voisinage, que les trois enfants purent s’asseoir à l’aise sur une assise de granit noirâtre, et causer ensemble du passé de Vittorio, dont ils étaient uniquement occupés depuis quelque temps.

Afin de les contenter, Vittorio rassembla ses souvenirs, tout en leur avouant qu’ils se réduisaient à peu de chose.

« Il y a deux ans, leur dit-il, je n’aurais rien su vous dire ; c’est à mesure que je grandis que la mémoire me revient par échappées. Ainsi, tenez : le jour où je vous ai rencontrés sur la route de Chardonnay, je m’étais oublié dans le bois de pins que vous voyez là-haut, sur le coteau de Marna. L’odeur de ces arbres, le sol, roux de leurs aiguilles séchées, leurs festons découpés sur le ciel qui était orageux, tout cela m’avait rappelé un paysage d’un autre temps. Je m’étais couché à terre, j’avais fermé les yeux pour revoir, quoi ? en moi-même : le paysage où s’était passée mon enfance et qui ne s’était jusque-là présenté à mon souvenir que tout blanc ou tout rouge.

— Comment donc ? lui demanda Alice.

— Blanc de neige, ou enflammé par l’incendie. À Marna, je revis pour la première fois comme un tableau déroulé dans ma tête. Je compris que c’était ma montagne ; elle ne ressemblait que peu à votre Marna, mais tout à coup celui-ci me l’avait rappelée. Je vis donc ses bois résineux, sur lesquels erraient des vaches blanches tachées de noir, dont les clochettes tintaient, ses ruisseaux coulant clairs dans leurs lits de cailloux étagés, et, au milieu de ce paysage, il me sembla me revoir, moi, tout petit, vêtu d’une jaquette bleue, d’un gilet rouge, gardant ces vaches en chantant à tue-tête, et m’amusant à lancer des pierres dans le torrent. Ce fut une vision très précise que le premier coup de tonnerre roulant sur Marna fit disparaître.

— Est-ce que tu es sûr que ce n’est pas là une imagination ? lui demanda Paul. Puisque tu ne connais pas tes parents, cela me ferait plaisir de croire que tu es le fils d’un prince. On voit des histoires comme cela dans les contes.

— Oui, dans les contes seulement, reprit Vittorio, qui ne put s’empêcher de sourire. Je suis tout à fait certain que ma naissance n’a rien d’illustre, comme on dit en style de fable. La preuve, c’est que le seul détail qui m’eût échappé, la physionomie de la maison paternelle, m’est revenu il y a deux mois, pendant que je feuilletais l’album de vues que l’oncle Philibert a rapporté de son voyage en Suisse. Cette maison était surement un chalet avec ses balcons découpés, son toit en auvent. Je suis du côté de la Suisse, crois-le, car, en arrivant à Mozat, je n’entendais pas le patois auvergnat, et c’est peut-être le travail qui a dû se faire dans ma tête pour le parler qui a brouillé mes souvenirs. Pendant longtemps ils ont comme dormi en moi. Il paraît que, durant toute une année, j’ai réclamé ma mère, et pleuré chaque soir, ce qui n’a pas contribué à me faire trouver aimable par Mme Sauviac. Enfin je me suis habitué à ma nouvelle vie, et c’est en grandissant tout à coup sans même que j’y pense, que chacun de mes souvenirs se réveille dans ma tête et me raconte des choses oubliées.

— Mais le nom de ton village, de ton père, ne te sont pas revenus ?

— Pas du tout. J’ai pourtant fait bien des efforts pour les retrouver. Il faut que j’y renonce. C’est un peu la faute de mon père Sauviac, qui n’aimait pas que je le questionnasse sur tous ces sujets. À force de vivre avec moi, il m’aimait comme son fils, et il aurait voulu m’habituer à le considérer comme mon véritable père. Mes souvenirs d’enfance ne pouvaient, selon lui, que m’attrister, et il répondait à toutes mes demandes : « De quoi t’inquiètes-tu ? Que te manque-t-il ? Tous les orphelins ne retrouvent pas un père. Est-ce que je n’en suis pas un pour toi ? Ne te tracasse pas l’esprit de ton passé. Prie pour tes pauvres parents, c’est ton seul devoir envers eux. » Je sais seulement que c’est mon oncle, ruiné aussi par cet incendie, qui m’a confié à mon père Sauviac avant d’émigrer en Amérique ; il m’avait cru trop faible pour supporter la traversée.

— Mais ta mère, dit Alice, tu ne te souviens pas du tout de ta mère ?

— Oh ! si, et je suis sûr qu’elle m’appelait Torio, toujours Torio, et d’une voix si douce ! c’était comme de la musique. Tiens, Alice, il n’y a que la tienne qui me l’ait jamais rappelée. Quelquefois, quand je suis à l’autre bout du jardin et que tu me cries : Torio ! Torio ! mon cœur saute d’un seul coup dans ma poitrine. Je ne sais plus si c’est ma mère ou toi qui me parle.

— Mais sa figure, son nom ?

— Rien, je ne sais rien de plus. Mon seul souvenir précis est celui de sa voix dont elle me chantait des chansons à refrains pour m’endormir. C’étaient des cantiques ou des compliments dont quelques fragments d’airs me sont restés. Je les ai chantés à l’oncle Philibert ; il dit que c’est de la musique italienne, que cela ressemble aux cantiques vénitiens, chantés devant les madones des lagunes.

— Nous étions en Suisse avec ton chalet, nous voici à Venise avec tes cantiques, dit Paul avec un peu de mauvaise humeur. Comment veux-tu que nous devinions d’où tu viens ?

— L’oncle Philibert y a renoncé, dit Vittorio, mais pas moi. Voici ce que je ferai plus tard. Quand je saurai un état et que j’aurai déjà économisé un peu d’argent, je m’en irai de ville en ville pour exercer mon métier. Je parcourrai ainsi la Suisse et tout le nord de l’Italie. Je visiterai surtout les villages situés au pied des Alpes et des Apennins. J’apprendrai ainsi lequel d’entre eux a été brûlé dans l’été de 1852. Ce sont des événements qui ne s’oublient pas, et l’on a dû reconstruire des chalets autour de l’église et du presbytère, qui seuls n’ont pas été brûlés. Cela a été affirmé devant moi, par mon père Sauviac, au curé de Mozat… Je finirai bien par trouver mon village.

— Peut-être ton père t’a-t-il laissé du bien, dit Paul. Tu en hériterais.

— Oh ! ce n’est pas cela qui me préoccupe. Pour sur, mon père a été ruiné. Il ne devait rien posséder au monde que son chalet et son bétail ; mais je n’aurai pas le cœur en repos tant que je n’aurai pas pu prier sur la tombe de mes parents. Tous ces souvenirs, vois-tu, c’est comme une énigme dont je ne sais pas le mot et qui me tourmente la tête. Quand ma recherche aura réussi, je verrai au clair tout le long de ma vie ; les gens de ce village se rappelleront mon père et ma mère ; ils me parleront d’eux, me les feront connaître, et je quitterai content mon pays natal.

Tu y trouveras peut-être cet oncle qui t’a donné à Sauviac avant de partir pour l’Amérique, lui dit Paul.

— S’il était revenu du nouveau monde, il serait allé me réclamer à Mozat. Tu sais d’ailleurs ce que nous lisions hier sur le sort des émigrants en Amérique : ou ils s’y plaisent tant qu’ils en oublient leur patrie ; ou ils se prennent de nostalgie et meurent bientôt.

— Ce Paul ne pense qu’à l’intérêt, dit Alice. Moi, je préfère que Vittorio ne retrouve personne de sa famille. Il me semble qu’il nous aimerait moins… Et il y a une chose qui me fâche dans ton projet, Vittorio, c’est que tu parles de voyager, de t’en aller bien loin. Est-ce que tu ne t’ennuieras pas loin d’Uchizy, comme je m’ennuierai, moi, de ne plus te voir ?

— Mais j’y reviendrai toujours, dit Vittorio. Est-ce que vous n’êtes pas ceux que j’aime le mieux au monde ? Seulement ce n’est pas ici que je pourrai gagner assez, étant grand, pour venir en aide à ma mère Sauviac, comme je le dois. Elle a eu beau refuser par fierté, elle m’a nourri étant petit, je dois la nourrir dans sa vieillesse.

— Quoi ! tu ne gagneras pas assez pour cela en faisant des sabots ? » demanda Alice toute rêveuse.

Paul éclata de rire à cette naïveté.

« Nous sommes riches, dit-il à son ami d’un ton sérieux ; nous t’aiderons. »

À son tour, Vittorio se prit à sourire et il répondit :

« Merci, non. Ce n’est pas toi, mais moi qui dois faire ma destinée. À chacun son devoir. Tu n’as que celui de m’aimer, parce que je t’aime. »


CHAPITRE XVII

UN HÔTE INDISCRET. CHASSE AUX PHALÈNES. LA TERRE D’EMPIRE ET LE ROYAUME.


L’oncle Philibert s’aperçut bientôt que ce dérangement des bonnes habitudes intellectuelles avait chez son élève son complément dans l’état physique. Paul n’avait plus d’appétit aux repas ; les meilleurs mets lui répugnaient. Un jour qu’il s’en inquiétait au point de parler d’emmener Paul voir à Tournus le médecin, la grosse Marion, qui servait le dessert, se prit à rire et dit à ses maîtres :

« Ce n’est pas le cas de vous faire du tourment. Le jeune monsieur n’a pas l’estomac assez large pour y loger deux dîners, voilà tout. Il est quasiment pensionnaire chez les Lizet. Il n’y a pas de jour qu’il n’aille manger leur soupe aux choux ou aux raves, et leur petit quartier de lard (quand ils en ont). Je l’ai vu maintes fois à leur table… M. Paul est bon pour me démentir, si j’ai la berlue. »

Paul convint du fait ; il n’en eut honte que lorsque tante Catherine lui eut démontré qu’il était peu délicat de s’imposer chez des gens de cœur large et de bourse étroite.

« Tu rognais la part des petits Lizet, lui dit-elle.

— Ah ! j’en ai du chagrin, je n’avais point pensé à cela. J’y retournais parce qu’ils me recevaient toujours bien… En outre, c’était le seul moyen de voir Vittorio, puisque, le reste du temps, il est à son atelier et moi en classe.

— Voyons ! il faut en finir, dit le maître des Ravières à l’oncle Philibert et à tante Catherine, lorsque les deux enfants eurent quitté la salle à manger. C’est de la vraie amitié qu’a notre Paul pour ce garçon. Tout ce qu’on me dit de Vittorio est à sa louange. Je m’en vas moi-même aux Effossés pour lui commander de venir chez nous. S’il n’est pas sensible à cette démarche d’un homme d’âge, ce n’est pas de la fierté qu’il a, mais de l’orgueil, et alors je l’abandonnerai à son sort. Crois-tu qu’il viendra, Catherine ?

— J’en suis persuadée, répondit sa belle-fille, et je vous remercie de cette bonne pensée.

— C’est que, voyez-vous, mes enfants, j’ai bien réfléchi depuis quelques jours, et il ne faut pas trop me savoir gré de cette idée ; il y a un brin d’égoïsme dedans. L’automne s’approche, le docteur Thonnins va vouloir reprendre Paul et Alice. Le domaine, qui est si gai, depuis que cette jeunesse y court, y rit, y saute de tous côtés, va redevenir bien triste quand ils seront partis ; si nous y gardons Vittorio, nous ne nous y trouverons plus tout seuls entre nous, tous trop sérieux pour nous amuser les uns les autres des moindres choses. Puis, l’idée que leur ami est ici poussera Paul et Alice à y revenir.

— Non, mon père, dit Philibert, ne cherchez pas des raisons égoïstes de cette bonne résolution ; vous ne nous dites pas votre vrai motif, qui est de mener à bien l’œuvre qu’avait entreprise le brave Sauviac.

— Eh ! certes, il y a de cela aussi dans mon projet, répliqua le maître des Ravières. Je ne veux pas qu’il puisse être dit qu’un campagnard riche a reculé devant la continuation d’une bonne action dont un homme pauvre s’était chargé, et ce n’est pas d’aujourd’hui, et pour faire plaisir à notre Paul, que je songe à prendre chez moi Vittorio. Mais je n’aime point faire des coups de tête, et j’ai voulu peser ma décision, pour qu’elle fût vraiment bienfaisante à cet enfant. Souvent les gens qui se chargent d’orphelins pauvres sont imprudents dans leur bonté, et comblent leurs protégés de douceurs, sans s’inquiéter de ce qui peut être propre à leur faire un avenir heureux. Que Vittorio entre en apprentissage à quatorze ou quinze ans, c’est assez tôt pour qu’il devienne un fin ouvrier dans n’importe quelle partie… D’ici là, tu peux l’amuser, Philibert, à lui faire apprendre tout ce qu’il voudra puisqu’il a du goût à ton latin et à ce tas d’affaires qui sont autant de mystères pour moi. Mais, avant tout, puisque nous nous chargeons de ce garçon, il faut nous occuper de savoir qui il est. Ce qu’il en a dit, ce qu’il en sait par lui-même est trop peu de chose. Le maire me dit qu’il faut lui constituer un état civil. Ah ! tu ne te doutais pas que j’avais consulté à ce sujet. Écris donc à cette Bourbonnaise… Bah ! elle ne répondrait peut-être pas. Écris plutôt au curé de Mozat, qui, d’après ce que nous en savons, doit être un brave homme. Il nous renseignera sans doute, ayant été grand ami de Jacques Sauviac. »

Vittorio ne put résister à la démarche du maître des Ravières, et l’on reprit au logis neuf l’ancienne existence, avec un changement toutefois. Vittorio ne voulut pas donner toutes ses journées à l’étude et aux récréations ; il s’arrangea de manière à employer une part de son temps au service du domaine, tantôt menant les bestiaux au pâturage, à la place du Bénicheux, tantôt faisant le marché à Tournus. Dans le premier cas, il emportait ses livres avec lui, et, pendant que ses bêtes pâturaient, il lisait, couché sur l’herbe ou adossé à une roche, dans ces landes semées de serpolet, de bruyères et de larges pierres noires que l’on nomme à Uchizy des teppes[7]. Il n’interrompait son élude que pour courir après quelque insecte jugé par lui digne de l’attention de l’oncle Philibert.

Ce fut dans le mois d’août que les enfants firent cette chasse aux phalènes dont ils se promettaient tant de plaisir. En plusieurs soirées, pendant lesquelles il ne tint qu’aux promeneurs attardés de croire que des feux follets s’allumaient sur la steppe du Roux, dans les prés de la Beleuse, et jusqu’auprès de la croix des Glaçons, les jeunes naturalistes firent de belles prises à la lueur de leurs lanternes, auxquelles les papillons de nuit venaient frôler leurs ailes.

Ils attrapèrent le grand-paon qu’ils prirent pour une petite chauve-souris, lorsqu’il toucha de ses quatre ailes ponctuées d’yeux noirs les cheveux d’Alice ; ils ne connaissaient, jusque-là, que sa chenille vert clair, aux aspérités terminées par un tubercule couleur de turquoise, pour l’avoir trouvée su un abricotier. Vittorio prit la phalène feuille-morte, dont les ailes sont festonnées, et qu’on a tant de peine à distinguer des feuilles sèches tombées à terre. Les enfants trouvaient cette proie peu intéressante ; mais l’oncle Philibert leur rappela qu’ils avaient admiré les œufs de feuille-morte, qui sont d’un bleu vif, tout cerclés de bandes brunes, comme le sont les petits barils.

Alice recueillit dans son filet le flot, phalène ainsi nommée parce que ses ailes supérieures ont trois bandes brunes ondulées, se détachant sur un fond couleur de mer houleuse ;

XVII
Un jeune garçon, allongé dans l’herbe, lisant un livre. Trois vaches derrière.
Un jeune garçon, allongé dans l’herbe, lisant un livre. Trois vaches derrière.
pendant que ses bêtes pâturaient, il lisait.


elle en préféra les longues antennes filiformes aux antennes barbues du paon de nuit. Enfin, Paul s’amusa de retrouver beaucoup de lettres de l’alphabet grec peintes, par l’adorable fantaisie de la nature, sur les ailes des phalènes omicron, double oméga, psy, lambda et iota.

Chacune de ces prises valait à l’oncle Philibert une foule de questions, auxquelles il répondait en faisant l’historique de chacune de ces phalènes, depuis sa sortie de l’œuf jusqu’à sa troisième mort après son existence d’insecte parfait, dont les derniers moments étaient occupés à assurer le sort de la génération future en logeant ses œufs sur l’arbuste propre à nourrir la petite larve.

Les enfants admiraient ce mystère de prévoyance maternelle, accompli par des êtres si frêles, qui ne devaient pas jouir de la vie de leurs enfants. Ils admiraient cette mutation d’état, et presque, pourrait-on dire, de personnalité, qui fait succéder à la larve la nymphe, et à celle-ci le papillon, trois êtres si différents l’un de l’autre, qu’on douterait de leur identité, si l’on n’avait suivi d’un œil attentif leurs transformations successives.

Ces études n’étaient pas considérées comme telles par les enfants, car elles les récréaient ; elles leur inspiraient un grand respect pour les moindres êtres de la création, et ils eurent beau voir les feux du lampyre (ver luisant) étinceler dans l’herbe, aucun d’eux n’eut la cruauté d’arracher cet insecte à son asile verdoyant, pour éteindre son phosphore à la lueur des lampes du logis neuf.

Ces chasses aux papillons furent interrompues par le voyage annuel à Gigny, dont tous les enfants voulurent être ; tante Catherine y accompagna son mari. Claude Chardet demeura donc seul aux Ravières, pendant que le reste de la colonie, remontant le cours de la Saône, s’établissait, pour une quinzaine, dans la maison patrimoniale de Mme Chardet.

Elle était située dans ce hameau qu’on nomme la Colonne, parce qu’on a trouvé dans la Saône même, en face, une colonne romaine délimitant les anciennes provinces conquises par César. L’oncle Philibert expliqua à ses élèves que Gigny était sur la limite de l’ancien royaume de Bourgogne, en dépit des prétentions rivales de Tournus, qui firent noircir bien des parchemins au moyen âge contre les seigneurs de Chalon-sur-Saône qui réclamaient le fief de Gigny. Encore maintenant, après tant de siècles écoulés, on s’aperçoit que l’on n’est pas encore en Mâconnais dans la petite commune de Gigny. Paul s’amusait des différences qu’il y remarquait entre le patois qu’on y parle et celui d’Uchizy, et, jusque dans les toits pointus, à la bourguignonne, l’oncle Philibert faisait remarquer la diversité de type, d’habitudes, de vie.

Tout est enseignement pour qui raisonne sur ce qui l’entoure. Ainsi, les enfants, auxquels on faisait un cours d’histoire de France très complet, ne s’étaient jamais avisés du sort divers, dans les anciens temps, des deux rives de la Saône qu’ils avaient journellement sous les yeux, lorsque, dans une promenade en bateau, Alice s’étonna d’entendre le batelier dire à tante Catherine qui lui commandait d’aborder à la rive bressanne :

« Vous allez donc sur la terre d’empire ?

— Oui, lui répondit Mme Chardet, vous viendrez nous prendre à quatre heures pour nous repasser sur le réaume.

Réaume ? Est-ce que ce n’est pas le mot patois pour dire royaume, ma tante ? demanda Paul.

— Certainement.

— Royaume ici, empire en face, est-ce que tu comprends, Vittorio ?

— C’est toi quine réfléchis point, dit Vittorio en souriant ; je gage qu’Alice va t’expliquer cette énigme, car la voilà qui rit.

— La Bresse, dit Alice, qui s’amusait en effet d’avoir plus de mémoire que son frère, la Bresse, ancienne terre d’empire, acquise par Henri IV sur la Savoie. N’avons-nous pas appris cela il y a huit jours ?

— Tiens ! c’est vrai, je suis un étourdi, s’écria Paul, mais je trouve singulier qu’après si longtemps les paysans gardent ces dénominations.

— C’est ainsi, dit tante Catherine qui s’effaçait toujours par modestie lorsque la voix autorisée de son mari pouvait se faire entendre, mais qui était pleine de sens, que se transmettent les vieilles traditions, à l’aide desquelles, lorsque, l’histoire n’existait pas, se reconstituait le passé dans la mémoire des peuples. Elles sont toutes intéressantes, et, avant de se moquer de ce qu’on ne comprend pas dans le langage des gens de campagne, il faut savoir si un sens n’est pas caché dans les propos que l’on trouve absurdes. Ainsi, tout à l’heure, Paul, tu marchais en avant de nous pour héler le batelier, et, quand nous t’avons eu rejoint, tu as voulu nous faire railler avec toi la vieille femme qui t’avait rencontré pendant que tu marchais seul, parce qu’elle t’avait dit : « Bonjour, monsieur, à vous et à votre compagnie. »

— Mais puisque j’étais seul ! objecta Paul, qui se remit à rire de souvenir.

— Je t’ai laissé dire sans te rien répondre, poursuivit tante Catherine, parce que je ne voulais pas m’expliquer devant le batelier. Sais-tu qui cette bonne femme saluait avec toi par une politesse poétique et traditionnelle ? Ton ange gardien, que sa foi chrétienne voyait veillant à tes côtés. Voyez-vous, mes enfants, le paysan est simple, court d’instruction tant que vous voudrez ; mais c’est en lui que résident la force, la vitalité de chaque pays. Il ne faut jamais le dédaigner, lors même qu’on ne sortirait pas, comme nous, d’une race campagnarde, et bien des gens qui le méprisent ne le valent pas en vigueur de sens, en honnêteté. Il y a bien longtemps qu’une grande dame, dont tu vas me dire le nom après ma citation, mon cher Paul, écrivait : « Il y a des âmes de paysan droites comme une ligne, et qui pratiquent la vertu comme naturellement les chevaux trottent. »

— C’est Mme de Sévigné, dit Paul. Mon oncle m’a déjà cité cette phrase, un jour où j’étais tombé dans le péché de moquerie. Allons ! c’est fait. Je ne serai plus railleur. ».

Malgré la distraction de longues promenades dans les bois de Gigny, en Bresse, à Sennecy-le-Grand, et jusqu’à la montagne de Laives, pour y visiter la vieille église qui domine le large paysage, les enfants suivirent le cours de leurs études, et Vittorio fut très utile à l’oncle Philibert, pour la mise en place du nouveau modèle de pressoir qu’il établissait. Malheureusement il ne pouvait fonctionner à Gigny que dans de petites proportions. Cette vaste plaine n’est guère propre à la vigne, et l’on y cultive surtout les céréales. Néanmoins, Philibert Chardet ne quitta point Gigny pour retourner à Uchizy, où l’appelait l’époque des vendanges, sans expérimenter sa nouvelle invention sur le petit coin de vigne qui était enclos dans ses champs de blé et ses prairies. L’épreuve fut si satisfaisante, qu’il brûla ses vaisseaux, c’est-à-dire s’exposa à mécontenter son père en démontant pièce à pièce son nouveau pressoir, et en le faisant partir pour Uchizy à petites journées.

C’était un coup d’État à tenter que de vouloir installer cette machine dans les dépendances des Ravières, car, malgré le bon accueil que Claude Chardet fit à sa famille, il s’inquiéta vite de voir son fils prendre des mesures dans les celliers, faire venir le charpentier, et enfin déballer, dès qu’il arriva, le lourd attirail du pressoir amené par une longue charrette, traînée par quatre chevaux, et conduite par son maître valet de Gigny.

« Je n’ai déjà pas trop de place pour ma vendange, dit-il à son fils en lui montrant les cours pleines de futailles vides superposées, les celliers où les grosses cuves s’arrondissaient ; que veux-tu bricoler par ici ? »

Il s’emporta tout à fait, lorsque l’oncle Philibert voulut lui démontrer la supériorité de son pressoir sur le système primitif de pressage dont on usait encore aux Ravières.

« Passe pour tes livres, pour tes inventions qui ne sortent pas de la salle d’étude, lui dit-il. Mais tout Uchizy vendange chez moi, et je ne veux pas qu’on puisse jaser sur cette machine qui ne sera pas capable de fonctionner seulement. Je ne me mêle pas de ton latin, laisse-moi faire mon vin selon l’ancienne coutume, qui est la seule bonne.

— Mais puisque le pressoir a fonctionné à Gigny ? dit doucement la tante Catherine. Voyez, mon père, vous faites de la peine à Philibert.

— Tiens ! c’est vrai, dit Claude Chardet, et aux enfants aussi, puisque c’est pour eux une fête que cette installation. Voilà Paul qui se rabote les doigts en menuisant, Vittorio qui plante des clous, et jusqu’à ma petite Alice qui tient la lanterne pour qu’on y voie clair dans ce coin du cellier. Bah ! Catherine, dites à Philibert qu’il pose ce fameux pressoir, puisqu’il en a la fantaisie, mais quant à le faire servir, non, je n’y consentirai pas. »


CHAPITRE XVIII

VENDANGES. — LA REVANCHE DE L’ONCLE PHILIBERT. — LA LETTRE DU CURÉ DE MOZAT.


Il n’est pas à Uchizy de bonnes fêtes sans danses, et le maître des Ravières suivait l’usage traditionnel des riches campagnards, qui est de payer un orchestre à leurs vendangeurs. Ces préparatifs de fête n’étaient pas en harmonie avec le deuil de Vittorio ; aussi, après avoir tenu sa rangée le premier jour dans la vigne de la Tarière, il alla demander à souper à Jean Lizet, afin de ne pas assister à ces réjouissances. Paul était assourdi par le tapage qui, dès avant qu’on se mît à table, avait retenti dans les cours, et il pria l’oncle Philibert de lui permettre d’accompagner son ami.

« Tu n’entendras pas les chansons des vendangeurs, lui dit son oncle. Tu ne les verras pas danser.

— C’est vrai ; mais, si vous vous souvenez d’avoir fait un sonnet sur un nid pour Alice, qui vous l’avait demandé, faites-en un, je vous prie, sur nos vendanges. Je l’apprendrai et je le réciterai un de ces soirs. »

L’oncle Philibert eut quelque mérite de ne pas oublier ce désir de son neveu ; en effet, la fin des vendanges fut signalée par un accident qui causa un émoi terrible et amena une péripétie bien inattendue. Un des vendangeurs, monté sans précaution dans la première cuve qu’on allait fouler, tomba demi-asphyxié sur les amas de raisins en fermentation. Maître Philibert s’élança pour le sauver, aidé de quelques braves gens, qui subirent, ainsi que lui, une asphyxie partielle. Tout en soignant ces cinq hommes, qu’on parvint heureusement à sauver tous, Claude Chardet en vint à penser de lui-même qu’une invention capable d’empêcher de tels malheurs méritait d’être essayée. Comme les charrettes chargées de la vendange de sa dernière vigne arrivaient encore dans la cour, il commanda donc qu’on allât verser le contenu dans la cuve du pressoir condamné jusque-là par lui à l’inutilité.

Trois jours après, le domaine des Ravières avait repris son aspect accoutumé. Il n’y avait plus d’autre trace des vendanges qu’un parfum de vin doux sortant des celliers entr’ouverts, autour desquels-bourdonnaient guêpes et abeilles. À la fin du repas de midi, Paul réclama l’attention et récita la petite pièce de vers suivante :

VENDANGES.

Fête sur le coteau ! l’essaim des vendangeuses
Tournoyant près des ceps chiffonne lestement
Le pampre tout rougi, et, sous chaque sarment,
Cueille du raisin mur les grappes savoureuses.

Rires et quolibets s’échangent vivement.
On aspire à longs traits mille senteurs vineuses.
Du chaud soleil, des fruits, des voix harmonieuses
S’exhale jusqu’au soir un vague enivrement.

Puis le pressoir gémit, et tous courent en foule
Pour goûter le vin doux, qui jaillit et qui coule
En flots blonds dans le verre où pétille son jus.

Et la danse, plus tard, célèbre, par sa ronde,
Du terroir mâconnais la richesse féconde
Et les feux du soleil, dans le cep descendus.

« C’est cela, c’est bien cela, dit gaiement le maître des Ravières. Buvons à la santé du poète.

— Ah ! grand-père, dit malicieusement Alice, je croyais que vous n’aimiez pas les vers !

— Et ceux-là ne sont pas bons, ajouta l’oncle Philibert en riant. Si vous croyez que l’on jouit de toutes ses facultés quand on a été asphyxié à moitié.

— Je ne sais pas s’ils sont mauvais, reprit gaiement le maître des Ravières ; mais ce qui est vraiment bon et bien fait, c’est ton pressoir, Philibert. Il faut l’exposer au comice du printemps prochain. Voilà qui te fera honneur, vrai, et qui me flatte de voir que tu inventes des choses… des choses… Tiens, je ne me serais jamais douté de quoi tu es capable. »

L’arrivée du facteur rural, qui passe à Uchizy vers une heure, fit diversion.

« Fais donner à boire au piéton, dit Claude Chardet à sa belle-fille qui lui apportait une lettre ; il l’a bien gagné, car il m’apporte enfin la réponse du curé de Mozat. Je vois bien que Vittorio ne se croira ici tout à fait chez lui que lorsque nous en aurons fini avec toutes ces affaires-là. Voyons ce qu’il nous dit. »

Et le maître des Ravières alla s’enfermer avec son fils et tante Catherine pour lire cette lettre, qui était conçue en ces termes :

Monsieur,

« Si j’ai mis aussi longtemps à vous répondre, ce n’est ni par oubli ni par négligence. J’ai trop aimé le fils adoptif de Jacques Sauviac pour cesser de m’intéresser à lui, et j’apprécie trop la bonne action que vous accomplissez à son égard pour ne pas m’être empressé de remplir la mission dont votre confiance m’a honoré. Mais j’ai été obligé à bien des démarches ; elles m’ont pris un temps qui n’a pu être plus court que le délai de cette réponse.

« Tout d’abord, j’ai cru pouvoir contenter facilement votre désir d’avoir l’acte de naissance de Vittorio, sans lequel il ne pourrait accomplir aucun des actes de la vie civile ; car, l’hiver dernier, j’avais préparé cet enfant à sa première communion, qu’il devait faire tout seul l’hiver prochain, n’étant pas au pays à l’époque habituelle. J’avais donc prié Sauviac de s’occuper des papiers nécessaires, afin qu’ils arrivassent en temps opportun ; précaution bonne à prendre d’avance, puisque l’enfant vient d’un pays assez lointain. Il m’avait répondu qu’il possédait ces papiers.

« Sur cette indication, au reçu de votre lettre, monsieur, je suis allé chez la veuve Sauviac, qui m’a ouvert tous ses tiroirs et m’a prié de faire moi-même des recherches dans les papiers qu’elle gardait par respect pour la mémoire de son mari, car cette femme ne sait pas lire. Je n’ai pas trouvé ce que je cherchais. La veuve, qui, entre parenthèses, vous demande pardon de sa conduite chez vous, a tout bouleversé dans sa maison, coins et recoins, mais en vain, pour retrouver ce qu’il vous faut. Elle me charge de vous remercier de la bonne pensée que vous avez eue à ce sujet ; si ses investigations n’ont rien amené d’utile à votre protégé, elles lui ont fait découvrir, cachée dans le creux d’une poutre de son grenier, une bourse contenant trois mille francs en cinq rouleaux, dont chacun portait une étiquette indiquant que c’était la dot réservée par Sauviac à ses filles.

« Pour en revenir au sujet qui vous intéresse, monsieur, je dois vous apprendre que la veuve Sauviac est bien revenue de son injuste aversion contre votre protégé. Aussi vous prié-je d’éloigner de votre esprit le soupçon qu’elle aurait pu lacérer et détruire les pièces constatant l’état civil de Vittorio, si par hasard ce soupçon le traversait. Elle a mis beaucoup de bonne volonté à rassembler dans sa mémoire les souvenirs ayant trait à l’époque où Vittorio fut amené à Mozat, et voici ce qui en ressort :

« Vittorio appartient à une famille honnête, mais très pauvre, qui a tout entière péri dans un incendie ; lui-même, à demi brûlé, comme vous pouvez vous en assurer en examinant sur son épaule gauche une large cicatrice, fut recueilli par son oncle, dont la maison avait été également détruite dans cet incendie, qui avait fait des décombres de tout le village. Les villageois survivants, déjà à demi ruinés avant cet incendie par un autre cataclysme, — la grêle ou de mauvaises récoltes, ce point n’a pu m’être expliqué, — étaient désespérés, sur le point de périr tous de misère, lorsqu’ils furent sollicités par des recruteurs d’émigrants pour aller coloniser une pampa de l’Amérique du Sud. Ils étaient prêts à s’embarquer, lorsque Jacques Sauviac arriva dans ce pays, où il connaissait de longue date le père de Vittorio. L’oncle de celui-ci, déjà chargé d’enfants, presque élevés toutefois, se désolait d’être obligé d’exposer aux risques de la mer un enfant de six ans, mal guéri de ses brûlures, car un médecin prétendait qu’il ne supporterait pas la traversée. Jacques Sauviac fut ému de pitié ; il offrit de se charger du petit garçon ; ce qui fut accepté, vu qu’il était connu dans le pays comme un honnête homme.

« Maintenant, monsieur, dans quelle partie de la France se sont passés ces faits, c’est ce que la veuve de Sauviac ignore. Évidemment, son mari le lui a dit autrefois ; mais elle me nomme tantôt les Pyrénées, tantôt le Jura ; les tournées de l’étameur s’embrouillent dans son souvenir. La seule affirmation dans laquelle elle ne varie pas est celle d’une contrée montagneuse. Vous voyez que nos recherches s’égarent dans un dédale d’où elles ne peuvent sortir sans l’aide d’un fil conducteur qui nous manque.

« Le nom de Vittorio semblerait indiquer pourtant le voisinage de l’Italie, si Jacques Sauviac n’avait eu l’innocente manie de rapporter de chacune de ses tournées des idées nouvelles qu’il incarnait, soit dans des sobriquets donnés par lui aux êtres et aux choses, soit jusque dans les noms qu’il choisissait pour ses filles ; la troisième, née après son retour de Picardie, s’appelle Machovie, et sa cinquième, baptisée à son retour d’Alsace, se nomme Odile, prénoms tout à fait inusités dans notre Auvergne.

« Loin de renoncer à tout espoir après cette première déconvenue, j’ai ouvert, parmi les anciens amis de Sauviac, une sorte d’enquête dont je vous envoie ci-joint le procès-verbal. Il ne contient rien de plus que les faits que j’ai résumés plus haut ; mais cette pièce pourra vous servir pour faire constituer l’état civil d’office à votre protégé. J’insère également sous ce pli une lettre que vous remettrez à mon digne collègue d’Uchizy, si vous le jugez à propos dans l’intérêt de Vittorio. J’y confirme le fait, facile à constater, de la bonne instruction religieuse dont jouit mon ancien petit élève. »

Le curé de Mozat finissait en louant M. Chardet de sa bonne œuvre ; mais le maître des Ravières resta peu satisfait de l’obscurité qui planait sur les premières années de son protégé.

« Il est pénible pour ce pauvre garçon, disait-il, de n’avoir qu’un nom de baptême ; dans la vie, il ne manquera pas de trouver de méchantes gens qui, ne sachant comment se venger de sa supériorité sur eux, lui reprocheront d’être sans famille. »

Vittorio, pour subir ce chagrin, n’eut pas besoin

XVIII
Trois enfants devant un mu qui se disputent, celui du milieu semble les séparer.
Trois enfants devant un mu qui se disputent, celui du milieu semble les séparer.
Vittorio intervint vite.


d’attendre bien longtemps. Pétrus Courot, outre ses anciens motifs de haine contre le pupille de l’étameur, lui en voulait de lui avoir enlevé l’amitié de Paul Thonnins ; aussi il ne manquait jamais une occasion de l’invectiver lorsqu’ils se rencontraient dans les rues d’Uchizy. Sa plus douce plaisanterie était d’appeler Vittorio : « Monsieur je ne sais pas qui. » Quant aux injures plus graves, elles étaient si blessantes que Paul se jeta un jour sur Pétrus Courot pour le corriger d’importance. Vittorio, qui ne faisait que hausser les épaules à ces propos insultants, intervint vite et empêcha son ami de se commettre dans un combat à coups de poing ; mais, pour être dédaignée, une insulte n’est pas moins sensible, et Vittorio disait souvent à son ami :

« Tu vois comme c’est triste d’être seul au monde !

— Seul ! Et nous donc, est-ce que nous ne sommes pas de ta famille ! » répondait Paul.

Vittorio eut bien vite occasion de voir que ce n’était pas là un mot en l’air, mais tout à fait le sentiment des braves gens qui l’avaient adopté. Tante Catherine, qui était allée le présenter au curé d’Uchizy pour l’affaire de sa première communion, revint de cette visite toute préoccupée.

« Voici un embarras, dit-elle à son beau-père ; M. le curé a été fort satisfait de l’instruction religieuse de Vittorio ; mais, comme celui-ci n’a aucun papier, il devra être baptisé sous condition, la veille de sa première communion, car rien ne prouve qu’il le soit. Il parait que c’est une formalité indispensable.

— Il faudra baptiser ce grand garçon ? s’écria Alice. Oh ! quel bonheur, je pourrai être sa marraine !

— Et moi son parrain, naturellement, dit Paul.

Voilà des gens bien sérieux pour répondre de la conduite de leur filleul, repartit tante Catherine. Vous êtes tous les deux plus jeunes que lui. Non, ce serait le renversement de toute hiérarchie que d’exposer parrain et marraine à recevoir des leçons de leur filleul.

— Oh ! tante Catherine, tu parles pour toi ! dit Alice. Tu vois, Vittorio, si nous ne t’aimons pas. Tout à l’heure on va se quereller à cause de toi. »

Alice ne savait point parler si juste.


CHAPITRE XIX

LE PARRAIN TIRE AU SORT. PROJETS D’AVENIR. — LES SCRUPULES DE CLAUDE CHARDET.


Claude Chardet et son fils se disputaient, en effet, l’honneur, la charge de ce parrainage inattendu. Comme ils ne pouvaient s’entendre, aucun d’eux ne voulant céder à l’autre les droits qu’il se croyait à cette parenté morale qu’établit un tel lien, et Philibert, malgré son respect pour son père, maintenant ses prétentions, le maître des Ravières dit à Vittorio :

« Mais, puisque le futur filleul est en âge de faire un choix, qu’il parle donc un peu à son tour ; le moyen de contenter tout le monde, c’est de s’en rapporter à lui. »

Vittorio fut très embarrassé ; s’il n’eût consulté que ses sympathies, il eût désigné l’oncle Philibert ; mais il avait peur de se montrer ingrat envers le maître des Ravières. Il se tenait donc muet entre eux deux, car cette scène se passait dans la salle d’étude, lorsqu’Alice vint au secours de son ami en disant :

« Eh bien ! puisqu’un choix est si difficile, il faut tirer au sort qui sera parrain ; je connais une manière plus jolie que la courte paille. J’ai souvent joué ce jeu-là avec Paul, pour des choses pas si sérieuses. On prend un livre, d’abord, bon ! Ensuite, il y a vingt-cinq lettres dans l’alphabet, n’est-ce pas ? On ôte la dernière, le z, qui ferait un partage impair. On a donc vingt-quatre lettres. On donne les douze premières à l’un de ceux qui se disputent quelque chose, on laisse les douze dernières à l’autre. On ferme les yeux, on ouvre le livre, on pique au hasard son crayon sur une lettre, et celui à qui elle appartient a gagné. C’est bien simple. »

Amusé par le gentil babil de sa petite-fille, Claude Chardet annonça qu’il se soumettait à ces conditions hasardeuses. Alice alla prendre dans la bibliothèque le premier livre qui lui tomba sous la main. C’était la Bible appartenant à Vittorio et que l’oncle Philibert avait demandée pour la lire.

Le livre s’ouvrit de lui-même au frontispice jauni, et le plat de la reliure retomba lourdement sur la table.

« Tiens ! dit Paul à son ami, la robe de ton livre n’est pas seulement cousue, mais collée sur la reliure. On dirait qu’il y a plusieurs étoffes l’une sur l’autre.

— Oui, dit Vittorio, mais n’essaye pas de les décoller. Mon père Sauviac m’a recommandé de respecter ce livre et de ne point lui enlever sa couverture d’étoffe qui a été cousue et collée par ma pauvre mère. C’est le seul souvenir que j’ai de mes parents.

— Mais je voudrais voir la reliure qui est peut-être jolie, dit Paul.

— Non, je ne l’ai jamais regardée, moi ; je ne voulais pas désobéir à mon père pour un aussi petit motif de curiosité. D’ailleurs, tu la vois un peu en tête du dos. Le livre est relié tout simplement en basane marbrée, et c’est parce que le dos était cassé que ma pauvre mère a solidement cousu dessus cette robe de velours et de toile, car il y a de la toile dessous, on le sent bien.

— Et de la toile très raide, dit l’oncle Philibert. On reliait solidement dans ce temps-là. Les plats de ce livre ont un centimètre d’épaisseur.

— Vous vous amusez à des bagatelles, s’écria Alice en s’emparant de la Bible, et vous ne pensez plus à ce que nous avons à faire. Grand-père, prends-tu les douze premières ou les douze dernières de l’alphabet ?

— Les dernières, dit Claude Chardet, parce qu’il est dit justement dans ce livre : « Les premiers seront les derniers, et les derniers seront les premiers.

— Oh ! ne t’y fie pas, grand-père ! » répondit Alice en bandant les yeux de Vittorio avec son mouchoir.

Puis elle ouvrit le livre par le milieu, à une page qui se trouva appartenir aux Psaumes de David ; Vittorio, tâtonnant de son doigt armé d’un crayon, piqua d’un trait léger la première lettre du verset suivant, qu’Alice lut tout haut :

« Votre esprit de bonté me conduira vers le sentier le plus droit, et pour la gloire de votre nom, Seigneur, vous me ferez vivre dans la justice. »

— Mon filleul, dit Claude Chardet à Vittorio en l’embrassant, voilà un verset de bon augure pour ton avenir. J’espère bien que tu vivras dans la justice, et je tâcherai de te montrer toujours le chemin le plus droit… Console-toi, Philibert, je donnerai ton nom à Vittorio, il le joindra à celui qu’il porte déjà, et ta femme Catherine sera ma commère. »

Le maître des Ravières était enchanté à plus d’un titre de cette faveur du sort, sa réelle affection pour Vittorio mise à part. Les devoirs du parrainage sont très étroits à Uchizy ; ils y ont gardé l’ancienne acception chrétienne d’une seconde paternité. On va demander à son parrain comme à son père des conseils pour le choix d’un état, pour son mariage, et il n’y a pas d’exemple qu’un parrain riche ait négligé dans son testament d’assigner des legs à ses filleuls, parfois nombreux. Or, Claude Chardet avait craint que l’affection de Philibert pour son élève portât son fils à exagérer ce legs, au détriment de l’héritage dû à ses neveux.

Ces calculs peuvent être taxés de petitesse ; mais il ne faut pas oublier que c’est grâce à cette prudence méticuleuse que se constituent les fortunes territoriales des cultivateurs aisés. Certes, Claude Chardet entendait si peu esquiver ses devoirs de parrainage, il les acceptait même si largement que, avant la cérémonie, bien alla chez son notaire de Tournus ajouter à son testament un codicille par lequel il léguait la somme de 10,000 francs à son filleul Philibert Vittorio.

La constitution de l’état civil avait fait à l’enfant sans famille un nom de son ancien prénom, et toute cette affaire d’adoption et de parrainage tourna au grand honneur et même au profit de la famille Chardet, car, lorsque le docteur Thonnins vint chercher Alice et Paul à la fin d’octobre pour les ramener, l’un au collège, l’autre en pension à Lyon, ainsi qu’il avait été convenu, il n’eut pas de bon argument à opposer au désir qu’avaient les gens des Ravières de garder les deux enfants.

« Certes, dit-il, Paul n’aurait pas autant travaillé au lycée ; Alice en a appris plus qu’elle n’eût pu le faire en pension, et, puisque Mm Chardet est là pour lui montrer ces ouvrages de femme que la plus sérieuse éducation ne doit pas faire négliger dans l’instruction d’une jeune fille, j’avoue qu’il me serait impossible de faire aussi bien. Je ne craignais qu’une chose, c’est que Paul s’ennuyât sans ami de son âge. Puisqu’il en a trouvé un qui, par une chance rare, peut lui servir de modèle, je ne vois qu’un perfectionnement à donner à l’œuvre que vous menez si bien, mon cher monsieur Philibert, ce sera de ne pas séparer ces jeunes gens, lorsqu’ils devront vous quitter, d’ici à deux ou trois ans, pour

XIX
Deux adultes et deux enfants regardent un troisième enfant assis sur une chaise, les yeux bandés et tenant un livre dans les mains.
Deux adultes et deux enfants regardent un troisième enfant assis sur une chaise, les yeux bandés et tenant un livre dans les mains.
Alice banda les yeux de Vittorio


compléter leur instruction dans les hautes classes du lycée et subir leurs examens de baccalauréat. J’obtiendrai facilement une bourse pour un garçon aussi remarquable que l’est votre Vittorio. »

Paul souscrivit avec enthousiasme à ce projet, qu’avec plus de franchise que de civilité son grand-père trouva absurde.

« Vittorio n’a rien au monde, dit-il, et le travail de ses mains est seul capable de lui donner tout de suite le pain quotidien. Les carrières qu’on suit en sortant du collège exigent de la fortune et ne nourrissent leur homme qu’à trente ans. Mon filleul aurait donc tous les ans de grands mercis à ceux qui le soutiendraient. Je connais ce garçon, allez ! Ce pain d’aumône lui passerait par le gosier comme une poignée d’épingles. Il vaut mieux qu’il soit un ouvrier instruit ; pour savoir raisonner, il n’en sera que plus habile dans sa partie, et ses livres le détourneront du cabaret. Voyez s’il ne trouve pas que j’ai raison. Il rit en dessous, le sournois ! »

Vittorio dit alors que son parrain avait deviné sa pensée ; mais, lorsque le docteur lui demanda s’il ne se sentait aucune vocation, il répondit :

« Il n’y a pas encore d’état que je préfère. Cela viendra sans doute. Mais je ne regrette pas de ne pouvoir être avocat. — J’aurais honte de parler devant beaucoup de monde, — ni d’être médecin, car je ne puis voir souffrir. — Quand mon père Sauviac voulait m’apprendre à rebouter, je fermais les yeux dès le premier cri du malade. Je crois, monsieur le docteur, que je ne suis pas fait pour les carrières des gens riches. Ce qu’il me faut, mon parrain l’a très bien dit, c’est un métier qui permette à ma tête de penser aux cent choses qui l’occupent, et qui me donne mon indépendance.

— Oh ! il fera ce qu’il voudra, s’écria Paul. Je lui connais trente-deux métiers, à Vittorio !

— Tant que cela ? fit le docteur.

— Oui. Comptez un peu : sabotier, étameur, vannier…

— On n’y devient pas millionnaire, interrompit en riant le docteur Thonnins.

— Vous avez rompu le fil de ma série, mon oncle, continua Paul, je ne retrouve plus les vingt-neuf autres métiers de Vittorio. Mais il deviendra tout ce qu’il voudra être, parce qu’il a de la volonté. À son exemple, cette vertu commence à me venir ; mais j’ai un avantage sur lui, je sais ce que je veux être.

— Et quoi donc ? demandèrent en même temps ses deux oncles, car c’était la première fois que le jeune garçon avait une idée d’avenir.

— Moi ! répondit Paul avec un accent de ferme conviction, je serai académicien.

— Rien que cela ?

— Et pourquoi pas ? Tous les livres sur l’histoire naturelle sont faits par des académiciens. Mon oncle le sera avant moi, c’est sur ; mais je viendrai après, parce que je travaillerai avec lui, et je ferai aussi des ouvrages à moi tout seul. J’ai déjà écrit onze pages d’observations sur la Chrysis dorée (Chrysis ignita). »

Le docteur Thonnins reprit avec une gravité admirable :

« Ah ! vraiment ; est-ce que tu ne songes pas à me les offrir pour que je les porte à la Revue lyonnaise à laquelle je vais présenter un travail de ton oncle Philibert sur les insectes aquatiques ? »

Cette demande fit sentir à Paul le ridicule enfantin de sa prétention ; il éclata de rire, ce qui permit à tout le monde d’en faire autant, et il répondit au docteur :

« Vous vous moquez de moi. Je sais bien que je suis un petit bonhomme encore ignorant. Mais que je sois ou non académicien plus tard, je me vouerai aux sciences naturelles, pour le seul plaisir que je trouve à m’en occuper.

— Et toi, ma chère Alice, nous feras-tu aussi le de ton avenir ? demanda le docteur Thonnins à sa nièce, qui répondit avec un peu de malice et beaucoup de sensibilité :

— Oh ! mon programme est bien simple. Je broderai l’habit de Paul, car je sais que les académiciens sont brodés, et je resterai près de grand-père pendant que les garçons courront le monde. L’ouvrier et l’académicien viendront nous programme voir de temps en temps, j’espère. En leur absence, je parlerai d’eux aux gens des Ravières. »

Ce n’était pas sans peine que le docteur Thonnins avait obtenu de la modestie de l’oncle Philibert la communication des travaux scientifiques poursuivis par celui-ci dans le calme de sa vie campagnarde dont ils faisaient le charme. Il s’était, en effet, offert à lui ouvrir les voies de la publicité en l’introduisant à titre de collaborateur dans la Revue lyonnaise, une des meilleures publications provinciales, ensuite en le mettant en rapport avec un éditeur parisien dont la spécialité était justement les ouvrages d’histoire naturelle. Philibert Chardet avait hésité à accepter cette offre cordiale ; mais, sur les instances du docteur, qu’avaient émerveillé l’ingéniosité de vues, la patience d’observations des quelques fragments soumis à sa critique, il venait en effet de lui confier une étude complète sur les insectes aquatiques, lorsque Claude Chardet survint et prit part vivement à la causerie en déclarant tout net que jamais le nom des Chardet n’avait paru dans les gazettes et qu’il ne souffrirait pas qu’on l’y mit.

« Honneur tant que vous voudrez, dit-il au docteur, qui alléguait en vain la réputation que son fils acquerrait ainsi, c’est un honneur dont tous les Chardet se sont passés. La réputation qui leur convient, c’est d’être salués d’un coup de chapeau par tous les honnêtes gens à dix lieues à la ronde. Ils n’ont pas besoin de se mettre dans les livres où ils se feraient sans doute moquer d’eux plus loin que cela. Quelle figure y aurais-je, moi, dans un livre, dites voir un peu ?

— Mais une excellente, répondit le docteur, si vous y parliez de ce que vous savez, c’est-à-dire de l’agriculture.

— Ceux qui veulent l’apprendre n’ont qu’à peser la lourdeur d’un soc de charrue ; c’est comme cela que cette science vient et non pas autrement. Les grands liseurs ne font pas les grands travailleurs, monsieur Thonnins. Tant il y a que je trouve votre conseil mauvais. S’il fallait qu’on appelât mon fils « maniaque avec les bêtes », hors d’Uchizy, où on lui pardonne ses lubies à cause de son bon cœur…, je ne sais pas de quoi je serais capable. Je piétinerais sur leurs gazettes, je… non, je ne peux pas vous dire ce que je ferais, » s’écria le bonhomme hors de lui.

Le docteur Thonnins fut obligé de se livrer à une longue exposition de principes pour remettre dans un juste équilibre les idées faussées du maître des Ravières. Comme il le racontait plus tard en plaisantant, il dut improviser un discours entier et prendre son premier point presque avant le déluge, à l’instar de Petit-Jean, afin de démontrer au riche cultivateur la nécessité de la science et les bienfaits dont elle comble l’humanité.

Claude Chardet avait une instruction courte, peu d’imagination, mais un rare bon sens ; aussi suivit-il avec intérêt l’enchainement de cette idée, si bien que, à la fin de cette longue conférence, il tendit la main à son fils et lui dit en riant :

« Il parait que je t’ai fait du tort dans mon esprit, sur le mérite de tes écritures, comme pour ton pressoir qu’on vient voir de Tournus et de Mâcon. Il paraît que ces morceaux de bois que tu ajustes pour en faire des outils, et ces bêtes que tu regardes avec de grosses lunettes peuvent te valoir de l’honneur. Je ne demande pas mieux que de l’espérer. Si ces messieurs, dont l’état est de faire marcher le monde (comme dit le docteur), trouvent que tu as tant de mérite que cela, je l’irai crier du haut de mon belvédère aux quatre coins de la commune, afin que personne à Uchizy n’en ignore. »

Le docteur, qui ne savait ce que voulait dire cette allusion au pressoir construit par l’oncle Philibert, demanda une explication. On lui montra non seulement cet outil qui faisait désormais l’honneur des caves du domaine, mais encore les divers modèles dessinés, rêvés, cherchés par le patient novateur, et auxquels Vittorio travaillait sous ses ordres.

« Tout ceci ne vaut sans doute pas la peine d’être examiné, lui disait Philibert Chardet. Je suis si loin des centres industriels où l’on invente chaque jour de nouveaux engins que je me donne peut-être beaucoup de peine pour trouver ce qui a déjà été réalisé ailleurs ; mais ces recherches m’intéressent. Elles donnent, d’ailleurs, un aliment à l’activité de Vittorio, qui se porte volontiers du côté des inventions mécaniques.

— Tout ceci est au contraire si digne d’intérêt, répondit le docteur, que je veux en écrire à un mien ami, ingénieur distingué et mécanicien hors ligne, dont l’usine est en pleine prospérité à Paris. Peut-être vous achètera-t-il quelqu’une de vos idées.

— Quoi ! les idées valent de l’argent ! s’écria le maître des Ravières dont les yeux s’ouvrirent bien larges.

— Et, de plus, puisque Vittorio aime la mécanique, c’est à cet ingénieur que vous pourrez le confier plus tard.

— Eh ! quoi, répétait Claude Chardet, mon Philibert serait donc en train de passer grand homme ! Qui l’aurait jamais cru ! T’en serais-lu avisée, Catherine ?

— Certes, oui, répondit sa bru ; je ne dis pas comme vous qu’il sera un grand homme. Non, c’est trop avancer. Ne l’est pas qui veut, et même ce n’est pas l’ambition de Philibert ; il sera un homme utile, bienfaisant aux autres, s’il trouve moyen de diminuer la peine des travaux, d’augmenter le bien-être de la plupart, et c’est une gloire modeste qui a sa récompense dans le sentiment du devoir accompli.

— Oui, oui… tu l’as toujours défendu contre moi, ton mari, quand je ne comprenais goutte à ce qu’il faisait. Je veux bien croire les promesses du docteur ; mais, avant de se réjouir, il faut voir, il faut voir, Catherine. Rien n’arrive si droit dans ce monde qu’on voudrait s’en flatter. »


CHAPITRE XX

GAIS PROPOS ET PROPOS SÉRIEUX AUX VEILLÉES DANS L’ÉTABLE. LA MÉDAILLE D’OR DU COMICE. — VITTORIO PREND UN PARTI.


L’hiver resserra les liens de la petite colonie. Ne pouvant courir la campagne par la neige ou la pluie, Claude Chardet fréquentait la salle d’étude et en sortait, disait-il à sa belle-fille, la tête grosse comme un boisseau quand le maître et les élèves avaient parlé de choses hors de sa portée. Cependant il faisait son profit des leçons d’histoire, de géographie et même de physique, et lorsque, ensuite, il se trouvait seul avec son fils, il lui disait parfois :

« N’est-ce pas singulier qu’un père aille se mettre à l’école chez son fils ? Je ne fais semblant de rien ; mais, quand Alice t’interrompt pour te faire répéter quelque chose qu’elle n’a pas compris, j’en suis aise pour ma part. N’était le respect que je veux conserver aux enfants pour mes cheveux blancs, je lèverais volontiers la main pour te prier de débrouiller ce qui est entortillé pour moi dans tes démonstrations. »

Le soir, l’on veillait dans la grand’salle ; mais, lorsqu’Alice faisait de la musique et que Claude Chardet sommeillait au coin du feu, Paul s’échappait souvent pour aller assister aux veillées dans l’étable qui réunissaient, sous la présidence du père Billot, le maître valet, les serviteurs du domaine et les voisins des Ravières. C’étaient tous de bonnes gens. Ils apportaient, selon l’usage, leur ouvrage, leur lampe et leur escabeau. Les hommes teillaient du chanvre, égrenaient du maïs ou épluchaient les haricots de leur coque séchée ; les femmes filaient, cousaient ou tricotaient. Les jeunes gens assis auprès de leurs promises s’amusaient à leur voler leurs pelotons de fil, leurs ciseaux ou leurs dés.

Les étables des Ravières étaient spacieuses, ayant été réparées selon les indications de maître Philibert. Les loges des bestiaux étaient en pente douce, et bœufs et vaches étaient assez nombreux pour entretenir une chaleur plus agréable que celle d’un calorifère. Il restait assez d’espace, de l’autre côté du ruisselet empierré par lequel s’écoulaient les eaux, pour qu’une vingtaine de personnes prissent place au-dessous des jougs appendus aux murailles. Les lampes étaient posées sur un billot ou sur l’embrasure des fenêtres basses, et tout aussitôt les fuseaux tournaient, les aiguilles mordaient dans l’étoffe, et langues de jaser à l’envi.

C’étaient justement ces contes d’hiver qui attiraient Paul dans l’étable où sa présence n’interrompait jamais les récits, car il n’y a pas de villageois moins timides que les Chizerots. Se sentant l’esprit alerte, l’imagination vive, ils se laissent peu déconcerter, et, selon leur expression, ni évêque ni roi ne leur couperait la parole au ras des lèvres.

Un soir donc que Paul, suivi par Vittorio, était allé rejoindre les veilleurs de l’étable, ils s’amusèrent tous les deux d’y entendre, pour la première fois de l’hiver, la causerie mise sur le fantastique créé par l’imagination campagnarde.

C’était une femme presque centenaire qui tenait le dé de la conversation, tout en tirant de sa quenouille chargée

XX
Une vieille femme avec un fuseaux. Une bougie sur une table devant.
Une vieille femme avec un fuseaux. Une bougie sur une table devant.
c’était une femme presque centenaire.


d’étoupes un fil gros comme une petite ficelle qu’elle tournait dans ses doigts tremblants ; mais, pour être cassée par l’âge, la mère Libette n’en avait pas moins l’élocution libre. Elle conta, de ce vieux style chizerot, dont la naïveté commence à se perdre au contact du français, la chasse que mène le chéti veneur à travers les nuées par les nuits de grand vent. Elle parla du feu follet qui hante le bief Mallet dans les soirées d’automne, et elle redit la légende du loup-garou qui rôde autour de la chapelle en ruine de Saint-Humitié pour y voler la pierre trouée dont le contact guérit la surdité, mais qui en est empêché par l’apparition du saint au moment où il pose ses pieds sur le perron brûlant de la chapelle.

Ces histoires n’amenèrent sur les lèvres des veilleurs que le sourire que fait éclore un conte joliment raconté ; aussi l’aïeule retrouva sa verve pour stigmatiser l’incrédulité du temps présent.

Autrefois, dit-elle, nous tremblions quand nos mères nous contaient ces histoires ; moi en sortant de l’étable, je jetais ma cape jusque sur mes yeux pour ne pas voir le follet ni le corps sans ombre qui marche au clair de lune devant les passants attardés. Maintenant on rit de tout cela ; les jeunesses lèvent le nez contre tout, et elles se moquent des gens d’âge.

— Quand j’aurai rencontré un fantôme, dit une rieuse jeune fille, soyez sûre que je croirai aux vôtres, mère Libette. En attendant, personne ne se rit de vous ; vous avez beaucoup d’esprit, et vos histoires sont bien drôles.

— En voici une qui les vaut, dit un teilleur de chanvre ; mais elle est d’un autre tonneau ; de plus, elle m’est arrivée à moi-même.

— Y a-t-il un revenant ? demandèrent plusieurs voix.

— Non ; il n’y a qu’un Bressan, et ce n’est pas la même chose. Les revenants, s’il en existe, sont des gens très malins, puisque leur seule occupation est de tourmenter le monde, et les Bressans, en fait de malice, vous savez ?… » Tout le monde éclata de rire dès ce début ; les Chizerots, de toute antiquité, assaillent de brocards moqueurs les Bressans, leurs voisins de l’autre bord de la Saône. Toute sottise dite ou faite est mise, à Uchizy, sur le compte d’un Bressan. Les Chizerots accusent leurs voisins d’être lourds d’esprit, gauches, faciles à abuser. Il est juste d’ajouter que, si l’on demandait aux Bressans l’apologie des Chizerots, ils la feraient en termes aussi peu louangeurs, bien que différents ; ils déclareraient leurs riverains trop délurés d’esprit, moqueurs à emporter la pièce, retors comme des procureurs, vifs et légers comme des pétards.

Ces aménités de voisinage ne tirent pas à conséquence et n’empêchent pas les bons rapports d’individus à individus. Tel Chizerot, qui accompagne toujours le nom de Bressan d’un lardon, a des amis en Bresse, auxquels il prêterait au besoin l’aide de ses bons offices, de ses bras et jusqu’à sa bourse.

« C’est donc un Bressan, dit le teilleur de chanvre, que j’ai rencontré à la dernière foire de Pont-de-Vaux. Il est de par là… de l’autre côté d’Arbigny, maire de sa commune… Bon ! je ne veux vous nommer ni la commune ni l’homme ! Vous n’auriez qu’à dire à mon Bressan, si vous le rencontriez, que je me suis gaussé de lui. Ça lui ferait de la peine, et je ne voudrais pas le fâcher, car il est bonhomme. Donc, je l’appellerai José.

— Cette finesse, dit une femme. Sait-on pas que tous les Bressans s’appellent José, et les Bressanes Josette ?

— Mon José, pour arroser sa nouvelle écharpe de maire, m’a donc payé à diner sur la place, en face de la statue du général Joubert, vous savez ? Un fin déjeuner, oui, et j’y ai bu à sa santé. Grand bien en fasse aux affaires de la commune. Et le voilà qui se met à me conter ce qui lui est arrivé depuis qu’il est dans les honneurs :

« J’ai été tirer ma révérence à M. le préfet. C’est un homme, tu ne le croirais pas, Chizerot ! un homme aussi plaisant que toi et moi. Il m’a reçu dans une belle salle toute dorée, et, en voyant que je n’osais pas m’y asseoir sur les fauteuils qui sont tout habillés en soie, il m’a dit : « Monsieur mon ami, il faut vous asseoir ; faites comme chez vous. » Ensuite il s’est posé droit devant moi, et il m’a dit des choses si belles que je pensais entendre un prône de notre curé. Je suais dans le dos pour savoir quoi lui répondre, et, ma foi, je disais oui chaque fois qu’il s’arrêtait pour reprendre son souffle. »

Alors, moi, j’ai dit à mon José bien sérieusement : « Comment ! est-ce que M. le préfet ne t’a pas offert de te rafraîchir ? Ça se fait dans le grand monde. »

— Ah ! ah ! fit le chœur des veilleurs.

— Et voilà mon José tout interdit, continua le teilleur de chanvre ; mais il ne voulait pas que je pusse croire que le préfet n’avait pas tout à fait bien reçu Monsieur mon ami. Il a pensé un bout de temps, et il m’a répondu :

« – Oh ! que si, dà, je n’ai point à me plaindre de sa politesse ; il a fait venir de la bière, mais de la bière comme tu n’en as jamais bu, Chizerot ! de la bière comme tu n’en boiras jamais… elle avait au moins vingt ans de cruche ! »

L’étable retentit de tels éclats de rire que les bœufs tournèrent leurs têtes placides, s’associant par des bâillements sonores au bruit qui interrompait leur repos.

« C’est inventé, c’est inventé ! cria-t-on de toutes parts. Il n’y a pas de Bressan assez sot pour ignorer que la bière se gâte vite.

— Si vous ne croyez pas mon histoire, allez-y voir, répondit le teilleur de chanvre. D’ailleurs, est-ce qu’on a besoin d’inventer sur le compte des Bressans ? Sait-on pas bien le dicton : Il faut de tout pour faire un monde. Les Bressans étaient donc nécessaires, puisqu’ils existent.

— Ils ont toujours été utiles à nous faire rire ce soir », s’écria Paul.

Une voix s’éleva tout à coup de la partie peu éclairée qui avoisinait la grande porte :

« De l’autre côté de la Saône, mes amis, on doit veiller dans les étables bressanes. Si par hasard on y fait des contes sur la malice des Chizerots, ils sont peut-être plus justifiés que ceux qui vous amusent en raillant la simplicité de vos voisins. Et, puisque vous aimez les dictons, en voici un autre qui ne fut jamais appliqué : Chaque pays fournit son monde. Ce qui revient à dire que partout l’on trouve des sots, des gens d’esprit, et que partout, heureusement, l’on rencontre des gens de cœur. »

C’était l’oncle Philibert, qui avait suivi ses deux élèves pour se rendre compte de l’attrait qui les entraînait aux veillées de l’étable. Il savait bien qu’ils n’y pouvaient rien entendre de nuisible ; mais, par principe, il n’aimait pas qu’on se dissipât dans des entretiens oiseux, et il s’était dit que sa présence seule modifierait ce que pouvaient avoir de trop vulgaire ces propos de village. En effet, la voix populaire approuva le jeune maître des Ravières lorsque, après ces considérations générales, il rappela les bons rapports qu’avaient les gens de la commune avec les Bressans, et lorsque, remontant vers le passé, il leur fit en quelques phrases l’histoire d’Uchizy, que pas un, à coup sûr, ne connaissait.

Il avait à peine fini que vingt voix s’élevèrent dans l’étable pour lui dire :

« Encore, notre monsieur, encore ! c’est meilleur à savoir que des balivernes pour rire ou des histoires de l’autre monde. Que c’est donc beau de n’ignorer de rien !

— Que voulez-vous que je vous conte ?

— Tout ce que vous voudrez, notre maître, sur notre pays, sur l’histoire du temps passé, sur les anciennes guerres, enfin tout ce qu’apprennent ces jeunes messieurs et qui les fait savants, répondit le teilleur de chanvre tout le premier. Il nous restera toujours un peu dans nos têtes, si dures qu’elles soient, de ce qui nous entrera par les oreilles.

— Très volontiers, » répondit Philibert Chardet, qui fut ainsi conduit à faire chaque soir une sorte de conférence aux veilleurs. Il s’adjoignit ses deux élèves comme collaborateurs, et la nécessité de parler tour à tour à ces braves gens élucida dans la tête de Paul et de Vittorio les connaissances qu’ils acquéraient, en même temps que ces veillées furent profitables à l’instruction, au plaisir des voisins du domaine.

Ce fut au printemps suivant et à l’occasion du comice agricole de Tournus que Vittorio sentit bien déterminée sa vocation pour la mécanique. Il avait demandé d’y être le gardien du pressoir de l’oncle Philibert, et des autres instruments agricoles qu’il y avait exposés. Le Bénicheux, qui grandissait, en profitant par échappées des leçons du maître des Ravières, y gardait pour sa part les trois belles vaches de race charolaise que Claude Chardet envoyait au concours, et le lot de coqs et poules bressanes et de pigeons paons et romains qui provenaient de la basse-cour modèle de tante Catherine.

Tous ces produits furent primés, au grand honneur du domaine. De plus, les instruments aratoires de l’oncle Philibert lui valurent une médaille d’or et un traité profitable avec l’ingénieur-mécanicien de Paris, qui se chargeait de vulgariser ces inventions et d’en tirer parti.

Pendant que Vittorio remplissait son office de gardien, il n’était guère astreint à demeurer auprès de ses instruments aratoires ; tout le personnel des Ravières était à Tournus, et, jusqu’aux moindres serviteurs, chacun se faisait une fête d’écouter les louanges données par les vignerons à ces modèles nouveaux.

Il eut donc la liberté de se promener tout le long du cours où les parcs avaient été aménagés et étaient suivis d’une collection de machines propres à l’agriculture. La plupart d’entre elles étaient mues, à l’aide des transmissions, par une énorme machine à vapeur, soufflant, criant parfois comme une locomotive gigantesque, lorsque le chauffeur, levant la soupape, livrait passage à un flot de fumée qui montait en panaches gris, déchirés, cardés par l’armature à peine feuillée des arbres.

Ce fut devant cette machine que Vittorio tomba en admiration. Il examina les tours rapides de la grande roue, le balancement du régulateur ; il regarda flamboyer la bouche du foyer dans laquelle le chauffeur lançait des pelletées de charbon de terre vite dévorées. Puis, il se rejeta en arrière, et un coup d’œil d’ensemble lui permit d’apercevoir la transmission, de ses longues bandes de cuir tendues, faisant mouvoir les batteuses, les moissonneuses, les faucheuses et tous ces engins nouvellement inventés pour épargner dans les campagnes la fatigue des bras humains, faisant en une heure le travail de vingt journées de cultivateurs.

« Il n’y aurait plus d’hommes-machines, se dit Vittorio, le jour où les machines feraient le rude ouvrage qui ôte le temps de penser. Quel bel état que celui qui combine, sous l’action de la vapeur, les mécanismes propres à économiser le temps de l’homme ! Que ce doit être curieux de savoir comment jouent tous ces ressorts d’acier qui ne se lassent jamais, et que c’est beau de commander ainsi aux forces aveugles de la matière ! »

Le jeune garçon revint auprès du moteur qui donnait le branle du mouvement à toute cette série d’engins. Il se prit à le regarder avec une curiosité si soutenue que le chauffeur s’amusa à lui démontrer le mécanisme de sa machine à vapeur.

Vittorio savait assez de physique pour comprendre le principe du mouvement imprimé à ce vaste appareil par la tension de la vapeur d’eau ; mais les noms des diverses parties de la machine lui étaient inconnus, et il n’en saisit pas les rapports respectifs du premier coup. Néanmoins, l’impression qu’il reçut ce jour-là fut si profonde que, peu de temps après le comice, il pria l’oncle Philibert de rappeler au docteur Thonnins la recommandation qu’il avait promise pour lui auprès de l’ingénieur de Paris.

« Il est bien temps, lui dit-il, que je me mette à travailler ; je manierai les métaux dans cette usine jusqu’au moment où je suivrai les cours de l’École centrale, puisque ce monsieur me permettra de rester chez lui en les suivant. Il faut bien que je me rende un peu utile chez lui d’abord, afin qu’il me supporte quand je ne lui serai, pour ainsi dire, qu’une charge. »

Tante Catherine était fort opposée à ce projet, Alice assurait qu’elle ne souffrirait pas que Vittorio prit un métier aussi noir et aussi sale. Mais Claude Chardet approuva son filleul, et, peu de temps après, les Ravières, autrefois si animées par ce gai trio d’enfants, ne gardèrent plus qu’Alice. Vittorio partit pour Paris, où il devait passer plusieurs années, et Paul alla compléter son éducation au lycée de Lyon.


CHAPITRE XXI

ENTRE PARRAIN ET FILLEUL. À MÊME CHANCE ACCUEIL DIFFÉRENT. À LA NOCE DU BÉNICHEUX.


Au mois de février 1867, la maison des Ravières était en grand émoi, dans l’attente d’un événement qui allait permettre de fêter plusieurs succès.

Cet événement était le retour de Vittorio, qu’on n’avait pas vu à Uchizy depuis trois ans. Il arrivait, heureux d’avoir récompensé par ses succès les bontés des maîtres des Ravières. L’ingénieur-mécanicien, chez lequel il avait été apprenti, puis ouvrier, ensuite collaborateur associé malgré sa jeunesse, avait reconnu en lui des qualités supérieures, qui s’étaient dévoilées par d’ingénieuses modifications apportées à des machines, et par des aperçus mécaniques très profitables à la prospérité de sa maison. Le temps que Vittorio avait donné aux cours de l’École centrale n’avait pas nui à son utilité chez son patron, pour lequel il avait été un second précieux.

S’il quittait l’usine, c’était pour venir tirer à la conscription à Uchizy même, selon le désir de son parrain qui, se faisant vieux, voulait revoir une fois de plus son filleul.

Alice disait que cette prétention de son grand-père à la vieillesse était une coquetterie. De fait, le maître des Ravières portait légèrement ses soixante-douze ans ; sa taille robuste n’était pas affaissée. Il mangeait bien, grâce à ces dents courtes et petites que les Chizerots conservent presque toutes jusqu’à la plus extrême vieillesse, et, si ses lunettes à tiges de fer avaient dû grossir leurs verres pour lui permettre de lire ses registres, il n’avait pas besoin de les placer devant ses yeux pour s’assurer que sa petite-fille Alice était la plus belle jeune fille de dix-sept ans qui pût se voir à Uchizy, des Ravières au bord de la Saône, et du Pilori aux Écuyers.

L’éducation d’Alice s’était faite entièrement à Uchizy, malgré tout le désir qu’aurait eu de la reprendre chez elle Mme Thonnins, revenue d’Afrique en bonne santé, après un an de séjour à Blidah. Mais il avait été si lucidement démontré que, pour avoir été élevée à la campagne, Alice n’en possédait moins plus de savoir que n’en peuvent prendre, dans pas les meilleures institutions, les jeunes filles de son âge, qu’il ne s’était pas trouvé de raison valable pour ôter la joie de sa présence aux grands-parents des Ravières.

Dans leurs visites, assez fréquentes en été, M. et Mme Thonnins avançaient bien quelques propos sur la nécessité de leur confier Alice à chaque saison d’hiver, afin de lui montrer le monde et de lui procurer par ce moyen un établissement convenable ; mais Claude Chardet, son fils et sa belle-fille s’entendaient, par un pacte tacite, pour ne pas sembler comprendre ces ouvertures. Quand on en laissa échapper quelque chose devant la jeune fille, elle répondit qu’elle n’était pas fatiguée de son bonheur actuel, qu’elle était, d’ailleurs, trop folle d’esprit, trop rieuse pour prendre si vite le sérieux d’une jeune madame.

Le fait est que, tout en devenant instruite, dévouée aux siens, bonne à tous, Alice était restée un peu railleuse ; Paul s’en était aperçu lorsqu’il était venu, peu de temps auparavant, à Uchizy pour fêter son succès dans l’épreuve du baccalauréat ès sciences.

« Bachelier ès lettres à seize ans, licencié idem à dix-huit, bachelier ès sciences à dix-neuf, voilà qui est fort bien, avait-elle dit. Décidément, tu poursuis ton programme, et je ferai bien de m’appliquer à la broderie au passé, si je veux que tu me confies le soin de broder les palmes de ton habit d’académicien. Les vois-tu toujours dans tes rêves ?

— Plus que jamais, avait-il répondu en riant de tout son cœur. Tu vois bien que la marche des choses suit le cours indiqué par moi autrefois, puisque l’oncle Philibert est membre correspondant de l’Académie des sciences, et qu’il a été décoré en janvier pour ses travaux sur la kermès, la pyrale de la vigne et le phylloxera, et pour le bon exemple que donne au pays sa ferme modèle de Gigny. Quand je pense que peu s’en est fallu, en 1858, que l’oncle Thonnins n’emportât mon mémoire sur la chrysis dorée à la place de celui de l’oncle Philibert sur les insectes aquatiques !

— Qui sait ? si ton manuscrit avait été publié à la place de celui de l’oncle, c’est peut-être toi qui serais décoré et académicien correspondant… On t’a peut-être fait là une grande injustice.

— Oh ! je la réparerai ; mais il faut le temps. Compte un peu : à vingt-deux ans, je serai docteur. À vingt-cinq ans, mon dernier grade pour les sciences. Ceci, c’est un peu plus difficile. Ensuite, je fourbis mon attirail de voyageur, je vous tire ma plus belle révérence, et me voilà parti pour courir le monde d’un continent à l’autre, observant tout, plantes, animaux, races humaines, sols, eaux, et faisant parler jusqu’aux cailloux, à chacun son langage.

— Ah ! de ce coup je ne ris plus, avait répondu la jeune fille. C’est bien la peine d’avoir deux frères, pour que l’un soit à Paris et que l’autre me menace de s’en aller à Tombouctou et en Patagonie. Grand-père, venez gronder Paul, s’il vous plait. »

Claude Chardet n’avait fait que sourire du projet de son petit-fils. Il était désormais réconcilié avec la science ; s’il n’était pas monté à son belvédère, le 3 janvier, pour annoncer avec un porte-voix à toute la commune les honneurs qu’elle avait valus à Philibert, c’est que son bon sens lui avait démontré qu’un ruban rouge est visible à une boutonnière pour les yeux les plus myopes.

L’ambition de Paul ne déplaisait donc pas à son grand-père. Il admettait la nécessité des longs voyages pour un jeune naturaliste qui ne veut pas se confiner dans une spécialité ; ses séances d’hiver à la salle d’études avaient élargi son cercle d’idées, qui, pendant longtemps, s’était renfermé dans les bornes de ses intérêts, au particulier, et, au général, dans ceux de la commune d’Uchizy, avec ceux du département comme perspective lointaine.

Les succès de Paul avaient tellement flatté Claude Chardet qu’il avait permis à son petit-fils d’aller au-devant de Vittorio jusqu’à Dijon, qu’ils devaient visiter ensemble, et c’était leur retour qu’on attendait aux Ravières avec impatience.

Toute la famille alla jusqu’à la gare d’Uchizy, inaugurée depuis peu d’années, pour y attendre le train, chacun s’obstinant à le trouver en retard, malgré les protestations du chef de gare, qui s’était empressé de permettre aux gens des Ravières l’accès de la voie.

Enfin les lanternes rouges de la locomotive apparurent, et tout aussitôt l’on aperçut, sortant d’une fenêtre de wagon, deux chapeaux vivement agités.

Le train stoppa. Paul et Vittorio se précipitèrent d’un bond

XXI
Plusieurs hommes tournés vers une femme, un deux lui tient la main.
Plusieurs hommes tournés vers une femme, un deux lui tient la main.
c’était maintenant une belle jeune fille.


sur la voie. Claude Chardet recula d’un pas, en voyant venir à lui, le premier, un grand jeune homme dont la figure un peu brunie s’accompagnait d’une barbe dorée toute frisottante. Il avait peine à reconnaître, dans ce grand jeune homme, ce Vittorio parti fluet, presque malingre, pâli par le double travail des mains et de la pensée, qui était venu passer quinze jours à Uchizy, trois ans auparavant.

« Oh ! c’est moi, c’est bien moi, mon parrain ! » s’écria Vittorio, en embrassant à plusieurs reprises le maître des Ravières.

Il se jeta ensuite, avec effusion, dans les bras de tante Catherine et de l’oncle Philibert ; puis, à son tour, il recula tout interdit lorsque Paul lui amena par la main sa sœur Alice, rougissante d’émotion.

Lors du dernier séjour de Vittorio aux Ravières, Alice n’était qu’une adolescente de quatorze ans, et ils avaient repris sans effort, l’un avec l’autre, l’ancien ton fraternel qui s’était maintenu dans leur correspondance ; mais c’était maintenant une belle jeune fille que Paul présentait à son ami, et il sembla à Vittorio qu’il faisait en elle une nouvelle connaissance. Lorsqu’on s’étonna qu’il ne l’embrassât point, il le fit avec timidité et ne sut pas dire un seul mot à Alice. De son côté, elle ne trouva pas plus d’aisance ; elle resta muette, elle qui, le matin même, ne tarissait pas, dans ses conversations avec ses parents, sur tout ce qu’elle voulait demander et faire conter à son ami.

Cette disposition se maintint pendant les quelques jours qui s’écoulèrent entre l’arrivée des deux jeunes gens et le tirage au sort. D’un accord tacite, ils se disaient : vous, eux qui s’étaient tutoyés jusque-là, et ils n’osaient guère se parler que devant la famille réunie. Alors seulement, ils retrouvaient un peu de leur ancienne familiarité ; encore n’était-ce guère. Alice criblait de fausses notes les morceaux de musique qu’on la priait de jouer, elle dont ses professeurs louaient la sureté de doigts et la précision de jeu. De plus elle avait fait trêve à son penchant pour la raillerie. Paul aurait eu bonne envie de taquiner sa sœur au sujet de ces singularités ; mais l’oncle Philibert imposait silence à son neveu d’un certain air entendu, qui, mieux que cette défense, coupait la verve du frère moqueur, en lui arrachant, toutefois, un sourire.

Claude Chardet n’observait pas ces menus détails. Il s’abandonnait au bonheur d’être de cette belle jeunesse qui lui redonnait quelque chose de la sienne ; mais, comme rien au monde n’était capable de lui faire oublier les affaires sérieuses, la veille du tirage au sort, il appela son filleul et s’enferma avec lui dans la salle basse du vieux logis, afin de pouvoir conférer en toute liberté.

« Je ne pense pas, lui dit-il, que tu aies l’intention de consacrer sept ans de ta vie aux manœuvres militaires : « Par le flanc droit, par file à gauche, marche ! » Tout cela n’a rien d’intéressant à t’apprendre, et tu considérerais tes sept ans comme perdus. Comment se fait-il que tu ne m’aies pas demandé si j’ai l’intention de t’acheter un remplaçant ?… car enfin, tu peux tirer un mauvais numéro.

— C’est que j’ai fait des économies, répondit Vittorio en tirant un portefeuille dans lequel le maître des Ravières compta deux mille trois cents francs en billets de banque. Ceci est ma part, que j’ai faite un peu grosse malgré moi, car ma mère Sauviac s’est fâchée parce que je voulais lui envoyer de l’argent en surplus de la petite rente que je lui ai servie depuis que je gagne quelque chose. Je n’ai plus à penser à elle au point de vue matériel ; sa sœur est morte en lui laissant un petit héritage qui dépasse ses ambitions de fortune. Voilà comment il se fait, mon parrain, que je suis assez riche pour n’avoir qu’à vous remercier de vos bonnes intentions, sans les accepter.

— Ah ! je te reconnais bien là, orgueilleux ! s’écria Claude Chardet en tapotant l’épaule du jeune homme. N’importe, je suis content que tu aies eu assez d’ordre pour mettre de l’argent de côté… Te voilà donc en mesure de te libérer du service militaire. Voyons ! que comptes-tu faire après le tirage ?

— Mais faire un petit tour en Suisse et dans le nord de l’Italie, pour tâcher de retrouver mon village natal ; vous savez, mon parrain, que c’est mon idée fixe. Je voudrais pouvoir porter le nom que mes parents m’ont laissé. Ensuite, je retournerai à Paris, où mon patron est assez bon pour me faire une situation inespérée à mon âge.

— Bon ! Mais de quoi je me plains, c’est que tous ces beaux projets t’éloignent d’ici. Écoute, mon filleul, et tâche de me comprendre, car les jeunes ne sont guère aptes à se plier aux idées des vieux : Voilà Paul dont l’intention est de voyager. Il veut aller en Océanie, en Sénégambie, que sais-je ? Il partirait pour la lune si l’on avait trouvé le moyen d’y parvenir. Voici Alice qui se mariera un jour ou l’autre. Le docteur Thonnins, chaque fois qu’il vient, me compte sur ses doigts les beaux partis qu’il veut lui présenter. Je resterai donc seul ici avec Philibert et sa famille. Nous allons être bien tristes tous les trois. Eh bien ! cela me fâche qu’un bon garçon de filleul, qui pourrait désennuyer mes vieux jours, s’en aille au loin sans songer que, sur trois enfants, je mérite peut-être qu’il m’en reste un… Attends, ne m’interromps pas… laisse-moi parler. Tu penses en toi-même sans doute que les vieux sont des égoïstes et que je veux sacrifier ton avenir au contentement de mes dernières années ? Point du tout. Je ne te parle pas de venir demeurer aux Ravières, d’en partir le matin à ma place, un râteau sur l’épaule, pour aller surveiller mes journaliers, et revenir le soir t’ennuyer près de nous. Mais tu pourrais monter près d’ici, à Tournus, par exemple, un atelier de mécanique… une usine, comment appelles-tu cela ? Je te prêterais les fonds nécessaires ; tu es mon filleul, mon devoir est de t’aider. Je te trouverais (tiens ! elle est trouvée d’avance, à Montbellet) une jolie et aimable femme qui t’apporterait de l’argent comptant, qui égayerait ta maison et te donnerait des enfants dont je me croirais quasiment le grand-père… Tu as l’air tout embarrassé… Je n’attends pas une réponse de toi aujourd’hui, mon garçon. Réfléchis à ce que je te propose. Prends ton temps, c’est assez sérieux pour cela. »

Vittorio amena le numéro sept. Jean-Louis, le fils du sabotier Jean Lizet, tira le numéro huit. Ce fut d’une émotion bien différente que ces deux jeunes gens subirent leur malechance commune : Vittorio sourit en dépliant son billet ; Jean-Louis devint tout pâle après avoir regardé le sien. Il n’y a pas de bonheur pour les pauvres gens, dit-il à Vittorio. Tu es venu nous voir dès ton retour à Uchizy ; tu n’es pas de ceux qui oublient leurs anciens amis, toi. Tu as vu comme le père est perclus de douleurs, son travail n’est plus de grand profit ; moi seul soutenais la maison et nourrissais la chère marmaille, et il va falloir que je prête mes bras au gouvernement quand ils feront tant faute aux gens de chez nous. Tiens ! le sort n’est pas juste !

— N’accuse donc pas le sort, lui répondit Vittorio en souriant ; c’est au moment où l’on se croit le plus malheureux qu’on est aidé et consolé. J’en suis un bon exemple. J’espère que le chagrin que tu as ne t’empêchera pas de danser après-demain aux noces de ta sœur. Je ne t’ai pas fait mon compliment de ce mariage. Je suis content qu’elle épouse le Bénicheux, qui est un brave et bon garçon.

— Ah ! il est heureux, lui ! d’être un peu boiteux, s’écria Jean-Louis, en regardant de travers ses deux pieds qui battaient rageusement la place du Château. Ne crois pas, Vittorio, que je sois lâche, et que je regrette de servir mon pays ; mais c’est si cruel de laisser derrière moi, aux Effossés, tout ce jeune monde pas élevé à la charge d’un père quasi infirme.

— Bah ! bah ! cela s’arrangera », dit légèrement Vittorio, qui souriait toujours, et qui quitta la troupe des conscrits pour retourner tranquillement aux Ravières.

Jean-Louis resta un peu étonné de voir son ancien ami traiter si lestement une situation qui lui déchirait le cœur, à lui. Comme c’était un bon garçon sans rancune, il n’eut aucune amertume contre Vittorio, et il alla rejoindre la troupe des conscrits, accrue d’une foule de jeunes gens qu’un an ou deux séparaient encore du tirage au sort, mais qui ne cherchaient qu’à en fêter la cérémonie dans les cabarets. De ce nombre était Pétrus Courot, qui, après avoir passé cinq ans dans une petite pension de Pont-de-Vaux, sans y parvenir à débrouiller même les mystères de l’orthographe, était revenu au Pilori, où il commençait à désoler son père par ses frasques et ses folles dépenses. Il rejoignit les conscrits juste au moment où Vittorio se séparait d’eux.

« Fait-il le fier, cet enfant trouvé ! dit-il, depuis qu’il a rapporté de Paris ses airs pédants ! Il a beau se sangler dans un bel habit, il n’en est pas moins arrivé la première fois à Uchizy avec un étameur de casseroles.

— Tiens ! fit Jean-Louis, si cet étameur ne nous avait pas repêchés, toi et moi, dans la Saône, tu ne serais pas là à cette heure pour parler mal de son fils. Et, si Vittorio pouvait t’entendre, tu baisserais de ton ; il est quatre pouces plus haut que toi, et il a bon courage et bonne conscience par-dessus le marché. Mais tu as la prudence des roquets. Tu aboies de loin, et c’est heureux pour toi.

— On verra si je n’ose pas lui dire son fait à lui-même, » s’écria Pétrus, vexé de l’hilarité générale qui avait suivi cette riposte. Puis, pour la première fois de sa vie, Pétrus pensa que la coutume chizerote qui fait se tutoyer les gens de même génération, quelque différence de fortune qui existe entre eux, est une fort sotte coutume.

Il fit bien voir, d’ailleurs, qu’il ne craignait pas de dire son fait à Vittorio, et qu’il s’entendait même fort bien en méchancetés impossibles à réprimer.

À Uchizy, comme dans toutes les villes où l’on apprécie le prix du temps, c’est l’hiver, la saison du repos, qui est l’époque des mariages. Or, deux jours après le tirage au sort, le père Billot mariait son fils le Bénicheux, qu’on savait d’avance dispensé du service militaire, vu qu’il boitait légèrement. Cette infirmité, assez fréquente à Uchizy, n’empêchait pas d’ailleurs le Bénicheux d’être un fin laboureur ; sauf un peu plus de fatigue dans la jambe droite que dans la gauche, il se tirait de ses journées de travail rustique aussi gaillardement que personne.

À eux deux, les fiancés avaient trente-sept ans, et pour toute fortune leurs bras, car le Bénicheux épousait la fille de Jean le sabotier, avec laquelle il était en amitié depuis le catéchisme. Le père Billot avait bien commencé par dire que les filles d’artisans n’ont pas l’outil aussi aisé en main pour travailler à la terre que les filles de cultivateurs ; mais la Jeanne-Marie avait prouvé qu’à défaut d’habileté, elle ne manquait pas de courage. Le père Billot avait donc cédé, désireux d’ailleurs qu’une ménagère vint tenir aux Ravières la maison nette et claire, comme l’avait su faire sa femme, morte l’année précédente.

Selon l’habitude en pareil cas, la Jeanne-Marie et le Bénicheux allaient être gagés à l’année chez le père de celui-ci, qu’on soupçonnait de placer ses économies chez son maître, vu qu’il n’achetait point de terre et ne parlait jamais de ses profits.

C’était là un joli mariage pour la fille du sabotier ; mais, en l’état de gêne et de tristesse où était la maison de son père, les noces n’eussent pas été brillantes, si le maître des Ravières n’avait fait aux deux familles la faveur de s’en charger. Comme Alice avait désiré être demoiselle d’honneur, afin de faire un beau cadeau au jeune ménage, il avait été convenu qu’on lui donnerait son frère pour chevalier. Cela pour éviter qu’elle endurât pendant toute la fête la compagnie d’un jeune homme peu en rapport avec elle par son éducation et son langage, car, à Uchizy, les gens invités à une noce vont par couples, liés si intimement par l’usage qu’ils ne doivent pas se séparer pour danser avec d’autres, sauf le cas d’un consentement mutuel. Encore doit-il être donné à de rares intervalles ; dans le cas contraire, un chevalier serait taxé d’impolitesse envers sa chevalière, et celle-ci de dédain à l’égard de son chevalier.

Vittorio se trouvant à Uchizy tout à point pour ces noces, Paul se fit un plaisir de céder à son ami un droit que celui-ci n’aurait certes pas osé réclamer. Il prit lui-même pour chevalière la sœur cadette de la mariée, une brunette de quinze ans, mutine, espiègle, dansant mieux que pas une, ce qui n’est pas un petit éloge à Uchizy.

On y est, en effet, si passionné pour la danse, que ce serait faire insulte à la jeunesse non invitée à une noce que d’en donner le bal dans une maison particulière, au lieu de le célébrer dans la salle publique, où les danses de chaque dimanche font tournoyer leurs quadrilles et leurs valses sous les yeux des grands-parents.

La noce du Bénicheux fut joyeuse, et pour nul autre autant que pour Alice et Vittorio, qui, après le premier embarras d’une intimité forcée, perdirent leur timidité mutuelle. Ils ne pouvaient guère causer ensemble dans cette foule du bal, accrue de toute la jeunesse du pays, au milieu de ces groupes dansant et tournoyant coude à coude ; mais un regard, un sourire, une pression de mains leur prouvaient qu’ils s’entendaient et s’aimaient mieux que jamais.

Dans l’intervalle de deux danses, les invités à la noce montèrent l’escalier intérieur qui relie la salle du bal au café, afin d’y aller prendre des sirops et de la bière. Comme il ne se trouva point de place pour lui à la table où Alice s’assit près de son grand’père et des nouveaux mariés, Vittorio alla rejoindre l’oncle Philibert qui s’amusait, auprès de Paul, d’entendre la Jeannette Lizet racontant la chronique d’Uchizy. Il allait s’asseoir auprès d’eux, lorsque Pétrus Courot, harnaché en don Juan de village, l’œil insolent, la bouche moqueuse, vint lui demander la permission de danser un quadrille avec sa checalière.

Prévoyant la possibilité de ce cas, Alice avait prié Vittorio de lui en épargner le désagrément. Bien qu’un chevalier ne doive à personne d’explications ni d’excuses pour un refus à ce sujet, Vittorio voulut accommoder les choses de son mieux en les tournant en plaisanterie et il répondit à Pétrus :

« Depuis trois ans que je suis absent, tu as pu faire danser Alice à toutes les noces. Moi, je vais repartir si tôt, que je compte garder pour moi seul le droit de la faire danser ce soir. J’en demande pardon à ceux que cela prive. »

Pétrus ricana méchamment et repartit en regardant Vittorio entre les deux yeux :

« Pour que tu te retranches si bien sur tes droits, il faut que tu sois fiancé avec Alice. Le père Chardet est donc décidé à ce que sa petite-fille s’appelle madame Vittorio ? »

Vittorio devint blême. S’il ne se fût agi que de lui, il eût fait payer cher cette insulte à Pétrus Courot ; mais il ne voulut pas se lancer dans une querelle qui aurait été, dès le soir même, la fable d’Uchizy. Tremblant de l’effort fait sur lui-même pour se contenir, il haussa les épaules, tourna le dos à l’insolent et s’assit auprès de Paul et de Jeannette, qui jasaient comme un couple de pies nouvellement dénichées.

« Paul, dit-il tout bas à son ami, veux-tu me rendre un service ? Changeons de chevalière pour tout le reste de la soirée. »

Paul se récria. La petite Jeannette le faisait rire aux éclats par son babil, car elle était à cet âge où la jeune fille n’a encore ni les grâces ni la retenue de la femme. C’était un être tout pétillant de drôlerie, une petite sauterelle brune, unique dans le bal pour sa laideur éveillée, la prestesse de ses entrechats et de son esprit. Elle était occupée, suivant son expression, « à prouver au jeune monsieur que les Chizerotes ne sont point sottes, dà ! » Et Paul s’amusait trop de sa verve pour renoncer facilement au plaisir de sa soirée.

« Comment, dit-il à Vittorio, la compagnie d’Alice t’ennuie déjà ! Ce n’est pas aimable de ta part.

— Paul, dit l’oncle Philibert, je te prie de faire ce que ton ami te demande. »

Cette intervention fut si gravement exprimée que Paul alla rejoindre sa sœur. Vittorio, devinant que l’oncle Philibert avait tout entendu, voulut lui parler de cet incident désagréable et lui expliquer sa conduite ; mais il ne sut comment exprimer sa pensée. Après avoir balbutié quelques syllabes inintelligibles, il en fut réduit à se taire.

La Jeannette Lizet trouva qu’on ne gagne pas toujours aux échanges ; Vittorio demeura préoccupé à ses côtés pendant le reste de la soirée. Dès le lendemain, elle publiait partout la grand fierté de ce Vittorio, qui avait été trop heureux autrefois de partager avec elle ses tartines de beurre fondu ; mais elle dut bientôt faire amende honorable, une nouvelle étonnante s’étant répandue le lendemain dans le pays. Vittorio partait soldat, et ce n’était pas faute d’argent, car il avait payé un homme au fils du sabotier, qui avait donc tous les bonheurs, ayant dans la même semaine marié sa heureux fille aînée et conservé son fils, le soutien de sa nombreuse famille.

« Ah ! il ne compte pas serré, ce garçon ! s’écria Claude Chardet, quand l’oncle Philibert vint lui annoncer cette nouvelle au logis vieux. Tu me diras qu’il paye de cette façon l’hospitalité que le sabotier lui a donnée quand il se croyait rejeté sur les chemins… Oui, on ne peut pas dire qu’il manque d’âme, mon filleul ! Voilà qui va bien, c’est à mon tour maintenant ; je vas lui acheter un homme à lui aussi.

— Non, mon père, n’en faites rien, répondit Philibert ; Vittorio est décidé pour l’état militaire, et je crois comprendre quel motif délicat l’empêche d’accepter l’offre que vous lui faisiez de se rapprocher de nous. »

Et il lui raconta la scène du bal, en lui rappelant que Vittorio et Alice s’aimaient dès l’enfance, et que le jeune homme agissait selon son devoir en s’éloignant tant qu’elle ne serait pas mariée, afin de ne pas se préparer des regrets en demeurant près d’elle.

« Il aurait certes accepté votre générosité, ajouta maître Philibert, s’il avait eu de bonnes raisons à vous donner pour rester à Paris malgré vos prières. Et puis, il faut que je vous le dise, Vittorio attache une superstition délicate à partir pour l’armée à la place de Jean-Louis. Il lui semble mieux payer sa dette ainsi au sabotier.

— N’importe, j’ai le cœur gros, disait le maître des Ravières, gros et lourd comme une pierre. Voir partir ce garçon que j’espérais garder !… Enfin, on ne peut pas le détourner de cette idée, s’il croit qu’il y va de son devoir. D’ailleurs, il se fera remarquer à l’armée comme partout, et, si jamais il revenait officier, il pourrait bien rester simplement Vittorio toute sa vie, que… ma foi ! s’il ne tient qu’à moi… Mais chut ! avec les enfants. Ces jeunes cervelles partent trop vite. Imitons la prudence de mon filleul, nous qui sommes les vieux, »

Ce fut donc ainsi que Vittorio s’engagea dans l’artillerie, qu’il choisit comme étant l’arme dans laquelle ses connaissances mathématiques pouvaient davantage le servir. Il partit, au grand désespoir de Paul, qui ne comprenait rien à la conduite de son ami, dont, pour la première fois, il n’eut pas ses confidences.


CHAPITRE XXII

VITTORIO SAUVE SON AMI. — LE SECRET DE LA VIEILLE BIBLE. UN ONCLE D’AMÉRIQUE. — LA DESTINÉE DE VITTORIO.


Le maître des Ravières avait eu raison de compter pour son filleul sur cette bonne étoile des destinées qui est le travail intelligent et opiniâtre. En 1870, trois ans après s’être engagé, Vittorio était sous-lieutenant. Son instruction, aussi parfaite au point de vue des mathématiques que s’il fût sorti de Saint-Cyr, l’avait vite fait remarquer de ses supérieurs, aussi bien que sa conduite sérieuse et son caractère élevé.

À cette époque, Alice, que les Chardet envoyaient d’eux-mêmes passer tous ses hivers à Lyon, chez le docteur Thonnins, avait déjà refusé quatre partis. Dans le secret de son cœur, la jeune fille croyait avoir fait ce sacrifice à un indifférent. En effet, depuis que Vittorio s’était engagé, ses lettres à son parrain et à l’oncle Philibert n’étaient plus accompagnées comme autrefois d’un pli destiné à Alice. Un simple mot de souvenir pour elle, et c’était tout. Les parents admiraient la réserve délicate de leur protégé, là où elle souffrait, elle, de l’ingratitude de Vittorio.

Mais, chez les uns et chez les autres, ces sentiments furent bientôt, pour ainsi dire, relégués au second plan, lorsque les malheurs de la France vinrent émouvoir toutes les âmes françaises. Vittorio fut assez heureux pour avoir des nouvelles de ses amis, car il faisait partie des armées de province mises sous le commandement du général Bourbaki. C’est ainsi qu’il apprit la présence à Paris, pendant le siège, des mobiles chizerots que Paul n’avait pu accompagner, retenu qu’il avait été, au dernier moment, par une maladie assez grave. À peine remis, le jeune homme, qui ne pouvait rejoindre ses compatriotes enfermés dans Paris, s’était engagé dans le premier régiment venu. Il avait payé de sa personne au combat de Nuits, réalisant ainsi son vœu, qui était d’aider à éloigner l’ennemi du pays voisin où vivaient sa sœur, son grand-père, tous les siens.

À partir de ce moment, les communications furent rendues plus rares entre Vittorio et ses amis. Le jeune militaire, qui venait de gagner à la pointe de l’épée sa nomination de lieutenant, suivait alors cette retraite de l’armée de l’Est opérée à travers tant d’incidents douloureux et qui permit à la nation suisse cette œuvre de fraternité dont la France lui restera à jamais reconnaissante.

L’armée se retirait donc ; elle avait enfin gagné la frontière, lorsque le détachement de Vittorio, qui était à l’arrière-garde, s’engagea sur une route ravinée, jonchée çà et là, dans la neige souillée, de corps d’hommes qui s’y étaient couchés mourir, exténués de fatigue et de besoin, parmi pour des cadavres de chevaux.

Le jeune lieutenant relevait le courage abattu de ses soldats. Veillant aux moindres incidents de la retraite, il se tenait ferme sur son cheval, en dépit d’une blessure au bras gauche à laquelle il n’avait pas donné le temps de se


XXII
Un homme en uniforme en soutien un autre sur un champ de bataille.
Un homme en uniforme en soutien un autre sur un champ de bataille.
« tenez-moi bien », dit celui-ci


fermer, étant sorti de l’ambulance avant qu’elle fût guérie, tant il avait à cœur de payer à la France l’hospitalité qu’il en avait reçue. En entrant en Suisse, il s’était dit qu’il avait peut-être à saluer son pays dans ce territoire ami dont il traversait en ce moment les frontières. Saisi d’une immense pitié pour sa patrie d’adoption, il se disait que son cœur tout entier restait à la France, lorsqu’un gémissement parti d’un des bas côtés de la route parvint à ses oreilles, malgré le bruit des caissons d’artillerie roulant péniblement, les frémissements des chevaux surmenés, les cris et les imprécations des artilleurs. Du milieu de ce torrent qui l’emportait, le jeune lieutenant perçut cette plainte. Hélas ! il en avait entendu bien d’autres qu’il avait été impuissant à secourir depuis le début de la guerre ; mais ces accents lui remuèrent tellement le cœur qu’il fit faire un écart à son cheval vers le fossé ; là, mettant pied à terre, il releva dans ses bras un militaire dont la pâle figure lui arracha une exclamation de douleur.

« Tenez-moi bien, dit celui-ci d’une voix faible, je crois que j’ai la tête fracassée et la jambe brisée.

— Paul ! c’est Paul ! » disait Vittorio, qui commanda à ses hommes de faire avancer un cacolet.

Huit jours après, les deux amis étaient installés à Lausanne dans une maison hospitalière, et Paul avait enfin l’aveu du motif qui avait éloigné Vittorio d’Uchizy.

« Voilà la guerre finie, disait à son ami Paul, que les chirurgiens se faisaient fort de guérir en un mois de sa blessure à la tête et du déplacement de la rotule de son genou droit, il te faudra revenir à Uchizy avec moi. Tu as à offrir à ma sœur une situation honorable ; il n’est pas question de fortune entre nous. Ce qui est à nous est à toi. Où pourrait-elle trouver un meilleur mari et qui l’aimât mieux ? Je veux que ce mariage soit mon œuvre, j’y tiens. Puisque tu sais payer tes dettes de reconnaissance, tu dois trouver bon que j’acquitte aussi la mienne. Sans toi, je serais mort comme un chien, perdu dans ce fossé, où une bousculade d’artillerie m’avait jeté. Vraiment nous te devons bien le bonheur pour celui que tu nous as donné, à nous.

Je n’ai pas de nom à offrir à ta sœur, » disait Vittorio avec mélancolie.

C’était là le principal entretien des deux amis ; les lettres qui venaient d’Uchizy ne traitaient jamais ce point délicat ; ils s’étonnaient presque de n’en avoir pas reçu depuis longtemps, lorsque, un matin, leur vieille hôtesse entra chez eux et remit un pli au jeune lieutenant en lui disant :

« Vous allez être content, lieutenant Demaisy, voici pour vous une lettre de France.

Demaisy ! dit Vittorio, ce n’est pas pour moi.

Ah ! pardon, monsieur, puisqu’il y a votre autre nom, Vittorio. »

Le lieutenant ne put douter que la lettre fût pour lui, en reconnaissant que l’adresse était de la main de l’oncle Philibert. Ce fut le cœur battant qu’il la lut à Paul :

« Mon cher Vittorio, écrivait l’oncle Philibert à son ancien élève, je remets au temps où nous serons réunis de te dire tout ce que j’ai souffert de cœur et d’esprit pendant la funeste période que notre pauvre pays vient de traverser. Je fais trêve pour le moment à ces préoccupations pour venir te remercier, au nom de ma famille, qui est aussi la tienne, de ton dévouement pour notre cher Paul, et pour t’apprendre le mystère que t’a fait entrevoir la suscription de cette lettre. Si tu l’as décachetée sans en regarder l’adresse, interromps ici ta lecture et vois quel nom elle t’attribue. Ce nom est le tien, mon cher enfant, et, comme tu n’es point près de moi pour me faire perdre le fil de mon récit par des questions de toute sorte, j’en vais profiter pour te raconter tout au long comment j’ai découvert ce nom ainsi que le lieu de ta naissance.

« Tu te souviens qu’en partant pour ton régiment, en 1867, tu me prias de garder ta vieille Bible, que tu craignais de perdre dans le capharnaüm d’une caserne et le tohu-bohu des déplacements militaires. Je l’avais placée sur un rayon de ma bibliothèque. Dans un de ces tristes jours pendant lesquels nous avions à trembler pour Paul, pour toi, pour la France, je pris ce livre, me sentant plus triste qu’à l’ordinaire, et je voulus en lire un chapitre. Quel ne fut pas mon étonnement lorsque je m’aperçus que les souris ayant rongé ses deux enveloppes, et sa reliure paraissant tout entière, les deux plats du volume formaient une sorte de boitier. J’ouvris cette gaine et trouvai dans l’intérieur tous les papiers constatant ton identité : ton acte de naissance, l’attestation de ton oncle Théodore Demaisy affirmant qu’il t’avait confié aux soins de Jacques Sauviac avant de s’embarquer pour l’Amérique, et, de plus, l’histoire sommaire de ta famille depuis près de deux cents ans. Les feuillets insérés dans le double fond de ta Bible constituaient ce qu’on nommait autrefois un Livre de Raison, ce qui revient à dire un mémorial de famille ; en effet, j’ai trouvé consignées là les dates des morts, des naissances, des mariages, des achats et des ventes opérés par la famille Demaisy.

« Tu es d’origine française, mon cher enfant ; ainsi c’est pour ta vraie patrie et non pour ton pays d’adoption que lu as souffert et bataillé depuis cinq mois. Les Demaisy sont établis en Savoie depuis 1687, à l’époque où une partie des fabricants français s’expatrièrent et enrichirent de leur industrie les nations voisines de notre pays. Ta famille, aisée d’abord, déclina graduellement, de sorte que ton père et ton oncle ne possédaient qu’un chalet et quelques bestiaux dans le petit village de X… situé au pied des Alpes savoisiennes, qui fut presque détruit par un incendie en 1852.

« Tu n’es donc pas tout à fait Italien, comme me le faisaient supposer les cantiques vénitiens que ta mère te chantait et dont tu t’es toujours souvenu. Mais ta mère était Lombarde. J’aurai à te dire, sur le grand cœur de cette noble femme, des choses qui te rendront fier d’être son fils. J’ai appris ces détails du curé de X…, car je reviens de faire un pèlerinage à ton berceau natal. J’y ai prié sur la tombe des tiens et j’ai su de la bouche du vénérable curé les circonstances de la catastrophe qui a décimé le village et t’a enlevé tes chers parents.

« On n’a plus jamais entendu parler en Savoie de ton oncle Théodore Demaisy ; mais, cher enfant, n’as-tu pas en nous une famille ?

« Je serai plus explicite sur tous ces faits qui t’intéressent à ton retour, qui ne saurait larder. Nous t’attendons le plus tôt possible. Ton parrain me charge de te dire qu’il te commande d’accompagner Paul ici. Tu sais que ce mot un ordre sans appel possible aux Ravières. À ce propos, j’aborde un sujet que je n’ai jamais effleuré avec toi, bien qu’il m’en coûtât de voir se glisser une fatale réserve dans notre mutuelle affection ; mais je le fais, toujours par l’ordre de mon père, et d’abondance de cœur pour ma part.

« Nous savons tous par quel motif délicat tu as pris du service. S’il n’avait tenu qu’à moi dès ce temps-là !… Mais passons. J’ai donc à t’apprendre que ton parrain n’a plus rien à te refuser, quoi que tu lui demandes, et que tante Catherine et Alice se joignent à moi pour t’attendre avec la plus vive impatience. « Philibert CHARDET. »

Au bas de cette lettre, Alice avait mis ces quatre mots : « Reviens, mon cher Vittorio. » La phrase était terminée par la grosse écriture de Claude Chardet, qui avait ajouté : « Pour notre bonheur à tous. »

« Non, vraiment, disait quinze jours après Vittorio à l’oncle Philibert, qui était allé chercher ses deux élèves à Lausanne et qui les ramenait à Uchizy, je ne sais ce qui pourrait ajouter quelque chose à mon bonheur. Il me semble que je fais un rêve ; je ne puis me figurer que je vais revoir les Ravières et tous ceux que j’aime. Non, personne ni rien au monde ne saurait ajouter à ma joie. »

Vittorio parlait là en être reconnaissant des bienfaits de la destinée, et capable de les apprécier, pour avoir su ce que sont les revers ; mais, avant la fin du voyage, cette sorte de défi qu’il portait au sort fut relevé et gagné par cette bizarrerie des coïncidences qu’on nomme le hasard.

Comme ils attendaient à Mâcon la correspondance du train qui devait les conduire à Uchizy, Paul remarqua un homme d’une soixantaine d’années, vêtu d’étoffes anglaises, qui parcourait la gare d’un air affairé en prenant des informations de tout côté.

« Voilà un touriste, dit-il à Vittorio, qui vient visiter la France en curieux. Je n’aime pas à voir des étrangers chez nous dans ces tristes moments.

Mais celui-ci a une physionomie excellente, répondit Vittorio, et il n’a rien de la raideur anglaise. Tiens ! le voilà qui parle le premier à l’oncle Philibert. ».

En effet, l’étranger, qui venait de prendre son billet immédiatement après Philibert Chardet, avait abordé celui-ci avec beaucoup de politesse pour lui demander des indications sur la gare d’Uchizy, où il se rendait sans connaitre le village, et parce qu’il avait entendu l’oncle Philibert demander trois billets pour cette destination.

« La gare était-elle loin du village, et dans ce cas trouverait-il des omnibus ?

— La gare est à deux kilomètres d’Uchizy, répondit l’oncle Philibert au moment où il se rapprochait de ses deux élèves. Si la course est trop longue pour vous, je me ferai un plaisir de vous offrir une place dans ma voiture, qui viendra au-devant de moi. »

L’entrée en connaissance étant faite par cette politesse, l’étranger monta dans la même voiture que les Chizerots, et la causerie commença par les généralités en usage entre personnes étrangères les unes aux autres. L’Anglais, qui s’exprimait avec la plus grande facilité en français et sans nul accent, paraissait préoccupé, indécis. Il finit cependant par vaincre une hésitation qui coupait ses phrases à toute minute, pour dire à l’oncle Philibert :

« Pousserez-vous l’obligeance, monsieur, jusqu’à me dire si j’ai chance de trouver à Uchizy la famille Chardet des Ravières ? Est-elle restée dans ses foyers pendant cette guerre qui les a menacés de si près ?

— Oui, monsieur, répondit maître Philibert, et le hasard vous sert à merveille : je suis le fils de Claude Chardet. » L’étranger tressaillit, regarda tour à tour Paul et Vittorio avec une angoisse extraordinaire et reprit en balbutiant :

« Et ces jeunes gens, dont le costume militaire prouve qu’ils ont fait leur devoir envers leur pays, sont-ils tous deux vos fils ?

— Tous les deux mes enfants, » reprit Philibert Chardet en mettant la main sur l’épaule de Vittorio par un geste paternel.

L’étranger soupira, s’agita dans son coin.

« Puisque le hasard m’a fait vous rencontrer, monsieur, dit-il, je n’attendrai pas d’être à Uchizy pour vous prier de me tirer de peine. Je viens de loin, de très loin pour voir M. Claude Chardet et savoir s’il a encore chez lui un enfant…

– Ah ! vous êtes mon oncle ! » s’écria Vittorio en se jetant dans les bras de l’étranger.

Ce fut dans le wagon, où, par bonheur, ils étaient seuls, une scène délicieusement confuse. Les embrassements, les poignées de mains se croisaient, et ce ne fut qu’entre la station de Pont-de-Vaux et celle d’Uchizy que M. Théodore Demaisy put expliquer comment il était resté tant de temps sans faire parler de lui.

Après avoir passé quelques années avec sa famille dans l’Amérique du Sud, où ils avaient été enrôlés dans une compagnie de Saladeros[8], ils n’avaient été libres de leurs engagements à l’égard de cette rude existence qu’en 1867. Munis de quelques économies trop faibles pour leur permettre de l’aisance en Savoie, ils s’étaient rendus en Pensylvanie, où ils étaient devenus concessionnaires d’un terrain montagneux. Ils avaient établi là une ferme ; mais la mal’aria des défrichements avait fait périr tous les membres de la famille, et, comme par une ironie du sort, dès que M. Théodore Demaisy s’était trouvé seul, désespéré de tant de pertes, on avait découvert sur son terrain une source de pétrole, qui, du jour au lendemain, l’enrichit.

Pressé de fuir un pays qui ne lui rappelait que des douleurs, ne se rattachant à la vie que par l’espoir d’être utile au neveu qu’il avait confié à Jacques Sauviac, M. Demaisy avait vendu sa ferme bien au-dessous de sa valeur, c’est-à-dire 200,000 francs. Arrivé en France, il avait couru à Mozat, d’où la veuve Sauviac le renvoyait à Uchizy.

Paul et l’oncle Philibert durent répliquer à ce récit par un autre qui apprenait à M. Demaisy tout ce qui s’était passé aux Ravières depuis douze ans.

Après avoir exprimé sa reconnaissance aux Chardet, M. Demaisy ajouta :

« Je vois bien que je devrai me fixer dans ce pays-ci, car il y aurait ingratitude noire à éloigner de vous mon neveu. Je tâcherai de trouver à acheter une propriété dans votre commune.

— Ce sera facile, dit l’oncle Philibert, qui pensa seulement alors à raconter à ses élèves que la famille Courot était obligée de se retirer dans son domaine de Chardonnay, parce que les dettes faites par Pétrus et sa mauvaise conduite avaient ébranlé la fortune de son père. Celui-ci avait même été obligé d’expatrier son fils, de peur de le voir s’abaisser jusqu’à des actions déshonorantes.

— Et nous prendrons avec nous Jean-Louis, qui a été amputé d’un bras pendant le siège de Paris, dit Vittorio.

— Nous prendrons toute la famille du sabotier, dit M. Demaisy. On n’est jamais trop de braves gens ensemble, et l’on doit l’hospitalité à qui a su l’offrir. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

L’arrivée du train à Uchizy mit un terme à ces projets, et, pendant un quart d’heure, les baisers s’échangèrent sans que les gens des Ravières remarquassent M. Demaisy. Il se tenait discrètement à l’écart, afin de ne pas troubler, par le voisinage d’une figure inconnue, les premières effusions d’une arrivée.

Enfin Vittorio, qui passait des bras de tante Catherine dans ceux de son parrain et qui savait garder tout ce temps-là dans une de ses mains la main d’Alice, songea qu’il avait à présenter son oncle ; mais, au même moment, Paul Thonnins était allé prendre M. Demaisy par le bras, et il le conduisait vers Claude Chardet auquel il dit :

« Grand-père, croyez-vous aux oncles d’Amérique ? Eh bien, en voici un.

— Qui n’est pas un oncle d’Amérique selon la vieille tradition, ajouta celui-ci en serrant la main de Claude Chardet. Ceux-là amenaient, par leur présence et la puissance de leur fortune, des dénouements heureux, et je n’aurai, moi, qu’à remplir le rôle d’un parent reconnaissant, puisque mon neveu tient tout de votre bonté.

— De mes bontés ! non pas, monsieur, répliqua le maître des Ravières en passant le bras autour du cou de son filleul ; non pas, s’il vous plait, et je le dis sans modestie, avec fierté, bien au contraire. Vittorio doit tout à lui-même, à ses qualités, à son caractère. Ce n’est pas sans profit que le brave Sauviac lui a répété si souvent :

« Vittorio, chacun de nous fait sa destinée ici-bas. »


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La Gileppe.

C A U V AI N. Lc Grand vaincu.

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CLEMENT (CH-). Michel-Ange, etc.

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DESNOYERS (LOj Aventurea de Jean-Paul Choppart.

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FARADAY- Hisloire d’une ChandcUe*

FATH (G-)> Un drOlc de voyage.

FO U CO U, Hisloire du LravaiL

GEN IN, La Famille Martin.

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IMMERMANN, La Blonde Lisbeth.

LAPRADE fV. OEX Le Livre d’un pfcre.

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SILVA (DE), Le LiVre dc Maurice.

SI MON IN, Hisloire de la Terre-

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  1. Uchizy a été fondée par une colonie sarrasine.
  2. Nom que l’on donne à Uchizy aux servantes qui ont pour attributions les soins intérieurs du ménage.
  3. Ce verbe, qui se conjugue régulièrement dans le patois d’Uchizy, dérive sans doute de la vieille expression : « Dieu vous bénisse ! » qu’on emploie à l’égard de ceux qui éternuent.
  4. Geoffroy donne à ce carabe (Carabus auronitens) le nom de bupreste et, au sujet de cette propriété quasi venimeuse que certains entomologistes lui contestent, voici ce qu’il raconte :
    Ayant pris une des plus grandes espèces de ce genre, et lui ayant pressé Ventre un peu fortement, il en sortit un jet dune liqueur âcre et brûlante qui rejaillit sur l’œil d’un de mes amis qui observait l’insecte avec moi. Y sentit pendant quelques moments une douleur violente. Pour moi, je a en reçus que deux gouttes imperceptibles sur les lèvres et j’y éprouvai une cuisson très considérable. » (Histoire des Insectes, tome Ier, page 141.)
  5. À Uchizy, et probablement dans beaucoup d’autres villages, on appelle ainsi les petites ruelles que l’on suppose devoir être hantées par les gens mal famés, de préférence aux grandes rues où chacun pourrait les toiser avec mépris.
  6. Cette expression, qui peut paraitre recherchée dans la bouche d’une paysanne, est foncièrement chizerote. Âme veut dire à la fois esprit et cœur dans le patois du village, et ce mot s’y prononce avec une légère altération. On y dit : éme.
  7. Ce mot est évidemment le mot steppe, qui nous vient par la Russie des langues orientales. Il désigne, à Uchizy, comme partout ailleurs, une terre non défrichée, et il est une réminiscence lointaine de la langue oubliée des Sarrasins, premiers colons du territoire chiserot.
  8. Hommes qui conduisent, gardent et abattent les troupeaux dans les pampas.